Notes
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[1]
Ce texte doit beaucoup aux discussions très stimulantes que j’ai menées avec Dominique Pestre ces dernières années. Il s’inscrit également dans une réflexion collective engagée au sein du projet ANR « Gouvernement et administration des technosciences à l’échelle globale » (2008-2011), ainsi que dans le cadre du séminaire de recherche conjoint, organisé au Centre Alexandre Koyré pendant la même période.
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[2]
Voir, par exemple, Bruno LATOUR, Les microbes. Guerre et paix, Paris, Metailié, 1984.
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[3]
Par conséquent les travaux existants ont parlé plus facilement de « gouvernance participative », voire de « démocratie électronique » dans ce type de domaines. Voir, par exemple, Dominique CARDON, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.
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[4]
Voir aussi : Dominique PESTRE, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Seuil, 2013, p. 141-168.
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[5]
Amy DAHAN (éd.), « Les arènes climatiques : forums du futur ou foires aux palabres ? La conférence de Poznan », Rapport de recherche, Centre Koyré, février 2009, 45 p.
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[6]
Robert FROST, « La technocratie au pouvoir… avec le consentement des syndicats. La technologie, les syndicats et la direction à l’Électricité de France (1946-1968) », Le Mouvement social, 130, 1985, p. 81-96.
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[7]
Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2004, p. 122.
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[8]
Ibidem, p. 124.
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[9]
Pierre LASCOUMES, « La gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique, 13-14, 2004, http://leportique.revues.org/625.
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[10]
Laurent JEANPIERRE, « Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme est-elle possible ? », Sociologie et sociétés, 38-2, 2006, p. 87-111.
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[11]
Thomas LEMKE, « Foucault, governmentality and critique », Rethinking Marxism, 14-3, 2002, p. 49-64.
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[12]
Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 78.
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[13]
M. FOUCAULT, Sécurité…, op. cit., p. 124-126.
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[14]
D. PESTRE, « Understanding the forms of government in today’s liberal and democratic societies : an introduction », Minerva, 47-3, 2009, p. 243-260 ; ID., « Challenges for the democratic management of technoscience : governance, participation and the political today », Science as Culture, 17-2, 2008, p. 101-119.
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[15]
D. PESTRE, « Understanding… », art. cit. ; Thomas G. WEISS, « Governance, good governance, global governance : conceptual and actual challenges », Third World Quarterly, 21-5, 2000, p. 795-814.
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[16]
La notion de « profane » renvoie à un éventail de postures politiquement construites : Thomas FROMENTIN, Stéphanie WOCJIK (éd.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Paris, L’Harmattan, 2008.
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[17]
Pour une analyse critique de cette notion : Pierre ROSENVALLON, Le capitalisme utopique : histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1999.
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[18]
Michael GIDDONS et alii (ed.), The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage, 1994.
-
[19]
Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], Paris, Flammarion, 2001.
-
[20]
Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
-
[21]
Luigi PELLIZZONI, « Une idée sur le déclin ? Évaluer la nouvelle critique de la délibération publique », Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 2013-2, p. 87-118.
-
[22]
Luc BOLTANSKI, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
-
[23]
Nikolas ROSE, Peter MILLER, « Political power beyond the State : problematics of government », The British Journal of Sociology, 43-2, 1992, p. 173-205 ; T. LEMKE, « Foucault… », art. cit.
-
[24]
John CLARKE, « Enrolling ordinary people : governmental strategies and the avoidance of politics ? », Citizen Studies, 14-6, 2010, p. 637-650.
-
[25]
Michael GOLDMAN, « Constructing an environmental State : eco-governmentality and other transnational practices of a “green” World Bank », Social Problems, 48-4, 2001, p. 499-523.
-
[26]
L. PELLIZZONI, Marja YLÖNEN (ed.), Neoliberalism and Technoscience : Critical Assessments, Aldershot, Ashgate, 2012.
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[27]
Émilie HACHE, « La responsabilité. Une technique de gouvernementalité néolibérale ? », Raisons politiques, 4-28, 2007, p. 49-65.
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[28]
Sur un plan conceptuel, la critique à laquelle je fais référence renvoie à un régime pluriel d’action collective ou d’« émancipation ». Il s’agit ainsi non seulement de l’opposition frontale au nucléaire mais aussi de la dénonciation, du lancement d’alerte, de la contre-expertise, de la désobéissance civile ou encore de l’action juridique.
-
[29]
Sezin TOPÇU, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013.
-
[30]
Ce constat dépasse la seule historiographie relevant de l’énergie nucléaire et de sa contestation. De façon générale, les travaux portant sur les critiques, contestations et controverses dans les domaines technoscientifiques ont soit privilégié une approche micro-analytique des interactions entre experts/décideurs technoscientifiques et militants (sans donc avoir une portée générale pour saisir les transformations globales de l’agir contestataire), soit focalisé leur regard (lorsqu’il s’est agi de mener des études davantage macroanalytiques, fondées sur des périodisations historiques) sur les « cycles » de mobilisations, plutôt que sur les moments de démobilisation et des reflux des critiques.
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[31]
Pour une plus ample analyse : S. TOPÇU, La France nucléaire…, op. cit.
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[32]
Thomas HUGHES, Networks of Power. Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore, John Hopkins University Press, 1983.
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[33]
Dans le sens de Charles PERROW, Complex Organizations. A Critical Essay, New York, Mc Graw-Hill, 1983.
-
[34]
À titre d’exemple, les études d’impact environnemental, dont l’élaboration nécessite du temps, ne deviennent obligatoires qu’en 1978, soit après la mise en chantier d’une quinzaine de projets déjà.
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[35]
Entre temps, les dizaines de plaintes déposées par les groupes antinucléaires furent soit jugées irrecevables (EDF bénéficiant à chaque fois de la possibilité de « régulariser » a posteriori ses démarches), soit classées.
-
[36]
On mentionnera d’une part la critique scientifique menée par le GSIEN, Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (créé en 1975, dans le sillage d’une pétition massive contre le Plan Messmer signée par 4 000 scientifiques la même année) et l’IEJE (Institut d’études économiques et juridiques de Grenoble), à l’origine de l’élaboration de scénarios énergétiques alternatifs au nucléaire. On évoquera d’autre part l’action conduite par le syndicat CFDT (du CEA et d’EDF), également opposé au programme du tout électrique tout nucléaire pendant cette période. Ces organisations ont joué un rôle majeur de contre-information scientifique au sein du mouvement antinucléaire des années 1970, tout en refusant, du moins dans un premier temps, de voir le « débat » nucléaire réduit à une discussion technique entre experts et contre-experts.
-
[37]
U. BECK, La société du risque…, op. cit.
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[38]
CRIIRAD : Commission de recherches et d’information indépendantes sur la radioactivité ; ACRO : Association pour le contrôle de la radioactivité à l’Ouest.
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[39]
Pour une discussion de ces notions, d’abord forgées par Albert Hirschman : Yannick BARTHE, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.
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[40]
M. GOLDMAN, « Constructing… », art. cit.
-
[41]
Loïc BLONDIAUX, Yves SINTOMER, « L’impératif délibératif », Politix, 57, 2002, p. 17-35.
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[42]
Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole [1970], Paris, Fayard, 1995.
-
[43]
Force est de constater que les dispositifs d’expertise pluraliste ont vu le jour dans le domaine de la radioprotection et sont restés confinés à celui-ci. Jusqu’à tout récemment, ils ont beaucoup moins concerné le domaine de la sûreté par exemple.
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[44]
É. HACHE, « La Responsabilité… », art. cit.
-
[45]
Cigéo : Centre industriel de stockage géologique pour les déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue.
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[46]
Parmi de nombreux travaux traitant de problèmes de « gouvernance » posés par ces innovations récentes (à commencer par les OGM qui ont fait l’objet d’une littérature abondante), voir, à titre d’exemple : Les LEVIDOW, Susan CARR, GM Food on Trial. Testing European Democracy, Londres, Routledge, 2009 ; Pierre-Benoît JOLY, Alain KAUFMANN, « Lost in translation ? The need for upstream engagement for nanotechnology on trial », Science as Culture, 17-3, 2008, p. 1-23.
-
[47]
Mariachiara TALLACCHINI, « Governing by values. EU ethics : soft tool, hard effects », Minerva, 47, 2009, p. 281-306. Voir aussi D. PESTRE, « Understanding », art. cit.
ANALYSER LES POUVOIRS TECHNOSCIENTIFIQUES À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE
1Les façons dont on gère, à l’époque contemporaine, les innovations technologiques ou les grands systèmes techniques sont très variables [1]. Une multitude d’acteurs, d’espaces, de procédures, d’outils, de discours interviennent pour rendre « gouvernables » les sciences, les techniques et leurs externalités négatives (instances régulatrices, marché, justice, « rue », parlements, lois, soft-law, discours…), et pour (re) stabiliser ainsi un corps social transformé (au sens de Bruno Latour) [2], voire « perturbé » par l’objet technique et ses effets aggravés.
2 Certes, les pouvoirs hiérarchiques ainsi que les polarisations entre « gouvernants » et « gouvernés » ou entre ceux qui « décident » et ceux qui « subissent » se maintiennent dans bien des cas. Les notions de hiérarchie et de pouvoirs relatives aux domaines technoscientifiques demandent néanmoins à être complexifiées, tant les dispositifs techniques, politiques et économiques qui les sous-tendent, les réseaux qui les drainent, les stratégies managériales et discursives qu’elles empruntent, sont variables, ambivalents et dans certains cas même occultés.
3 On ne parle jamais, en effet, des mêmes types ou formes de pouvoirs selon que l’on traite par exemple du nucléaire, des OGM, des cellules souches, des nanotechnologies ou de la biologie synthétique ; selon que l’on considère les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) ou les technologies lourdes ; ou selon que l’on choisisse de s’intéresser non pas à une technologie précise mais à des problèmes divers de pollution, de nuisance et de menace environnementale et sanitaire pour lesquels aucune innovation, aucun projet ou aucun produit ne peut, à lui seul, être tenu pour responsable (changement climatique, pollution atmosphérique…). Ainsi, dans le cas du nucléaire, les « gouvernants » mis en cause sont infiniment plus faciles à saisir que dans le cas du changement climatique, où un nombre quasi infini d’acteurs, allant des représentants des États à des industries polluantes de tout type jusqu’à l’ensemble des habitants de la planète, est censé influer sur la prise en charge (ou non) de ce problème global. De même, il est plus facile de différencier ceux qui agissent de ceux qui subissent dans un domaine comme la biométrie que dans d’autres, tels que celui des NTIC où l’innovation ne peut pas se généraliser sans l’implication active et enthousiaste des consommateurs-usagers [3].
4 Pour le dire sur un autre plan : alors que les structures décisionnelles fortement hiérarchisées apparaissent comme intrinsèques à (et évidentes pour) certains domaines ou innovations technoscientifiques issus pour la plupart d’un pilotage centralisé et étatique (énergie nucléaire, industrie de l’armement, industrie minière, etc.), la notion de hiérarchie semble en revanche moins facile à saisir dans un dossier comme celui des OGM. Si ce dernier peut figurer, à première vue, comme un cas « classique » d’innovation contestée, avec d’un côté les promoteurs d’une nouvelle technique, soucieux de conquérir le marché, et de l’autre les consommateurs, les paysans, les groupes concernés se sentant menacés, il s’agit cependant d’une innovation promue d’emblée en tant qu’objet propre à transformer le monde et à faire progresser la société dans son ensemble. Les pouvoirs se partagent et se négocient, dans ce cadre, à l’échelle internationale, entre acteurs relativement diffus : grosses industries semencières, États, organismes supranationaux décrétant des normes et des règles comme l’Organisation mondiale du commerce et l’Union européenne, ainsi que des groupes contestataires déterminés à conquérir l’opinion publique au travers de campagnes spectaculaires. À l’inverse, le secteur de la téléphonie mobile par exemple, bien que relevant lui aussi d’une innovation d’emblée globalisée, fait apparaître, du moins dans le contexte français et européen, une configuration plus classique des pouvoirs, avec un nombre limité de groupes industriels comme promoteurs, l’État et ses agences sanitaires comme régulateurs, et les consommateurs et les habitants locaux comme usagers et/ou plaignants. La question des gouvernants et des gouvernés se pose encore différemment dans le cas des nanotechnologies où il est moins question d’un projet de marché visant à transformer de façon radicale un grand secteur industriel (comme dans le cas des OGM) que d’un programme inédit de recherches et d’innovations (défiant les limites entre vivant et matière) dans lequel le « marché » ne joue pas – encore – un rôle principal.
5 Quant aux risques environnementaux à grande échelle (changement climatique, pollution atmosphérique, perte de la biodiversité) pour lesquels on parle d’emblée de « gouvernance » (participative, globale, responsable, etc.), les dynamiques se présentent d’une manière encore différente. Le problème du changement climatique, par exemple, permet difficilement de parler d’un schéma binaire dominants/dominés ou gouvernants/gouvernés. Bien que deux types d’instances, l’une relevant de l’expertise (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – GIEC), l’autre du politique (la Conférence des Parties – COP), soient les plus visibles dans la définition et la prise en charge des risques et des problèmes, une telle configuration en apparence linéaire, avec des experts conseillant les décideurs, ne doit pas masquer la complexité des pouvoirs et des jeux de pouvoir structurant ce dossier au cœur d’enjeux géostratégiques majeurs [4]. S’il existe bien des « arènes climatiques » [5] (c’est-à-dire les Conférences des Parties) fonctionnant en tant que vastes forums pluralistes, polyphoniques et décentralisés de débats et de négociations, les États – voire seulement certains États ayant le privilège de placer leur souveraineté par dessus tout – ne sont-ils pas au final ceux qui décident, ou du moins formulent, les mesures à entreprendre (ou pas) au nom de tous ?
6 Tous ces éléments pointent la complexité des questions de pouvoirs, de savoirs et de décisions dans les domaines technoscientifiques. L’approche par la gouvernementalité, en raison de sa focalisation sur les « formes d’exercice » (matérielles, instrumentales) du pouvoir, plutôt que sur le (s) pouvoir (s) en tant que tel (s), offre dans ce cadre des pistes d’analyse fécondes.
7 Partant du constat que les temps optimistes où les analystes des controverses sociotechniques pouvaient se féliciter de l’avènement d’une ère de « bonne gouvernance » (participative, dialogique) des sciences, voire d’une démocratie technique, sont révolus, la première partie de l’article décortique, sur un plan méthodologique et conceptuel, la manière dont les questions de pouvoir dans les domaines technoscientifiques peuvent et doivent être repensées dans la lignée de Foucault. L’analyse se focalise ensuite sur un dossier précis, celui de l’énergie nucléaire et de sa contestation, pour illustrer la façon dont une approche par la gouvernementalité est susceptible d’enrichir, voire de renouveler, les outils analytiques issus du domaine des Science Studies afin d’étudier des innovations controversées. Le choix de cet objet – le nucléaire – pour illustrer les hypothèses et les constats formulés plus haut, pourrait à première vue paraître polémique. Les uns peuvent arguer que le secteur nucléaire français, exemple phare d’un domaine techno-industriel fortement centralisé, hiérarchique et encore largement technocratique (au sens de R. Frost) [6], se prête mal à une analyse des pouvoirs et des résistances dans une perspective de gouvernementalité, que les pouvoirs y sont trop figés, trop rigides, trop impénétrables (« que l’État nucléaire, dénoncé en tant que tel dans les années 1970, n’a rien perdu de son pouvoir »), pour qu’on puisse les analyser dans le sillage de Foucault. Les autres, au contraire, jugeront peut-être que rien n’est plus comme avant dans le domaine nucléaire, que beaucoup de chemin a été parcouru depuis les années 1970 pour remédier à la technocratie nucléaire, que les agences de régulation de la filière sont désormais indépendantes, que l’expertise y est transparente voire pluraliste grâce aux organisations non-gouvernementales (ONG) invitées à prendre part aux commissions ou comités officiels, que les débats publics nationaux prolifèrent comme jamais, et qu’il vaudrait donc mieux mesurer les avancées démocratiques concrètes dans ce domaine sur la voie d’une vraie « bonne gouvernance » plutôt que de parler d’une gouvernementalité de et par le nucléaire. Ces deux types de critiques, bien que recevables, passent cependant à côté de l’essentiel. Le dossier nucléaire se caractérise par une importante imbrication entre la critique et les instances contre lesquelles elle se dirige (l’idée que les « pouvoirs nucléaires » seraient « figés », statiques, érigés en « bloc » est donc un mythe), sans cependant que l’on puisse parler réellement à son sujet de l’irruption récente d’une « société réflexive », d’une « gouvernance participative » et conjointement d’une « démocratie technique », comme nous le verrons plus loin. En d’autres termes, il convient plutôt de prendre acte, dans l’étude de ce dossier, de l’importance voire du caractère déterminant d’un travail dynamique et permanent de renouvellement des discours, des pratiques et des stratégies mené par les pouvoirs contestés, y compris en faisant bon usage des critiques qui les visent, sans pour autant que ce travail politique vienne réduire à néant les formes technocratiques de prises de décision qui y prévalent encore – ce qui pointe le caractère inadéquat, voire réducteur, d’une réflexion menée uniquement en termes de progression de la « technocratie » (ou nucléocratie) vers une « démocratie technique » lorsque l’on analyse la transformation des rapports entre technosciences et société. L’approche par la gouvernementalité offre dans ce cadre des éléments d’observation plus sophistiqués en permettant la saisie, sur la moyenne durée historique, de la genèse et de la mise en forme d’une panoplie d’instruments de gouvernement de l’énergie nucléaire, de ses critiques et de l’espace public. Le dossier nucléaire se prête particulièrement bien à un tel exercice car il est porteur d’une histoire de près d’un demi-siècle, contrairement à d’autres innovations, plus récentes ou émergentes. Je conclurai dans un troisième temps en proposant des pistes pour tester, sur d’autres grands dossiers d’innovations controversées, la pertinence de ces formes et instruments de gouvernement décryptés pour le dossier nucléaire – une démarche scientifiquement pertinente, et intellectuellement stimulante, si l’on prend acte du fait que les dynamiques, tensions et rapports de force ici analysés dépassent le seul cas de l’atome.
FÉCONDITÉ D’UNE APPROCHE CENTRÉE SUR LES FORMES ET INSTRUMENTS DE GOUVERNEMENT
8 La gouvernementalité dans l’approche foucaldienne s’inscrit dans un triple déplacement de l’analyse, opéré à partir des travaux antérieurs du philosophe sur les institutions et marqué par l’ambition nouvelle, à partir de la fin des années 1970, d’étudier la question de l’État et de son pouvoir dans une perspective élargie. Ce triple déplacement impliquait, dans l’étude de lieux de pouvoir bien circonscrits tels que la prison, l’hôpital ou l’asile, un souci d’aller au-delà d’un « institutionalocentrisme » et de se placer à l’extérieur ou au-dessus de l’institution pour saisir comment un ordre institutionnel (psychiatrique, par exemple) ou un « régime » se construit et comment se mettent en place, d’un point de vue global, les technologies de pouvoir. Il supposait, en second lieu, de passer d’une approche centrée sur l’étude des « fonctions » assurées ou non par telle ou telle institution à l’analyse des stratégies et des tactiques plus globales qui prendraient appui également sur les déficits fonctionnels eux-mêmes. Il revenait, enfin, à se placer autrement par rapport à l’objet, à s’intéresser, au-delà de l’objet lui-même (qu’il s’agisse de la maladie mentale, de la sexualité ou de l’innovation technique, qui n’a pas vraiment constitué un terrain d’enquête pour Foucault), au mouvement par lequel se constitue, au travers de technologies « mouvantes », un champ de vérité avec des objets de savoir. Le point de focale étant de comprendre les relations de pouvoir, il s’agissait, pour résumer, de les dégager
« par rapport à l’institution, pour les analyser [sous l’angle] des technologies, les dégager aussi par rapport à la fonction, pour les reprendre dans une analyse stratégique, et les déprendre par rapport au privilège de l’objet pour essayer de les replacer du point de vue de la constitution des champs, domaines et objets de savoir » [7].
10 Avec la notion de gouvernementalité, élaborée à partir de 1978, Michel Foucault a cherché à transposer ce regard externaliste et globalisant à l’analyse de l’État, pour comprendre comment celui-ci fonctionne en tant qu’institution globale, quelles sont ses techniques, ses stratégies, quels sont, historiquement, les instruments et les outils qu’il déploie pour gouverner les hommes et les choses, les territoires et les populations [8]. En se distinguant des théories marxistes conventionnelles, il était question, d’une part, de s’intéresser, davantage qu’au pouvoir et à ceux qui l’exercent, aux relations de pouvoir, aux formes d’exercice du pouvoir [9]. D’autre part, l’approche par la gouvernementalité s’est progressivement résolue à aborder, de manière conjointe, les technologies de domination et les technologies de soi, à regarder les façons de conduire à distance, à analyser les « conduites des conduites », et à le faire en braquant le projecteur sur des stratégies, des tactiques, des techniques, des dispositifs ou des instruments tangibles et précis.
11 Dans une perspective élargie, la gouvernementalité met l’accent sur une forme spécifique de gouvernement des hommes et des choses, qui s’appuie sur un ensemble de jeux de structuration du champ d’action d’autrui. Une telle théorisation est intervenue à peu près au moment où la question du néolibéralisme et de ses conditions d’émergence est apparue dans la pensée du philosophe [10]. Loin de désigner une forme de domination unidirectionnelle, autoritaire, répressive, qui serait destinée à restreindre voire à éliminer les libertés de l’autre, l’approche foucaldienne a donc insisté sur un mode productif du pouvoir, fondé sur l’adoption de stratégies « positives » – non pas liberticides mais influant sur les conduites dans un cadre prédéterminé et au travers de mots d’ordre sans cesse renouvelés – à partir desquelles le pouvoir se nourrit et se renforce [11]. Elle ne présuppose pas l’existence d’un pouvoir unique détenu par des dominants absolus contre des dominés absolus, mais un pouvoir « diffus » organisé dans des lieux multiples. Pour citer Gilles Deleuze, avec la notion de gouvernementalité « on ne demande pas “qu’est-ce que le pouvoir ? Et d’où vient-il ?”, mais comment s’exerce-t-il ? » [12].
12 « Gouverner », qui a revêtu des sens très larges au cours des siècles, n’implique donc aucunement dans la vulgate foucaldienne la nécessité de dominer, au sens de « régner », « commander », ou « être le souverain » [13]. Gouverner n’est pas non plus synonyme de « gérer », ce terme ayant une connotation plus technique que politique. Surtout, la notion de « gouvernement » au sens de Foucault diffère de celle, aujourd’hui en vogue, de « gouvernance », apparue à partir de la fin des années 1960 parmi les milieux industriels dans un contexte de mise en cause du modèle fordiste de production de masse, pour ensuite s’exporter, dans les années 1980, vers le milieu financier qui se la réapproprie sous sa forme « transparente » (« gouvernance transparente ») [14]. Elle acquiert par la suite une portée plus générale, en tant que « bonne gouvernance » qui met l’accent sur la nécessité de faire participer les « parties prenantes », puis en tant que « gouvernance globale » qui insiste sur la nécessaire standardisation des valeurs en vue de construire un avenir collectif et durable [15]. Si la notion de gouvernance est étroitement liée à celle d’un management modernisé sous ses diverses formes et selon des exigences à chaque fois renouvelées, la notion de gouvernement permet de demeurer plus proche de la fabrique des mécanismes de pouvoir, de domination et d’hégémonie, tout en les complexifiant. Elle ne gomme pas le caractère dynamique et mouvant de cette fabrique ; elle lui confère plutôt une place essentielle. Mais elle n’élude pas pour autant l’importance des rapports de pouvoir préétablis, contrairement aux travaux sur la « bonne gouvernance » qui se fondent sur – et participent à la promotion de – l’idée que les pouvoirs technocratiques et hiérarchiques auraient cédé la place dans les dernières décennies aux acteurs/actants en réseaux, aux pouvoirs horizontaux, aux décisions désormais co-construites par un ensemble de parties prenantes.
13 Plus précisément, bon nombre de recherches portant sur la « gouvernance » des technosciences ont célébré à partir de la fin des années 1990 l’avènement d’une nouvelle ère qui serait marquée par l’empowerment des « profanes » [16] ou de la « société civile » [17] (vis-à-vis de questions scientifico-techniques complexes jusqu’alors discutées dans la seule sphère des experts certifiés) ; par la participation de tous ; par la coproduction [18] (dans des réseaux hybrides) des expertises, voire des décisions ; par l’irruption d’une société réflexive [19] ; par l’avènement d’une démocratie technique [20]. Même si une fraction de ces travaux ont récemment abandonné leur posture optimiste et leur tendance à promouvoir les changements en cours, pour désormais faire partie de ce que Luigi Pellizzoni [21] appelle « la littérature descendante » sur la démocratie délibérative (et plus généralement sur la bonne gouvernance), il n’en demeure pas moins que les questions du pouvoir des institutions et de l’inertie qui les caractérise, tout autant que celle de leur capacité de renouvellement ou de restructuration [22], ont longtemps été relativement laissées de côté. L’approche foucaldienne, et plus généralement les travaux issus du domaine des governementality studies, permettent d’opter pour un cadre d’analyse élargi [23], en ce qu’ils fournissent des pistes précieuses pour saisir, dans leur fonction régulatrice, les instruments contemporains de gouvernement, qu’ils soient sociaux [24], environnementaux [25], économiques [26], discursifs [27], ou tout à la fois. Il s’agit ainsi, dans la discussion qui nous intéresse ici, de faire porter l’attention non seulement sur la capacité d’action, d’intervention, de « co-production », ou d’« apprentissage collectif » des « acteurs » mais aussi sur des mécanismes au travers desquels leur action est étudiée, encadrée, contrôlée, valorisée ou, au contraire, occultée par les institutions technoscientifiques. Procéder ainsi ne revient pas à masquer ou à nier l’inventivité ni la force de la critique. Cette démarche vise plutôt à rééquilibrer les regards et à proposer une description – une cartographie – plus réaliste des manières de faire technique, de faire politique, et par là de faire société, dans un monde imprégné d’innovations controversées et de tensions multiples qui les caractérisent.
14 Prenons l’exemple du secteur nucléaire, domaine techno-industriel qui fut très tôt l’objet de critiques et de contestations, avec près de trois décennies d’avance par rapport à d’autres innovations controversées, telles que les OGM, les nanotechnologies ou encore la biologie de synthèse. On pourrait à la fois dire que la « société réflexive », au sens d’Ulrich Beck, y est à l’œuvre dès les années 1970, avec un mouvement antinucléaire national parmi les plus forts d’Europe pendant cette période. Mais cette « société civile » très active se transforme fortement au cours du temps, beaucoup plus qu’elle a modifié les pouvoirs nucléaires en place, sans donc vraiment parvenir à faire disparaître « la nucléocratie » pour lui substituer une « démocratie technique » (ou nucléaire). Autrement dit, si les critiques adressées à l’énergie nucléaire s’accompagnent au cours des décennies d’avancées démocratiques indéniables (sur le plan de l’amélioration de l’information, ainsi qu’en termes d’une meilleure régulation des risques), le champ d’action de l’agir contestataire se voit rapidement contraint, restreint, alors que dans le même temps le choix nucléaire reste à l’abri de remises en cause radicales. En effet, dès les années 1970, la prise en charge institutionnelle de la critique [28], son étude et son contrôle systématiques, deviennent un enjeu majeur pour l’État et l’industrie nucléaire [29]. Dès cette période se mettent en place divers instruments de « gouvernement » de la critique et de l’espace public, entendus, dans le sillage de Foucault, comme un ensemble de stratégies, d’outils et de discours destinés à encadrer, contrôler, exclure ou au contraire récupérer, coopter, institutionnaliser, scientifiser les voix dissidentes. « L’échec » du mouvement antinucléaire français ou le « succès » de la nucléarisation de la France peuvent – et doivent – être analysés à l’aune de tels instruments d’exercice de pouvoir (et de la nature de l’espace de liberté que la critique a pu ouvrir et mobiliser dans ce cadre pour s’émanciper) – une question somme toute peu traitée par la littérature existante [30].
REPENSER LA DIALECTIQUE ENTRE POUVOIR(S) ET RÉSISTANCE(S) À L’HEURE NUCLÉAIRE
15 Dans le débat nucléaire de ces quarante dernières années, plusieurs instruments de gouvernement peuvent être distingués afin de caractériser les pouvoirs exercés par les institutions (organismes nucléaires, agences de régulation, arène juridique, etc.) sur les voix dissidentes et de saisir, par ce biais, les moyens au travers desquels l’espace public fut et est géré [31]. Il s’agit en premier lieu de l’instrument économique, comme par exemple les conventions qui accordent des avantages économiques aux communes accueillant une centrale nucléaire. Il s’agit de l’instrument juridico-administratif, illustré par l’enquête publique dont les modalités sont décisives pendant les années 1970 pour l’exclusion des contestataires hors des processus décisionnels. Il s’agit de l’instrument répressif, du dispositif policier qui lui aussi est déterminant dans le reflux du mouvement antinucléaire des années 1970, à Malville (été 1977), à Plogoff et ailleurs. S’y ajoute en outre l’instrument sociométrique, les sondages d’opinion mais aussi plus généralement le recours aux sciences sociales au sein des entreprises (EDF en premier lieu), avec l’ambition de mieux étudier, cerner, contrôler et surveiller « l’adversaire ». S’y ajoute également l’instrument communicationnel, des campagnes d’information, de communication et de publicité, des mots performatifs destinés à forger des formes de justification renouvelées pour la filière nucléaire à la suite de chaque crise – un instrument indissociable du dispositif de secret fortement encadré par la loi, les règlements, les serments. L’instrument participatif renvoie pour sa part aux formes instituées de la participation du public à la régulation ou la gestion de l’énergie nucléaire, une participation mise en place à partir de la décennie 1980 et constituant un moyen efficace de mener les conduites en les institutionnalisant et en les soumettant aux normes institutionnelles dictant la bonne façon de faire science et de faire politique. Il s’agit enfin de l’instrument temporel, du bon usage du temps pour rendre la technique irréversible ou la présenter comme telle.
16 On peut distinguer, dans l’analyse des controverses portant sur l’énergie nucléaire dite civile, trois moments de transformation de la « tension historique » entre l’atome et ses détracteurs : une première période qui va de 1968 à l’accident de Tchernobyl ; une deuxième entre 1986 et le milieu des années 1990 ; une troisième période que l’on peut qualifier de post-Rio et de pré-Fukushima, qui va de 1995 à 2011.
Les années 1970
17 Période charnière pour les mutations des rapports entre science, risque et société, la décennie 1970 offre un laboratoire d’analyse fécond. Tout semble poussé à l’extrême durant cette période. La contestation sociale, de façon générale, est à son sommet ; la critique envers l’énergie nucléaire, pilier central de l’écologisme naissant, atteint quant à elle une extrême richesse et une ampleur inouïe à partir du milieu des années 1970, en se généralisant rapidement auprès de différents acteurs, dans des géographies diversifiées, au sein de multiples arènes sociales (milieux scientifiques, syndicats, partis politiques, élus locaux, etc.). Les dénonciations sont alors de tout ordre : on refuse les risques des faibles doses ou les perspectives d’un accident nucléaire, mais on rejette aussi le capitalisme ou la société de consommation ; on met en cause le gaspillage énergétique mais aussi l’autoritarisme de l’État, ses forces de l’ordre, sa logique hiérarchique ; on ne veut pas des déchets, mais on veut aussi en finir avec les experts qui « abusent » de leurs pouvoirs. Tout est donc dit, tout est mis sur la table, maintes formes d’actions sont mobilisées pour lutter contre une filière énergétique d’emblée abordée sous l’angle de la gouvernementalité. Réciproquement, l’énergie nucléaire, au travers du Plan Messmer – appelé au demeurant programme du « tout électrique tout nucléaire » – apparaît justement comme un tout. Elle participe d’une identité forgée après la Seconde Guerre mondiale, celle de la « grandeur » industrielle et militaire de la France. Elle repose sur une urgence, celle d’une « indépendance » énergétique à acquérir au plus vite face aux « caprices » des pays producteurs de pétrole. Elle représente une idéologie, celle de la croissance, de la production et de la consommation à grande échelle. Elle s’autoproclame « grand système technique » [32], centralisé, étatique mais aussi transnational et européen, s’appuyant sur des technologies nouvelles et complexes [33] (filière à eau légère, retraitement, surgénération, enrichissement de l’uranium à diffusion gazeuse, vitrification, etc.). Enfin, le programme électronucléaire de 1974 est une filière à haut risque, incorporant un potentiel de dégâts jugés exceptionnels par les innovateurs nucléaires eux-mêmes. Il apparaît par là comme une expérience grandeur nature mêlant utopie technologique, optimisme expert et redistribution des responsabilités entre État, industriels et individus.
18 Dans une telle configuration marquée par des aspirations et des enjeux aussi forts, le heurt est frontal entre ceux que l’on peut appeler les « nucléaristes », c’est-à-dire les acteurs voués à la mise en place du programme électronucléaire en tant que système, et leurs détracteurs, les « anti-nucléaristes », ceux qui refusent précisément la généralisation d’un tel système. Dans les années 1970, l’État, par le biais d’EDF, concentre toute son énergie sur la construction « au plus vite » des centrales nucléaires, afin de les rendre irréversibles le plus rapidement possible. Le bon usage du temps, ou de l’instrument temporel, semble alors être la seule façon d’achever la nucléarisation du pays malgré les oppositions. Le gouvernement par l’urgence constitue ainsi le cœur de l’action publique. L’adoption des technologies sous brevet mais déjà éprouvées, leur standardisation ainsi que la centralisation de leur pilotage constituent quelques-unes des stratégies mises en œuvre pour gérer au mieux l’agenda, pour marquer l’urgence.
19 D’autres instruments de gouvernement permettent de renforcer le pouvoir exercé par les organismes nucléaires sur les contestations. L’instrument administratif empêche une participation effective des acteurs critiques aux processus décisionnels, car les démarches administratives (enquêtes publiques, déclarations d’utilité publique) se déroulent dans des délais trop brefs et sans qu’EDF soit contrainte, dans un premier temps, par des procédures lourdes [34]. L’instrument juridique s’avère incomplet et inadapté ; il n’est complété qu’au fur et à mesure de la construction des centrales, et donc de la mise en « laboratoire-monde » de l’objet technique controversé [35]. L’instrument économique permet de « séduire » les communes, grâce aux dispositifs compensatoires tels que la « piscine olympique » ou les complexes culturels et artistiques dont bénéficient les localités accueillant les centrales, sans que les groupes contestataires puissent mobiliser le même type de moyens. L’instrument communicationnel se renforce, dans une dynamique d’hybridation de l’information et du secret nucléaires, avec comme principale préoccupation la « protection » de l’opinion publique face à la « contagion » écologiste. L’instrument sociométrique (sous la forme du recours aux sciences sociales) s’institutionnalise et se professionnalise dans le but d’analyser et de surveiller les contestataires – de faire des opposants au nucléaire un objet palpable et traçable. De nombreux portraits types « d’écologistes » et « d’antinucléaires » (souvent caricaturés en tant que « nostalgiques chevelus, néomalthusiens et anti-progrès, vivant en petites communautés et ayant rompu avec la société industrielle dans son intégralité ») sont ainsi dressés pendant cette période et sont mis entre autres à la disposition de la police nationale. Des savoirs établis sur ces contestataires résulte un effort de stigmatisation systématique des opposants présentés comme autant de marginaux, idéologues ou irrationnels. Ceux qui s’opposent au programme nucléaire sont accusés d’être irresponsables, d’agir en tant qu’individus hors d’état de privilégier l’intérêt général dans une période de crise ; d’être incapables de passer de leur état d’homo ecologicus à celui d’homo economicus. On assiste ainsi, dès les années 1970, à l’élaboration de la responsabilisation individuelle comme forme de gouvernement des conduites, un processus renforcé au cours des décennies suivantes. Enfin, l’instrument sociométrique est mis au début des années 1970 au service d’une mesure massive et systématique des opinions (avec des centaines de sondages commandités par les organismes nucléaires chaque année) en vue de fabriquer une opinion publique « légitime », alternative (et pour ainsi dire concurrente) à la contestation nationale (largement délégitimée en tant que phénomène marginal).
20 L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, loin de changer la donne en faveur du mouvement antinucléaire – dont le Parti socialiste s’est pourtant rapproché à la veille des élections –, met définitivement un terme aux doutes planant sur l’avenir du programme électronucléaire. Celui-ci est poursuivi sans changement majeur. Somme toute, pour les milieux nucléaires, la principale leçon des années 1970 est que la professionnalisation des outils de contrôle de l’opinion publique est indispensable pour assurer la durabilité de la filière. Toutefois, dès lors que les centrales nucléaires ont été implantées, on prend également acte des avantages liés à l’institutionnalisation des composantes les plus scientifiques des critiques, celles qui sont donc jugées les plus rationnelles. À partir du début des années 1980, une partie de la contestation – scientifique et syndicale [36] – est valorisée. Elle se voit intégrée aux sphères officielles. Le dialogue instauré avec les acteurs critiques jette ainsi les bases de l’instrument participatif qui est renforcé dans les décennies suivantes. Dans ce cadre, alors que la contestation était un objet à gérer dans les années 1970, elle devient un outil de gestion au service non seulement d’un meilleur contrôle des risques mais aussi de la construction de nouvelles légitimités pour l’énergie nucléaire. La décennie marquée par la crise pétrolière et par le recours massif à l’énergie nucléaire apparaît ainsi à la fois comme un lieu de fabrique de la « société civile » – qui remplace le « mouvement social » – et comme un terrain d’étude et de développement des instruments de maîtrise de la critique.
Après Tchernobyl
21 La période qui s’ouvre avec l’accident de Tchernobyl (26 avril 1986) s’annonce, à première vue, en fort contraste avec celle des années 1970 en termes de bouillonnement social. On se situe encore dans des exceptions et des extrêmes. L’accident grave, jugé impossible, survient. La France fait à nouveau preuve de singularité dans le domaine nucléaire, en raison cette fois-ci du recours accru à un gouvernement par le secret, déployé sous la forme d’une minimisation de la gravité que revêt l’accident soviétique et de ses retombées radioactives sur le territoire national, ainsi que d’un refus de communiquer les mesures de la contamination du sol et des aliments en France, voire d’une confusion entretenue grâce à la diffusion, par les autorités, de cartes météorologiques suggérant que le nuage radioactif se serait arrêté aux frontières françaises. Mais une caractéristique flagrante distingue cette deuxième période de la première : le refus direct et massif du choix nucléaire a pratiquement disparu. Il ne refait plus surface, comme c’est au contraire le cas en Allemagne ou en Italie par exemple, alors même que le gouvernement français se signale par une des gestions les plus défaillantes de la crise de Tchernobyl. On assiste plutôt à une « scientifisation » accrue de la critique, et plus généralement du « débat » sur le nucléaire. Pour les acteurs critiques, l’enjeu n’est plus vraiment de s’opposer à l’énergie atomique, mais de moderniser l’État, d’améliorer la gestion du nucléaire en insistant sur deux problèmes : l’indépendance des instances de contrôle et la transparence de l’action publique. Ainsi le secret nucléaire, normalisé non seulement au sein des organismes directement impliqués mais aussi dans les milieux scientifiques, associatifs et médiatiques, sert de moyen efficace pour recadrer les critiques, canaliser les polémiques sur « l’information du public » et faire passer au second plan une évaluation plus générale de l’énergie atomique et de ses risques. Il permet paradoxalement de « sauver » l’avenir du nucléaire.
22 Au moment où survient l’accident de Tchernobyl, les acteurs critiques ont tiré des leçons politiques majeures de « l’expérience » des années 1970. Il s’agit désormais, avant tout, de légitimer l’action, de démontrer le sérieux des critiques, de dépasser la posture d’« opposants idéologiques, irrationnels, irresponsables » forgée par les promoteurs du nucléaire. Les formes de l’agir politique révèlent alors de profondes transformations. La conduite des acteurs critiques se fait au travers, d’une part, de leur responsabilisation vis-à-vis des problèmes posés par le nucléaire, et d’autre part de leur « scientifisation réflexive » [37]. La vigilance remplace l’opposition frontale, considérée alors comme antimoderne, dépassée. La critique se gouverne aussi désormais par du concret : on n’évoque plus les risques sociétaux de l’énergie nucléaire, difficiles à démontrer concrètement, mais plutôt les risques sanitaires et environnementaux. Deux laboratoires associatifs de mesure de la radioactivité, uniques au monde, voient le jour dans ce contexte (la CRIIRAD, dans le Sud-est, et l’ACRO, dans l’Ouest) [38]. Leur objectif est de mettre en place une contre-expertise « indépendante », empruntant ainsi la voie ouverte par le milieu physicien des années 1970 (mobilisé en masse en 1975 contre le Plan Messmer autour d’une pétition connue sous le nom d’« Appel des 4000 »). Par conséquent, on n’a plus affaire, dans la période post-Tchernobyl, à des conflits « indivisibles » opposant frontalement partisans et adversaires du nucléaire, mais à des conflits « divisibles » [39] organisés autour de différents problèmes posés par cette énergie. L’expertise – ou plutôt la contre-expertise – est valorisée en tant que moyen d’opérer chez les contestataires un changement des règles de conduite et d’autorégulation, de telle sorte qu’elles ne mettent pas en cause les finalités de gouvernement du nucléaire. Elle s’apparente alors à une « technologie intellectuelle » permettant de gouverner à distance.
23 En outre, la transparence, revendiquée par les acteurs associatifs, est rapidement transformée en un discours institutionnel de « bonne gouvernance ». Les ONG mettent en cause la nouvelle identité – « transparente » – du nucléaire, en dénonçant des cas de pollution inédits, en « découvrant » par exemple du plutonium là où il ne fallait pas. Pour faire face à la nouvelle contestation, fortement « scientifisée », sont mobilisées diverses stratégies recourant par exemple à des campagnes d’information et de communication destinées au public, à des actions intimidatrices, mais aussi à des dispositifs visant à renforcer l’institutionnalisation des acteurs critiques. Cette dernière se fait sous deux formes. La première passe par une stratégie d’harmonisation et de standardisation des mesures de radioactivité, en vue d’une accréditation officielle des laboratoires associatifs. Les experts associatifs s’alignent ainsi définitivement sur les pratiques institutionnelles relatives à la gestion de la preuve. La deuxième forme d’institutionnalisation de la critique s’opère avec l’ouverture aux ONG des commissions locales d’information, créées dès 1982 en vue de la fabrique collective d’un « nucléaire transparent ». L’analyse détaillée de la commission spéciale et permanente de l’information près de l’établissement de La Hague, une de celles qui ont le mieux fonctionné tout au long de la décennie post-Tchernobyl, révèle cependant la faible volonté politique de mettre définitivement fin au secret au moment même où l’avenir de l’énergie nucléaire est remis en question au niveau international. Globalement donc, plutôt qu’une ère de transparence caractérisée par la communication d’informations relatives aux risques, aux dangers et aux dégâts du nucléaire – telle que les acteurs critiques en rêvaient – la décennie post-Tchernobyl est marquée par la montée en puissance de mots et de discours performatifs destinés à désacraliser l’énergie nucléaire et à re-normaliser ses risques dénoncés comme exceptionnels.
Après Rio
24 La troisième période, enfin, se caractérise par l’invention du nucléaire « écolo » : face à la menace climatique et pour répondre aux nouvelles exigences d’une « bonne gouvernance » désormais centrée sur l’écologie et la participation du public, les organismes nucléaires repeignent en « vert », à partir du milieu des années 1990, le nucléaire qui, disent-ils, doit même être élevé au rang d’énergie renouvelable en raison du retraitement. L’ère est aussi désormais à l’écoute, au dialogue et à l’ouverture aux « parties prenantes ». C’est pour résister à ce qui est perçu comme une récupération de l’écologie et de l’action associative que les acteurs critiques prônent, à partir de la fin des années 1990, un retour à la contestation antinucléaire nationale. L’agir expert, en tant que forme d’action dominante de la décennie post-Tchernobyl, est relégué au second plan précisément pour exprimer un refus direct de « l’écogouvernementalité » [40] de et par l’énergie nucléaire. Cette nouvelle critique de l’atome, forgée à partir du milieu des années 1990, n’accède ni au caractère massif ni à la visibilité médiatique des contestations des années 1970. Elle prend néanmoins de l’ampleur grâce aux diverses stratégies adoptées. Elle tire profit des nouvelles technologies d’information et de communication qui lui permettent de créer un réseau national et international. Elle s’associe aux nouveaux espaces de mobilisation collective tels que les mouvements altermondialistes, anti-OGM ou anti-nanotechnologies. Elle s’allie aux « victimes de l’histoire », à ceux qui dénoncent les dégâts désormais visibles d’un demi-siècle d’exploitation de l’énergie nucléaire en France comme dans ses anciennes colonies, en particulier au Niger, l’un des plus grands producteurs d’uranium, mais aussi l’un des pays les plus pauvres au monde. Enfin, la critique caractérisant ces quinze dernières années est aussi celle qui se questionne, qui s’expérimente et qui se divise face à l’objet aussi nouveau que flou qu’est « l’impératif participatif » [41]. Les acteurs critiques analysent, adoptent ou dénoncent ce nouvel objet tout en mobilisant, en fonction de leur grande hétérogénéité, l’ensemble des trois registres d’action définis par le politologue américain Albert Hirschman : la défection, la prise de parole et la loyauté [42].
25 Deux terrains d’expérimentation de l’impératif participatif ont servi d’appui, à partir du milieu des années 1990, au discours sur le « nucléaire participatif et démocratique ». Le premier est relatif aux dispositifs dits d’expertise pluraliste. Ceux-ci permettent une ouverture temporaire aux « parties prenantes » des cercles d’expertise liés à l’évaluation des risques du nucléaire. Le deuxième « modèle » participatif concerne les démarches dites de « co-expertise », celles où il est question de l’implication des « parties prenantes » à la gestion post-accidentelle, en Biélorussie mais aussi en France et en Europe où l’éventualité d’un accident grave, provoquant une contamination radioactive de très longue durée, est officiellement envisagée dans le contexte sécuritaire instauré par les événements du 11 septembre 2001.
26 Dans le premier modèle (« expertise pluraliste »), il est question de faire appel, en tant que parties prenantes, aux acteurs associatifs fortement technicisés, incarnant les pratiques institutionnelles, les manières de parler et d’agir expertes – bref, à ceux que l’on considère comme des interlocuteurs rationnels. S’il s’agit d’œuvrer à la « co-construction » des savoirs techniques, le souci de (re) légitimer les activités nucléaires grâce à la caution associative est également manifeste dans la plupart des cas. Les dispositifs dits d’expertise pluraliste mis en place dans le nord-Cotentin (Groupe radioécologie nord-Cotentin) et dans le Limousin (Groupe d’expertise pluraliste des Mines), amènent en premier lieu à questionner à nouveaux frais la notion proclamée de pluralisme, compte tenu de la distribution inégale des moyens entre acteurs industriels et acteurs dits de la société civile. Ils mettent aussi en évidence deux limites essentielles de la démocratie technique, même perfectionnée. La première vient du fait que les parties prenantes dont il s’agit forment un cercle très restreint d’individus, les mêmes étant la plupart du temps mobilisés, non seulement parce que les acteurs associatifs capables de jouer réellement le jeu de la contre-expertise au sein de telles instances sont en nombre réduit (la participation suppose donc une exclusion par les savoirs), mais aussi parce que le caractère réellement participatif, ouvert, transparent et donc réformateur de ces dispositifs n’est pas reconnu ou apprécié de la même façon par l’ensemble des ONG susceptibles d’agir en tant que « parties prenantes ». La deuxième limite de la démocratie technique dans ces circonstances réside dans l’incapacité d’établir un consensus de l’ensemble des acteurs critiques sur sa fonction unificatrice et pacificatrice, en raison de l’absence de possibilités d’évaluation démocratique du « choix » nucléaire (les rares tentatives ont abouti à l’abandon plus ou moins prévisible du but initialement retenu) ; on a affaire, au mieux, à une démocratie « fractionnée ». Enfin, les démarches participatives dites d’« expertise pluraliste » s’inscrivent dans un modèle qui demeure marginal. Celui-ci est en effet loin d’avoir été pleinement adopté par les différents organismes nucléaires, en dépit de la révolution culturelle annoncée par certains responsables et des proclamations publiques selon lesquelles la société civile serait désormais en mesure de se placer au cœur du pilotage des activités nucléaires [43].
27 Quant au modèle dit de « co-expertise », il est élaboré par un groupe d’experts français proches des milieux nucléaires afin de faire évoluer la gestion des territoires biélorusses sinistrés par l’accident de Tchernobyl. Il est largement parrainé par les industriels nucléaires ainsi que par les plus hautes instances françaises et européennes. Les « parties prenantes » dont il est question ici sont des victimes au sens juridique. Il doit désormais s’agir, pour ces individus, d’abandonner la mentalité de victime pour devenir maîtres de leur propre vie et pour participer en permanence à la gestion du risque radioactif durable, en devenant des « co-experts ». L’empowerment du public, ou la « responsabilisation libératrice » [44], implique dans ce cadre une individualisation des risques ; une délégation des responsabilités de l’État aux individus conformément aux exigences de l’ordre néolibéral ; une intériorisation par les individus du calcul économique et des méthodes d’optimisation ; la fabrique de nouvelles formes de subjectivité, de gouvernement de soi. Il implique aussi une re-normalisation d’un « monde contaminé » jusqu’alors considéré comme une exception ; une redéfinition radicale des lieux et des aliments selon des contraintes dictées par la radioactivité ; une élaboration de nouveaux codes de langage, de nouveaux rapports à l’interdit, à l’espace et au temps. Ce nouveau modèle de gouvernementalité, appelé « gouvernance participative », provoque d’importants dilemmes d’ordre politique et moral, en suscitant de fortes tensions et divisions au sein des groupes contestataires. Ces derniers sont tiraillés entre trois enjeux majeurs : le risque de normalisation politique des conséquences catastrophiques d’un accident nucléaire majeur, le danger de récupération de la critique associative en vue d’une telle normalisation et l’urgence humanitaire ressentie pour prendre en charge les problèmes graves et les souffrances humaines observés sur place.
28 Ainsi, loin de constater une transition « heureuse » de la « nucléocratie » vers une « démocratie nucléaire », on assiste à partir des années 1980 à la mise en place progressive d’une démocratie « fractionnée », octroyée dans des configurations où les règles du jeu et les territoires prédéfinis par les institutions peuvent être difficilement mis en cause a posteriori. Préoccupées par la nécessité d’améliorer la gestion de l’énergie nucléaire et de ses risques, les institutions ont pris acte de la fonction positive de la surveillance associative – non accompagnée d’une contestation radicale –, et donc des bienfaits de la « démocratie technique ».
29 Ces observations ne signifient cependant pas pour autant que l’atome a définitivement gagné la partie face à ses détracteurs. Dans cette période de double crise écologique et économique, il est tout à fait possible que nous assistions – depuis peu, et en France aussi – à un renouveau progressif de la contestation envers l’énergie nucléaire. C’est ce que suggèrent les mobilisations massives contre le transport des déchets radioactifs organisées à Valognes en novembre 2011, suivies de la spectaculaire « chaîne humaine contre le nucléaire » de mars 2012 qui a rassemblé soixante mille personnes. C’est ce que suggère aussi le fort conflit en cours – pour l’instant local mais susceptible de devenir national – autour du projet Cigéo [45] d’enfouissement des déchets nucléaires, à Bure, où même les institutions jugées les plus modernes, comme la Commission nationale du débat public, ne peuvent plus instaurer quelque dialogue que ce soit. Ces développements s’inscrivent, plus généralement, dans un renouveau du mouvement environnementaliste français, qui fut initié par la lutte contre les gaz de schiste, très forte pendant l’année 2011, et suivie de mobilisations rapidement devenues nationales contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
30 L’étude historique des critiques et des controverses suscitées par l’énergie nucléaire met en évidence une variété des formes de gouvernement de l’espace public dont certaines se substituent à d’autres au cours du temps, alors que d’autres se maintiennent tout en se renouvelant. Force est de constater en effet que dans un domaine centralisé, étatique, hautement stratégique et fortement contesté (bien qu’à des degrés variables selon les époques) comme celui de l’énergie nucléaire, on peut gouverner selon de multiples méthodes, de façon autoritaire, pastorale, dialogique, répressive, technicienne, « écologique », etc., le tout dans un cadre où le pouvoir « souverain » (l’État et ses structures de promotion et de régulation du nucléaire) maintient son autonomie dans la prise des décisions clés. L’espace de la contestation apparaît dans ce cadre comme un espace dynamique et innovant de discours et d’actions, mais soumis de façon permanente à des contraintes (gouvernementales). Si la critique parvient, par moments, à influer sur les formes d’exercice de pouvoir (voire participe à leur modelage), elle se transforme aussi en permanence en fonction des stratégies gouvernementales préexistantes, ou nouvelles ou renouvelées, et rendues performantes en réponse aux mises en cause publiques de l’atome. Globalement, le « pouvoir » arraché par la critique s’exerce sur le plan de la « bonne gestion » de l’énergie nucléaire, de l’amélioration de la régulation des risques et de l’information du public. Il s’exerce donc, plus ou moins, au service du nucléaire.
31 Ces dynamiques sont loin d’être spécifiques au seul domaine de l’atome. Une bonne partie – si ce n’est l’ensemble – des formes et des instruments de gouvernement ici décryptés sont à l’œuvre (même s’ils n’interviennent ni n’opèrent de la même façon ou au même degré) dans la gestion d’autres innovations controversées de l’époque contemporaine comme les OGM, les nanotechnologies, la biologie de synthèse [46], etc.
32 Il serait ainsi intéressant, lors de recherches futures, de passer au crible pour différents dossiers le rôle joué, dans la transformation de l’espace public (directement ou potentiellement contestataire) et de son gouvernement, par des instruments aussi divers que les procédures juridico-administratives (enquêtes publiques, études d’impact environnemental, autorisation de mise sur le marché), les outils réglementaires (lois, normes, guidelines, « soft-law »), les dispositifs d’expertise et de conseil (agences sanitaires, commissions pluralistes, comités d’éthique), l’incitation économique (création d’emplois, subventions), l’action communicationnelle (information du public, publicité, discours performatifs), l’intervention répressive (policière, financière ou pénale), ainsi que l’instrument participatif. On pourrait ainsi saisir l’émergence, l’évolution mais aussi la « cohabitation » hybridée de ces divers instruments dans des configurations variées. Il s’agirait de comprendre les facteurs qui les rendent opérants dans certains cas, tout en réduisant à néant, dans d’autres, leur efficacité. Notons dans ce cadre que l’urgence et l’injonction temporelle, comme formes de gouvernement, jouent souvent un rôle important. Au cours de la décennie 1970, c’est parce qu’il « fallait » construire les centrales nucléaires « au plus vite » que bon nombre de dispositifs juridico-administratifs furent soit rendus inopérants soit rapidement adaptés à l’exigence de l’urgence. Dans la période plus récente, c’est pour permettre la commercialisation et la circulation rapides des matériaux biologiques humains (organes, tissus, cellules, etc.) que l’Union européenne a progressivement substitué l’éthique (en tant que « soft-law ») au droit positif (connu pour la lourdeur et la lenteur de ses procédures) et à une participation plus systématique des stakeholders [47].
33 Il serait également nécessaire d’analyser comment le développement et l’emploi de chacun de ces instruments sont orientés et modifiés en fonction des revendications ou des griefs issus des mobilisations sociales, et plus généralement en réaction au travail politique et réflexif mené (ou non) par celles-ci pour faire face aux stratégies gouvernementales sans cesse renouvelées. Une large gamme d’acteurs contribue aujourd’hui à structurer l’espace de la contestation des sciences et des techniques, qu’il s’agisse de la critique dite radicale contre les innovations jugées radicales (comme celle du collectif grenoblois Pièces et Main d’œuvre contre les nanotechnologies), qu’il s’agisse d’un militantisme expert revendiquant une meilleure régulation des produits toxiques déjà là ou de nouveaux protocoles de recherches médicales (action menée par Act-up, ou par l’Association française de myopathie), ou qu’il s’agisse d’une critique de la technique plus directement axée sur le refus de la société de consommation ou de la mondialisation économique (mouvement anti-voiture, du slow food, de la ville lente, etc.).
34 Une fois saisis cette grande hétérogénéité de la critique et son caractère pluriel, trois niveaux d’analyse peuvent être investis pour comprendre le jeu d’influences croisées entre les promoteurs de l’innovation technique et ses détracteurs, et par conséquent comment le corps social se gouverne et est gouverné : le niveau réglementaire tout d’abord, à partir duquel peut être appréhendé le rôle joué par la contestation dans la détermination des normes sanitaires et environnementales, dans la création de nouvelles agences ou instances d’expertise, et dans la modification des systèmes de contrôle existants ; le niveau décisionnel ensuite, qui offre la possibilité de mesurer la manière dont évolue l’autonomie (ou au contraire le caractère réellement négocié) des formes principales d’exercice de pouvoir ; le niveau discursif enfin, qui permet de saisir la circulation entre arène institutionnelle et arène militante des discours et catégories, dont certains se transforment en de véritables « régimes discursifs ».
35 On le constate, les voies ouvertes par Michel Foucault pour analyser les controverses sociotechniques sur la moyenne durée historique, en prêtant attention aux formes et aux instruments d’exercice de pouvoirs technoscientifiques, souvent tout aussi diffus qu’englobants, ont une belle carrière devant elles.
Mots-clés éditeurs : technocratie, XXe siècle, démocratietechnique, Foucault, innovation, gouvernementalité
Mise en ligne 04/03/2014
https://doi.org/10.3917/rhmc.604.0076Notes
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[1]
Ce texte doit beaucoup aux discussions très stimulantes que j’ai menées avec Dominique Pestre ces dernières années. Il s’inscrit également dans une réflexion collective engagée au sein du projet ANR « Gouvernement et administration des technosciences à l’échelle globale » (2008-2011), ainsi que dans le cadre du séminaire de recherche conjoint, organisé au Centre Alexandre Koyré pendant la même période.
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[2]
Voir, par exemple, Bruno LATOUR, Les microbes. Guerre et paix, Paris, Metailié, 1984.
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[3]
Par conséquent les travaux existants ont parlé plus facilement de « gouvernance participative », voire de « démocratie électronique » dans ce type de domaines. Voir, par exemple, Dominique CARDON, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.
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[4]
Voir aussi : Dominique PESTRE, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Seuil, 2013, p. 141-168.
-
[5]
Amy DAHAN (éd.), « Les arènes climatiques : forums du futur ou foires aux palabres ? La conférence de Poznan », Rapport de recherche, Centre Koyré, février 2009, 45 p.
-
[6]
Robert FROST, « La technocratie au pouvoir… avec le consentement des syndicats. La technologie, les syndicats et la direction à l’Électricité de France (1946-1968) », Le Mouvement social, 130, 1985, p. 81-96.
-
[7]
Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2004, p. 122.
-
[8]
Ibidem, p. 124.
-
[9]
Pierre LASCOUMES, « La gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique, 13-14, 2004, http://leportique.revues.org/625.
-
[10]
Laurent JEANPIERRE, « Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme est-elle possible ? », Sociologie et sociétés, 38-2, 2006, p. 87-111.
-
[11]
Thomas LEMKE, « Foucault, governmentality and critique », Rethinking Marxism, 14-3, 2002, p. 49-64.
-
[12]
Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 78.
-
[13]
M. FOUCAULT, Sécurité…, op. cit., p. 124-126.
-
[14]
D. PESTRE, « Understanding the forms of government in today’s liberal and democratic societies : an introduction », Minerva, 47-3, 2009, p. 243-260 ; ID., « Challenges for the democratic management of technoscience : governance, participation and the political today », Science as Culture, 17-2, 2008, p. 101-119.
-
[15]
D. PESTRE, « Understanding… », art. cit. ; Thomas G. WEISS, « Governance, good governance, global governance : conceptual and actual challenges », Third World Quarterly, 21-5, 2000, p. 795-814.
-
[16]
La notion de « profane » renvoie à un éventail de postures politiquement construites : Thomas FROMENTIN, Stéphanie WOCJIK (éd.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[17]
Pour une analyse critique de cette notion : Pierre ROSENVALLON, Le capitalisme utopique : histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, 1999.
-
[18]
Michael GIDDONS et alii (ed.), The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage, 1994.
-
[19]
Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], Paris, Flammarion, 2001.
-
[20]
Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
-
[21]
Luigi PELLIZZONI, « Une idée sur le déclin ? Évaluer la nouvelle critique de la délibération publique », Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 2013-2, p. 87-118.
-
[22]
Luc BOLTANSKI, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
-
[23]
Nikolas ROSE, Peter MILLER, « Political power beyond the State : problematics of government », The British Journal of Sociology, 43-2, 1992, p. 173-205 ; T. LEMKE, « Foucault… », art. cit.
-
[24]
John CLARKE, « Enrolling ordinary people : governmental strategies and the avoidance of politics ? », Citizen Studies, 14-6, 2010, p. 637-650.
-
[25]
Michael GOLDMAN, « Constructing an environmental State : eco-governmentality and other transnational practices of a “green” World Bank », Social Problems, 48-4, 2001, p. 499-523.
-
[26]
L. PELLIZZONI, Marja YLÖNEN (ed.), Neoliberalism and Technoscience : Critical Assessments, Aldershot, Ashgate, 2012.
-
[27]
Émilie HACHE, « La responsabilité. Une technique de gouvernementalité néolibérale ? », Raisons politiques, 4-28, 2007, p. 49-65.
-
[28]
Sur un plan conceptuel, la critique à laquelle je fais référence renvoie à un régime pluriel d’action collective ou d’« émancipation ». Il s’agit ainsi non seulement de l’opposition frontale au nucléaire mais aussi de la dénonciation, du lancement d’alerte, de la contre-expertise, de la désobéissance civile ou encore de l’action juridique.
-
[29]
Sezin TOPÇU, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013.
-
[30]
Ce constat dépasse la seule historiographie relevant de l’énergie nucléaire et de sa contestation. De façon générale, les travaux portant sur les critiques, contestations et controverses dans les domaines technoscientifiques ont soit privilégié une approche micro-analytique des interactions entre experts/décideurs technoscientifiques et militants (sans donc avoir une portée générale pour saisir les transformations globales de l’agir contestataire), soit focalisé leur regard (lorsqu’il s’est agi de mener des études davantage macroanalytiques, fondées sur des périodisations historiques) sur les « cycles » de mobilisations, plutôt que sur les moments de démobilisation et des reflux des critiques.
-
[31]
Pour une plus ample analyse : S. TOPÇU, La France nucléaire…, op. cit.
-
[32]
Thomas HUGHES, Networks of Power. Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore, John Hopkins University Press, 1983.
-
[33]
Dans le sens de Charles PERROW, Complex Organizations. A Critical Essay, New York, Mc Graw-Hill, 1983.
-
[34]
À titre d’exemple, les études d’impact environnemental, dont l’élaboration nécessite du temps, ne deviennent obligatoires qu’en 1978, soit après la mise en chantier d’une quinzaine de projets déjà.
-
[35]
Entre temps, les dizaines de plaintes déposées par les groupes antinucléaires furent soit jugées irrecevables (EDF bénéficiant à chaque fois de la possibilité de « régulariser » a posteriori ses démarches), soit classées.
-
[36]
On mentionnera d’une part la critique scientifique menée par le GSIEN, Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (créé en 1975, dans le sillage d’une pétition massive contre le Plan Messmer signée par 4 000 scientifiques la même année) et l’IEJE (Institut d’études économiques et juridiques de Grenoble), à l’origine de l’élaboration de scénarios énergétiques alternatifs au nucléaire. On évoquera d’autre part l’action conduite par le syndicat CFDT (du CEA et d’EDF), également opposé au programme du tout électrique tout nucléaire pendant cette période. Ces organisations ont joué un rôle majeur de contre-information scientifique au sein du mouvement antinucléaire des années 1970, tout en refusant, du moins dans un premier temps, de voir le « débat » nucléaire réduit à une discussion technique entre experts et contre-experts.
-
[37]
U. BECK, La société du risque…, op. cit.
-
[38]
CRIIRAD : Commission de recherches et d’information indépendantes sur la radioactivité ; ACRO : Association pour le contrôle de la radioactivité à l’Ouest.
-
[39]
Pour une discussion de ces notions, d’abord forgées par Albert Hirschman : Yannick BARTHE, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.
-
[40]
M. GOLDMAN, « Constructing… », art. cit.
-
[41]
Loïc BLONDIAUX, Yves SINTOMER, « L’impératif délibératif », Politix, 57, 2002, p. 17-35.
-
[42]
Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole [1970], Paris, Fayard, 1995.
-
[43]
Force est de constater que les dispositifs d’expertise pluraliste ont vu le jour dans le domaine de la radioprotection et sont restés confinés à celui-ci. Jusqu’à tout récemment, ils ont beaucoup moins concerné le domaine de la sûreté par exemple.
-
[44]
É. HACHE, « La Responsabilité… », art. cit.
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[45]
Cigéo : Centre industriel de stockage géologique pour les déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue.
-
[46]
Parmi de nombreux travaux traitant de problèmes de « gouvernance » posés par ces innovations récentes (à commencer par les OGM qui ont fait l’objet d’une littérature abondante), voir, à titre d’exemple : Les LEVIDOW, Susan CARR, GM Food on Trial. Testing European Democracy, Londres, Routledge, 2009 ; Pierre-Benoît JOLY, Alain KAUFMANN, « Lost in translation ? The need for upstream engagement for nanotechnology on trial », Science as Culture, 17-3, 2008, p. 1-23.
-
[47]
Mariachiara TALLACCHINI, « Governing by values. EU ethics : soft tool, hard effects », Minerva, 47, 2009, p. 281-306. Voir aussi D. PESTRE, « Understanding », art. cit.