Couverture de RHMC_573

Article de revue

Thomas Bouchet, Noms d'oiseaux. L'insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock, 2010, 302 p. ISBN 9782234063136

Pages 215 à 218

Notes

  • [10]
    Ces derniers, en régime censitaire, préférant le trait qui fait mouche en fi nesse à l’attaque frontale et grossière (p. 278).
  • [11]
    Voir François GILLET, La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier, 2008, p. 255-306 : « L’instrument des passions politiques ».

1 À l’heure où l’insulte tient une place non négligeable dans l’espace public, l’auteur, spécialiste du langage politique, propose ici une contribution à l’histoire des comportements, des usages et des pratiques politiques, depuis cette fausse marge du discours politique que constitue l’insulte. Une douzaine d’épisodes, échelonnés de 1823 à 2006, viennent mettre à mal l’idée d’un hémicycle lieu de l’éloquence courtoise, du débat mesuré et argumenté. Il n’est qu’à suivre l’auteur dans son dépouillement du Journal des débats, du Moniteur universel, et de nombreuses autres sources, pour s’apercevoir qu’en réalité, la Chambre basse est le théâtre de multiples « altercations rugueuses, brutales et viriles » (p. 21). Or l’historiographie fut peu soucieuse de ce fait langagier, si ce n’est pour envisager les assemblées plutôt comme cibles que comme théâtres des attaques. À cette occultation, entretenue par un milieu parlementaire désireux de soigner les apparences, s’ajouta une sous-évaluation, au motif que le véritable travail parlementaire se déroulait ailleurs que dans l’hémicycle, dans le cadre policé et feutré des commissions. La dissimulation de l’insulte fut également favorisée par divers facteurs : une certaine autocensure dans les diverses formes de retranscription des débats (y compris les compte rendus analytiques), et le fait que les protagonistes des situations d’insulte furent plus souvent « des hommes… obscurs » que des ténors de la tribune  [10], même s’il y eut de remarquables exceptions, notamment aux deux extrémités de l’hémicycle.

2 Pour lever ce voile pudique, l’auteur passe en revue différentes situations d’insulte en milieu parlementaire, au crible d’interrogations sur les fonctions, les moments, les modalités et les résultats de cette pratique singulière. L’analyse de ces épisodes – la plupart lointains – étaye d’abord quelques constats empiriques : la violence verbale est plutôt étouffée par les régimes autoritaires, bridée en régime censitaire et libérée en périodes de république parlementaire ; d’autre part, ce sont le contexte et les enjeux sous-jacents qui donnent tout son relief à l’insulte.

3 Sur ce point, l’intérêt de l’ouvrage tient en partie à la finesse de la description de l’économie générale du déroulement des séances, dans leur temporalité comme dans les rapports de force établis : le 14 septembre 1848, c’est une fin de séance interminable, ponctuée d’interventions multiples et contradictoires qui est fatale au ministre des Finances Goudchaux ; un siècle plus tard, fin novembre 1947, des orateurs communistes tirent profit d’un président de séance (Éd. Herriot) au passé peu glorieux sous l’Occupation, flanqué de vice-présidents (M. Lejeune, F. Bouxom) inexpérimentés, et d’un gouvernement desservi par un ministre de l’Intérieur résolu mais médiocre orateur (Jules Moch).

4 Si les thématiques propices à l’offense verbale évoluent, elles ne sont jamais négligeables : la légitimité dynastique pendant la Restauration ; le droit au travail sous la Seconde République ; le patriotisme depuis la fin du XIXe siècle (Clemenceau en « charlatan du patriotisme » ; Jaurès en député « antifrançais » ; « Poincaré-la-guerre » jugé responsable du déclenchement de la Première Guerre mondiale). Elles nourrissent des débats à enjeux passionnels (la question religieuse, cléricale, laïque, scolaire, l’antisémitisme…) ou mémoriels forts (la Révolution française, la défaite de 1870 et la Commune, le régime de Vichy) cristallisant les antagonismes. Ainsi se forme un périmètre de sacralité, dont le franchissement, en usant de termes discourtois (le familier « Et Mitterrand ? » lancé par d’Aubert, Madelin et Toubon lors de la séance des 2-3 février 1984) et attentatoires à l’honneur, constitue l’insulte. Mais le phénomène présente surtout une doublefacette, perceptible dès la Restauration : c’est tout autant le public qui forme l’insulte que l’orateur qui la profère.

5 En effet, l’accueil de l’offense comme telle est souvent affaire de profils sociopolitiques et de décalages existant entre l’orateur et son public : le député libéral Manuel, protagoniste du premier épisode (le 26 février 1823), est membre de la Charbonnerie en des temps de répression marquée (exécution récente des « Quatre sergents »), élu en terre chouanne dans une chambre majoritairement royaliste. À l’autre extrémité de la période, le 20 juin 2006, c’est en « intrus » (p. 267) que Dominique de Villepin dénonce « la lâcheté de l’attitude » de François Hollande dans un grand tumulte. Le Premier ministre est alors moins attaqué en tant que technocrate (la cible est un camarade de promotion de l’ÉNA) ou « bête à concours » républicains, qu’en incarnation du pouvoir exécutif, un non-élu étranger à l’entre-soi parlementaire. À la différence de Georges Pompidou, il présente un profil socioprofessionnel peu répandu dans les travées de l’hémicycle. Si ses origines sociales paraissent le prédisposer à ce type d’invective de duelliste, de même que ses conceptions empreintes de combativité, d’affirmation de la virilité, d’engagement physique et personnel, pour autant, sa carrière diplomatique autant que la politesse et la courtoisie que l’on prête à son milieu d’origine contrastent vivement avec cette brutalité verbale. C’est d’ailleurs dans cette interaction constante entre l’insulteur, l’insulté et l’insulte que l’on trouve un angle d’approche des plus féconds dans l’ouvrage : le député communiste Paul Vaillant-Couturier, intellectuel et journaliste n’en rajoute pas seulement dans l’outrance verbale à l’encontre du président du Conseil pour faire oublier des origines bourgeoises, il prend également soin de retourner au sourire qu’on lui reproche en cette séance du 5 juillet 1922, celui d’un Poincaré que l’objectif aurait saisi jovial lors d’une cérémonie à Verdun le 4 juin 1922, et une formule (« Poincaré-la-guerre ») au célèbre « Homme au couteau entre les dents » anticommuniste des législatives de 1919.

6 Sur le second point, Thomas Bouchet introduit peut-être un peu tardivement (p. 280 sq) des différences essentielles entre l’insulte construite par le public et l’insulte concertée, très différente en amont (tactiquement et stratégiquement) comme en aval (effets de déstabilisation, de décrédibilisation). Si l’on revient à l’exemple du député libéral Manuel, jugeant que « la France révolutionnaire a senti qu’elle avait besoin de se défendre par une forme nouvelle », l’on peut conclure à une formule malheureuse, nullement insultante dans l’intention ni la forme, mais qui provoque un tollé dans l’hémicycle pour son caractère jugé attentatoire à la mémoire de Louis XVI. De fait, Thomas Bouchet ne relève guère ensuite de formule aussi anodine ayant pu être considérée ultérieurement comme une insulte. Dans cet épisode, comme du reste pour la maladresse de langage de Goudchaux en septembre 1848, on note que l’auteur d’une formule jugée insultante se retrouve désarçonné par des réactions aussi violentes qu’imprévues par lui, puisque l’insulte n’a pas été préméditée. Ailleurs, à l’inverse, l’offense s’insère dans un dispositif souvent sophistiqué, à la fois tactique – l’orateur est choisi en fonction de ses ressources particulières (talent, sens de la répartie, spontanéité), le groupe parlementaire répartissant les rôles – et stratégique (le parti mandate en amont). Le cas de l’insulte communiste, « véritable marque de fabrique », illustre à l’extrême la structuration et l’emprise croissantes des forces politiques sur les acteurs à différentes échelles de la scène politique : pendant la Guerre froide, Roger Garaudy enseigne aux 182 députés du groupe parlementaire communiste les épisodes saillants de la vie politique des XIXe et XXe siècles, de sorte que divers anathèmes anarchistes (« chiens couchants », « lois scélérates »…) vont trouver une nouvelle jeunesse lors des séances de la fin novembre 1947…

7 L’ouvrage avance dans une réflexion sur les conditions qui rendent l’insulte possible, et ce dès l’épisode Manuel, enjeu d’une tension inaugurale entre la volonté (de répression accrue) de la Chambre et les rigueurs du règlement. Le rapport de forces évolue au bénéfice des assemblées, à telle enseigne que dans les premiers régimes républicains, parole et libertés parlementaires sont considérées comme sacrées, la coutume tendant à s’imposer contre la norme. Dans ces conditions, l’insulte jouit, à l’instar d’autres violations répétées du règlement (interruptions, discussions particulières…), de la plus grande impunité et d’une grande mansuétude de la part des présidents de séance. L’auteur souligne la passivité d’Édouard Herriot lorsqu’à la tribune, le député de la Fédération républicaine Louis Marin doute du droit de Léon Blum à exercer les fonctions de président du Conseil en raison de ses origines religieuses et « raciales », préparant ainsi le terrain pour l’intervention de son collègue Xavier Vallat – aussi tristement célèbre (« Pour la première fois ce vieux pays gallo-romain… ») que mollement combattue par le président de séance. Thomas Bouchet dénombre très peu de censures avec exclusion temporaire au XXe siècle, toujours contre des communistes : Doriot en 1926, puis Calas en 1947, enfin Duprat et Musmeaux en 1950. L’insulte constitue donc un bon révélateur d’une parole parlementaire peu encline à s’autodiscipliner. Le revers de cette liberté qui tourne à la licence est, bien entendu, le discrédit du régime et du personnel parlementaires, outre des revendications plus ponctuelles de dissolution anticipée de la Chambre des députés, au moment où la haine générale culmine en 1898.

8 La violence des attaques va donc croissant au fil du XIXe siècle, et exprime une « dégradation accélérée de la relation politique » (p. 127) à mesure que la courtoisie s’efface et que le personnel parlementaire change, à la suite notamment des élections-pivot de 1893, dont la portée n’est pas relevée par l’auteur. En pleine Affaire Dreyfus (22 janvier 1898), Jean Jaurès se voit soupçonné d’appartenance au « syndicat ». Il est frappant de constater à quel point le processus de généralisation de la haine en Chambre repose alors sur la perméabilité aux discours tenus à l’extérieur du Palais-Bourbon. La presse joue ici pleinement son rôle de médiation : elle relaie « l’insulte en images (des) ventrus de Daumier » (chap.3), propose le matériau à partir duquel Victor Hugo façonnera la figure de « Napoléon le Petit » (chap. 5). C’est elle qui « construit l’assaut verbal » en Chambre (p. 279) durant l’Affaire Dreyfus, par l’invention de formules qui corsent les descriptions de séance – pour, comme à son habitude, mieux déplorer les insultes et les dégâts produits. L’auteur ne se limite pas à la presse, et montre de manière probante que le dispositif des injures antisémites et sexistes opposé au projet de loi de Simone Weil fin novembre 1974 recycle des attaques lancées ça et là, dans les milieux anti-avortement (« Laissez-les vivre », fondé en 1971), depuis la hiérarchie de l’Église catholique ou même l’ordre des médecins.

9 Enfin, la question de l’efficacité de l’insulte parcourt l’ensemble de l’ouvrage, sous divers aspects. Le premier concerne l’activité parlementaire. Bien entendu, cela n’a guère d’effet sur les votes : arme de dissuasion du faible au fort utilisée par des députés de la Fédération républicaine (L. Marin, X. Vallat), elle n’infléchit pas le vote d’investiture de Léon Blum le 6 juin 1936, pas plus que les députés communistes ne parviennent, lors de folles séances fin novembre 1947, à repousser le projet de loi relatif à « la protection de la liberté du travail et à la défense de la République ». En fait, « l’insulte au singulier » maniée par les députés communistes vise plutôt à faire obstruction au travail parlementaire, car alors, ni l’indifférence, ni l’ironie, ni l’insulte en retour ne suffisent pour contrarier leurs attaques langagières. Dans un autre sens enfin, l’insulte propose un paradoxe fonctionnel : elle mine l’argumentation raisonnée, porte atteinte à l’honneur, mais dans le même temps « exprime dans les limites du tolérable le conflit des opinions » (p. 287) tout en évitant une confrontation physique entre les protagonistes. Cette idée séduisante est pourtant démentie par l’exemple de l’échange entre Jaurès et le nationaliste Bernis, qui en vient à frapper son adversaire par derrière en pleine séance le 22 janvier 1898, puis par l’assassinat du chef socialiste, largement conditionné par le soupçon d’antipatriotisme formulé en des termes injurieux, pour ne rien dire de ces nombreux duels provoqués par des offenses verbales en séance  [11].

10 Reste l’impact de l’insulte sur les trajectoires et carrières des acteurs politiques. Du point de vue de celui qui les énonce, commedans le cas de l’insulte prêtée à Manuel, la répression en précipite la perte : très affecté, ce député ne se représente pas en 1824, et meurt accablé en 1827. Il en va de même sous la Seconde République, lorsque le ministre des Finances Goudchaux, orateur laborieux, tombe dans une embuscade montagnarde préparée par le vieux militant républicain Charles Lagrange le 14 septembre 1848. Goudchaux se tient dès lors loin de la tribune : réélu en 1849, il démissionnera peu après de la vice-présidence de l’Assemblée législative. Inversement, en 1936, Xavier Vallat tire le plus grand profit de son agression verbale antisémite : immunisé par sa stature d’ancien combattant mutilé de la Grande guerre, fort apprécié par ses collègues de droite pour son talent oratoire pétri d’humour, son “morceau de bravoure” du 6 juin 1936 lui offre une sorte de brevet de compétence en matière d’antisémitisme, favorisant plus tard ses vues sur le Commissariat général aux questions juives. Mais il arrive que les adeptes de l’insulte s’exposent à leur tour à ses effets redoutables : Georges Clemenceau – dont tous craignent « l’épée, le pistolet et la langue » – est victime d’une « Chasse au Tigre » (chap. 7) menée au moment de l’Affaire du Panama. L’amplification de l’insulte de Déroulède notamment par la presse (le fameux « Aoh, yes ! » du Petit Journal le 19 août 1893) répand l’idée que le député radical aurait trahi l’intérêt national en faisant pénétrer l’influence étrangère (britannique). Le trait, contre lequel les ripostes habituelles (« Monsieur, vous en avez menti ! ») demeurent inopérantes, sera exploité par son adversaire victorieux au deuxième tour des élections législatives de septembre 1893. L’attaque met un coup d’arrêt provisoire à la carrière de Clemenceau, et la réoriente même, puisque son retour dans la vie parlementaire s’effectue en 1902 au Sénat.

11 L’efficacité de l’insulte n’est pourtant pas totale. Sa limite interne tient d’abord à sa réversibilité et à son caractère aléatoire : Gaston Crémieux, lorsqu’il lance à Bordeaux sa célèbre formule depuis les bancs d’une aile gauche parlementaire assez remuante et parisienne (« Majorité rurale, honte de la France ! ») n’a pas prévu que ses adversaires allaient s’inspirer de la formule de Ledru Rollin (« D’un outrage, faisons un drapeau ! ») pour se parer des vertus de la ruralité. Limite externe aussi, car, comme on le voit dans l’épisode de la fin 1947, l’action en impose au langage, et ce ne sont pas les perturbations parlementaires mais la résolution du gouvernement à lutter contre les grèves, qui amène la CGT à la négociation et Moscou à ordonner aux dirigeants communistes français la sortie de crise.

12 D’ailleurs, l’insulte en Chambre sous la Cinquième République n’a plus l’intensité ni l’efficacité d’antan : des attaques qui faisaient mouche et entrainaient à coup sûr un duel au début du XXe siècle ne suscitent plus aujourd’hui que des interrogations plus ou moins sincères sur l’équilibre mental de l’insulteur, fût-il Premier ministre. L’extinction des vols de « noms d’oiseaux » dans l’hémicycle est parfaitement expliquée par l’auteur : le désamorçage du vocabulaire de l’offense, la raréfaction des débats mémoriels ou passionnels, en dehors de certaines questions relatives aux mœurs (le PACS, mais auparavant le divorce et l’IVG, traité dans le chap. 12), ou aux libertés (presse, médias, internet), la professionnalisation du personnel et des pratiques parlementaires reléguant l’éloquence de tribune, la préférence envers un comique inoffensif sur les saillies mordantes, le déplacement du lieu de l’insulte politique vers la sphère médiatique, viennent s’ajouter à la réduction du périmètre d’action du Parlement. Peut-être y aurait-il lieu d’invoquer aussi l’emprise d’une communication politique très méfiante – ou simplement oublieuse – des vertus de l’offense ?


Date de mise en ligne : 24/09/2010

https://doi.org/10.3917/rhmc.573.0215

Notes

  • [10]
    Ces derniers, en régime censitaire, préférant le trait qui fait mouche en fi nesse à l’attaque frontale et grossière (p. 278).
  • [11]
    Voir François GILLET, La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier, 2008, p. 255-306 : « L’instrument des passions politiques ».

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