Notes
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[1]
Cet article prend appui sur ma thèse : « La réaction industrielle. Mouvements antitrust et spoliations antisémites dans la branche du cuir en France, 1930-1950 », sous la direction de Michel Margairaz, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, 2004.
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[2]
L’Univers Israëlite, 93e année, n°52-53,26/8-02/09 1938, p. 819. Je remercie Jean Laloum qui m’a communiqué ce document.
-
[3]
L’Illustration, p. 85-89, n°4759,19 mai 1934.
-
[4]
Nathalie CHAUVEAU, « Les usines Bata et leur politique sociale à Zlin et à Hellocourt pendant l’entre-deux-guerres », mémoire de maîtrise, s. d. Antoine Mares, INALCO, 2001-2002, p. 44.
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[5]
Réalisé en 1938, ce bâtiment entièrement climatisé était le plus haut du pays à l’époque, avec 77,5 m de hauteur sur 16 étages. Ibid., p. 37.
-
[6]
Toutefois, il est avéré que l’ouvrage de R. PHILIPP, Der unbekannte Diktator, Thomas Bat’a, qui aborde notamment la question des rapports sociaux dans le groupe, circule dans les milieux professionnels français. Voir par exemple Archives nationales, Paris [désormais AN], CE 113, « cuirs et peaux, enquête auprès des groupements, dossier V. », R. PHILIPP, op.cit., Vienne et Berlin, 1928.
-
[7]
Paul DEVINAT, Les conditions de travail dans une entreprise rationalisée. Le système Bata et ses conséquences sociales, Genève, Bureau international du travail, 1930,49 pages. Vitèzlav REC, « Essai de rationalisation industrielle. La maison Bata », thèse pour le doctorat de droit, Université de Toulouse, 1930. Hyacinthe DUBREUIL, L’exemple de Bat’a. La libération des initiatives individuelles dans une entreprise géante, Paris, 1936. Concernant Dubreuil, l’enquête sur Bata et les conclusions qu’il en tire sont à replacer dans le droit fil de ses réflexions portant sur l’organisation du travail et les moyens de dépasser les conflits entre patrons et ouvriers afin d’augmenter la productivité des entreprises au bénéfice présumé de tous ses acteurs. Parmi son importante bibliographie, il faut citer : La république industrielle, Paris, Bibliothèque d’éducation, 1924; Standards, Paris, Grasset, 1929; et volume théorique précédant son ouvrage sur Bata, À chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté, Paris, Grasset, 1935.
-
[8]
V. VALENTIN-SMITH, « Une affaire organisée : Bat’a », thèse pour le doctorat de droit, Université de Paris, 1936.
-
[9]
Voir aussi : L’Usine, 19 déc. 1935, p. 15; de très nombreux numéros du Bulletin mensuel du Syndicat général de l’industrie de la chaussure de France, durant les années 1930; Bulletin du Syndicat professionnel des ouvriers et des employés des usines à Hellocourt (Moselle), 1re année 1937; Jean-Marcel JEANNENEY, « L’industrie et le commerce de la chaussure », in Annales économiques, p. 90-100, n°1, 1938; Paul LEROY, L’industrie de la chaussure. Économie libérale, économie dirigée, Nancy, 1943.
-
[10]
AN, CE 8,36,171; AN, F12 9579, extrait 3, « Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, dossier Bata, n°106,1945-1951 » [désormais CNIE 106]; Archives du Crédit Lyonnais, Paris [désormais ACL], DEEF 57215, « dossier Bata, 1949-1951 »; Services des archives économiques et financières, Savigny-le-Temple [désormais SAEF], archives Gaston Cusin, 5A 64, dossier 562, « articles chaussants ». Le dépôt récent des archives de Bata Hellocourt aux Archives départementales de la Moselle, à la suite de la fermeture de l’usine en décembre 2001, devrait permettre de combler certaines de nos lacunes.
-
[11]
Aimée MOUTET, Les logiques de l’entreprise, la rationalisation dans l’industrie de l’entre-deux-guerres, Paris, 1997, Éditions de l’EHESS, 495 pages; Daniel LEFEUVRE, Chère Algérie, 1930-1962, Paris, ADHE, 2000; N. CHAUVEAU, « Les usines Bata… », mémoire cit.
-
[12]
ACL, DEEF 57215, Bata, 1949-1951, « Visite des usines Bata à Hellocourt par Moussey (Moselle)», note n°9840, juin 1949.
-
[13]
Archives de la Banque de France, Paris [désormais ABdF], rapport d’inspection de la succursale [désormais RI] de Fougères, 1933.
-
[14]
Une estimation précise du nombre d’entreprises s’avère toutefois malaisée. Les chiffres retenus au milieu du XXe siècle se situent autour de 3000 fabriques de chaussures, en prenant en compte les très nombreuses entreprises artisanales. Par ailleurs, en 1942, on a recensé environ 59000 points de vente, dont 600 seulement dépendaient des réseaux succursalistes. Pour ces chiffres, ainsi que pour les problèmes spécifiques que posent les statistiques de la première moitié du XXe siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, F. LE BOT, « La réaction industrielle… », thèse cit.
-
[15]
On retrouve, durant l’Occupation, parmi les actionnaires de la société exploitant l’usine de Vernon, le colonel Rimailho. RIMAILHO, qui compte parmi les premiers disciples de Taylor en France, a rédigé, conjointement avec Hyacinthe DUBREUIL, Deux hommes parlent du travail, Paris, Grasset, 1939, dans lequel ils défendent l’organisation de l’entreprise sous la forme de fédérations d’ateliers autonomes. Rappelons que H. Dubreuil, thuriféraire du modèle Bata est aussi l’un des conseillers de la CGT de Léon Jouhaux sur les questions d’organisation jusqu’en 1931, puis travaille aux côtés d’Albert Thomas au Bureau international du travail à Genève jusqu’en 1938. Durant l’Occupation, il fait partie de la commission sociale de la tannerie-mégisserie. Ces exemples, auxquels il faudrait également adjoindre celui de Jean Coutrot, illustrent la constitution, dans les courants organisateurs français d’une tendance bataphile qui mériterait, au même titre que la bataphobie, d’être étudiée. Voir pour Dubreuil, La Halle aux cuirs, numéro du 24 janv. 1941; Martin FINE, « Hyacinthe Dubreuil : le témoignage d’un ouvrier sur le syndicalisme, les relations industrielles et l’évolution technologique de 1921 à 1940 », Le mouvement social, n°106, janv. 1979, p. 45-63; Patrick FRIDENSON, « Dubreuil, Hyacinthe », in Jean MAITRON, Claude PENNETIER (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. XXVI, 4e partie, 1914-1939, Paris, Éditions ouvrières, 1986; Lucette LE VAN-LEMESLE, « La “république industrielle” de Hyacinthe Dubreuil ( 1883-1971), ou la dérive corporatiste », in Steven L. KAPLAN, Philippe MINARD (éd.), La France, malade du corporatisme (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 2004, p. 387-401. Voir pour Coutrot, Michel MARGAIRAZ, « Le système Bat’a : small is beautiful, ou “l’humanisation” des “entreprises mammouth”», in L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France (CHEFF), 1991, p. 327-328, et également p. 352.
-
[16]
La dénomination du groupe en France est « Bata ». Les protestataires l’écrivent régulièrement sous la forme tchèque « Bat’a », pour rappeler, jusque dans la graphie du nom, l’origine étrangère de la firme.
-
[17]
AN, F12 8792, « rapport sur la situation de l’industrie des cuirs et peaux et les industries dérivées », p. 11.
-
[18]
Entre 1927 et 1931, les importations de chaussures sont multipliées par près de 13,5 en quantité, passant de 300000 paires à quatre millions, et par plus de 6 en valeur. Dans ces importations, il entre une part notable de chaussures Bata.
-
[19]
Bulletin du Syndicat général de l’industrie de la chaussure de France, n°65, oct. 1930.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Philippe MINARD, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, p. 155; Jean-Claude DAUMAS, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 339-353.
-
[22]
Ibid., p. 341.
-
[23]
Elles se stabilisent autour d’un million de paires par an.
-
[24]
Ainsi, pour une paire de chaussures homme trépointe, le prix moyen subit une baisse de 54% entre 1928 et 1935. Concernant les faillites, le nombre de fabriques à Fougères est passé de 90 en 1929 à 73 en 1935. Il n’y en a plus que soixante et une en 1939. Autre exemple, à Limoges le nombre de manufactures de chaussures est passé de soixante-sept en 1929 à quarante-trois en 1934. ABdF, RI Fougères 1935,1949; ABdF, RI Limoges 1931,1934.
-
[25]
Il produit alors approximativement 10% de la production française de chaussures.
-
[26]
Le comité est placé sous le patronage du maire, du président de la chambre de commerce, de Gaston Cordier, président de la chambre patronale de la chaussure, de Joseph Fournier, secrétaire de la Fédération nationale confédérée des cuirs et peaux, et enfin du président du syndicat des voyageurs en chaussures et du directeur des syndicats professionnels de coopératives. Son appel est un véritable condensé des diverses facettes de la xénophobie, dénonçant tout à la fois les « Polaks » et « la finance internationale camouflée ». Sans référence explicite à l’antisémitisme, les expressions choisies ne semblent pour autant pas innocentes. Ce texte met en place les différents thèmes qui sont ensuite développés par les comités « anti-Bat’a » dans toute la France au cours des mois suivants. Voir archives de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, VI-1.20 ( 2), industrie de la chaussure 1935-1940.
-
[27]
Ils mettent d’ailleurs leur menace à exécution en publiant, après l’adoption de la loi, la liste des parlementaires qui ne l’ont pas votée.
-
[28]
D’après notre pointage, le 1er janvier 1934, le Syndicat général de la chaussure de France, regroupant des industriels de la chaussure, compte 385 adhérents; le 1er janvier 1936, la même organisation, devenue entre-temps la Fédération nationale de l’industrie de la chaussure de France, publie la liste de 618 adhérents. En 1937, elle en compte 739; en janvier 1939,837.
-
[29]
Le moniteur de la cordonnerie, 29 fév. 1936, p. 75-76. M. Joseph Biné président du comité et MM. André Moreau et Robert Boutevillain, secrétaires, assistent à cette réunion. M. Moreau se distingue, au cours de la décennie 1935-1945, par ses positions exclusivistes, xénophobes et antisémites. C’est lui, par exemple, qui représente le comité auprès du « bureau international pour la défense du cuir et de la chaussure », créé en 1936 par le Congrès international du commerce du cuir et de la chaussure, pour lutter contre Bata à l’échelle européenne. Durant l’Occupation, il s’implique très activement dans l’« aryanisation » économique. Il participe également, avec M. Boutevillain, aux comités d’organisation instaurés par Vichy. Joseph Biné, quant à lui, tombe sous le coup, en 1942, des mesures antisémites. Il tente alors de se défendre en rappelant son passé corporatiste à travers l’exemple de la lutte anti-Bata. Voir F. LE BOT, « La réaction industrielle… », thèse cit.
-
[30]
« Loi tendant à protéger l’industrie et le commerce en détail de la chaussure », Journal Officiel de la République française [désormais JORF ], 24 mars 1936.
-
[31]
La référence apparaît à l’époque transparente. Il s’agit du groupe André, commanditaire d’une entreprise de réparation de chaussures, la société Maison Pierre.
-
[32]
Le moniteur de la cordonnerie, 29 fév. 1936, n°4.
-
[33]
« Loi ayant pour but de protéger l’artisanat de la chaussure », JORF, 8 avr. 1936.
-
[34]
L’expression est utilisée par exemple par le président du syndicat corporatif des voyageurs et représentants en cuirs et peaux dans un article appelant à la formation d’un comité corporatif intersyndical, Le moniteur de la cordonnerie, n°10,5 avr. 1934. Cette publication est d’ailleurs dirigée par l’un des théoriciens français du corporatisme, Pierre Lucius.
-
[35]
AN, CE 8, Projet de loi instituant un « comité professionnel de la chaussure », daté du 14 fév. 1939 et signé par Albert Lebrun.
-
[36]
Il faut attendre la loi du 16 août 1940, dans un autre contexte et selon des modalités différentes, pour qu’un comité d’organisation de la chaussure voie le jour.
-
[37]
Cf. Jean-Pierre LE CROM, Syndicats, nous voilà, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, p. 287-290, et sa contribution dans S. L. KAPLAN, P. MINARD (éd.), La France, malade…, op. cit.
-
[38]
L’article 2 obligeait, dans les mêmes conditions, les entreprises de distribution à demander l’autorisation du ministère, sans toutefois que celui-ci n’ait à consulter le CNE.
-
[39]
Cette commission est composée de cinquante membres; seul Robert Tailledet, en tant que membre de la commission au titre de la Confédération Générale de l’Artisanat français (CGAF), est repéré par nos soins comme un représentant des artisans cordonniers : il préside la Fédération de la petite industrie de la chaussure, affiliée à la CGAF.
-
[40]
La Xe section est présidée par René Lepage, président du Syndicat général des cuirs et peaux de France, affilié à la Confédération générale du patronat français, auprès de laquelle il est d’ailleurs chargé des questions relevant des industries du cuir. Le vice-président est Joseph Fournier, président de la Fédération nationale des cuirs et peaux et parties s’y rattachant, affiliée à la CGT. Jacques Bonvallet et Maurice Sentuc, membres de cette même fédération, complètent la représentation ouvrière; du côté du patronat on trouve aussi Alfred Hunebelle de la Fédération nationale de la chaussure de France et Gustave Papelard de la Fédération de la petite industrie de la chaussure. La XIIe section, à partir de 1938, a pratiquement la même composition que la Xe, si ce n’est que du côté patronal, la Fédération de la petite industrie de la chaussure perd sa représentation, tandis que la Fédération des chambres syndicales de la maroquinerie, gainerie, etc., entre au sein de la section en la personne de M. Mauger. Enfin, le vice-président du Syndicat général des cuirs et peaux, M. Voituriez, renforce l’effectif, donnant au passage une plus forte représentation patronale par rapport à la représentation ouvrière.
-
[41]
Ces dossiers sont numérotés de 1 à 241; cinq dossiers n’ont pas de numéro d’ordre. AN, CE 170,171. Voir également les procès-verbaux des séances de section en AN, CE 8,34 à 37.
-
[42]
AN, CE 171, dossier 238, déposé le 13 juillet 1939.
-
[43]
AN, CE 171, dossier 191, déposé le 22 février 1939.
-
[44]
Ibid., dossier 219, déposé le 2 juin 1939.
-
[45]
AN, CE 8, séance du 20 juin 1939.
-
[46]
AN, CE 171, dossier 188, demande déposée au ministère du Commerce le 19 février 1939.
-
[47]
AN, CE 171, dossier 233, Sté Bat’a à Alger.
-
[48]
Daniel Lefeuvre signale que dès 1930 un groupe « chaussure » s’est organisé au sein de ce syndicat pour lutter contre la menace représentée par Bata qui venait d’ouvrir des succursales en Algérie. Son président M. Akoun revendique alors une part du succès obtenu avec l’extension de l’application de la loi Le Poullen à l’Algérie : D. LEFEUVRE, Chère Algérie…, op.cit., p. 138.
-
[49]
AN, CE 171, dossier 233, Sté Bat’a à Alger.
-
[50]
Ibid., pièces fournies par le ministère du Commerce, déjà citées.
-
[51]
AN, CE 8. Les chiffres du ministère du Commerce, au 18 février 1938, indiquent que 1200 demandes d’ouvertures ont été déposées depuis l’adoption de la loi, que 704 refus ont été formulés ( 59%), dont 227 ( 20%) à l’encontre de Bata.
-
[52]
AN, CE 36, séance du 7 juillet 1936, dossier Pomez.
-
[53]
AN, CE 8, séance du 30 mars 1939. La société Bata trouve en fait refuge en Angleterre durant la guerre et installe son siège, après-guerre, au Canada.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Ibid.
-
[56]
AN, CE 36, section professionnelle du cuir, séance du 30 juillet 1937.
-
[57]
On peut citer par exemple, AN, CE 171, dossiers 93,99,165,223,226,232,238, etc.
-
[58]
AN, F1210697, « Programmes chaussures, affaire Bata ».
-
[59]
Le 14 novembre 1941, un intendant en poste à Châteauroux intervient auprès de l’intendant général Jarillot, pour obtenir une audience pour « son ami » Robert Vogt, patron de Bata en France. Il lui signale notamment que « la malveillance de certains de leurs concurrents qui se manifestaient avantguerre n’a pas cessé et pourrait être une cause indirecte des retards apportés par le Comité d’organisation du cuir à délivrer les matières nécessaires à l’activité de la Société ». AN, F1210697, idem.
-
[60]
AN, AJ38 2112/6407.
-
[61]
AN, AJ38 4546/7158.
-
[62]
« Ordonnance du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actes de ceux de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition », JORF, 22 avr. 1945.
-
[63]
AN, F12 9579, extrait 3, CNIE 106. Jugement de la Cour d’appel de Colmar, 1re Chambre civile, rendu à l’audience publique du 25 mai 1948,10 pages.
-
[64]
AN, F12 9579 extrait 3, CNIE 106.
-
[65]
Ibid., lettre du président de la commission d’épuration du Bas-Rhin au président de la commission d’épuration du Comité de Libération à Paris, le 31 août 1945.
-
[66]
Pour être complet, il faut signaler qu’il s’excuse de ce soutien deux ans plus tard. Ibid., lettre du vice-président de la Fédération nationale de l’industrie de la chaussure de France, le 9 juillet 1945, puis lettre d’excuse du 10 novembre 1947.
1En 1938, un écho, paru dans L’Univers Israëlite, signale les attaques formulées à l’encontre de l’industriel tchèque Bata par ses concurrents allemands, attaques amplifiées par la presse nazie [1]. Jan Bata est notamment mis en cause comme juif [2]. En France, au cours de la même période, une virulente campagne anti-Bata est orchestrée par les milieux professionnels contre cette entreprise qualifiée de « trust étranger » et accusée de « concurrence déloyale » à l’encontre des fabricants français de chaussures. Cette campagne débouche sur le vote de lois malthusiennes, favorise un débat à la teneur corporatiste, et libère le flot de l’expression xénophobe et antisémite. Durant l’Occupation, l’entreprise fut spoliée, non comme entreprise « juive », mais parce que située en territoire annexé par le Reich. Après la guerre, le processus de restitution fit remonter à la surface rancœurs et haines à l’encontre de Bata.
2L’histoire de cette entreprise, de son accueil en France, de son développement, se situe au croisement d’une histoire économique, celle des mutations dans l’industrie de la chaussure au milieu du XXe siècle, et d’une histoire sociale, celle de la montée de l’exclusivisme comme précepte économique avant d’être érigé en principe politique. Bata n’est pas « juive ». La question a-t-elle un sens ? Entre 1930 et 1950, d’aucuns se le demandèrent.
LE « GIGANTISME » DE BATA ZLIN
3Le cœur du groupe, situé à Zlin en Moravie, photographié et présenté par L’Illustration en mai 1934 [3], a dû impressionner plus d’un esprit à l’époque.
4Loin d’être une simple usine, il s’agissait d’une véritable ville, surnommée
« Bataville », couvrant plusieurs hectares, rassemblant de multiples bâtisses
(trente-huit bâtiments pour le seul domaine de la production), alimentée par
un réseau de vastes artères, parcourues, du moins si l’on en croit les photographies de l’époque, par une nuée d’automobiles et un flot dense d’ouvriers. Sur
le site étaient regroupés des tanneries, une briqueterie, une fabrique de produits chimiques, une usine de constructions mécaniques et de réparation de
machines, des ateliers pour la production de caoutchouc, une fabrique de
pâtes à papier et de carton (pour les emballages de chaussures notamment),
une de tissus (pour les doublures des chaussures et pour les chaussettes), une
de cirage. On trouvait aussi une imprimerie, une maison d’édition, un studio
de cinéma pour les films publicitaires, etc. L’ensemble était pourvu en
matières premières par les forêts, les mines et les raffineries, propriétés du
groupe en Moravie méridionale. Les ouvriers, les « Batamen », et leurs familles,
avaient à leur disposition tous les services nécessaires à la vie quotidienne :
logements, magasins, écoles, hôpital, journal, salles de cinéma, etc. En fait, il
s’agissait quasiment d’un univers totalitaire, à mi-chemin entre Orwell et
Chaplin : Orwell pour les slogans, plus de 600, inscrits sur les façades des bâtiments, martelant « une usine, un but », « propreté et ordre = qualité » ou « le travail anoblit l’Homme » [4]; Chaplin, pour l’immeuble de l’administration,
surplombant l’usine, avec sa pièce-ascenseur aménagée en bureau pour le responsable qui, sans quitter son siège, à l’aide d’une simple pression sur un
bouton, pouvait se déplacer d’étage en étage et contrôler chacun des services,
chacun des employés [5]. Cette dimension totalitaire échappe largement aux critiques des concurrents français de Bata [6]. Sans avoir besoin d’aller plus loin
dans l’analyse, il faut garder à l’esprit cette dimension pour éviter tout angélisme face aux réalités du groupe Bata.
5Le fonctionnement de l’entreprise nous est connu par une série de travaux anciens ou plus récents, qui mériteraient d’être complétés. Quelques auteurs eurent à l’époque la curiosité de se rendre à Zlin pour prendre la mesure de ce « gigantisme » [7]. D’autres ne firent que s’inspirer des ouvrages déjà existants [8]. Tous, impliqués dans un débat portant sur les mérites et les défauts du système Bata, doivent être utilisés avec précaution. Leurs écrits, toutefois, reflètent ce que les contemporains, et particulièrement les concurrents de Bata, pouvaient savoir de l’entreprise [9]. Des archives non publiées [10] ainsi que des travaux récents [11] viennent confirmer que, dans ses grandes lignes, le système Bata était déjà bien appréhendé dans les années 1930.
6L’entreprise a été créée en 1894 par Thomas Bat’a. Il la dirige jusqu’à sa disparition accidentelle et son remplacement par son demi-frère, Jan Bata, en 1932. Jusqu’en mai 1931, elle est propriété directe de la famille. Elle devient ensuite une Société anonyme par actions, tout en demeurant sous le contrôle des Bat’a. À l’origine, c’est une petite entreprise de fabrication et de réparation de chaussures, qui ne compte pas plus de cinquante ouvriers. Elle connaît un important développement au cours de la Première Guerre mondiale grâce aux commandes militaires, ce que ne manquent pas par la suite de lui reprocher ses détracteurs en accusant l’entreprise d’avoir profité de la guerre. En 1900, l’usine de Zlin compte 120 ouvriers; en 1914,2000; en 1917 elle en occupe 4000. Après-guerre, les effectifs diminuent pour tomber à 1800 salariés en 1923. Ce n’est qu’à partir de cette date, et surtout de 1927, que les effectifs connaissent à nouveau une forte augmentation : 3000 en 1924,8300 en 1927, 12000 en 1929,43000 en 1935. Dans le même temps la production quotidienne de chaussures de l’usine de Zlin passe de 8000 paires en 1923 à 75000 paires en 1928 et en atteint 168000 en 1935 (soit une production en 1935 de 42,5 millions de paires par an). Notons enfin que l’entreprise arrive entre 1922 et 1927 à diviser le prix moyen d’une paire de chaussures par quatre.
7Les augmentations en terme d’effectif et de production, la baisse des coûts de revient et donc du prix des chaussures, correspondent à la réorganisation du travail dans l’usine : planification de la production, système d’autonomie des ateliers, installation de chaînes de fabrication. À Zlin, le service central des études fixe le programme de fabrication pour une durée de six mois, soit pour une saison commerciale. Ce programme est subdivisé en une série de programmes quotidiens et hebdomadaires, répartis entre toutes les unités de production de l’usine. Cette planification de la production s’appuie sur un suivi hebdomadaire des ventes dans les différents magasins de Bata. Chaque unité de production fonctionne de manière autonome, se voyant attribuer un programme de production à respecter et une comptabilité financière à équilibrer.
8L’atelier achète toutes les matières premières qui lui sont nécessaires, ainsi que la force motrice et la lumière. Il paie ses ouvriers et son chef et vend ce qu’il a fabriqué. Chaque atelier est ainsi client et fournisseur des autres unités de l’usine. Les opérations restent cependant fictives, puisqu’il n’y a pas échange de numéraire. Le dépassement, en terme de production, du programme fixé, débouche sur un « bénéfice » – en fait une prime qui est répartie entre le chef d’équipe et les ouvriers qualifiés. Les ouvriers non qualifiés et les manœuvres doivent se contenter, quant à eux, d’une rémunération fixe. Ce mode d’intéressement aurait concerné 30% du personnel de Zlin. En cas de perte, c’est le chef d’équipe qui se voit retirer une partie de ses primes de l’année antérieure.
9Le réseau de distribution est assujetti aux mêmes règles, le gérant d’une succursale ayant un programme de vente à réaliser qui conditionne le versement ou la retenue des primes. Il faut souligner, cependant, que dans les faits, les primes en question ne sont pas payées directement aux employés. Elles sont déposées sur des comptes qui alimentent la trésorerie de l’entreprise Bata. Ces comptes produisent des intérêts, mais les possibilités de retrait de l’argent déposé s’avèrent très réduites. Dans une large mesure cet argent n’est mis à la disposition de l’employé Bata qu’au moment de son départ de l’entreprise ou lors de la retraite. Ce système semble être un élément important de l’indépendance financière de l’entreprise. En juin 1949, alors que le Crédit Lyonnais se trouve sollicité par la branche française de Bata pour faire face à des difficultés de trésorerie, un inspecteur de la banque souligne le caractère exceptionnel de ces demandes, car les « sociétés Bata [… ] cherchent toujours à se financer par leurs propres moyens » [12]. Cet inspecteur évoque par ailleurs le système d’intéressement qui, comme à Zlin, a cours dans l’usine et les magasins français; on ne peut dire, dans l’état actuel de nos connaissances, si le blocage des fonds y était aussi la contrepartie de l’attribution de primes.
10Les chaînes font leur apparition dans l’usine en 1927. Elles concernent en partie les piqûres-tiges, le montage et l’assemblage des chaussures et les tâches de finition. Le travail de préparation des cuirs, en particulier la coupe, ne se fait pas à la chaîne. Ces chaînes sont à avance commandée, soit des tapis roulants sur lesquels sont établis les supports transportant les chaussures par paires.
11Les postes de travail, les machines, sont répartis le long du tapis roulant et le travail se fait hors du convoyeur, en un temps chronométré. Les machines sont amovibles et alimentées par un moteur électrique facilitant leurs déplacements dans l’atelier ou entre ateliers, notamment en cas de panne. Enfin sur les tapis roulants sont installés des séchoirs pour assurer le séchage des chaussures en cours de fabrication. L’ensemble a nécessité des études techniques complexes et surtout de gros investissements. Par comparaison, dans les années 1930, les usines françaises les plus modernes, mise à part Bata Hellocourt, à savoir l’usine du groupe André, près de Nancy, ou celle de la société Pillot, près d’Orly, disposent d’équipements bien moins performants : par exemple, les tapis roulants sont à marche sans fin et ne disposent pas de support pour les paires de chaussures, laissant la liberté à l’ouvrier de prendre puis de reposer la chaussure à son rythme. Le rendement obtenu est moindre : chez André, la production moyenne par ouvrier se situe autour de cinq à six paires par jour, alors qu’elle est de onze chez Bata. Précisons que chez Morel et Gâté, la principale entreprise du grand centre de production de chaussures fougerais, elle est seulement de deux et demi [13].
BATA ARRIVE EN FRANCE
12L’installation de Bata en France date de 1926, avec la création des premiers magasins à Roubaix et à Tourcoing. Elle s’inscrit dans une dynamique de croissance à l’échelle internationale. Dès 1934, la firme dispose de 300 magasins en Amérique du Nord, d’un millier en Asie, de plus de 4000 en Europe, en comptant les quelque 250 succursales françaises. En 1938, le groupe emploie un peu plus de 65000 personnes à travers le monde, dont 36% hors de Tchécoslovaquie.
13En avril 1930, se constitue la société anonyme Bata France, ayant son siège social à Strasbourg. Elle lance alors la construction d’une usine en Meurthe-et-Moselle, à Hellocourt, près de Moussey. Cette usine est bâtie sur un domaine de 580 hectares, qui comprend un château, une ferme, une quinzaine d’hectares de terres agricoles, des bois et qui est traversé par le canal de la Marne au Rhin et par la voie ferrée d’Avricourt à Sarreguemines, ce qui facilite l’expédition de la production. Les bâtiments sont au nombre de huit, dont la moitié comporte quatre étages. Un seul de ces bâtiments sert d’atelier de fabrication pour les chaussures : au premier étage sont découpés et préparés les semelles et talons; au deuxième sont préparées et montées les tiges; les huit chaînes de montage de chaussures sont installées aux deux derniers étages. La fabrication d’articles en caoutchouc et l’atelier où sont construites et réparées la plupart des machines utilisées, sont répartis dans les autres bâtiments. Une centrale thermique assure l’alimentation électrique de l’ensemble.
14Les ouvriers, au nombre de cinq cents, sont logés avec leurs familles autour du site de fabrication, dans des pavillons de deux à quatre logements et des immeubles avec chambre individuelle pour les célibataires. Outre les logements, on trouve une chapelle, une école, des magasins, constituant une véritable « Bataville » sur le modèle tchèque.
15Les principes d’organisation appliqués à Zlin, se retrouvent à Hellocourt :
outre le système d’intéressement déjà évoqué (sans que l’on sache, si les pertes
étaient aussi imputées aux salariés) et qui concerne comme à Zlin 20 à 30%
du personnel, on retrouve la planification de la production, la comptabilité
hebdomadaire et semestrielle et l’autonomie des ateliers. En 1935, l’usine produit 10000 paires de chaussures par jour (soit 2,5 millions de paires de chaussures par an), en employant 2400 ouvriers.
16À l’époque de l’installation de Bata en France, la filière de la chaussure se caractérise par une importante dispersion et un émiettement des forces productives. Les petites et très petites entreprises dominent numériquement l’ensemble et le très grand nombre de points de vente donne un bon aperçu de la faible intégration du secteur [14]. Cet apparent archaïsme de la branche, s’il recouvre certaines réalités, ne doit pas pour autant masquer le dynamisme de pans entiers de cette économie adaptée à des segments de marchés spécifiques (le luxe, les marchés de proximité, etc.) et regroupés, pour partie, au sein de districts industriels (Fougères, Limoges, Romans, etc.) qui ont pu entraîner dans une dynamique de croissance leurs micro-régions respectives. Surtout, sous l’influence de Bata et de sa réussite à l’échelle européenne, certains groupes français se sont lancés dès la fin des années 1920 dans un processus d’intégration, de concentration et de rationalisation de leurs structures productives et commerciales. Évoquons le groupe Ehrlich qui le premier, en 1928, introduit le montage des chaussures à la chaîne dans son usine de Saint-Amand (Cher). Citons également le groupe André qui intègre progressivement toutes les phases de la filière : tannerie, fabrication à la chaîne, commerce, réparation. Ce groupe possède, dès 1906, douze magasins, cinquante-sept en 1914 et 135 en 1935.
17Avec les années 1930, alors que l’on assiste à un resserrement de la consommation, les groupes intégrés vont se montrer supérieurs dans la prescription de produits peu onéreux adaptés aux attentes d’une clientèle paupérisée.
18Les concurrents plus modestes tentent, au gré de leur capacité, de s’adapter.
19Cependant, ils se heurtent, entre autres, à des problèmes d’échelle (limites de leur capacité productive, de leur bassin d’emploi et dispersion de leurs débouchés) et à la faiblesse de leurs ressources financières (faiblesse des capitaux propres, fragilités des banques locales qui s’avèrent souvent leur seul recours en terme de crédit). Certaines entreprises tentent d’adapter les recettes des grands groupes à leur propre situation. La réussite s’avère toutefois très inégale : échec de l’introduction du travail à la chaîne chez Morel et Gâté; processus réussi d’intégration verticale dans le premier groupe de Limoges, l’entreprise Heyraud.
20Dans ce contexte, l’installation de Bata en France est très mal perçue, d’autant que l’entreprise manifeste de notables velléités d’extension, aussi bien du point de vue de son réseau commercial que de sa capacité productive. Bata France projette notamment d’accroître et de diversifier sa production par l’acquisition d’un terrain à Vernon dans l’Eure, pour y construire une fabrique de chaussures en caoutchouc [15], ainsi que par la prise de contrôle de la société Marbot et Cie de Périgueux pour une éventuelle extension dans le Sud-Ouest de la France. Les concurrents de Bata en France vont contribuer à entraver ce programme de croissance.
UNE CROISADE « ANTI-BAT’A »
21Durant les années 1930, les professionnels français du cuir et de la chaussure mènent une véritable croisade « anti-Bat’a » [16]. Les premières mises en cause repérées sont faites à l’occasion de l’enquête initiée en 1928 par le Conseil National économique, à propos de « la situation des différentes branches de l’industrie ». Les conclusions concernant « les cuirs et peaux » sont déposées en décembre 1931. L’auteur du rapport, inspecteur des finances, largement tributaire des informations fournies par les syndicats professionnels, décrit succinctement l’organisation de l’usine de Zlin, en ajoutant que, selon lui, « le goût français s’adapte mal à l’utilisation de chaussures standardisées, tout en craignant cependant que l’installation de magasins Bata en France ne représente un grave danger pour l’industrie et le commerce en France » [17]. Il reproche surtout à Bata sa responsabilité dans la très forte augmentation des importations de chaussures en France [18].
22Les professionnels du cuir, à travers notamment leurs syndicats, essentiellement la Fédération des syndicats de la chaussure en détail, le Syndicat des cuirs et peaux et le Syndicat général de la chaussure de France, créent en 1931 un « Comité d’action et de propagande », pour obtenir des pouvoirs publics un relèvement des droits de douanes sur les importations de chaussures. Un échange de propos, au sein du comité, entre un représentant des détaillants et un représentant des fabricants, permet de donner un aperçu de l’état d’esprit d’une partie de la profession face aux évolutions industrielles et commerciales initiées par Bata. Le premier souligne que « détaillants et fabricants ont un intérêt commun à ce que l’industrie de la chaussure soit défendue; mais le détail tient grand compte de l’élément prix et souhaite que les mesures prises ne provoquent pas l’augmentation des prix. Si les marchandises importées en France sont souvent moins chères, c’est en partie grâce à l’organisation générale des industries étrangères. Il serait à souhaiter que l’industrie française fût organisée de façon analogue, ce qui contribuerait à mettre le détaillant d’accord avec le fabricant contre l’infiltration étrangère » [19]. Certains des contemporains ont donc clairement conscience du lien entre mutations à l’œuvre et difficultés en résultant pour le secteur. De son côté, le président de la Fédération des fabricants répond qu’il existe une différence primordiale entre l’industrie étrangère et l’industrie française : « Chez nous, la production en grandes séries est possible pour certains articles classiques, mais ne répond pas dans l’ensemble aux besoins de la consommation. Une telle concentration de la production n’est pas non plus souhaitable chez nous, car elle ferait perdre à notre industrie le caractère de diversité et de fantaisie qui constitue l’un de ses attraits » [20]. Notons l’évidente contradiction dans ces propos, entre ce que seraient les « besoins de la consommation », sous-entendu une consommation de produits de qualité, tenant compte des évolutions de la mode et justifiant le maintien en France d’une fabrication en petites séries, et les raisons même de l’existence du comité, à savoir les difficultés rencontrées par les fabricants face à la concurrence étrangère. Nous retrouvons là une conception mise au jour par les travaux de Philippe Minard, et reprise par Jean-Claude Daumas, à savoir que « la qualité fait le débouché » [21]. Ainsi, écrit J.-C. Daumas, « dans cette optique, la concurrence déchaînée conduit mécaniquement à l’avilissement de la qualité, le mauvais fabricant employant des matières premières inférieures pour vendre moins cher [… ]. Du coup, cette doctrine [… ] paraît incapable d’envisager la commercialisation durable de marchandises de bas de gamme et stigmatise l’aveuglement de clients qui préfèrent le prix à la qualité » [22]. La position de l’important syndicat des fabricants de chaussures se moule tout entière dans cette conception qui met en cause tout à la fois le concurrent déloyal et le client infidèle, pour expliquer les difficultés de l’heure.
23Il faut cependant remarquer que l’analyse des deux historiens concerne spécifiquement les manufactures privilégiées patronnées par le pouvoir royal aux XVIIe-XVIIIe siècles et plus précisément pour J.-C. Daumas, l’héritage de cette situation auXIXe siècle dans les villes drapantes de Sedan et d’Elbeuf. Dans le cuir, nous ne rencontrons pas cette même « atmosphère de serre chaude », d’une production strictement vouée au luxe, développée au soleil de la réglementation légale. Il reste, de toute évidence, à s’interroger sur l’extension, à des secteurs dont les conditions de développement n’ont, semble-t-il, que de minces rapports avec celles des manufactures privilégiées, de ce « dogme de la qualité » qui, poussé dans son extrême retranchement, pourrait entraver jusqu’aux conditions d’adaptation des fabriques face aux évolutions du marché, d’une économie de l’offre à une économie de la demande.
24Malgré les divergences de fond entre fabricants et détaillants, le « comité d’action et de propagande » obtient des pouvoirs publics une augmentation des droits de douane en novembre 1931, puis, en mai 1932, des mesures de contingentement. Ces décisions mettent fin à la croissance des importations de chaussures [23]. Toutefois, les difficultés persistent, les prix s’effondrent et les faillites se multiplient [24]. L’impact du contingentement est, de manière prévisible, tout à fait limité : en 1929, en pleine croissance des importations, celles-ci ne représentaient en effet que 1,5% de la production de chaussures françaises.
25Bata qui, contrainte par les contingents d’importation, s’est glissée dans le sanctuaire national en installant son usine au cœur d’une région symbolique, la Lorraine, se trouve de nouveau mise en accusation par ses concurrents. À l’origine du mouvement, on trouve le grand centre de production de chaussures de Fougères [25]. Dès le 18 février 1935, les professionnels, patrons et ouvriers, y ont créé un « comité de défense de l’industrie de la chaussure et du cuir » et lancé un appel aux autres centres de production pour qu’ils s’organisent solidairement face à « la menace étrangère » [26]. Ils se créent alors, à l’échelle nationale, deux comités, dont l’objectif déclaré est d’obtenir des pouvoirs publics des mesures de protection contre la concurrence de Bata. Le premier groupe de pression réunit des fabricants au sein du « Comité intercorporatif des industries du cuir et de la chaussure »; le second associe des fabricants, des artisans, des détaillants dans le « Comité intersyndical de défense », mieux connu à l’époque sous le nom de « Comité contre le gigantisme », ou plus simplement de « Comité anti-Bat’a ». Les revendications de ces comités sont relayées au parlement par un intergroupe « de défense du cuir et de la chaussure », présidé par le sénateur Lefas et par le député Étienne Le Poullen, tous deux élus de Fougères.
26En 1935, Le Poullen dépose un projet de loi en vue de protéger l’industrie de la chaussure. Les comités « anti-Bat’a », s’appuyant sur ce projet, vont multiplier les réunions dans tout le pays, prendre à parti les élus, menacer d’empêcher leur réélection, s’ils ne soutiennent pas les mesures de protection attendue [27]. Les syndicats professionnels connaissent, au cours de la période, une augmentation notable du nombre de leurs adhérents : ainsi, le principal syndicat de fabricants de chaussures voit le nombre de ses membres quasi-ment doubler entre 1934 et 1936 [28]. Cela reflète l’adéquation certaine, entre le discours protectionniste, malthusien, conservateur et xénophobe de ces organisations et les attentes d’une partie de la profession. La section orléanaise du « Comité contre le gigantisme » résume ces positions dans un appel au parlement, lancé le 16 février 1936 :
« Cinq cents personnes, réunies au meeting organisé par les syndicats corporatifs des détaillants en chaussures, artisans, cordonniers, tanneurs, négociants et fabricants du département du Loiret : considérant que la France est envahie par la firme tchécoslovaque Bat’a qui tente de monopoliser l’industrie et le commerce de la chaussure; considérant que l’apparition de cette firme sur notre territoire constitue un danger qui menace directement l’existence de plus d’un demi-million de Français, industriels, commerçants, artisans et ouvriers; considérant que notre pays ne peut pas être le dernier refuge d’un trust international, et le champ d’expériences tentaculaires; demandent instamment au parlement le vote immédiat du projet de loi Le Poullen; espèrent que les pouvoirs publics entendront ce cri de détresse et leur accorderont la protection qu’ils réclament; et affirment, une fois de plus, leur volonté de vivre » [29].
28À la suite de cette forte mobilisation des professionnels, la loi Le Poullen est adoptée le 7 mars 1936 : elle interdit l’ouverture de toute nouvelle fabrique de chaussures, et de tous magasin, rayon de vente ou organisme quelconques de réparation ou de distribution de chaussures au détail, ainsi que tous transfert ou travaux d’agrandissement, sauf autorisation [30].
29Dans le même temps une autre loi est votée, la loi Paulin, à la demande pressante de la Fédération de la Petite industrie de la chaussure, c’est-à-dire essentiellement des cordonniers. Cette fédération a élaboré le projet de loi, déposé à la chambre des députés par Albert Paulin, député SFIO du Puy-de-Dôme et surtout président du groupe de défense de l’artisanat français au parlement. Voici les objectifs de cette loi tels que définis par la fédération :
« Nos buts ? Faire reconnaître les droits spécifiques artisanaux de la chaussure.
Attaqués par les gros magnats français et étrangers, nous subordonnons la limitation du nombre des entreprises à une condition absolue : la reconnaissance définitive du monopole artisanal de la réparation. Il est inadmissible de voir les fabricants de chaussures neuves exiger une protection contre des forces supérieures aux leurs, tout en continuant à créer des ateliers de réparation dont le but est notre disparition. Quels ont été en outre les facteurs de l’aggravation de la crise des professions purement artisanales ? D’une part, de nombreux artisans étrangers, simples émigrés ou réfugiés politiques, en venant s’établir en France comme artisans, façonniers ou producteurs, ont fait à nos artisans nationaux de la réparation et de la botterie une concurrence inadmissible, car elle repose sur un niveau de vie inférieur et sur leur organisation du travail, grâce à laquelle ils échappent très souvent aux charges fiscales et sociales. [… ] Nous vous demandons de prendre des mesures en renforçant et protégeant spécialement nos compatriotes contre l’afflux des artisans étrangers. [… ] D’autre part, les entreprises industrielles étrangères se heurtant, pour écouler leurs produits à la barrière du contingentement, se préparent, et ce n’est là un secret pour personne, à joindre aux exploitations qu’elles possèdent déjà d’autres entreprises démesurées. [… ] Elles se livreront à la réparation industrielle de chaussures. L’exemple leur a d’ailleurs été donné par les industriels français [… ] qui ont monté, soit directement, soit indirectement, des ateliers de réparation, [… ] leurs camionnettes vont dans les bourgades les plus reculées chercher les souliers usagés et ravir ainsi aux cordonniers isolés leur gagne-pain [31]. Ce travail n’étant pour eux qu’une source accessoire de revenus, ils ne comprennent pas dans leur prix de revient, l’amortissement de leur matériel, et se contentent d’une rémunération très modique qui aboutit à l’écrasement des prix. Aussi, l’artisanat de la chaussure se trouve-t-il aujourd’hui dans une situation catastrophique et cependant, jusqu’ici seule la menace de voir les entreprises industrielles étrangères s’établir en France a attiré l’attention du public et d’une partie du parlement [… ]» [32].
31Remarquons que les intérêts des petits fabricants et réparateurs de chaussures s’opposent aux entreprises les plus importantes : Bata n’est pas seule en cause, mais également le groupe André, le groupe Pillot, etc. La loi Paulin est malgré tout promulguée le 7 avril 1936 : elle interdit à tous fabricants et détaillants non-artisans d’exploiter un atelier de réparations de chaussures [33].
32L’entente entre les professionnels du cuir, qu’ils soient producteurs ou détaillants, tanneurs, fabricants ou réparateurs s’appuie sur un consensus a minima autour d’une dénonciation des étrangers installés en France et de Bata.
LA « FAMILLE » DU CUIR FACE AUX ÉTRANGERS
33Les théories corporatistes, en vogue à l’époque, sont loin d’être le propre des professionnels du cuir. Toutefois, les circonstances font que ceux-ci s’en emparent avec une certaine avidité. Se développe ainsi la fiction d’une « famille » du cuir [34], formant une entité à défendre et à organiser contre les visées des étrangers à la famille, soit essentiellement Bata et les artisans d’origines étrangères. Dans la foulée de la loi Le Poullen et surtout de sa reconduction, en 1938, les syndicats professionnels et les fonctionnaires du ministère du Commerce aboutissent à la rédaction d’un projet de loi de comité d’organisation de la chaussure, déposé sur le bureau de la chambre des députés en mars 1939 [35]. L’absence d’unanimité à la chambre, autour du projet, et surtout le déclenchement de la guerre, empêchent l’adoption de la loi [36]. Cet intérêt précoce pour le corporatisme permet ensuite de mieux comprendre l’engagement du Comité d’organisation des industries du cuir (CGOIC) dans les réflexions visant à mettre en place « la charte du travail » de 1941 [37].
34Si ce comité d’organisation ne voit pas le jour avant-guerre, un organe du Conseil national économique (CNE) peut être considérée comme le prodrome du corporatisme dans le cuir. L’article 1er de la loi Le Poullen prévoyait en effet que toute ouvertures, tout agrandissement ou déplacement de fabriques de chaussures devaient être soumis à autorisation préalable du ministre du Commerce et de l’Industrie, après avis du CNE [38]. La commission permanente, constituée de représentants extérieurs au monde du cuir [39], est d’abord chargée de rendre ces avis. Puis, à partir de décembre 1936, c’est la Xe section (puis XIIe section) professionnelle, celle des cuirs et peaux, composée de représentants des patrons et salariés du cuir, qui s’en charge [40]. Entre le 22 juin 1936, date de la première demande d’avis et le 27 juillet 1939, dernière séance de la section sur le sujet, 246 dossiers sont examinés [41], 225 avis rendus.
35La section conclut dans 61% des cas à un avis favorable, essentiellement d’ailleurs pour des demandes de transfert ou d’agrandissement de fabrique.
36Trois aspects cependant méritent d’être soulignés.
37Tout d’abord, la section s’inscrit clairement dans une perspective malthusienne : il s’agit d’empêcher toute augmentation de la production, qu’elle soit le résultat d’une création d’entreprise ou d’aménagements dans une entreprise existante.
38Ensuite, les demandes présentées par des étrangers, ou présumés tels, sont regardées avec peu de bienveillance. Pour être juste, il faudrait même parler d’une évidente xénophobie. Voici par exemple ce qu’écrit un rapporteur en marge du dossier 238 : «[… ] l’intéressé a promis que la production totale actuelle ne serait pas dépassée malgré la scission du père et du fils. On peut avoir des doutes sur les intentions de ces étrangers » [42]. Dans un autre dossier où deux candidats sont sur les rangs pour relancer une entreprise fermée, le rapporteur résume l’affaire en ces termes : «[… ] la solution proposée par le commerce étant assez douteuse, puisqu’elle consiste à accueillir la demande en transfert d’un atelier d’un Russe à un Polonais et à rejeter la demande présentée au profit du seul Français de l’affaire » [43]. Dans le cas 219, l’avis défavorable adressé au requérant est justifié par le fait « que le marché de la chaussure, genre “Belleville”, est très encombré » [44]. Le genre « Belleville » est une catégorie de chaussures imaginée pour la circonstance, donnant un « vernis économique » à l’exposé des motifs rendu par le CNE; le débat de la section autour de ce cas et tel qu’il est rapporté par le procès-verbal de séance, est lui plus explicite : « La multiplication des entreprises gérées par des étrangers, constitue un danger pour l’industrie nationale de la chaussure » [45]. Enfin, dans le cas 188, concernant l’ouverture d’un atelier de fabrication de chaussures, et alors que le fonctionnaire du ministère du Commerce a pris la peine de souligner la nationalité française de la requérante, le rapporteur précise en marge que « ce commerce se trouverait entièrement entre les mains de maisons étrangères » [46].
39L’avis favorable prononcé le 27 février 1939 ne retient donc pas l’argument habituellement défavorable de l’augmentation de la production, mais voit en cette fabrique une entreprise pouvant « positivement » contribuer à concurrencer les entreprises étrangères installées en France.
40Enfin, la section s’inscrit délibérément dans une perspective d’entrave au développement de Bata. Ainsi, lorsque la Société algérienne Bata demande au début de 1939 l’autorisation de créer à Alger une fabrique de chaussures pour produire 6000 paires par semaine et employer 150 ouvriers, le rapporteur chargé de préparer le dossier pour la section professionnelle rappelle, s’il en était besoin, que « la loi Le Poullen a été presque nommément dirigée contre Bat’a, et [que] l’autorisation serait contraire non à sa lettre, mais à son esprit » [47].
41La section conclut en sa séance du 27 juillet 1939 par un avis défavorable, arguant du risque d’augmentation de la production et déplorant que sa compétence ne s’étende pas aux protectorats, car la société Bata envisagerait de s’installer au Maroc. Il faut souligner qu’en Algérie même, les avis sont partagés et contradictoires. La chambre de commerce d’Alger indique que la production envisagée par Bat’a représenterait à peine plus de 6% de la consommation algérienne, toutefois « elle craint que la manufacture en question ne vienne à s’agrandir » et conclut par un avis défavorable. Cet avis est partagé par le Préfet d’Alger et par le Syndicat commercial algérien, regroupant notamment des professionnels de la chaussure [48]. Au contraire la chambre de commerce de Bône « fait valoir l’intérêt que présenterait l’installation de cette nouvelle industrie eu égard au chômage et aux besoins locaux » [49]. Le Gouverneur général de l’Algérie souligne, quant à lui, « l’intérêt d’une telle installation dans le cas d’un conflit européen » [50]. On le voit, lorsqu’il s’agit de Bata, les arguments pragmatiques ou rationnels ne prévalent pas : Bata serait nuisible de toute manière à l’économie du pays; tant pis pour le développement de l’Algérie; et même si Bata donne un chiffre de production, il ne peut selon les membres de la section qu’être sous-estimé.
42La section professionnelle n’a pas d’autres occasions de rendre un avis concernant une demande de la société Bata. Elle ne manque pas cependant de se féliciter des décisions du ministère du Commerce, ayant rejeté les 227 demandes d’ouverture de magasins émanant de Bata, soit 20% du total des refus [51].
43Bata est toutefois évoquée au cours de nombreuses autres réunions, jouant dans les discussions entre les membres de la section, le rôle de repoussoir, au-delà même de toute rationalité. Les membres de la section s’interrogent par exemple sur la provenance de fonds jugés considérables, dont disposerait un fabricant souhaitant s’installer à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Bata ne se trouverait-elle pas derrière ce fabricant ? Dans le doute, et sans preuve au dossier, la section tente de peser pour le rejet de la demande, alors que les autorités locales y sont favorables [52]. Dans le chapitre des rumeurs, ne dit-on pas aussi que la Société Bata, suite à l’annexion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne en mars 1939, envisagerait de se replier sur la France [53] ? Le vice-président de la section, qui dirige la Fédération CGT des cuirs et peaux, prend cette information très au sérieux, affirmant « que le matériel des usines Bat’a a pu gagner la France. M. Bat’a lui-même est actuellement en France et cherche des locaux pour y installer son matériel. [Et il insiste sur] le danger que ferait courir à l’industrie française de la chaussure l’installation en France des usines Bat’a » [54]. Le « gigantisme » de l’entreprise est en cause : le représentant de la Fédération nationale de la chaussure française, fait valoir quant à lui « que Bat’a disposant d’une puissance financière illimitée [ sic], a pu organiser ses fabrications sur une échelle énorme [ sic], que les industriels français ne peuvent imiter » [55]. On est saisi par la part d’irrationalité que recouvrent ces propos, reposant sur des rumeurs et des a priori, et surtout par le sentiment d’impuissance exprimé par les professionnels de la chaussure face aux bouleversements que traverse alors l’économie du cuir et de la chaussure. Ce sentiment apparaît de manière transparente dans les propos du président de la section lors de la séance du 30 juillet 1937 :
« M. le Président profite de cette intervention pour protester contre la firme Bata qui a installé à l’Exposition [universelle de 1937] un stand où le prix de chacun de ses articles est affiché. Ce sont des prix extrêmement bas et le public, mal informé sur les conditions de production Bata et sur les difficultés de la production française, ne comprend pas comment cette maison arrive à obtenir des prix aussi bas par rapport aux prix français; ce stand ne se contente pas d’afficher ses prix, contrairement au règlement intérieur de l’Exposition, mais il se livre à un véritable racolage de la clientèle, grâce à une publicité habile qui consiste, en particulier, à faire donner gratuitement des soins aux visiteurs par des pédicures. Le Syndicat général des cuirs et peaux de France a d’ailleurs adressé à ce sujet une protestation à M. le Commissaire général de l’Exposition » [56].
45Il serait facile de sourire d’une telle prise de position avec le recul des années et alors qu’aujourd’hui l’affichage des prix, les techniques publicitaires, les innovations marketing de toutes sortes peuplent notre quotidien.
46Contentons-nous de remarquer le désarroi d’un représentant patronal face à ces nouveautés bouleversant ses conceptions commerciales.
47La section professionnelle des cuirs et peaux du Conseil national économique représente, finalement, l’aboutissement de la croisade « anti-Bat’a » avant-guerre. En même temps, elle constitue un formidable instrument de légitimation d’attitudes qui trouvent à s’exprimer pleinement durant l’Occupation, notamment du côté du CGOIC, en particulier dans le cadre de l’« aryanisation » économique. Il apparaît ainsi légitime à la représentation professionnelle de considérer la loi comme un outil pour lutter contre la concurrence; que cette loi puisse être un instrument d’intervention dans le fonctionnement des entreprises; que l’avis des syndicalistes, notamment patronaux, puisse et doive être requis dans le cadre de l’application de la loi; et que des conceptions xénophobes puissent tenir lieu de critères économiques dans le cadre de telles consultations. La loi Le Poullen n’est pas la loi du 22 juillet 1941 sur les spoliations antisémites. Malgré son caractère d’exceptionnelle intrusion dans le développement des entreprises, et partant de possible atteinte à leur viabilité, elle ne s’inscrit pas dans une politique de terreur et d’extermination. De même, d’ailleurs, le corporatisme des professionnels du cuir n’est pas le dirigisme de Vichy. Cependant, des jalons sont posés, des barrières morales franchies, des comportements de rejet et d’exclusion normalisés. Lorsqu’une part notable des entreprises, ayant reçu un avis défavorable de la part de la section professionnelle du fait de la nationalité étrangère de leur propriétaire, tombe ensuite sous le coup de la politique d’« aryanisation » économique [57], on ne peut que postuler des lignes de continuité. La loi Le Poullen prépare les esprits aux mesures de spoliation; très logiquement la question de spolier Bata a pu se poser.
SPOLIER BATA
48Durant l’Occupation, Bata se replie sur Vernon et Neuvic et constitue, en 1941, une société anonyme, sise à Paris, pour la gestion de ce qui lui reste d’activités en France. Le CGOIC, contrôlé par les concurrents de Bata, proteste, en vain, contre cette création avalisée par les ministères français des Finances et de la Production industrielle [58]. N’obtenant pas gain de cause, le comité ne manque pas, cependant, de profiter de son rôle de sous-répartiteur de matières premières, pour retarder la livraison de celles-ci à l’entreprise [59].
49Les capacités de production et de distribution de Bata en France ont pourtant été considérablement réduites. Ainsi, l’usine d’Hellocourt a cessé toute activité. Le 17 juin 1940 l’armée allemande a pris possession de l’usine, la transformant provisoirement en camp de prisonniers avant qu’elle ne passe sous le contrôle de la Luftwaffe. Dans le même temps, les magasins d’Alsace-Lorraine sont placés sous administration allemande. Le préfet de la Meuse s’étonne de cette situation et adresse, le 6 mars 1941, un courrier au Service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP) à Paris pour savoir si la mise sous séquestre serait la conséquence de la « nature israélite » de l’entreprise Bata [60]. La Préfecture de police de Paris effectue une enquête, à la suite de laquelle le SCAP peut répondre au préfet, que Bata n’est pas « juive ».
50Cependant, en juillet 1942, un second dossier d’« aryanisation » économique est ouvert [61]. Il concerne cette fois la société Saint Marcel, dont le principal actionnaire se trouve être Bata et qui exploite l’usine de Vernon dans l’Eure. Le commandement militaire allemand en France s’adresse au SCAP, le 13 juillet 1942, pour contrôler qu’aucun « juif » ne fasse parti du Conseil d’administration. Là encore, après enquête, la réponse s’avère négative. Au terme de deux dossiers d’« aryanisation » économique, une certitude s’impose : Bata n’est pas « juive » aux yeux des antisémites.
51Pourtant, la société est tout de même spoliée durant l’Occupation. En effet, le 9 avril 1941, les administrateurs allemands de la société en Alsace-Lorraine, ainsi que divers représentants de l’administration allemande, se réunissent à Strasbourg et décident de fermer quatre des vingt-deux magasins Bata dans la région et de vendre les dix-huit autres. Pour la succursale de Strasbourg, par exemple, la vente est effectuée le 19 janvier 1942 au profit du gérant de la succursale. Dans douze autres cas au moins, les succursales sont aussi vendues au profit des gérants en place. Après la guerre, en septembre 1945, le directeur général de Bata France porte plainte pour spoliation au titre de l’ordonnance du 21 avril 1945. Rappelons que cette ordonnance porte « sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édicte la restitution aux victimes de ces actes, de ceux de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition » et qu’elle trouve essentiellement son application dans le cas des spoliations antisémites [62]. Le parcours judiciaire va être relativement long, impliquant au moins onze procédures contre onze des treize acquéreurs de succursales. Les premiers jugements sont défavorables à l’entreprise Bata. Elle multiplie alors les appels. Enfin, en mai 1948, la cour d’appel de Colmar reconnaît, dans le cas de la succursale de la ville, le bien-fondé de la plainte en s’appuyant sur le fait que Bata
« a fait l’objet de mesures exorbitantes du droit commun, que sous une pareille emprise de l’ennemi tous les actes de disposition, dont les biens de la société Bata ont été l’objet, même accomplis avec son concours matériel, ne peuvent pas être considérés comme librement consentis et sont nuls par application de l’article 1er de l’ordonnance du 21 avril 1945 » [63].
53À la suite de ce jugement, plusieurs autres acquéreurs de magasins acceptent, en janvier 1949, la rétrocession des magasins à Bata. Un document de janvier 1950 précise cependant que tous les acquéreurs de magasins n’ont pas accepté la restitution et que la procédure poursuit son cours. Le dossier n’en dit pas plus.
54Il faut à cet égard préciser que la source d’information dont il s’agit n’est pas directement celle des procédures judiciaires en restitution, mais qu’elle est constituée d’un dossier ouvert par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration à l’encontre de Bata [64]. En effet, pour se défendre contre Bata, onze acquéreurs de magasins ont, au cours de l’été 1945, dénoncé l’entreprise et ses dirigeants français pour faits de collaboration économique avec l’ennemi. Le président de la Commission d’épuration du Bas-Rhin, qui transmet le dossier, indique que
« comme on vient de nous le signaler, la Maison Bata voudrait reprendre son activité dans notre région. Nous n’osons y croire vu le rôle antinational joué par les dirigeants de ce trust qui n’a nullement défendu la cause française et qui a soutenu l’ennemi bien au-delà de ce qu’on pouvait admettre comme justifié » [65].
56La tonalité de cette déclaration n’est finalement pas très éloignée de celles que l’on a pu observer avant-guerre. Cette remarque prend d’ailleurs toute sa dimension à la lecture d’une attestation versée au dossier et signée par le viceprésident de la Fédération nationale de la chaussure, qui indique qu’
« il est du plus grand intérêt pour l’industrie française de la chaussure que les détaillants [dont il donne les noms] conservent vis-à-vis de tout trust l’indépendance commerciale qui est leur actuellement » [66].
58Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail de la procédure pour faits de collaboration économique. Il nous suffit de dire que le 6 février 1951 l’affaire débouche sur un non-lieu. Les membres de la commission n’ont pu relever aucune preuve à l’encontre de Bata. Ils ont surtout remarqué que l’accusation émanait des bénéficiaires des spoliations réalisées à l’encontre de l’entreprise.
59Plus globalement, l’affaire illustre la permanence des attaques contre Bata entre 1930 et 1950, permanence à replacer dans le contexte des mutations du secteur de la chaussure en France.
BATA AU CŒUR DE LA RÉACTION INDUSTRIELLE
60Durant une vingtaine d’années, entre 1930 et 1950, la firme Bata a cristallisé sur son nom et sur ses pratiques la vindicte d’une part notable de la concurrence. On peut, pour qualifier cette période et surtout le climat qui la caractérise, retenir le concept de réaction industrielle. La réaction s’entend à la fois dans le domaine économique et sur le plan politique. Il s’agit pour une part notable des entreprises et des professionnels de s’opposer, avec tous les moyens à leur disposition, à un processus de révolution industrielle à l’œuvre dans la branche du cuir et porté par Bata et quelques autres grands groupes à sa suite. Cette opposition se nourrit de discours, d’attitudes et de postures empruntés à la plus pure tradition de la réaction politique. Elle culmine dans l’implication des organisations professionnelles du cuir dans la spoliation des entreprises dites « juives ».
61L’« aryanisation » économique représente une opportunité pour ces organisations de mener à bien une réorganisation de la branche selon leurs propres vues. Il s’agit pour elles de favoriser la réduction du nombre d’entreprises, ainsi que du nombre de concurrents qualifiés de « déloyaux », et d’encourager, voire de participer au démantèlement des grands groupes désignés comme « trusts ». Concernant le premier aspect, les organisations du cuir peuvent opportunément s’inscrire dans la démarche des diverses autorités en charge de l’« aryanisation », à savoir envisager la liquidation en masse des petites entreprises « juives ». S’agissant des « trusts », les discours des caciques de Vichy, à commencer par ceux du maréchal Pétain, peuvent laisser croire que ceux-ci sont appelés à disparaître. Toutefois, les nécessités de l’heure font qu’à l’échelon des responsables ministériels en charge de ces questions, on préfère à partir de 1943 préserver la production plutôt que de chercher à se mettre en cohérence avec les considérations idéologiques du régime. Malgré tous les efforts du Comité général d’organisation des industries du cuir pour s’emparer des Chaussures André, la firme reste encore sous administration provisoire à l’été 1944. En revanche, Bata, si elle échappe à l’« aryanisation » économique, n’en voit pas moins, du fait de décisions allemandes, une grande partie de son activité industrielle arrêtée et ses magasins d’Alsace-Lorraine vendus. Au total, concernant l’ensemble de la branche des cuirs et peaux en France, approximativement 80% des dossiers d’« aryanisation » ont abouti à la fin de l’Occupation, environ 50% ont débouché sur une liquidation et un peu plus de 30% sur une vente.
62Néanmoins, l’« aryanisation » économique ne paraît pas avoir modifié sub-stantiellement la physionomie de la branche, du moins selon les vœux des organisations professionnelles. Ainsi, à la fin des années 1940, celle-ci se trouve dans une situation comparable, de pléthore et de contrastes, à celle des années 1930.
63Le contexte semble apparemment encore favorable aux organisations professionnelles pour envisager l’application de leur projet de restructuration de la branche. Un dirigisme économique maintenu, du fait des pénuries de matières premières, peut leur laisser penser que le corporatisme demeure plus que jamais à l’ordre du jour. Cependant leurs revendications protectionnistes et malthusiennes se heurtent à un retournement double des mentalités et de la conjoncture : d’une part, la Révolution nationale a profondément et durablement discrédité les idées corporatistes; d’autre part, les préoccupations économiques ne concernent plus tant la question de la protection des producteurs contre la concurrence que celle du développement de la production afin d’assurer le ravitaillement de la population. Ainsi, les pouvoirs publics, écartant un retour à des mesures de repli, invitent plutôt les entreprises à chercher à s’adapter aux évolutions des marchés.
64La crise de l’année 1949, consécutive à la fin de l’économie dirigée, marque le terme de la réaction industrielle et ouvre une nouvelle période de réduction du nombre d’entreprises affectant d’abord les petites unités, d’augmentation de la part des moyennes entreprises dans le paysage industriel, de renforcement de la puissance des grands groupes et surtout de la quasi-généralisation de leurs pratiques productives et commerciales. Ainsi, en 1951, le chiffre d’affaires de Bata représente environ 13% du chiffre d’affaires global de la chaussure (celui du deuxième groupe, les Chaussures André, se place quant à lui à 8% du total). Par ailleurs, en guise d’exemple, en 1950, Morel et Gâté installe de nouveau dans son usine un convoyeur pour la production à la chaîne, installation qui est une réussite dans la durée.
65Sous l’angle méso-économique, la réaction industrielle a donc été un échec.
66Elle a toutefois contribué à limiter, de manière très provisoire, le développement de grands groupes comme Bata sans être forcément bénéfique pour les PME.
67Surtout, elle a eu des conséquences dramatiques pour les entrepreneurs stigmatisés comme étrangers, puis désignés comme « juifs » par les autorités durant l’Occupation. Bata n’était pas « juive » au regard des critères définis par les antisémites de Berlin et de Vichy. La dénonciation sans relâche de son existence et de ses pratiques par la masse de ses concurrents est venue alimenter des discours et des actes acclimatant, légitimant et surtout contribuant à la spoliation d’autres entreprises considérées, quant à elles, comme « juives ».
Notes
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[1]
Cet article prend appui sur ma thèse : « La réaction industrielle. Mouvements antitrust et spoliations antisémites dans la branche du cuir en France, 1930-1950 », sous la direction de Michel Margairaz, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, 2004.
-
[2]
L’Univers Israëlite, 93e année, n°52-53,26/8-02/09 1938, p. 819. Je remercie Jean Laloum qui m’a communiqué ce document.
-
[3]
L’Illustration, p. 85-89, n°4759,19 mai 1934.
-
[4]
Nathalie CHAUVEAU, « Les usines Bata et leur politique sociale à Zlin et à Hellocourt pendant l’entre-deux-guerres », mémoire de maîtrise, s. d. Antoine Mares, INALCO, 2001-2002, p. 44.
-
[5]
Réalisé en 1938, ce bâtiment entièrement climatisé était le plus haut du pays à l’époque, avec 77,5 m de hauteur sur 16 étages. Ibid., p. 37.
-
[6]
Toutefois, il est avéré que l’ouvrage de R. PHILIPP, Der unbekannte Diktator, Thomas Bat’a, qui aborde notamment la question des rapports sociaux dans le groupe, circule dans les milieux professionnels français. Voir par exemple Archives nationales, Paris [désormais AN], CE 113, « cuirs et peaux, enquête auprès des groupements, dossier V. », R. PHILIPP, op.cit., Vienne et Berlin, 1928.
-
[7]
Paul DEVINAT, Les conditions de travail dans une entreprise rationalisée. Le système Bata et ses conséquences sociales, Genève, Bureau international du travail, 1930,49 pages. Vitèzlav REC, « Essai de rationalisation industrielle. La maison Bata », thèse pour le doctorat de droit, Université de Toulouse, 1930. Hyacinthe DUBREUIL, L’exemple de Bat’a. La libération des initiatives individuelles dans une entreprise géante, Paris, 1936. Concernant Dubreuil, l’enquête sur Bata et les conclusions qu’il en tire sont à replacer dans le droit fil de ses réflexions portant sur l’organisation du travail et les moyens de dépasser les conflits entre patrons et ouvriers afin d’augmenter la productivité des entreprises au bénéfice présumé de tous ses acteurs. Parmi son importante bibliographie, il faut citer : La république industrielle, Paris, Bibliothèque d’éducation, 1924; Standards, Paris, Grasset, 1929; et volume théorique précédant son ouvrage sur Bata, À chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté, Paris, Grasset, 1935.
-
[8]
V. VALENTIN-SMITH, « Une affaire organisée : Bat’a », thèse pour le doctorat de droit, Université de Paris, 1936.
-
[9]
Voir aussi : L’Usine, 19 déc. 1935, p. 15; de très nombreux numéros du Bulletin mensuel du Syndicat général de l’industrie de la chaussure de France, durant les années 1930; Bulletin du Syndicat professionnel des ouvriers et des employés des usines à Hellocourt (Moselle), 1re année 1937; Jean-Marcel JEANNENEY, « L’industrie et le commerce de la chaussure », in Annales économiques, p. 90-100, n°1, 1938; Paul LEROY, L’industrie de la chaussure. Économie libérale, économie dirigée, Nancy, 1943.
-
[10]
AN, CE 8,36,171; AN, F12 9579, extrait 3, « Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, dossier Bata, n°106,1945-1951 » [désormais CNIE 106]; Archives du Crédit Lyonnais, Paris [désormais ACL], DEEF 57215, « dossier Bata, 1949-1951 »; Services des archives économiques et financières, Savigny-le-Temple [désormais SAEF], archives Gaston Cusin, 5A 64, dossier 562, « articles chaussants ». Le dépôt récent des archives de Bata Hellocourt aux Archives départementales de la Moselle, à la suite de la fermeture de l’usine en décembre 2001, devrait permettre de combler certaines de nos lacunes.
-
[11]
Aimée MOUTET, Les logiques de l’entreprise, la rationalisation dans l’industrie de l’entre-deux-guerres, Paris, 1997, Éditions de l’EHESS, 495 pages; Daniel LEFEUVRE, Chère Algérie, 1930-1962, Paris, ADHE, 2000; N. CHAUVEAU, « Les usines Bata… », mémoire cit.
-
[12]
ACL, DEEF 57215, Bata, 1949-1951, « Visite des usines Bata à Hellocourt par Moussey (Moselle)», note n°9840, juin 1949.
-
[13]
Archives de la Banque de France, Paris [désormais ABdF], rapport d’inspection de la succursale [désormais RI] de Fougères, 1933.
-
[14]
Une estimation précise du nombre d’entreprises s’avère toutefois malaisée. Les chiffres retenus au milieu du XXe siècle se situent autour de 3000 fabriques de chaussures, en prenant en compte les très nombreuses entreprises artisanales. Par ailleurs, en 1942, on a recensé environ 59000 points de vente, dont 600 seulement dépendaient des réseaux succursalistes. Pour ces chiffres, ainsi que pour les problèmes spécifiques que posent les statistiques de la première moitié du XXe siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, F. LE BOT, « La réaction industrielle… », thèse cit.
-
[15]
On retrouve, durant l’Occupation, parmi les actionnaires de la société exploitant l’usine de Vernon, le colonel Rimailho. RIMAILHO, qui compte parmi les premiers disciples de Taylor en France, a rédigé, conjointement avec Hyacinthe DUBREUIL, Deux hommes parlent du travail, Paris, Grasset, 1939, dans lequel ils défendent l’organisation de l’entreprise sous la forme de fédérations d’ateliers autonomes. Rappelons que H. Dubreuil, thuriféraire du modèle Bata est aussi l’un des conseillers de la CGT de Léon Jouhaux sur les questions d’organisation jusqu’en 1931, puis travaille aux côtés d’Albert Thomas au Bureau international du travail à Genève jusqu’en 1938. Durant l’Occupation, il fait partie de la commission sociale de la tannerie-mégisserie. Ces exemples, auxquels il faudrait également adjoindre celui de Jean Coutrot, illustrent la constitution, dans les courants organisateurs français d’une tendance bataphile qui mériterait, au même titre que la bataphobie, d’être étudiée. Voir pour Dubreuil, La Halle aux cuirs, numéro du 24 janv. 1941; Martin FINE, « Hyacinthe Dubreuil : le témoignage d’un ouvrier sur le syndicalisme, les relations industrielles et l’évolution technologique de 1921 à 1940 », Le mouvement social, n°106, janv. 1979, p. 45-63; Patrick FRIDENSON, « Dubreuil, Hyacinthe », in Jean MAITRON, Claude PENNETIER (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. XXVI, 4e partie, 1914-1939, Paris, Éditions ouvrières, 1986; Lucette LE VAN-LEMESLE, « La “république industrielle” de Hyacinthe Dubreuil ( 1883-1971), ou la dérive corporatiste », in Steven L. KAPLAN, Philippe MINARD (éd.), La France, malade du corporatisme (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 2004, p. 387-401. Voir pour Coutrot, Michel MARGAIRAZ, « Le système Bat’a : small is beautiful, ou “l’humanisation” des “entreprises mammouth”», in L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France (CHEFF), 1991, p. 327-328, et également p. 352.
-
[16]
La dénomination du groupe en France est « Bata ». Les protestataires l’écrivent régulièrement sous la forme tchèque « Bat’a », pour rappeler, jusque dans la graphie du nom, l’origine étrangère de la firme.
-
[17]
AN, F12 8792, « rapport sur la situation de l’industrie des cuirs et peaux et les industries dérivées », p. 11.
-
[18]
Entre 1927 et 1931, les importations de chaussures sont multipliées par près de 13,5 en quantité, passant de 300000 paires à quatre millions, et par plus de 6 en valeur. Dans ces importations, il entre une part notable de chaussures Bata.
-
[19]
Bulletin du Syndicat général de l’industrie de la chaussure de France, n°65, oct. 1930.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Philippe MINARD, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, p. 155; Jean-Claude DAUMAS, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 339-353.
-
[22]
Ibid., p. 341.
-
[23]
Elles se stabilisent autour d’un million de paires par an.
-
[24]
Ainsi, pour une paire de chaussures homme trépointe, le prix moyen subit une baisse de 54% entre 1928 et 1935. Concernant les faillites, le nombre de fabriques à Fougères est passé de 90 en 1929 à 73 en 1935. Il n’y en a plus que soixante et une en 1939. Autre exemple, à Limoges le nombre de manufactures de chaussures est passé de soixante-sept en 1929 à quarante-trois en 1934. ABdF, RI Fougères 1935,1949; ABdF, RI Limoges 1931,1934.
-
[25]
Il produit alors approximativement 10% de la production française de chaussures.
-
[26]
Le comité est placé sous le patronage du maire, du président de la chambre de commerce, de Gaston Cordier, président de la chambre patronale de la chaussure, de Joseph Fournier, secrétaire de la Fédération nationale confédérée des cuirs et peaux, et enfin du président du syndicat des voyageurs en chaussures et du directeur des syndicats professionnels de coopératives. Son appel est un véritable condensé des diverses facettes de la xénophobie, dénonçant tout à la fois les « Polaks » et « la finance internationale camouflée ». Sans référence explicite à l’antisémitisme, les expressions choisies ne semblent pour autant pas innocentes. Ce texte met en place les différents thèmes qui sont ensuite développés par les comités « anti-Bat’a » dans toute la France au cours des mois suivants. Voir archives de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, VI-1.20 ( 2), industrie de la chaussure 1935-1940.
-
[27]
Ils mettent d’ailleurs leur menace à exécution en publiant, après l’adoption de la loi, la liste des parlementaires qui ne l’ont pas votée.
-
[28]
D’après notre pointage, le 1er janvier 1934, le Syndicat général de la chaussure de France, regroupant des industriels de la chaussure, compte 385 adhérents; le 1er janvier 1936, la même organisation, devenue entre-temps la Fédération nationale de l’industrie de la chaussure de France, publie la liste de 618 adhérents. En 1937, elle en compte 739; en janvier 1939,837.
-
[29]
Le moniteur de la cordonnerie, 29 fév. 1936, p. 75-76. M. Joseph Biné président du comité et MM. André Moreau et Robert Boutevillain, secrétaires, assistent à cette réunion. M. Moreau se distingue, au cours de la décennie 1935-1945, par ses positions exclusivistes, xénophobes et antisémites. C’est lui, par exemple, qui représente le comité auprès du « bureau international pour la défense du cuir et de la chaussure », créé en 1936 par le Congrès international du commerce du cuir et de la chaussure, pour lutter contre Bata à l’échelle européenne. Durant l’Occupation, il s’implique très activement dans l’« aryanisation » économique. Il participe également, avec M. Boutevillain, aux comités d’organisation instaurés par Vichy. Joseph Biné, quant à lui, tombe sous le coup, en 1942, des mesures antisémites. Il tente alors de se défendre en rappelant son passé corporatiste à travers l’exemple de la lutte anti-Bata. Voir F. LE BOT, « La réaction industrielle… », thèse cit.
-
[30]
« Loi tendant à protéger l’industrie et le commerce en détail de la chaussure », Journal Officiel de la République française [désormais JORF ], 24 mars 1936.
-
[31]
La référence apparaît à l’époque transparente. Il s’agit du groupe André, commanditaire d’une entreprise de réparation de chaussures, la société Maison Pierre.
-
[32]
Le moniteur de la cordonnerie, 29 fév. 1936, n°4.
-
[33]
« Loi ayant pour but de protéger l’artisanat de la chaussure », JORF, 8 avr. 1936.
-
[34]
L’expression est utilisée par exemple par le président du syndicat corporatif des voyageurs et représentants en cuirs et peaux dans un article appelant à la formation d’un comité corporatif intersyndical, Le moniteur de la cordonnerie, n°10,5 avr. 1934. Cette publication est d’ailleurs dirigée par l’un des théoriciens français du corporatisme, Pierre Lucius.
-
[35]
AN, CE 8, Projet de loi instituant un « comité professionnel de la chaussure », daté du 14 fév. 1939 et signé par Albert Lebrun.
-
[36]
Il faut attendre la loi du 16 août 1940, dans un autre contexte et selon des modalités différentes, pour qu’un comité d’organisation de la chaussure voie le jour.
-
[37]
Cf. Jean-Pierre LE CROM, Syndicats, nous voilà, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, p. 287-290, et sa contribution dans S. L. KAPLAN, P. MINARD (éd.), La France, malade…, op. cit.
-
[38]
L’article 2 obligeait, dans les mêmes conditions, les entreprises de distribution à demander l’autorisation du ministère, sans toutefois que celui-ci n’ait à consulter le CNE.
-
[39]
Cette commission est composée de cinquante membres; seul Robert Tailledet, en tant que membre de la commission au titre de la Confédération Générale de l’Artisanat français (CGAF), est repéré par nos soins comme un représentant des artisans cordonniers : il préside la Fédération de la petite industrie de la chaussure, affiliée à la CGAF.
-
[40]
La Xe section est présidée par René Lepage, président du Syndicat général des cuirs et peaux de France, affilié à la Confédération générale du patronat français, auprès de laquelle il est d’ailleurs chargé des questions relevant des industries du cuir. Le vice-président est Joseph Fournier, président de la Fédération nationale des cuirs et peaux et parties s’y rattachant, affiliée à la CGT. Jacques Bonvallet et Maurice Sentuc, membres de cette même fédération, complètent la représentation ouvrière; du côté du patronat on trouve aussi Alfred Hunebelle de la Fédération nationale de la chaussure de France et Gustave Papelard de la Fédération de la petite industrie de la chaussure. La XIIe section, à partir de 1938, a pratiquement la même composition que la Xe, si ce n’est que du côté patronal, la Fédération de la petite industrie de la chaussure perd sa représentation, tandis que la Fédération des chambres syndicales de la maroquinerie, gainerie, etc., entre au sein de la section en la personne de M. Mauger. Enfin, le vice-président du Syndicat général des cuirs et peaux, M. Voituriez, renforce l’effectif, donnant au passage une plus forte représentation patronale par rapport à la représentation ouvrière.
-
[41]
Ces dossiers sont numérotés de 1 à 241; cinq dossiers n’ont pas de numéro d’ordre. AN, CE 170,171. Voir également les procès-verbaux des séances de section en AN, CE 8,34 à 37.
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[42]
AN, CE 171, dossier 238, déposé le 13 juillet 1939.
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[43]
AN, CE 171, dossier 191, déposé le 22 février 1939.
-
[44]
Ibid., dossier 219, déposé le 2 juin 1939.
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[45]
AN, CE 8, séance du 20 juin 1939.
-
[46]
AN, CE 171, dossier 188, demande déposée au ministère du Commerce le 19 février 1939.
-
[47]
AN, CE 171, dossier 233, Sté Bat’a à Alger.
-
[48]
Daniel Lefeuvre signale que dès 1930 un groupe « chaussure » s’est organisé au sein de ce syndicat pour lutter contre la menace représentée par Bata qui venait d’ouvrir des succursales en Algérie. Son président M. Akoun revendique alors une part du succès obtenu avec l’extension de l’application de la loi Le Poullen à l’Algérie : D. LEFEUVRE, Chère Algérie…, op.cit., p. 138.
-
[49]
AN, CE 171, dossier 233, Sté Bat’a à Alger.
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[50]
Ibid., pièces fournies par le ministère du Commerce, déjà citées.
-
[51]
AN, CE 8. Les chiffres du ministère du Commerce, au 18 février 1938, indiquent que 1200 demandes d’ouvertures ont été déposées depuis l’adoption de la loi, que 704 refus ont été formulés ( 59%), dont 227 ( 20%) à l’encontre de Bata.
-
[52]
AN, CE 36, séance du 7 juillet 1936, dossier Pomez.
-
[53]
AN, CE 8, séance du 30 mars 1939. La société Bata trouve en fait refuge en Angleterre durant la guerre et installe son siège, après-guerre, au Canada.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Ibid.
-
[56]
AN, CE 36, section professionnelle du cuir, séance du 30 juillet 1937.
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[57]
On peut citer par exemple, AN, CE 171, dossiers 93,99,165,223,226,232,238, etc.
-
[58]
AN, F1210697, « Programmes chaussures, affaire Bata ».
-
[59]
Le 14 novembre 1941, un intendant en poste à Châteauroux intervient auprès de l’intendant général Jarillot, pour obtenir une audience pour « son ami » Robert Vogt, patron de Bata en France. Il lui signale notamment que « la malveillance de certains de leurs concurrents qui se manifestaient avantguerre n’a pas cessé et pourrait être une cause indirecte des retards apportés par le Comité d’organisation du cuir à délivrer les matières nécessaires à l’activité de la Société ». AN, F1210697, idem.
-
[60]
AN, AJ38 2112/6407.
-
[61]
AN, AJ38 4546/7158.
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[62]
« Ordonnance du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actes de ceux de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition », JORF, 22 avr. 1945.
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[63]
AN, F12 9579, extrait 3, CNIE 106. Jugement de la Cour d’appel de Colmar, 1re Chambre civile, rendu à l’audience publique du 25 mai 1948,10 pages.
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[64]
AN, F12 9579 extrait 3, CNIE 106.
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[65]
Ibid., lettre du président de la commission d’épuration du Bas-Rhin au président de la commission d’épuration du Comité de Libération à Paris, le 31 août 1945.
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[66]
Pour être complet, il faut signaler qu’il s’excuse de ce soutien deux ans plus tard. Ibid., lettre du vice-président de la Fédération nationale de l’industrie de la chaussure de France, le 9 juillet 1945, puis lettre d’excuse du 10 novembre 1947.