Couverture de RHMC_554

Article de revue

Isabelle Von Bueltzingsloewen, L'Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'Occupation, Paris, Aubier, 2007,508 p., 22€.

Page 234

Notes

  • [7]
    Par exemple parmi une abondante bibliographie, Jean-Pierre AZÉMA, François BÉDARIDA,Le régime de Vichy et les Français,Paris, Fayard,1992; Alain BELTRAN, Robert FRANK, Henry ROUSSO (éd.),Les entreprises sous l’occupation, une enquête à l’échelle locale,Paris, Belin,1994; Myriam CHIMÈNES, La vie musicale sous Vichy, Paris, Complexe,2001.
  • [8]
    Patrick LEMOINE, Droit d’asiles, Paris, Odile Jacob,1997.
  • [9]
    Isabelle VON BUELTZINGSLOEWEN (éd.), « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, Rennes, Presses universitaires de Rennes,2005.

1En 1987, la parution du livre du psychiatre Max Laffont,L’extermination douce. La mort de 40000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France sous le régime de Vichy avait lancé une polémique sur la qualification de la mort par inanition de milliers de malades mentaux internés en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce livre sortait au moment où les historiens revenaient sur divers aspects de la vie française sous l’Occupation, explorant aussi bien les domaines culturels que les questions sociales et économiques [7]. L’ouvrage contribuait ainsi à rappeler la nécessité d’être précis dans l’emploi de termes et d’expressions comme extermination, génocide et intentionnalité de la mise à mort à l’œuvre dans l’Europe occupée par les troupes nazies. Une décennie plus tard, un autre psychiatre du Vinatier, Patrick Lemoine, revenait à la charge, dénonçant dans un nouvel ouvrage le « génocide des malades mentaux », tout en soulevant la réprobation d’une partie de ses confrères [8]. Par ailleurs, dans le cadre des efforts de désenclavement de l’institution psychiatrique, l’hôpital du Vinatier mettait sur pied un programme d’animation culturelle destiné à créer des espaces de rencontre entre les malades et l’extérieur. Ce programme comprenait la création d’un groupe de recherche composé de psychiatres et de chercheurs en sciences sociales. Parce que la controverse intellectuelle s’était muée en polémique politique portée sur la place publique, le groupe comprit la nécessité d’une recherche historique spécifique. Elle fut confiée à Isabelle von Bueltzingsloewen, de l’université Lyon 2, spécialiste des questions de santé des deux côtés du Rhin.

2Dans une première étape de sa recherche, l’historienne avait organisé un colloque mettant en présence des historiens spécialistes de ce champ et des tenants de la thèse de l’extermination volontaire, provoquant des débats vifs mais relativement sereins. Car pour sortir de la stricte question de la mort programmée ou non des malades mentaux, elle avait choisi une problématique plus large, celle de la situation sanitaire des exclus durant l’Occupation. Un ouvrage collectif en fut tiré, dans lequel il s’agissait d’abord, après le constat de la pénurie et du rationnement touchant la plus grande partie de la population, de « préciser les frontières du groupe mal défini des exclus », plus menacés par la famine que les autres (p.299) [9].Étaient ainsi englobés dans une même fragilité, les marginaux du temps de paix (personnes très pauvres, sans ressources, sans domicile, population carcérale ou tout juste sortie de prison, nécessiteux en tous genres, malades psychiatriques ou non, pensionnaires d’asiles, vieillards, orphelins et autres individus sans famille) et les marginaux du temps de la guerre (sinistrés, réfugiés, opposants politiques,« réprouvés », « bannis », Juifs pourchassés, clandestins). Tout en faisant une large place aux « aliénés » internés dans les hôpitaux psychiatriques, l’une de ces populations les plus durement frappées, le livre donne également des aperçus neufs sur la sous-alimentation dans les prisons et les camps d’internement, ainsi que des études de cas concernant certaines catégories particulières comme les prisonniers de guerre, les marginaux urbains ou les enfants. C’est ainsi que les mécanismes d’une famine ayant touché les « aliénés », groupe particulier, fragilisé par la maladie et l’internement psychiatrique, sont rapprochés de l’ensemble de la situation sanitaire dans un pays occupé et soumis aux prélèvements considérables prévus dans les clauses de l’armistice. La dernière phrase de l’ouvrage, étayée sur l’ensemble des contributions, était une prise de position aussi ferme que concise sur la situation des Français durant la Seconde Guerre mondiale :« La famine provoquée par l’occupant allemand a donc mis au jour l’immense fragilité de tous ceux dont la survie en temps de crise n’est pas jugée impérative par la majorité d’une population qui n’est pas forcément acquise aux thèses d’un eugénisme radical ».

3Mais l’on sait que la mise en contexte, même la plus pertinente, ne suffit pas à tarir les débats. Ces Morts d’inanition ne pouvaient qu’être le prélude à une étude spécifique de la famine dans les hôpitaux psychiatriques. De ce point de vue, l’aboutissement de la recherche publiée sous le titre L’Hécatombe des fous, est d’un apport particulièrement important.

4La famine dans les hôpitaux psychiatriques au temps de l’Occupation demeure en effet un enjeu de mémoire pour les professionnels, médecins et soignants, engagés sur le terrain de la réforme des hôpitaux psychiatriques français. Les plus militants d’entre eux affirment qu’il y a bien eu une intention criminelle des autorités politiques et médicales, élément de plus pour justifier le bien-fondé de leur combat. Cette famine, avec ses conséquences sur la mortalité des patients enfermés dans les hôpitaux psychiatriques, est aussi un enjeu pour les pourfendeurs du régime de Vichy, soucieux au nom de la morale et de l’engagement politique de le charger de tous les opprobres.À cause de ce double enjeu, jamais éloigné d’une sévère accusation de prendre le mauvais parti, et pour faire place à la connaissance, Isabelle von Bueltzingsloewen n’a pas séparé dans son ouvrage le récit historique (la situation dans les hôpitaux psychiatriques entre 1940 et 1944) du récit mémoriel (comment le destin de ces dizaines de milliers de morts a été oublié, nié, minimisé puis comment s’est développée la polémique). Ce mélange est un exercice périlleux, dont l’auteure se sort avec finesse.

5La première embûche était celle du dénombrement. Combien de malades sont-ils morts d’inanition ? Est-ce que l’ampleur même du nombre des morts permet de passer du stade de la famine due aux pénuries à celui d’un « génocide » sciemment ordonné ? Comme pour toutes les questions de chiffrage, il lui a fallu renoncer à avancer des chiffres précis. Mais avec rigueur, elle montre comment on peut arriver à une approximation fiable qui, du reste, n’est guère différente de celle avancée dès les premières années de l’après-guerre par ceux qui s’intéressaient au sort de l’institution psychiatrique et de ses malades :environ 45000 malades mentaux internés dans les différents hôpitaux français sont morts de faim pendant l’Occupation. Au passage, elle explique que ce renoncement au dénombrement exact n’empêche pas de prendre la mesure du drame, en procédant à un calcul de surmortalité (p.34).

6La deuxième embûche était celle de la personnalisation des accusations vis-à-vis des soignants, pour certains toujours en vie au moment de la recherche. Selon les détracteurs du corps médical, certains auraient contribué à l’hécatombe de façon active et d’autres auraient laissé faire, se faisant ainsi complices du crime. De ce point de vue, l’étude de la 43e session du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française ouverte à Montpellier en octobre 1942 est éclairante :à l’image de la société française dans son ensemble, on y trouve un mélange de prises de position et d’engagements de part et d’autre de la ligne du pétainisme et de la collaboration. Cette coexistence d’engagements pour ou contre le régime de Vichy permet de montrer un corps médical complexe, ayant son lot d’humanistes essayant de sauver leurs malades et de personnalités s’accommodant plus facilement de temps difficiles.

7La troisième embûche venait de la forme à donner au récit historique. Fallait-il privilégier la narration classique ou mettre en avant ce que rechercheraient d’abord les lecteurs avides de comprendre la polémique ? I.von Bueltzingsloewen a choisi de présenter d’abord le contexte et l’histoire de la polémique elle-même, et de n’aborder la situation des hôpitaux psychiatriques au début de la guerre que par un retour en arrière placé aux deux tiers de son ouvrage. Ce parti peut être discuté, car il n’aide pas les lecteurs qui ignorent l’histoire de la psychiatrie à comprendre les tenants et les aboutissants de la polémique. Au milieu du XXe siècle, la sous-médicalisation, le surpeuplement, la faiblesse des moyens thérapeutiques régnaient dans la centaine d’hôpitaux pour aliénés répartis sur l’ensemble du territoire. Malgré le courant réformateur qui avait traversé la psychiatrie et la neuropsychiatrie dans les années 1930, les avancées sur le plan de la psycho-chirurgie ou de la psychanalyse touchaient encore peu ces établissements, dont beaucoup s’avéraient n’être pour leurs pensionnaires que de misérables mouroirs. Cela n’enlève rien aux conclusions essentielles que l’auteure en tire : si la mort de faim des 45000 aliénés représente une forme de violence de guerre, cela n’empêche pas qu’ils en ont été victimes en tant qu’exclus, car « l’hôpital psychiatrique est à l’image de la société : un monde profondément inégalitaire dans lequel ceux qui en ont les moyens, une minorité, peuvent contourner le rationnement et échapper à la famine » (p.109).

8Cette affirmation permet de replacer l’histoire des hôpitaux psychiatriques dans le contexte de la guerre. Elle pose la question du rôle de l’État, mais surtout des familles face au poids de la souffrance psychique de proches, le tout en l’absence de thérapeutiques apportant une réelle amélioration de leur état et sur fond de guerre, d’occupation, de désorganisation sociale, de suspension des libertés démocratiques et de profond désarroi. Mais on s’écarte là de la polémique militante pour entrer dans le domaine de la compréhension historique, ce qui est le meilleur compliment que l’on puisse faire à ce travail exemplaire.

Notes

  • [7]
    Par exemple parmi une abondante bibliographie, Jean-Pierre AZÉMA, François BÉDARIDA,Le régime de Vichy et les Français,Paris, Fayard,1992; Alain BELTRAN, Robert FRANK, Henry ROUSSO (éd.),Les entreprises sous l’occupation, une enquête à l’échelle locale,Paris, Belin,1994; Myriam CHIMÈNES, La vie musicale sous Vichy, Paris, Complexe,2001.
  • [8]
    Patrick LEMOINE, Droit d’asiles, Paris, Odile Jacob,1997.
  • [9]
    Isabelle VON BUELTZINGSLOEWEN (éd.), « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, Rennes, Presses universitaires de Rennes,2005.
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