Notes
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[1]
Florent QUELLIER, Des fruits et des hommes. L’arboriculture fruitière en Ile-de-France (vers 1600 –vers 1800), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003; Jean-Louis FLANDRIN et Massimo MONTANARI (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 658-660. REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE 51-3, juillet-septembre 2004.
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[2]
Jean MEUVRET, « Agronomie et jardinage aux XVIe et XVIIe siècles », in Éventail de l’histoire vivante : hommage à Lucien Febvre, Paris, Armand Colin, 1953, t. II, p. 353-362; plus d’un arbre par perche, soit plus de 294 arbres à l’hectare, F. QUELLIER, Des fruits…, op. cit., p. 146; Archives départementales du Val-d’Oise (désormais AD 95), B 95/1273, rapport du 11/12/1777, jardin situé au Plessis-Bouchard.
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[3]
AD 95,2E 7/527, contrat de vente du 04/06/1690.
-
[4]
Baux du 03/08/1682 et du 27/11/1684, cités par Béatrix DE BUFFÉVENT, L’économie dentellière en région parisienne au XVIIe siècle, Pontoise, Société historique et archéologique de Pontoise, du Vald’Oise et du Vexin, 1984, p. 272.
-
[5]
AD 95,2E 7/530, bail du 03/10/1717.
-
[6]
Florent QUELLIER, « Le bourgeois arboriste (XVIIe-XVIIIe siècles). Les élites urbaines et l’essor des cultures fruitières en Île-de-France », Histoire Urbaine, n° 6, décembre 2002, p. 23-42.
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[7]
Jean-Baptiste DE LA QUINTINIE, Instruction pour les jardins fruitiers et potagers avec un traité sur des orangers et des réflexions sur l’agriculture, Arles, Actes Sud – ENSP, 1999, p. 183 ( 1re éd. 1690).
-
[8]
DUPAIN DE MONTESSON, La science de l’arpenteur dans toute son étendue…, Paris, 1776, éd. de 1813, p. 168-169.
-
[9]
Archives Nationales, Paris (désormais AN), F10371, rapport du 02/01/1808 adressé au gouvernement impérial.
-
[10]
AN, F10258, manuscrit anonyme sur le pêcher, non paginé.
-
[11]
LA BRETONNERIE, L’école du jardin fruitier, Paris, 1784, t. 1, p. 99-100.
-
[12]
Nicolas DE BONNEFONS, Le jardinier françois, Paris, 1651, p. 29.
-
[13]
AD 95,2E 7/504, contrat de jardinier du 30/09/1647.
-
[14]
L’expression « culture de la faim » est empruntée à Alain Croix : Alain CROIX, Jean QUÉNIART, Histoire culturelle de la France, Paris, Seuil, t. 2,1997, p. 32.
-
[15]
Robert MUCHEMBLED, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV e -XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, 1991, p. 64-79 ( 1re éd. 1978).
-
[16]
SAUSSAY, Traité des jardins, Paris, 1722, p. 16. Anet se situe dans l’actuel département de l’Eure-et-Loir.
-
[17]
LA BRETONNERIE, Correspondance rurale, contenant des observations critiques, intéressantes et utiles sur la culture des terres et des jardins; les travaux, occupations, économies et amusemens de la campagne, et tout ce qui peut être relatif à ces objets, Paris, 1783, t. 1, p. 291.
-
[18]
AD 95, document non coté, « Veue du chasteau de La Roche-Guyon du costé de la rivière. Plan du jardin potager avec l’arangement des arbres par quarré, les non des espèces, 1741 ».
-
[19]
Anne-Marie COCULA, « La galette et le pot de beurre : l’approvisionnement menu des villes (XVIe-XVIIIe siècles)», L’approvisionnement des villes de l’Europe occidentale au Moyen Âge et aux Temps Modernes, Auch, Flaran 5,1985, p. 231-236; Reynald ABAD, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002, p. 622-623; Maurice AYMARD, « Pour l’histoire de l’alimentation quelques remarques de méthode », Annales ESC, 30/2-3, mars-juin 1975, p. 431.
-
[20]
Paul-Louis MARTIN, Les Fruits du Québec, Sillery, Septentrion, 2002, p. 46-47.
-
[21]
N. de BONNEFONS, Le jardinier…, op. cit., 1651, « épistre aux dames » non paginée.
-
[22]
Madeleine FERRIÈRES, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen Âge à l’aube du XX e siècle, Paris, Seuil, 2002, p. 136. Noël CHOMEL, Dictionnaire œconomique contenant divers moyens d’augmenter son bien et de conserver la santé, Lyon, 2e éd., 1718, p. 136. P.-L. MARTIN, Les fruits…, op. cit., p. 13-61.
-
[23]
Jean-Louis FLANDRIN, « La distinction par le goût », in Philippe ARIÈS, Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, 3. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999, p. 261-302 ( 1re éd. 1985). Daniel ROCHE, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, XVIIe -XIX e siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 240.
-
[24]
Allen J. GRIECO, « Les plantes, les régimes végétariens et la mélancolie à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance italienne », in Allen J. GRIECO, Odile REDON, Lucia TONGIORGI TOMASI (dir.), Le Monde végétal (XIIe -XVIIe siècles). Savoirs et usages sociaux, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 11-29. Alain CORBIN a étudié l’image malsaine que pouvait avoir la terre, la nature de décomposition du fumier a pu renforcer cette image : Le Miasme et la Jonquille, Paris, Aubier Montaigne, 1982, rééd. Champs-Flammarion, 1986, p. 25-30.
-
[25]
Émile HUET (éd.), « Le manuscrit du prieur de Sennely, 1700 », Mémoires de la société archéologique et historique de l’Orléanais, t. 32,1908, p. CXXXI-CXXXIII; Sennely se situe dans l’actuel département du Loiret.
-
[26]
J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 774-775.
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[27]
Cette description d’une fruiterie idéale résume le chapitre IX de la cinquième partie de l’Instruction pour les jardins fruitiers: J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 774-785.
-
[28]
AD 95,10 J 31, inventaire après décès. J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 778.
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[29]
AD 95,2E 7/184, inventaire après décès du 28/09/1674.
-
[30]
« Deux sommes de poires de Cailloy estant dans quatre grands panniers et un tas des memes poires qui peuvent faire une somme le tas dans un bouge bas de la maison », AD 95, B 95/1195, rapport du 30/09/1699; AD 95,2E 7/523, inventaire après décès du 02/04/1681 d’une épouse de vigneron; lors d’une perquisition dans un domicile, le bailli d’Enghien découvre « plusieurs tonneaus remplys de pommes de différentes espèces », AD 95, B 95/1195, rapport du 17/08/1699.
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[31]
LA BRETONNERIE, L’école…, op. cit., t. 2, p. 89-94.
-
[32]
F. QUELLIER, Des fruits…, op. cit., p. 282-288.
-
[33]
Sur « le mythe de l’autarcie »: Anne RADEFF, Du café dans le chaudron. Économie globale d’Ancien Régime. Suisse occidentale, Franche-Comté et Savoie, Lausanne, Société d’Histoire de la Suisse Romande, 1996, p. 17-26 (cf. RHMC, 1998,45-3, p. 669-671).
1 Poids des aléas climatiques, peur lancinante de la disette et déséquilibre qualitatif de rations alimentaires dominées par les céréales conditionnent l’alimentation de la quasi-totalité des Français d’Ancien Régime et génèrent, obligatoirement, des inquiétudes et, probablement, des frustrations. Sources normatives, toujours sujettes à caution, et contrôle des marchés céréaliers par une monarchie soucieuse de nourrir l’armée et d’éviter des émeutes urbaines, nous renseignent surtout sur les préoccupations des élites mais passent largement sous silence les inquiétudes alimentaires de l’immense majorité des contemporains; bruyamment exprimées lors des paroxysmiques révoltes frumentaires, ces dernières semblent ensuite disparaître de notre documentation.
2 Pourtant, un lieu ordinaire, banal, présente quotidiennement un idéal alimentaire et, par conséquent, un discours à décrypter sur la notion de sécurité alimentaire à l’époque moderne : le jardin fruitier-potager. En effet, cette notion n’étant pas a-historique mais le reflet des peurs et des espérances d’une société, sa confrontation au jardin, à la fois refuge d’une intimité et espace stratégique de l’autoconsommation, promet d’être riche d’enseignements; d’autant plus que toute maison des champs de la ville et de la cour se doit d’être ornée d’un jardin fruitier-potager, que tout village est entouré d’un îlot de jardins et que fruits et légumes accèdent à une place de choix dans les habitudes alimentaires des élites contemporaines [1]. Dès lors la gestion de cet espace, entre abondance et diversité variétale, le statut hautement favorable des produits de son jardin, et l’entretien de la fruiterie, prolongement « naturel » du verger, permettent de reconstruire, en l’absence de tout discours explicite, une définition palpable de l’idée de sécurité alimentaire pour les Français des deux derniers siècles de l’Ancien Régime.
LA RECHERCHE DE LA DIVERSITÉ VARIÉTALE ET DE L’ABONDANCE
3 Dans la vulgate historiographique de la civilisation matérielle, le jardin, lieu omniprésent des paysages urbains et ruraux, est présenté comme une terre enclose fortement privilégiée, intimement liée à l’homme et à son habitat, lieu de l’abondance et de la diversité variétale. L’étude des jardins des campagnes parisiennes des deux derniers siècles de l’Ancien Régime confirme totalement cette définition. En effet, la sélection de formes et de conduites d’arbres moins consommatrices d’espace – arbre nain et demi-tige, éventail et buisson, contre-espalier et espalier – y rend possible de fortes densités de plantation : sans compter des espaliers rarement dénombrés, les arbres des haies et l’éventuel coin accueillant une pépinière, les plus fortes densités de plantation en arbres fruitiers calculées pour la vallée de Montmorency aux XVIIe-XVIIIe siècles concernent les jardins avec, parfois, des cas aberrants, tel ce jardin d’un vigneron accueillant, sur quinze perches, vingt-cinq arbres fruitiers, dont neuf anciens, et quarante groseilliers. Dans ces jardins, poiriers d’été, d’automne et d’hiver, pommiers et pruniers, figuiers et groseilliers sont cultivés. Certains fruits hâtifs, tardifs ou fragiles sous le climat parisien, à l’exemple des pêches et des abricots, trouvent même dans le jardin un lieu de prédilection et contribuent à en faire un lieu de concentration des espèces fruitières [2].
4 Le jardin rencontré au détour d’un bail ou d’un contrat de vente est avant tout le lieu de la diversité variétale. En 1690, le receveur de la terre et seigneurie de Piscop vend, à deux marchands-fruitiers, les fruits de différents jardins, dont ceux de quatre poiriers – un de Jargonelle, un de Deux-Tête, un Bon-Chrétien d’été et un à poires blanches –, à la réserve d’un pommier de Reinette, d’un poirier d’Épargne, d’un noyer et des arbres du potager [3]. Dans les années 1680, Jacques Tavernier le jeune, marchand de dentelle de VilliersleBel, loue à un autre marchand deux jardins contenant des pommiers, des pruniers, des pêchers, des néfliers, des cerisiers, des guigniers, des châtaigniers, des noisetiers et des groseilliers ainsi qu’une quinzaine de variétés différentes de poiriers [4]. Et le 3 octobre 1717, la veuve d’un bourgeois parisien loue pour six années au marchand Brice Demarne, une maison, cour et jardin, au village de Saint-Brice. Le preneur s’oblige à planter dans le jardin des arbres buissons, à maintenir la treille en bon état et à verser chaque année à la propriétaire, outre un loyer de 36 livres,
« un queuillouere de prune de damas et de monsieur, un ceuillouere de poire des arbres nains et un queuillouer de poire de martin-sec, le tout venant du jardin et à ce cas qu’il en vienne, luy fournir des légumes quand elle sera à Saint-Brice [… ] [et] un panié de grosseille » [5].
6 Ce n’est pas dans les alignements des voiries, dans les vignes ou autour des emblavures que l’on cherche à diversifier les variétés fruitières mais bien dans les jardins : les trois quarts des vingt-trois variétés de poirier retrouvées dans les actes de la pratique de la vallée de Montmorency aux XVIIe-XVIIIe siècles concernent la zone de l’hortus. Et c’est dans l’écrin de son fruitier-potager que le « bourgeois arboriste » se plaît à introduire de nouvelles variétés [6].
7 Or, ces nombreux arbres fruitiers ne sont pas les seuls viagers du jardin, ils doivent partager leur espace avec des légumes, des cultures fourragères et des « herbes », des vignes, des arbres non fruitiers et quelques fleurs, « de quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet ». D’ailleurs, quand un traité horticole, un bail ou un plan évoque un potager, il ne s’agit pas d’un espace exclusivement réservé aux légumes. Pour Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du potager royal de Versailles et auteur d’une somme sur le jardinage, le terme « potager » recouvre les « fruits rouges, fraises, framboises, cerises [et] groseilles » [7], et c’est tout naturellement que le Nouveau traité des jardins potagers ( 1692) se termine par un chapitre intitulé « des fruits du jardin », au nombre desquels sont évoquées cerises hâtives, groseilles, framboises et fraises. Et dans le spectacle cartographique de l’Ancien Régime, Dupain de Montesson divise les jardins potagers en carrés « ordinairement bordés de plates-bandes, où se trouvent des arbres fruitiers en buisson, et d’autres à hautes tiges ». Afin de souligner la diversité des légumes semés et plantés, il trace de petits sillons de différentes teintes vertes à l’intérieur des carrés puis il dessine autour des arbres en élévation; en l’absence de légende, le cartographe s’appuie sur la diversité des traits et des coloris afin de signifier, au regard de ses contemporains, le jardin fruitier-potager [8]. En effet, des pois, des fèves et des choux, des haricots, des « herbes » et des oignons, des asperges et des artichauts sont aussi cultivés dans les jardins des campagnes parisiennes des XVIIe et XVIIIe siècles.
8 L’utilisation du mur d’espalier illustre parfaitement l’agriculture intensive abritée dans les jardins, révélatrice d’un idéal alimentaire. Les intervalles entre les arbres palissadés sembleraient être plus réduits que ceux souhaités par les traités contemporains. En effet, « les propriétaires veulent multiplier les espèces dans un petit espace », et pour pouvoir « jouir promptement, on couvre le mur de tige ou demi-tige placée à douze pieds de distance et on met une basse tige entre » [9]. De plus, afin d’utiliser la totalité du support, il est fréquent de faire courir une treille de chasselas et de muscat sur la partie supérieure du mur. La paysannerie peut ainsi croire à une utilisation optimale du mur car, entièrement couvert, il offre plusieurs productions, les plates-bandes des espaliers accueillant en outre légumes, fraises et fleurs [10]; les bonnes expositions, celles du levant et du midi, sont particulièrement disposées à recevoir des primeurs, des pois, des laitues d’hiver [11]. Dès 1651, dans le premier traité détaillant réellement la technique des espaliers, Nicolas de Bonnefons conseillait de donner quatre labours par an aux arbres en espalier, et
« vous pourrez faire semer sur ces labours, des petites herbes qui se lèveront d’un labour à l’autre, comme laictues, pourprier, cerfueuil, chicorées, mesme y eslever de jeunes choux pour replanter, bref tout ce qui se lève, et ne séjourne pas beaucoup en un endroit » [12].
10 Ce conseil se retrouve dans les contrats de jardinage : tel jardinier doit labourer, émonder et écheniller les arbres fruitiers mais aussi semer « aud. jardin toute sorte de semance convenable chacun en la saison » dont des pois, des fèves et des haricots [13].
11 Le jardin fruitier-potager, lieu par excellence de l’abondance et de la diversité variétale, l’affaire est entendue, mais au-delà de ce constat, les questionnements de l’histoire culturelle permettent d’interroger la perception de cet espace privilégié par les contemporains. Les petites superficies des jardins paysans, associées à la grande diversité des cultures annuelles et permanentes qui y sont cultivées, ainsi que dans les cours et jusque dans les recoins des bâtiments, doivent offrir au printemps et en été une image à la fois de profusion et de confusion, une image réconfortante et sécurisante pour la population. En effet, en réponse à la peur ancestrale de la disette et de la cherté des denrées alimentaires constitutives d’une « culture de la faim », mais aussi en réponse à la fiscalité puisque le jardin de subsistances n’est pas soumis à la dîme, le potager-fruitier procède d’une rationalité compensatrice de pays de Cocagne; face à la pénurie toujours possible, le jardin paysan se doit d’être le lieu de la diversité, de la profusion salutaire et de l’approvisionnement contrôlé. L’arbre fruitier est particulièrement bien adapté à cette rationalité de Cocagne car son développement aérien permet l’utilisation du sol pour d’autres cultures, et il fournit lui-même plusieurs productions : les fruits bien sûr, mais aussi les greffons et les porte-greffe, les fatrouillettes – petits bois vendus aux marchands-plâtriers – et la feuillée nécessaire au transport et à la vente des fruits, laquelle, en année de disette fourragère, peut même servir de fourrage. De surcroît, l’arbre fruitier devient un élément incontournable du pays de Cocagne, car le fruit appartient au règne du sucré, du dessert; un aliment qui vient enrichir un régime alimentaire dominé par les céréales, mais surtout un aliment « festif » car superflu. Bien qu’il soit impossible de quantifier cet apport, les fruits du jardin accédaient à la table paysanne. Par le jardin, la paysannerie n’ignore pas le dessert et diversifie, quelque peu, grâce aux légumes, aux « herbes » et aux fruits saisonniers, un régime alimentaire largement monotone; et ce d’autant plus que le jardin apparaît comme le premier lieu d’un finage à accueillir plantes et cultures nouvelles [14].
12 Dans une lecture culturelle, le jardin potager-fruitier paysan, en réponse aux crises de cherté, aux contraintes collectives et à l’expropriation paysanne, me semble pouvoir être présenté comme un espace compensatoire, celui d’un idéal alimentaire, au même titre que les fêtes compensent l’angoisse et les soucis quotidiens [15]. Symbole bien connu de la propriété et de l’individualisme agraire, le jardin inscrit aussi à proximité du foyer, du cœur nourricier de la famille, l’idéal d’une sécurité alimentaire conjuguant abondance et diversité, voire superflu et agréable, avec contrôle personnel de l’approvisionnement, loin de la tyrannie des blés, des prélèvements urbains et des aléas climatiques.
13 Pour la maison des champs des élites urbaines, la diversité variétale du jardin répond au bon goût qui pousse à la collection et à la plantation des arbres à la mode, mais aussi à la nécessité de s’approvisionner en fruits toute l’année. Le jardinier doit satisfaire cette demande, en évitant d’être submergé par une variété de fruit à un moment donné et de connaître, ensuite, une disette. Dans le choix des arbres fruitiers, il faut, pour chaque espèce, préférer des variétés dont les maturités de cueillette se succèdent, et éviter une excessive abondance de fruits moyens ou médiocres qui mûrissent en même temps que d’autres d’une qualité supérieure. Pour Saussay, jardinier de la princesse de Condé à Anet,« il ne faut se charger d’une grande quantité de poires d’été [… ] l’été fournissant assez d’autres fruits, comme les fraises, les cerises, les bigareaux, les groseilles, les prunes, les figues, les abricots, les pêches [… ] et tous ces fruits étant meilleurs pour l’été, il suffit d’avoir un peu de poires des meilleures espèces » [16].
« En général, la diversité des plants et des fruits est plus profitable que la grande quantité d’une même espèce : si l’un manque, l’autre réussit. La consommation et le débit en sont plus faciles. Il est agréable d’avoir tous ses besoins chez soi, et un superflu même dont on peut disposer » [17].
15 Ainsi, dans le potager-fruitier de La Roche-Guyon, pas moins de 675 arbres fruitiers sont plantés dont 442 poiriers, 143 pommiers, 70 pêchers, 16 pruniers, et 4 abricotiers; 42 variétés différentes sont représentées. On a pris soin d’y cultiver à la fois des fruits à maturité de consommation proche de la maturité de cueillette, et des fruits de garde, des fruits d’été ainsi que des fruits d’automne et d’hiver [18].
16 De la paysannerie à la noblesse, la gestion d’un jardin potager-fruitier inscrit, à proximité de l’habitat, l’aspiration à une profusion de menues denrées à portée de main et soulève, dès lors, la question des rapports qu’entretiennent, au sein de leurs pratiques alimentaires, les Français d’Ancien Régime avec l’autoconsommation.
LES PRODUCTIONS DU JARDIN : DES ALIMENTS SAINS
17 Tant pour le monde rural que pour le monde urbain, l’histoire de l’alimentation se heurte à l’écueil d’une autoconsommation, mal connue, de fruits, de légumes, d’œufs, de laitages, de boissons… Cette méconnaissance tient à une incompatibilité entre l’approche quantitative suivie par l’histoire économique depuis les années 1930 et les sources éparpillées évoquant indirectement l’autoconsommation. Force est de constater notre actuelle incapacité à estimer la part de cette consommation dans le régime alimentaire des Français; mais la passer sous silence invalide les résultats obtenus, et nombre de rations alimentaires calculées par l’école des Annales sont, de ce fait, discutables [19]. Or, l’autoconsommation répond à des préoccupations physiologiques et économiques, mais aussi culturelles, permettant de comprendre ce que peut recouvrir la notion de sécurité alimentaire à l’époque moderne. Cependant, une distinction entre deux types de populations s’impose. Pour l’immense majorité de la population rurale, l’autoconsommation n’est pas un choix mais une obligation. Avoir le ventre plein, tel est le premier sens de la sécurité alimentaire dans une société où la disette rôde toujours. La forte densité de plantation des jardins paysans a comme objectif de fournir la table du foyer, de réserver le numéraire pour d’autres achats et de profiter d’un surplus commercialisable, mais absolument pas de répondre à un quelconque souci hygiénique; d’ailleurs la querelle sur une utilisation massive du fumier qui gâterait la délicate eau des fruits ne concerne que les jardins bourgeois et nobiliaires. De même, les deux premières générations de colons en Nouvelle-France recourent, malgré la condamnation morale des élites, à la cueillette saisonnière de baies et autres fruits sauvages [20]. La question de la salubrité culturelle de l’aliment ne peut être posée par un individu qu’à partir du moment où il a la garantie de l’approvisionnement et la possibilité économique de choisir. Cette population existe à l’époque moderne, et fait cohabiter sur sa table produits du marché et produits du jardin. Contrats de métayage bien sûr, mais aussi compléments en nature des baux en pays de fermage, contrats de jardinage prévoyant des livraisons de légumes et de fruits au domicile urbain du maître, livres de raison tenus par des bourgeois et des ecclésiastiques…, nombreuses sont les sources manuscrites témoignant de la présence de l’autoconsommation chez les élites. Ici, la notion de sécurité alimentaire s’enrichit en prenant consciemment en compte la provenance du produit; elle n’est plus uniquement physiologique, elle devient aussi culturelle.
18 Dans le Jardinier françois, Nicolas de Bonnefons, auteur bien au fait des mœurs aristocratiques françaises, conseille « aux personnes de qualité » l’entretien d’un jardin fruitier pour trois principales raisons, dont deux sont clairement liées à la notion de sécurité alimentaire : offrir des fruits de son jardin, et affirmer ainsi son savoir-vivre, et garantir l’approvisionnement de sa table [21]. En effet, dans l’univers culturel des élites des XVIIe-XVIIIe siècles, les produits du jardin sont hautement salubres. Si des traités de Galien et d’Hippocrate aux régimes de santé médiévaux, les fruits ont longtemps traîné derrière eux une mauvaise réputation diététique, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l’idée que seuls l’abus de fruits et la consommation de fruits verts sont dommageables à la santé semble globalement admise, tant dans les traités de jardinage que dans les ouvrages médicaux. Cependant, les fruits concernés ne sont pas ceux, sauvages, des forêts ou des haies, mais ceux, domestiqués, du jardin. Dans ce lieu privilégié, les arbres fruitiers requièrent soin et vigilance et demandent un fort investissement en temps. La taille, le palissage, l’éclaircissage, le retrait progressif des feuilles pour colorer le fruit, les arrosages, l’apport de fougères l’été afin de maintenir la fraîcheur au pied des arbres sont autant d’opérations, réalisables uniquement dans le jardin, qui éloignent les fruits récoltés de leur dangereuse nature sauvage pour en faire un produit sain. Les produits du jardin, fruits et légumes, sont considérés comme salubres par les élites car ils sont domestiqués, dressés et contrôlés. C’est « la valeur humaine ajoutée qui rend l’aliment bon pour l’estomac »: ce constat de Madeleine Ferrières pour le blé est d’autant plus vrai pour les fruits. Ainsi pour le prêtre Noël Chomel, membre d’une famille de médecins, les poires sauvages peuvent être utiles comme remède mais seules les poires cultivées sont déclarées « bonnes à manger », tandis que les ordres religieux de la Nouvelle-France croient aux vertus du jardinage pour « civiliser » les Amérindiens nomades, adeptes de la cueillette de fruits sauvages [22].
19 Dans une société qui cultive à loisir les apparences, la sécurité alimentaire recouvre la nécessité d’afficher et de maintenir un statut social. Consommer et offrir des fruits et des légumes provenant de sa maison des champs ne répond pas uniquement à la logique économique du « bon ménager » dont le portrait a été dressé par Olivier de Serres, mais aussi à l’affirmation d’une distinction sociale par le goût dans une société où les aliments sont également « bons à penser et à imaginer » [23]. En effet, un homme de qualité se doit d’apprécier la fragilité du fruit et son eau sucrée, sa grosseur et son insolation, sa précocité ou sa tardiveté, sa délicatesse et sa curiosité…, soit un fruit qui, techniquement, à l’époque moderne, ne peut provenir que d’un jardin et notamment des plébiscités espaliers. De surcroît le prestige socioculturel d’un jardin, havre de paix loin des passions du monde, et reflet d’une intimité où les plates-bandes bien ordonnées et les corps dressés des espaliers doivent être lus comme une représentation de l’éducation, de l’ordre et de la propreté du propriétaire, transmute le fruit en un aliment sain pour le corps mais aussi pour l’esprit. En effet, le fruit cultivé recueille toutes les vertus associées au jardin dans la France classique : sociabilité de la civilité classique et domestication de la nature, éloignement des passions du monde et invitation métaphorique des Lumières à cultiver son jardin… Produit à l’intérieur du jardin, objet de soins attentifs, présent reconnu et marque de votre distinction sociale, le fruit cultivé est indubitablement perçu comme fort sain aux XVIIe etXVIIIe siècles.
20 L’obsession de la contamination du fruit cultivé par une odeur, commune à tous les traités de jardinage duXVIIe siècle, témoigne de cette perception du fruit comme un produit noble, un produit sain et auquel on veut conserver ses vertus; la notion de sécurité alimentaire dans les jardins bourgeois et nobiliaires recouvre aussi le souci de préserver les qualités de l’aliment. On craint en effet que la délicatesse tant recherchée ne soit corrompue par une grossière odeur, que ce soit celle du fumier apporté au pied des arbres ou celle des dents gâtées du jardinier qui, lors de l’incision de l’écorce nécessaire pour une greffe en écusson, tient entre ses dents l’œil portant les qualités du fruit à venir. Il est vrai que dans la pharmacopée classique, la croyance aux qualités pénétrantes d’une forte odeur sur un corps moins odorant est fortement admise; or le fruit se caractérise justement par de faibles qualités olfactives d’autant plus sensibles dans une société qui aime les odeurs musquées. De surcroît, c’est l’avancement de la maturité du fruit qui développe une odeur souvent absente lors de la cueillette, renforçant ainsi un lien sensible entre l’odeur et la nature corruptrice du fruit trop mûr. De plus si une partie de la noblesse du fruit réside dans son développement aérien, non seulement l’usage du fumier le renvoie à la terre mais en plus à une nourriture puisée dans une matière en décomposition, en putréfaction. Cette obsession de l’odeur et la controverse sur l’utilisation du fumier, mal nécessaire pour les arboristes du Grand Siècle, peuvent être interprétées comme une preuve supplémentaire du statut très positif du fruit cultivé dans l’univers culturel des élites de la France moderne et de réelles préoccupations sanitaires pour conserver le goût, et donc les vertus, d’un aliment [24].
21 Garantir l’approvisionnement et conserver le goût des produits ne prend tout son sens que dans la gestion d’une année entière. Pour tenter de consommer de janvier à décembre des produits du jardin, jardiniers et paysans veillent à planter des variétés fruitières à maturité de consommation estivale, automnale et hivernale, à entretenir avec moult soins des espaliers sur les quatre expositions, à utiliser des couches et des cloches de verre pour les légumes…
22 En effet, dans une économie d’Ancien Régime particulièrement sensible aux aléas météorologiques, la sécurité alimentaire passe obligatoirement par la domestication du climat. Or un espace, prolongement « naturel » du jardin potager-fruitier de la France classique, contribue à maintenir au cœur de l’hiver les fruits de l’été : la fruiterie.
LA FRUITERIE, PROLONGEMENT DU JARDIN COMME IDÉAL ALIMENTAIRE
23 La fruiterie, chambre permettant de conserver les fruits d’automne et d’hiver, est le prolongement logique du jardin. Après la description des espaliers de son jardin, le prieur de Sennely-en-Sologne évoque, tout naturellement, son projet d’aménager une fruiterie dans le grenier au-dessus du garde-manger qui jouxte la cuisine de sa maison prieurale. Il décrit un projet très proche des conseils des traités arboricoles contemporains. Sur les murs devront être fixées « des tablettes daix de sapin du haut en bas avec de petites lattes sur le rebords ». Une grande fenêtre sera ouverte sur un des murs afin de bénéficier de la lumière du jour et probablement pour pouvoir aérer la pièce.
24 Cependant, cette fenêtre devra être « bien emboittée » et toutes les autres ouvertures condamnées. La protection contre le gel et l’humidité – nous sommes en Sologne– nécessitera aussi « de faire contrelatter et torcher tout ce grenier de bon mortier à chaux et à sable ». Et c’est avec la même probable satisfaction qui l’avait amené à décrire précisément les plants de son jardin fruitier, que le prieur Christophe Sauvageon termine son dessein par « dresser autant de tables sur des tréteaux que le grenier en pourra contenir, pour servir en cet état de fruiterie ». La fruiterie vient ici parachever le jardin fruitierpotager; elle doit répondre à trois obligations qui sont au cœur de la recherche de la sécurité alimentaire telle que nous l’avons rencontrée au jardin : éviter une disette de fruits en en proposant toute l’année, permettre aux fruits, notamment d’hiver, d’acquérir leur maturité de consommation et conserver leur goût [25].
25 La description de la fruiterie, lieu stratégique pour domestiquer le climat, est un passage obligé des traités sur la culture des arbres fruitiers, car le bon ménager doit avoir « la consolation » de pouvoir jouir d’« une honnête provision » de fruits de garde « au fort d’un hiver triste et mélancolique »; « la difficulté est d’en avoir pour l’hiver, qui est une saison morte et infertile, il s’agit donc surtout de savoir garder de mauvaise fortune ceux qui sont bons que longtemps après être cueillis » [26]. Une fois récoltés, les fruits de garde doivent encore être protégés des gelées hivernales, de l’humidité et des voraces petits rongeurs. Pour Jean Baptiste de La Quintinie, la chambre à fruits doit être meublée d’une grande table centrale pour déposer corbeilles et plats en porcelaine nécessaires au service des fruits; sur les murs seront fixées, à distances régulières, des tablettes, légèrement inclinées vers le sol et terminées par un rebord, sur lesquelles reposeront les fruits, par variété et par qualité, avec une étiquette pour en marquer le nom et la date de maturité de consommation.
26 Une couche de mousse séchée ou de sable fin de rivière recevra les fruits délicatement déposés sans risquer de leur transmettre une odeur; dans la gestion de la chambre à fruits on retrouve l’obsession d’une contamination des fruits par une odeur exogène, que ce soit celle du foin, de la paille, du bois de sapin, du linge sale voire du fromage. Ce lieu devra être impénétrable à la gelée grâce à une bonne exposition excluant catégoriquement le nord, grâce à des murs épais, au calfeutrage des fenêtres et de la porte d’entrée. Enfin, selon des principes hygiénistes et aéristes, la fruiterie sera régulièrement visitée afin de retirer les fruits pourris qui risqueraient de contaminer les autres et l’air devra être fréquemment renouvelé. Des pièges, ou un chat, permettront de lutter contre les rats et les souris. La bonne localisation de la fruiterie exclura la cave trop humide et sujette à la moisissure ainsi que le grenier trop vulnérable au froid, mais préférera une pièce au rez-de-chaussée ou au premier étage [27].
27 Cette fruiterie idéale ne se retrouve que dans les résidences aristocratiques comme celle du duc de Liancourt à La Roche-Guyon. Dans une chambre explicitement nommée « fruicterye », l’inventaire après décès signale les ustensiles nécessaires à l’entretien d’un feu (chenet, une paire de pincette, deux pelles à feu); la couche, le traversin et la couverture présents peuvent aussi servir de recours contre la gelée; enfin la pièce comporte cinq tables, un coffre, « unze aix servant de tabletes, un petit basquet, traize petits plats de fayance de Holande et six autres petits » probablement destinés à recevoir les fruits et à les servir. Le coquemar en cuivre, présent dans la fruiterie, ou le bassin, a pu jouer le rôle de sentinelle contre la gelée à l’instar de ce « petit vaisseau plat plein d’eau » que La Quintinie conseille d’y placer pour « donner avis de tout ce qui peut nuire; si cette eau ne gèle point, il n’y a rien à faire, mais si elle vient à geler tant soit peu, il faut aussitôt courir au remède » [28].
28 La fruiterie est plus modeste dans le château de Sannois appartenant à Louis-Denis-François Berand, chevalier et mousquetaire ordinaire de la garde du roi, mais elle jouit quand même d’une pièce précisément réservée, meublée d’« une tablette composée de cinq planches à metre fruits, [et] une planche percée »; on y a aussi entreposé « neuf cloches de couches » servant à obtenir des légumes primeurs [29]. Pour les élites de la naissance et de l’argent, idéalement la Fruiterie bien ordonnée et spécifiquement localisée doit rappeler le prestige social et le bon goût au même titre que l’Orangerie ou la Glacière;
29 d’ailleurs ces espaces doivent tous trois permettre de jouer avec le temps, de le forcer ou le retenir. La chambre à fruits permet de fournir la table en desserts garantissant, aux regards des convives, le statut social du maître des lieux.
30 Tout autre est la description de la salle servant à garder les fruits chez les marchands-fruitiers de la région parisienne. Dans les inventaires après décès, cet espace est localisé dans un grenier, ou une chambre non spécialisée, qui recevra ponctuellement, en fonction des quantités récoltées, des fruits; les fortes récoltes alimentent même un marché de location annuelle de chambres.
31 Les fruits – pommes, poires, noix – voisinant avec les gerbes de céréales et de foin, y sont entreposés en tas à même le sol, dans des paniers d’osier, sur des « clayes à mettre des pommes », voire dans des tonneaux [30].
Si l’on en croit La Bretonnerie, très au fait des réalités paysannes parisiennes, on retrouverait chez les paysans le souci de ne pas gâter les fruits par l’odeur du foin. En revanche, enlever les fruits pourris des chambres à fruits n’est probablement pas l’application consciente d’un principe hygiéniste, mais traduit tout simplement la préoccupation de protéger les réserves d’une propagation de la pourriture. En tout cas, à la lecture des inventaires après décès des marchands-fruitiers, force est de constater que la paysannerie parisienne parvient à conserver, durant l’hiver et le printemps, de fortes quantités de fruits de garde [32].« Nos paysans qui ont quelque fois beaucoup de pommes les conservent encore fort bien sur la paille, dans des caves sèches [… ] ou sur du regain dans les greniers de leurs chaumières qui sont moins pénétrables au chaud et au froid que nos combles en tuile ou en ardoises; ils ont seulement la précaution aux approches des fortes gelées au mois de Décembre, de couvrir leurs fruits d’une bonne enveloppe bien épaisse de regain, qui n’a pas la même odeur du foin; ils les laissent là sans y toucher jusqu’après les grandes gelées, qu’ils les découvrent alors, et les changent de place, afin d’ôter toutes celles qui sont pourries [31]. »
33 Élites urbaines et paysannerie perçoivent le jardin fruitier-potager comme le lieu d’un idéal alimentaire. Dès lors, il me semble possible d’appréhender, à partir de cette enclave privilégiée et intime, une déclinaison contemporaine de notre notion de sécurité alimentaire. Lieu de la diversité variétale et de l’abondance, le jardin doit être vécu par la paysannerie comme un espace compensatoire procédant d’une rationalité de pays de Cocagne exorcisant les années de vaches maigres, les prélèvements fiscaux et les contraintes collectives. Dans une société profondément marquée par la hantise de la disette, la forte densité de plantation des jardins et la grande diversité variétale des productions renvoient à l’idéal d’un approvisionnement alimentaire garanti. Pour la bourgeoisie urbaine et la noblesse, la sécurité alimentaire n’est plus seulement physiologique, elle recouvre aussi l’assurance culturelle de pouvoir afficher sa distinction sociale par la consommation des produits de son domaine. Il ne faudrait pas pour autant conclure à l’absence de nos actuelles préoccupations sanitaires : l’obsession de la contamination du fruit par une odeur exogène, tant dans un jardin que dans une fruiterie, témoigne aussi de l’existence d’inquiétudes hygiéniques liées aux croyances de la pharmacopée classique.
34 Cependant, proposer, pour l’époque moderne, le jardin comme lieu d’élection de la sécurité alimentaire revient surtout à reconsidérer le dossier de l’autoconsommation. Longtemps présentée comme une forme archaïque d’organisation économique opposée au dynamisme de l’économie de marché, parfois abusivement assimilée au « mythe de l’autarcie », l’autoconsommation jouit d’une image négative dans nombre de travaux d’histoire économique connaissant mieux « le commerce au loin » que le proche jardin [33]. Or, la consommation des produits de son domaine par une population – bourgeoise, nobiliaire, ecclésiastique – qui a pourtant les moyens de recourir au marché me semble révélatrice d’une dimension culturelle de l’autoconsommation qui mérite d’être soulignée : loin d’être obligatoirement une conséquence du cloisonnement des marchés, et une réponse, par défaut, à une structure archaïque, l’autoconsommation peut aussi être un choix raisonné d’un mode d’approvisionnement censé garantir, pour certains aliments, quantité et qualité.
Notes
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[1]
Florent QUELLIER, Des fruits et des hommes. L’arboriculture fruitière en Ile-de-France (vers 1600 –vers 1800), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003; Jean-Louis FLANDRIN et Massimo MONTANARI (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 658-660. REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE 51-3, juillet-septembre 2004.
-
[2]
Jean MEUVRET, « Agronomie et jardinage aux XVIe et XVIIe siècles », in Éventail de l’histoire vivante : hommage à Lucien Febvre, Paris, Armand Colin, 1953, t. II, p. 353-362; plus d’un arbre par perche, soit plus de 294 arbres à l’hectare, F. QUELLIER, Des fruits…, op. cit., p. 146; Archives départementales du Val-d’Oise (désormais AD 95), B 95/1273, rapport du 11/12/1777, jardin situé au Plessis-Bouchard.
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[3]
AD 95,2E 7/527, contrat de vente du 04/06/1690.
-
[4]
Baux du 03/08/1682 et du 27/11/1684, cités par Béatrix DE BUFFÉVENT, L’économie dentellière en région parisienne au XVIIe siècle, Pontoise, Société historique et archéologique de Pontoise, du Vald’Oise et du Vexin, 1984, p. 272.
-
[5]
AD 95,2E 7/530, bail du 03/10/1717.
-
[6]
Florent QUELLIER, « Le bourgeois arboriste (XVIIe-XVIIIe siècles). Les élites urbaines et l’essor des cultures fruitières en Île-de-France », Histoire Urbaine, n° 6, décembre 2002, p. 23-42.
-
[7]
Jean-Baptiste DE LA QUINTINIE, Instruction pour les jardins fruitiers et potagers avec un traité sur des orangers et des réflexions sur l’agriculture, Arles, Actes Sud – ENSP, 1999, p. 183 ( 1re éd. 1690).
-
[8]
DUPAIN DE MONTESSON, La science de l’arpenteur dans toute son étendue…, Paris, 1776, éd. de 1813, p. 168-169.
-
[9]
Archives Nationales, Paris (désormais AN), F10371, rapport du 02/01/1808 adressé au gouvernement impérial.
-
[10]
AN, F10258, manuscrit anonyme sur le pêcher, non paginé.
-
[11]
LA BRETONNERIE, L’école du jardin fruitier, Paris, 1784, t. 1, p. 99-100.
-
[12]
Nicolas DE BONNEFONS, Le jardinier françois, Paris, 1651, p. 29.
-
[13]
AD 95,2E 7/504, contrat de jardinier du 30/09/1647.
-
[14]
L’expression « culture de la faim » est empruntée à Alain Croix : Alain CROIX, Jean QUÉNIART, Histoire culturelle de la France, Paris, Seuil, t. 2,1997, p. 32.
-
[15]
Robert MUCHEMBLED, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV e -XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, 1991, p. 64-79 ( 1re éd. 1978).
-
[16]
SAUSSAY, Traité des jardins, Paris, 1722, p. 16. Anet se situe dans l’actuel département de l’Eure-et-Loir.
-
[17]
LA BRETONNERIE, Correspondance rurale, contenant des observations critiques, intéressantes et utiles sur la culture des terres et des jardins; les travaux, occupations, économies et amusemens de la campagne, et tout ce qui peut être relatif à ces objets, Paris, 1783, t. 1, p. 291.
-
[18]
AD 95, document non coté, « Veue du chasteau de La Roche-Guyon du costé de la rivière. Plan du jardin potager avec l’arangement des arbres par quarré, les non des espèces, 1741 ».
-
[19]
Anne-Marie COCULA, « La galette et le pot de beurre : l’approvisionnement menu des villes (XVIe-XVIIIe siècles)», L’approvisionnement des villes de l’Europe occidentale au Moyen Âge et aux Temps Modernes, Auch, Flaran 5,1985, p. 231-236; Reynald ABAD, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002, p. 622-623; Maurice AYMARD, « Pour l’histoire de l’alimentation quelques remarques de méthode », Annales ESC, 30/2-3, mars-juin 1975, p. 431.
-
[20]
Paul-Louis MARTIN, Les Fruits du Québec, Sillery, Septentrion, 2002, p. 46-47.
-
[21]
N. de BONNEFONS, Le jardinier…, op. cit., 1651, « épistre aux dames » non paginée.
-
[22]
Madeleine FERRIÈRES, Histoire des peurs alimentaires, du Moyen Âge à l’aube du XX e siècle, Paris, Seuil, 2002, p. 136. Noël CHOMEL, Dictionnaire œconomique contenant divers moyens d’augmenter son bien et de conserver la santé, Lyon, 2e éd., 1718, p. 136. P.-L. MARTIN, Les fruits…, op. cit., p. 13-61.
-
[23]
Jean-Louis FLANDRIN, « La distinction par le goût », in Philippe ARIÈS, Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, 3. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999, p. 261-302 ( 1re éd. 1985). Daniel ROCHE, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, XVIIe -XIX e siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 240.
-
[24]
Allen J. GRIECO, « Les plantes, les régimes végétariens et la mélancolie à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance italienne », in Allen J. GRIECO, Odile REDON, Lucia TONGIORGI TOMASI (dir.), Le Monde végétal (XIIe -XVIIe siècles). Savoirs et usages sociaux, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 11-29. Alain CORBIN a étudié l’image malsaine que pouvait avoir la terre, la nature de décomposition du fumier a pu renforcer cette image : Le Miasme et la Jonquille, Paris, Aubier Montaigne, 1982, rééd. Champs-Flammarion, 1986, p. 25-30.
-
[25]
Émile HUET (éd.), « Le manuscrit du prieur de Sennely, 1700 », Mémoires de la société archéologique et historique de l’Orléanais, t. 32,1908, p. CXXXI-CXXXIII; Sennely se situe dans l’actuel département du Loiret.
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[26]
J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 774-775.
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[27]
Cette description d’une fruiterie idéale résume le chapitre IX de la cinquième partie de l’Instruction pour les jardins fruitiers: J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 774-785.
-
[28]
AD 95,10 J 31, inventaire après décès. J.-B. DE LA QUINTINIE, Instruction pour…, op. cit., p. 778.
-
[29]
AD 95,2E 7/184, inventaire après décès du 28/09/1674.
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[30]
« Deux sommes de poires de Cailloy estant dans quatre grands panniers et un tas des memes poires qui peuvent faire une somme le tas dans un bouge bas de la maison », AD 95, B 95/1195, rapport du 30/09/1699; AD 95,2E 7/523, inventaire après décès du 02/04/1681 d’une épouse de vigneron; lors d’une perquisition dans un domicile, le bailli d’Enghien découvre « plusieurs tonneaus remplys de pommes de différentes espèces », AD 95, B 95/1195, rapport du 17/08/1699.
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[31]
LA BRETONNERIE, L’école…, op. cit., t. 2, p. 89-94.
-
[32]
F. QUELLIER, Des fruits…, op. cit., p. 282-288.
-
[33]
Sur « le mythe de l’autarcie »: Anne RADEFF, Du café dans le chaudron. Économie globale d’Ancien Régime. Suisse occidentale, Franche-Comté et Savoie, Lausanne, Société d’Histoire de la Suisse Romande, 1996, p. 17-26 (cf. RHMC, 1998,45-3, p. 669-671).