1 « Les Français et l’argent » est un thème qui figure régulièrement en couverture de magazines pour qui la cause semble entendue : ennemis des richesses et de l’ostentation, les Français entretiendraient un rapport hypocrite et embarrassé, voire marquédu sceau du « tabou », à l’argent, rapport le plus souvent attribué, sans complément d’enquête, à une « culture catholique » qui travaillerait mystérieusement l’inconscient national. Il conviendra désormais d’opposer à ce résistant poncif un ouvrage dédié à ce thème mais que ses directeurs ont pris soin de sous-titrer « entre fantasmes et réalités ». Premier fantasme à dissiper donc : celui d’un rapport univoque et atemporel entre deux hypostases, « les Français » d’une part et « l’argent » de l’autre, que les vingt-deux contributions ici réunies s’efforcent de préciser et de complexifier. Complexifier ne signifie pas nier : l’argent – et tel est le défi de l’ouvrage – peut bel et bien être pris au sérieux comme objet historique, à condition de ne pas le confondre avec la monnaie ou avec aucun de ses supports techniques. Comme le savent depuis longtemps les anthropologues ou les sociologues (qu’on pense à l’œuvre de Simmel), l’argent est un objet social qui engage des représentations, de l’imaginaire, des normes, des valeurs, des réticences et de désirs et ce sont ces différentes dimensions qui sont explorées tout au long de l’ouvrage à travers des cas remarquablement variés.
2 Si les contributions ont été organisées en trois grandes sections – les identités et les pratiques sociales, les questions de pouvoir, les régulations morales – une lecture attentive montre qu’il n’est aucun chapitre qui ne soit au fond irrigué par chacune des trois thématiques : il y a peu d’identités sociales (groupes professionnels, classes sociales) qui n’engagent un rapport positif ou négatif à l’argent, peu de pratiques qui échappent à une dimension pécuniaire, peu de relations d’argent qui ne construisent de rapport de sujétion ou de domination, peu d’usages de l’argent qui ne fassent l’objet d’une évaluation morale.
3 Comme le rappelle Jean-Pierre Chaline, la part fantasmatique des rapports à l’argent reste, dans la France capitaliste, constitutive des jeux de hiérarchie et de distinction entre groupes sociaux, tout autant que les stratégies économiques et les niveaux de revenus ou de patrimoine. Ce n’est pas la rationalité économique qui explique le maintien d’investissements en biens ruraux de la part de la bourgeoisie provinciale au XIXe siècle, le rendement de ces biens étant assez faible, mais précisément le refus d’un ordre social fondé sur la seule échelle des revenus, au profit d’un modèle où l’éducation, l’habitat, l’attrait du modèle nobiliaire continuent d’exercer un rôle prépondérant. De même, comme le montre Francis Démier, ce ne sont pas les seuls écarts de richesse qui distinguent le monde de la boutique et de l’atelier de celui de la bourgeoisie dans le Paris du premier XIXe siècle, mais plutôt la destination prioritairement donnée à l’argent, à savoir le maintien de l’outil de travail de préférence au confort du logement, à la culture ou à toute forme de loisir. L’argent peut même jouer le rôle de repoussoir symbolique et contribuer négativement à la construction d’une identité sociale, ainsi que l’illustre Jean Ruhlmann à propos des mouvements de classes moyennes dans la première moitié du XXe siècle, dont le contre-modèle est précisément celui du règne de « l’oligarchie », des puissances d’argent jugées anomiques et amorales. J. Ruhlmann suggère d’ailleurs, de façon heureuse, de séparer « l’Argent », image des principes sociaux honnis, de l’argent de la vie quotidienne, issu concrètement du travail et susceptible dès lors de valorisation du fait de sa dimension méritocratique.
4 Autre enseignement commun et remarquable de l’ensemble des contributions : le rapport des individus et des groupes sociaux à l’argent engage immanquablement des conceptions de la justice. On retiendra par exemple l’étude de Florent Le Bot sur la persistance d’une problématique thomiste du « juste prix » dans la France du XXe siècle, problématique réactivée par le monde du gant, de la chaussure ou de la porcelaine qui, confronté à une concurrence étrangère jugée déloyale, s’efforce de faire valoir la qualité essentielle de ses propres productions contre les pratiques « avilissantes » consistant à sacrifier la qualité des produits à leur valeur marchande. Les usages de l’argent font sans cesse l’objet de discriminations morales : Carole Christen y insiste tout particulièrement en observant comment se construit, sous la Monarchie de Juillet puis sous le Second Empire, une opposition entre deux institutions financières, la Caisse d’épargne, d’une part, supposée moraliser le rapport à un argent qu’elle rend productif et dépassionné, et les Monts-de-Piété, d’autre part, dont on craint qu’ils encouragent l’imprévoyance et entretiennent l’assistanat : épargne et endettement tendent ainsi à s’opposer comme la vertuet le vice. La réalité est évidemment autre : les clientèles de deux familles d’établissement ne sont pas si différentes, et les Caisses d’épargne profitent finalement surtout à un public aisé qui s’en sert comme outil de placement plutôt que de précaution. Yannic Marec estime d’ailleurs qu’il convient de réévaluer le rôle social des Monts-de-Piété du fait de leur fonction d’institution de crédit avant l’apparition des grandes banques de dépôt. La question morale affecte même des univers où l’argent joue a priori un rôle marginal comme celui des prisons où la gestion du pécule devient un élément d’appréciation de la volonté de réinsertion des détenus (Jean-Claude Vimont). La question morale se pose enfin à l’État lui-même lorsqu’il s’agit de savoir, pendant les Trente Glorieuses, s’il convient de favoriser l’achat à crédit de voitures, supposé bénéfique à la croissance et à l’industrie, mais parfois jugée peu vitale, ou l’acquisition de logements, gage de stabilité pour les ménages (Sabine Effosse).
5 La moralité de l’argent se pose comme un problème aigu lorsque celui-là touche à la politique. Il faut souligner ici l’originalité ici des contributions touchant à ce point, car elles ne l’abordent pas selon les deux thématiques les plus habituelles que sont la manipulation de la monnaie comme expression de la souveraineté ou la question de la corruption (donc du rapport du monde politiques à celui des « affaires »). Deux articles traitent par exemple de problèmes de restitution dans des situations d’après guerre, avec les demandes de restitution de l’argent confisqué à la famille Bonaparte après 1815, étudiées par François Lalliard, ou les débats sur les taxations des profits de guerre retracés par Philippe Verheyde : dans les deux cas, les frontières entre spoliations, compensations, réparations doivent être fixés par l’État qui y engage en partie sa crédibilité. De même Alain Plessis envisage de façon originale la question des rapports du pouvoir politique et de l’argent en étudiant parallèlement l’entreprise de justification publique de la richesse et du suffrage censitaire menée par Thiers avec le propre parcours économique de ce personnage qui se constitue, grâce à son mariage, à ses publications et à des placements financiers judicieux, une fortune considérable. À côté de cette approche biographique, on soulignera l’apport du recours à la fiction pour comprendre l’institution de nouveaux rapports à l’argent, avec la façon dont Alexandre Péraud observe chez Balzac les mécanismes d’intériorisation des nouvelles lois de la finance et du crédit et la colonisation de la vie quotidienne par des schèmes judiciaires, où la façon dont l’argent devient un ressort narratif essentiel dans l’histoire du cinéma (Ludivine Bantigny).
6 L’ouvrage achève enfin de convaincre, à la suite des travaux fondateurs de Jean Bouvier, d’Alain Plessis (sous le patronage duquel est placé l’ouvrage) ou d’Hubert Bonin (ici contributeur) de l’importance qu’il convient d’accorder à la banque dans une histoire sociale de la France contemporaine. Olivier Feiertag rappelle ainsi que le mouvement de bancarisation, sur lequel il se penche, constitue incontestablement un enjeu important de l’histoire sociale du temps présent. Mais ce phénomène ne doit pas être dissocié de ceux qui sont évoqués tout au long de l’ouvrage, puisque l’achèvement tardif (dans les années 1970) de ce mouvement de bancarisation est à mettre en relation avec la lente acceptation sociale d’une économie d’endettement.
7 La place manque pour évoquer toutes les contributions : la mise en place des conventions collectives, la circulation de l’argent dans les mouvements de Résistance, le rôle politique des chambres régionales des comptes, autant d’enquêtes qui confirment bien que, parce que l’argent est bien un objet « protéiforme », comme il est précisé dans l’introduction, l’abandonner à la seule histoire strictement quantitative reviendrait à se priver d’éclairages essentiels sur l’histoire politique, sociale et culturelle contemporaine.