1 L’ouvrage de Claude Malon est un livre important car il comble avantageusement un manque dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. En effet, il se trouve être parmi les premières véritables études historiques qui traitent de l’activité des entreprises, dans toutes ses dimensions, appréhendée à l’échelle locale au cours des années noires – d’autant que l’auteur réussit le pari de retrouver et utiliser de nombreuses archives publiques et de mobiliser la méthode et la rigueur inhérentes à ce type de travaux. Là où certains se laissent parfois aller à la facilité, C. Malon recherche, travaille, interprète, soupèse, suggère pour aboutir à des réflexions ou des hypothèses tout en finesse. Les qualités d’écriture développées par l’auteur permettent en outre au lecteur d’accompagner et de suivre le cheminement des recherches sans jamais s’essouffler.
2 Le livre comporte cinq grandes parties qui mêlent approche chronologique et thématique : tout d’abord, le monde des entreprises havraises de la veille de la guerre à la défaite ; les deux parties suivantes abordent la période de l’occupation en focalisant le regard, d’abord sur la présence et les exigences allemandes en matière économique et sociale, puis sur le rapport à Vichy ; une riche troisième partie examine minutieusement l’épineuse question de l’épuration humaine et financière ; enfin, la dernière partie soulève, sous différents angles, les questions liées à la reconstruction. On peut éventuellement discuter, voire contester, la coupure opérée entre présence allemande et rapport à Vichy qui semble dissocier deux acteurs majeurs de la période alors que dans la réalité quotidienne – et C. Malon en est bien conscient – ils s’entremêlent. Les chapitres consacrés au travail ou à l’aryanisation illustrent, me semble-t-il, la difficulté voire l’impossibilité de distinguer véritablement ce qui relève des exigences allemandes et de la politique de Vichy. Au fond, ces deux chapitres auraient sans doute pu être intervertis sans modifier la compréhension générale des processus. Dès lors, les interventions ou responsabilités des acteurs majeurs de la collaboration – l’occupant et Vichy – apparaissent peut-être sous-évaluées. Mais il est vrai qu’en posant le regard sur cette période avec les lunettes des entreprises locales, la vision ne reflète pas nécessairement ce que l’on peut observer au niveau national. C’est tout l’intérêt du livre d’en proposer une lecture non pas différente, mais vue d’ailleurs. Au total, cela n’est que broutilles tant il est vrai qu’on serait bien en peine de proposer une autre organisation de l’ouvrage. À cet égard, la coupure de novembre 1942, qu’on retrouve fréquemment dans les travaux consacrés à la période, ne présenterait ici aucun sens.
3 Sur une question où l’exagération des chiffres côtoie parfois les idées toutes faites, il faut souligner l’excellente partie consacrée à l’épuration. Ce sujet sensible semble cristalliser les rancœurs dans les deux camps – elle a été soit terrible, soit inexistante ; C. Malon a su déjouer les pièges de l’écriture en noir et blanc pour nous présenter un tableau précis et rigoureux, où la micro-histoire vient appuyer des réflexions plus générales. Les hommes et les attitudes, les biens et les revenus sont ainsi étudiés par le biais des archives publiques (enquêtes et rapports du comité régional interprofessionnel d’épuration [CRIE] et surtout du comité départemental de confiscation des profits illicites [CCPI]) ou privées (mémoires en défense notamment). Les situations multiples et les parcours individuels sont finement analysés et les conclusions que l’auteur en tire permettent de mieux saisir la complexité des attitudes qui oscillent bien souvent entre contraintes, adaptation et survie – pour reprendre des concepts chers à François Marcot.
4 Il faut également souligner le choix de ne pas arrêter l’étude à la Libération, ce qui permet d’analyser les conséquences à court terme de l’occupation, jusqu’au début des années 1950. Dans le dernier colloque publié par le GdR « les entreprises françaises sous l’Occupation » – auquel C. Malon a participé de nombreuses fois –, on a déjà eu l’occasion de développer une réflexion sur les formes de cohérence en continuité, infléchissement ou rupture, entre la période 1939-1944 et l’immédiat après-guerre (Olivier DARD et alii [éd.], Les entreprises françaises, l’occupation et le second XXe siècle, Metz, 2011). Là où de nombreux auteurs arrêtent leurs travaux en 1944-1945, C. Malon a la curiosité et la volonté de voir et de comprendre ce qui se passe après la destruction et la libération de la ville en septembre 1944. Ses conclusions relativisent le poids économique de la guerre dans les évolutions du second XXe siècle. Hormis le déclin des activités d’importation du coton et du café, ce sont plus les mutations et les relations avec l’Empire et la construction européenne qui semblent peser sur le destin de la ville. Et de conclure que l’occupation « même dans sa dimension économique a davantage influé sur l’histoire politique de la cité qu’elle n’a orienté son destin économique ».
5 En abordant « par en bas les grands problèmes d’en haut », C. Malon nous livre ainsi une forme d’histoire qui mériterait d’être développée. Certes c’est une histoire de l’économie locale. Mais loin de rester enfermé dans l’agglomération havraise, l’auteur nous propose des pistes, nous fournit des clés et nous livre une réflexion qui dépasse sans aucun doute la Seine-inférieure – comme on disait jadis – et que l’on pourrait certainement appliquer à d’autres territoires. Une histoire havraise des années 1940-1950 observée au prisme de l’entreprise relève évidemment de l’histoire économique – mais bien comprise et bien menée, car comme le suggérait à ses débuts l’École des Annales intégrée, mêlée, connectée à l’histoire sociale et politique. Bref, de la vraie bonne histoire économique.