1Que l’idée nationale se soit incarnée dans la musique comme dans d’autres arts est une évidence :les hymnes nationaux font d’ailleurs partie des symboles nationaux les plus forts et les plus courants. Mais au dela de cette évidence, bien des questions se posent. Certaines formes (l’hymne est initialement une forme propre à la musique sacrée) sont-elles prédestinées à un usage national(iste)? La musique en elle-même, indépendamment de tout texte, de toute référence, peut-elle avoir un sens national ? Le message national porté par la musique est-il normalisé, transposable ? C’est ce genre de questions qu’examine l’ouvrage de Didier Francfort, dont le titre dit assez l’ambition. Il n’est pas un panorama des musiques nationales, mais une approche historique des univers sonores et musicaux de la période qui sépare les guerres de 1870 et 1914, à l’échelle européenne.
2L’auteur part de l’hypothèse que les nationalismes européens conduisent à des attitudes esthétiques comparables (p.21), et fonde son analyse sur une démarche comparative, étayée de références nombreuses, souvent issues d’Europe centrale ou orientale.
3Son travail s’appuie en effet surtout sur l’usage de sources sonores, l’œuvre de nombreux compositeurs méconnus, parce qu’ils ne font pas partie du panthéon des histoires de la musique ou des genres « nobles ». À ces compositions, l’auteur ajoute de nombreuses lectures, toujours précisément mentionnées, dans le domaine de la construction des cultures nationales. L’histoire littéraire donne matière à des comparaisons particulièrement fécondes, et la réflexion théorique et philosophique est nourrie par la pensée d’Adorno (sur la fétichisation).
4Le style est limpide, le plan clair. Didier Francfort s’intéresse d’abord aux modalités de la fondation d’un art national (chap.1), montrant comment la musique nationale combine création et tradition, et forge la nation dans un processus de refondation continue.
5Étudiant ensuite les artisans de cette « invention » de la nation, il évoque les institutions majeures (conservatoires, écoles de musique), mais aussi le rôle de la censure, qui amène Verdi à transposer dans l’Orient antique l’asservissement du peuple dont il raconte la libération héroïque. Il présente le portrait de compositeurs qui se sont illustrés dans le genre de la musique nationale, insistant sur le fait que beaucoup d’entre eux sont des autodidactes, souvent périphériques ou marginaux par rapport à la nation en question. Il montre aussi comment la consécration de musiciens « officiellement nationaux » oppose entre eux ceux qui ont ce statut (Grieg, Dvorak, Liszt) et d’autres qui sont plutôt des « passeurs » (Mahler, Albeniz). Loin de se limiter à cette version relativement convenue de l’histoire de la musique, il entraîne le lecteur dans le monde des amateurs, les formations musicales militaires, les communautés religieuses, et dans l’univers des associations (chap. 2), particulièrement complexe et ramifié dans les pays d’Europe centrale. Ces pages apportent autant à l’histoire des sociabilités qu’à celle de la musique, trop souvent dédaigneuses des musiques « fonctionnelles » et de leurs théâtres. Didier Francfort s’attache ensuite aux formes adoptées par les musiques nationales, entre « esthétique du manifeste » et pédagogie musicale. La musique joue en effet un rôle majeur dans les rituels politiques et les fêtes publiques (chap. 3). Sa présence est même un indice du caractère performatif des cérémonies (p.89). Le culte auquel participe la musique, célébrant « un héritage de gloire et de regrets » (chap.4), s’appuie le plus souvent sur des références musicales explicites, des lieux et des instruments symboliques. Par son rôle dans ces rituels, la musique résiste à la sécularisation des sociétés et s’offre comme une réponse à leur laïcisation. La « religion de la musique » qui règne encore dans nos salles de concert en découle en partie. Analysant ensuite avec précision les éléments constitutifs des musiques nationales, Didier Francfort s’intéresse à la façon dont s’y exprime le rapport à l’altérité, la mesure dans laquelle on peut parler à leur sujet de « protectionnisme musical », mais aussi leurs emprunts à l’exotisme, la part d’ouverture à l’autre, qui suscite la découverte ou le rejet (chap.5). Plusieurs chapitres plus attendus sont consacrés à l’invention des folklores, au primitivisme et à l’illustration de la langue nationale dans la musique (chap. 6), aux évocations qui dessinent la « géographie musicale de la nation » (chap.7). Ces pages, qui développent dans le domaine musical des idées illustrées aussi dans la littérature ou les arts plastiques, complètent cependant utilement les données rassemblées par Anne-Marie Thiesse et par d’autres dans leurs ouvrages sur la construction des nations au XIXe siècle. L’auteur montre ensuite comment et pourquoi hymnes, chœurs et marches sont les médias les plus appropriés pour transmettre par la musique le sentiment national (chap.8), à travers l’esthétique de l’explicite (chap.9) qui les caractérise. Il fournit à cette occasion un éclairage intéressant sur l’histoire de la construction d’une identité masculine héroïque, qui passe aussi par l’évocation du travail des compositrices. Il découvre les formes intimes et novatrices cachées par le drapeau national brandi, et fait l’hypothèse que ce qui touche dans cette musique est davantage lié à l’expression identitaire, au travail de construction de soi, qui s’y exprime, qu’à la référence nationale elle-même. Il conclut en effet que la musique, loin de se présenter comme l’expression d’un chauvinisme exclusif, est à la fois « expression de l’individu et refuge de l’universalité » (chap.10).
6Un des aspects les plus passionnants de l’ouvrage est la façon dont il dessine les contours d’une Internationale musicale qui définirait les critères de définition des musiques nationales. Il insiste en effet sur ce que les inventeurs de ces musiques s’inscrivent dans un réseau européen, qui passe par des lieux de formation communs (le rôle de Leipzig est particulièrement important), des références partagées (la musique russe par exemple). Loin de se placer dans un isolement hautain, les musiciens « nationaux » obéissent au contraire à des modes européennes. C’est précisément cette Internationale musicologique, familière des folklores, qui les « normalise » pour assigner à toutes les musiques des caractéristiques nationales. La promotion des musiques en question nécessite en effet une reconnaissance internationale, d’où résultent de véritables stéréotypes musicaux. On ne peut donc pas vraiment parler d’ère des nationalismes en musique avant 1914. Plusieurs autres idées reçues ne résistent pas dans la lecture du livre de Didier Francfort. C’est évidemment le cas de l’idée de nation musicale comme essence, ou de celle de la permanence des identités nationales dans la musique. Il démontre aussi que la culture de loisir contribue bien davantage à l’émergence des musiques nationales que la culture de guerre. Il renverse enfin complètement l’idée d’une instrumentalisation de la musique par la nation.« Nous cherchions à évaluer comment la construction de la nation et les mouvements patriotiques ou nationalistes utilisaient la musique. Nous en arrivons à poser que la production musicale s’est en partie servi de ce cadre de la nation, par exemple pour s’émanciper des traditions », conclut-il.
7Aussi documenté que suggestif dans ses analyses, le livre de Didier Francfort est donc une contribution précieuse à l’histoire culturelle du XIXe siècle.