1 Dans une époque où la miniaturisation des thèses semble le préalable à leur édition, il est réconfortant, même s’il a fallu attendre, que le travail de Gérard Chastagnaret soit publié dans son intégralité, annexes comprises. Décidément, l’Espagne rend prolixe. On ne s’en plaindra pas, car ce texte n’est pas diffus mais dense, nécessaire et d’une écriture maîtrisée. Le titre en dit le propos.
2 Pendant un siècle, l’Espagne a été la grande pourvoyeuse de minerais métalliques pour une Europe qui en consommait sans cesse davantage, mais elle n’a été (presque) que cela. Autrement dit, elle est passée à côté d’une métallurgie à la hauteur de ses ressources, en renonçant ou en échouant à valoriser elle-même la plus grande partie de cette extraction.
3 La géographie tient une grande place dans le livre de Gérard Chastagnaret, qui, en bon disciple de Pierre Vilar, ne la sépare pas de l’histoire des groupes sociaux, des décisions politiques ou des choix techniques. Le XIXe siècle espagnol n’est pas le temps des Grandes Découvertes. L’auteur dit, en forçant peut-être le trait, que le gros des gisements avait été repéré depuis les Romains, en tout cas pour le cuivre et le plomb. Ce qui change brusquement, alors, c’est l’échelle de l’exploitation. Du nord au sud – de Bilbao à Almeria, et de l’ouest à l’est – de Huelva à Carthagène, des gisements faciles d’accès, au moins jusque dans les années 1880, ont fait l’objet de travaux intenses. Doit-on, une fois de plus opposer les Espagnes périphériques à l’Espagne centrale ? Il est vrai que les côtes méridionales et septentrionales comptent la plupart des sites, mais Almaden (mercure), Pennaroya et Linarès (plomb), n’ont pas souffert d’être à l’intérieur des terres.
4 Quant à la Catalogne, qui ne pouvait avoir toutes les chances, elle est absente de la carte minérale, à un peu de charbon près. Plus frappante sans doute est l’opposition du nord et du sud. Au premier, l’essentiel des bassins houillers et des mines de fer, au second, la faveur des non-ferreux, mercure, cuivre et plomb. L’argent n’est pas absent, principalement en association avec le plomb, mais il n’occupe qu’une place minime dans l’ensemble minero-métallurgique. L’or n’est qu’un rêve. L’Espagne du XIXe siècle n’est ni la Californie ni un « nouveau Pérou », comme s’intitule une compagnie minière. Il n’est donc ici question que de métaux ordinaires et l’axe Amérique-Espagne est remplacé par un axe Espagne-Europe.
5 L’auteur a construit une périodisation à séquences multiples. Le pivot principal se situerait entre 1840 et 1860. Avant ce moment, on pourrait parler d’agitation minière plutôt que d’exploitation. Après quoi, l’essor commence. Mais une autre césure apparaît, qui distingue les années 1880 comme une fin de cycle, les trente années suivantes donnant des signes d’essoufflement, voire de crise. Vue de plus près, la courbe offre davantage de fluctuations. Il n’y a pas lieu de s’en plaindre car la complexité de l’analyse découle de son objet. La production minière d’Espagne est trop liée à son débouché extérieur pour ne pas dépendre largement de la conjoncture internationale et plus exactement de l’évolution des marchés nationaux, qui ne sont pas synchrones. En outre, chaque produit a sa spécificité;
6 le fer et le plomb ne marchent pas au même rythme, par exemple.
7 À hauteur de 1880, l’Espagne tient le premier rang pour l’exportation du mercure et du plomb – ce qui est un acquis ancien – et se hisse parmi les principaux pays exportateurs de fer, avec un rythme annuel de progrès de près de 23% pour ce dernier minerai entre 1866 et 1882. Le zinc (des Asturies) et le cuivre (de Rio Tinto) sont aussi massivement exportés. Il n’y a que la production du charbon qui soit entièrement destinée à la consommation nationale. Une autre façon d’apprécier ce phénomène spectaculaire est de noter que l’extraction n’a pas encouragé sur place une métallurgie équivalente. Il faut à nouveau distinguer. La sidérurgie, qu’elle soit des Asturies, d’Andalousie ou de Biscaye, consomme seulement 10% en 1913 du minerai de fer extrait. Mais la faiblesse de la production de houille et la médiocrité du charbon obtenu expliquent en partie ce déséquilibre. À l’opposé, une métallurgie du plomb s’est constituée. Elle est particulièrement vivace du côté de Carthagène où, explique Gérard Chastagnaret, de petites entreprises, à la limite de l’artisanat, ont mis en œuvre des savoir-faire astucieux et économes.
8 Il faut tenter de comprendre l’orientation d’une production minière aussi fortement exportatrice. La faute en revient-elle à l’État ? L’auteur critique, accable même à l’occasion, l’administration espagnole pour son incapacité à aider au développement d’une véritable métallurgie. Jusqu’en 1840, l’État avait le monopole de l’extraction et/ou de la commercialisation du plomb, du mercure et de la fonte. Il s’est désengagé progressivement en laissant aux Rotschild la vente du plomb à l’étranger, en vendant Rio Tinto à des Britanniques. Le capital étranger prend en effet le relais. Le mouvement s’accélère jusqu’en 1880, date de la fondation par des capitaux à majorité française de la Compagnie Penarroya. Le livre ne cherche pas à revenir longuement sur cette pénétration de capitaux en Espagne, déjà étudiée par Albert Broder. Il s’oriente plutôt dans une autre direction. Pourquoi le capital national n’a t-il pas succédé à l’État défaillant ? Il ne se « réveille » écrit Chastagnaret qu’en 1908, alors que le temps des gros profits est terminé. La crainte des mauvaises surprises, si fréquentes en matière minière, a certainement joué. Mais aussi, la mise était lourde, pour peu que des problèmes de creusement profond, d’exhaure ou de ventilation se posent. Ce capital national est donc frileux, bien que dans le fer, le plomb et le zinc, il ait su se créer des occasions. D’autres emplois, plus rémunérateurs ou plus sûrs attendaient l’oligarchie qui a suscité, dans ce secteur au moins, peu d’entrepreneurs. L’exploitation minière en partie contrôlée par l’extérieur s’est ainsi faite au bénéfice des marchés extérieurs. Pour qu’une métallurgie du cuivre, par exemple, se développe, ou que la sidérurgie biscayenne connaisse une croissance explosive, il fallait que le marché national puisse absorber autant de produits. Il n’en est rien, même en fin de période. L’économie globale et les structures sociales, ainsi que la carence de l’État (entre autres pour les transports) ont entravé une croissance autonome du secteur minéro-métallurgique. La partie est perdue dès 1914, semble indiquer Gérard Chastagnaret. En effet, les besoins des métallurgies européennes ont évolué. L’hématite non phosphoreuse, si précieuse pour le procédé Bessemer, n’est plus nécessaire avec le Thomas. De toute façon, si l’on cherche un minerai de fer pur, c’est au Maroc ou en Algérie qu’on pourra le trouver tandis que la qualité du minerai espagnol baisse dangereusement. En outre, l’exploitation frénétique des ressources minérales, au moins sur les côtes, menaçait d’épuisement certains gisements. Il est sans doute plus exact de dire que les exploitants ayant extrait le plus facile, le minerai à atteindre était profond, difficile d’exploitation. Il y fallait, plus qu’avant, de grands moyens. La « pequeria mineria » qui avait pu être efficace, dans son système rustique, n’était plus de saison.
9 Il y a quelque incongruité à faire l’inventaire des manques, devant un livre aussi riche que convaincant. Le principal est d’ailleurs assumé par l’auteur, qui n’a pas voulu ajouter une histoire ouvrière à cette fresque économique, financière et politique de la mine en Espagne. Il donne quand même des pistes en approche de ce prolétariat de maigre ampleur (150000 personnes peut-être en 1913), sur la faiblesse persistante des salaires et l’abondance d’une main-d’œuvre généralement dépourvue de qualification.
10 Ce qui, au passage, renforce l’argumentaire sur l’inexistence d’une métallurgie autochtone de forte taille : il eut fallu former ou importer et de toute façon bien payer ces ouvriers professionnels d’un type nouveau. On regrettera davantage la discrétion de Gérard Chastagnaret sur le versant des techniques. Une simple note par exemple fait état de l’introduction précoce (années 1880) de l’air comprimé dans certaines mines.
11 Or la question de cette énergie qui a mis longtemps à
s’implanter au fond demeure obscure. Le cas espagnol aurait pu faire progresser
les connaissances. De même la question des qualités et des emplois n’est pas
réellement traitée, sauf en indiquant que le tri (des charbons) laissait à
désirer. Pourtant, quel que soit le minerai considéré, on sait maintenant que
les politiques d’extraction (choix des couches et des moyens) déterminent dans
une certaine mesure les résultats. La contrainte géologique est réelle mais
doit être relativisée. Pareillement, une fois le minerai extrait, son
traitement mécanique lui ouvre des possibilités diverses. Enfin, la
connaissance empirique puis, à la fin du XIXe siècle, de plus en plus
scientifique, des minerais permet de mieux affecter des qualités à des usages
et incite à former la clientèle à cette nouvelle approche de la marchandise.
Ces remarques sont des suggestions, non des critiques. Elles n’enlèvent rien de
l’intérêt d’un ouvrage longtemps espéré et qui tient largement ses promesses,
pour le plus grand profit des historiens de l’Espagne et des mines.
Denis Woronoff