1 Cette biographie très complète de l’auteur du Malet-Isaac n’intéresse pas seulement l’histoire de la pédagogie. Elle interroge la personnalité, contrastée, d’un « travailleur d’histoire » qui fut aussi par tempérament « bagarreur », « par passion de la vérité », et pour répondre aux défis du destin, un homme de combat. Le fonds d’archives légué par la famille à l’Association des Amis de Jules Isaac, que préside André Kaspi (une quarantaine de cartons en cours de classement à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence), a fourni l’assise documentaire de l’ouvrage qui, destiné à un large public, réussit parfaitement à situer l’itinéraire intellectuel, politique, spirituel de J. Isaac dans les contextes historiques successifs. Il n’y manque pas non plus ce qu’il faut d’empathie pour « engager le dialogue », à la « distance raisonnable ».
2 Sur les années décisives de la jeunesse, l’auteur s’appuie, avec quelques réserves, sur le volume autobiographique Expériences de ma vie ( 1959). Issu d’une famille judéo-lorraine, « bien plus lorraine que juive » écrit-il, et de tradition militaire (un grand-père soldat de la Grande Armée, le père officier), né à Rennes en 1877 au hasard d’une garnison paternelle, le futur auteur de Jésus et Israël semble s’être assez peu soucié, pendant longtemps, de son identité de Français israélite. A. Kaspi remarque toutefois que la famille Isaac, modèle d’intégration républicaine voulue et réussie, était moins déjudaïsée qu’elle ne le pensait elle-même : la mère transmettait un peu de l’héritage traditionnel, et le père, laïque convaincu, choisit à sa retraite, de s’occuper d’un foyer juif. L’empreinte familiale aurait été sans doute plus forte si l’adolescent ne s’était trouvé brusquement orphelin à treize ans, confié à la tutelle sévère d’un beau-frère et à l’internat du lycée Lakanal, à Sceaux. Pour le jeune homme solitaire, en manque d’affection et en quête de modèle, la rencontre avec Péguy, de cinq ans son aîné, est un éblouissement. Un jour de 1897, J. Isaac, élève de khâgne à HenriIV, a un entretien avec Péguy, élève à la rue d’Ulm : « de ce jour », écrivit-il plus tard dans Expériences de ma vie (qui porte en sous-titre Péguy) « de cette heure, ma vie fut changée. Ce fut comme si j’avais reçu un sacrement ». S’il se lance dans la bataille de l’Affaire Dreyfus, ce n’est pas par solidarité avec un Juif persécuté, mais parce que Péguy l’a convaincu de l’innocence de Dreyfus et qu’il a fait sien, définitivement, l’impératif péguyste de « probité intellectuelle et de justice sociale ». L’amitié survit à la rupture de Péguy avec Herr et à sa conversion à un nationalisme exalté. Loin de s’évaporer avec le temps, la référence au héros de sa jeunesse est plus présente que jamais dans la seconde partie de la vie de J. Isaac qui travaillait, dans son bureau, sous le portrait de la mère de Péguy, peint par sa femme Laura. Pour lui, Péguy n’avait jamais renié la mystique dreyfusarde, il était toujours resté « l’ami d’Israël et aussi un chrétien exemplaire »: une incarnation de ce judéo~christianisme idéal qui sera au centre de ses méditations après 1945.
3 Le jeune Isaac n’en avait pas moins le souci légitime de sa carrière temporelle, d’autant qu’il avait renoncé au concours d’entrée à l’École normale. Il confesse qu’il menait alors « une vie en partie double », engagé avec ardeur dans l’entreprise des Cahiers de la Quinzaine, autant qu’assidu aux cours des maîtres de la nouvelle Sorbonne : les Seignobos, Langlois, Lavisse que Péguy va stigmatiser dans des pamphlets incendiaires. Cette dualité d’amitiés a de quoi surprendre… Sans doute étaient-elles vécues par Isaac comme complémentaires, plus que contradictoires, dans la mesure où sa vocation d’historien se décide alors à la fois grâce à Péguy (l’exigence éthique) et contre lui : en refusant le francocentrisme passionnel de ce patriotisme charnel (« magnifique ignorance, totale, de l’histoire des autres pays », note-t-il) et en faisant siens, par ailleurs, les présupposés de l’école méthodique – primat de l’histoire politique et diplomatique, culte du document écrit. Pour le reste – l’écriture, les idées générales, l’imagination et la sensibilité – l’étudiant Isaac avait d’autres modèles : Fustel, Jaurès, Vidal de la Blache, Bergson dont il a été l’élève à Henri IV. Il passe l’agrégation en même temps que Lucien Febvre, mais ne le suivra pas dans l’aventure des Annales. À son insu, il a déjà engagé sa carrière en acceptant, très tôt, le patronage bienveillant de Lavisse,« le maître incomparable ». C’est l’amitié de Lavisse qui, après la mort de Malet, tué au front en 1915, lui ouvrira, et par la grande porte, le champ de l’édition scolaire. Entre temps, il a fait la guerre, comme soldat, puis sergent d’infanterie (est-ce son passé de dreyfusard qui l’empêche de devenir officier ?) laissant sur cette expérience, qui fait de lui un autre homme, un témoignage capital dans ses correspondances et ses carnets de guerre. Blessé en 1917, bientôt professeur au lycée Saint Louis, il accepte de prendre chez Hachette la succession de Malet, immense chantier collectif. Mais en même temps, il se fait « un devoir sacré » de travailler, lui simple professeur de lycée, à l’établissement de la vérité historique sur la guerre, à l’encontre de l’historiographie officielle. Les difficultés d’accès aux archives, rencontrées dès son premier travail (Joffre et Lanrezac, 1922), le refus de la Faculté d’accepter un sujet de thèse d’histoire immédiate, comme on ne disait pas encore, freinent ses ambitions d’historien « révisionniste ». Il en reste un livre, Le problème des origines de la guerre (1933), qui a compté dans le débat international sur la Kriegschuldfrage.
4 Avec une belle indépendance d’esprit, il y réfute, documents à l’appui, la thèse, dominante en France, de la responsabilité quasi exclusive de l’Allemagne, concluant pour sa part à une responsabilité partagée entre les belligérants.
5 Historien non conformiste, militant pacifiste déçu, mais Inspecteur général en 1936 et président du jury d’agrégation d’histoire en 1939, Isaac est alors un auteur pédagogique consacré. A. Kaspi consacre un chapitre au Malet-Isaac dont il montre qu’il est en fait, à partir des programmes de 1923-1925, l’œuvre du seul Isaac et de son équipe. Malet et Isaac ne s’étaient guère connus et ils avaient des personnalités fort différentes. Si l’éditeur a tenu à conserver la mention de Malet, c’est en considération de la clientèle antérieure, surtout celle de l’enseignement libre que « mon nom biblique », comme écrit Isaac, pouvait faire hésiter. Ce nom suffira à décider de sa mise à l’index sous Vichy : même alors pourtant, le Malet-Isaac continuera à se vendre, parce qu’il était devenu irremplaçable. Un tel succès correspond, sociologiquement, à ce moment d’équilibre où l’enseignement secondaire, resté élitiste, pouvait accepter des innovations inspirées des méthodes de l’enseignement supérieur. Tirant les conséquences des débats du début du siècle (cf. les « affaires » Thalamas et Gustave Hervé) sur la liberté d’expression du professeur et la formation de l’esprit critique au lycée, J. Isaac donne au manuel du second degré ses lettres de noblesse.
6 À la fois en référence au modèle positiviste (injection de documents nombreux et variés) et en dépassant ce modèle par la « méthode des deux points de vue », la présentation d’interprétations opposées sur les questions internationales controversées, comme les guerres de 1870 et de 1914, est un pas vers l’histoire des mentalités et aussi vers cette révision des manuels à laquelle, avec P.Renouvin et d’autres historiens français et allemands, il avait travaillé sans succès dans les années 1930. Après 1945, Isaac ne fait plus que superviser la nouvelle collection dirigée désormais par A.Alba. Entre temps, sa vie a basculé. D’abord en 1940, avec le statut des Juifs qui fait de lui un « lépreux », persécuté et excommunié à travers ses manuels, découvrant, dans le monde de l’édition universitaire, la lâcheté d’un grand nombre (mais aussi le soutien sans faille d’un P. Renouvin). Un jour d’octobre 1943, réfugié dans la clandestinité à Riom, il apprend l’arrestation d’une partie de sa famille. Sa femme et sa fille ne devaient pas revenir d’Auschwitz. A. Kaspi consacre près de la moitié du livre, la plus neuve pour le lecteur, à cette deuxième vie, la plus active, la plus importante, malgré l’âge et la maladie.
7 Jules Isaac a engagé son combat dès 1942, dans les pires conditions matérielles : il s’agit de démontrer que l’antijudaïsme d’origine chrétienne est non pas la cause directe du génocide nazi, mais « la souche puissante aux profondes et multiples racines sur laquelle sont venues se greffer par la suite les autres variétés d’antisémitisme, même antichrétien ».
8 La démonstration impose l’exégèse comparée des textes de la tradition théologique et de ceux du Nouveau testament qu’il lit directement en grec. On admire le courage, la témérité même de l’entreprise, mais on devine l’objection des doctes : cette « passion de la vérité », constamment invoquée, est-elle une garantie d’impartialité ? Isaac était armé pour répondre à l’objection. En 1945, au sortir de la persécution, publiant son livre sur Les Oligarques (parallèle entre les hommes de Vichy et ceux de l’Athènes de 415-404), il lui avait donné en sous-titre :Essai d’histoire partiale. En 1949, s’interrogeant dans L’Information historique sur la nature de la connaissance historique, il assume la subjectivité de l’expérience vécue, distinguant, avec des accents péguystes, entre l’« honnêteté » exigible de tout historien et la « fallacieuse et frileuse objectivité qui se défend contre tous les courants d’air de la vie ».
9 C’est donc sa part de vérité qu’il défend dans Jésus et Israël (1948), « cri d’une conscience indignée et d’un cœur déchiré », mais argumentation méthodique étayée par une masse de documents et résumée de façon très didactique en dix huit points. La tradition chrétienne, surtout postérieure aux Évangiles, y est réfutée sous deux angles essentiels : l’enseignement de Jésus, loin d’être en rupture avec la loi juive, s’y enracine profondément (J. Isaac se verra confirmé par les manuscrits de la Mer Morte); la responsabilité de la crucifixion, imputée par la tradition théologique au « peuple déicide » est d’abord celle des Romains et de notables juifs de Jérusalem. En trois éditions, Jésus et Israël a eu une résonance considérable qu’explique aussi la prise de conscience collective d’après-guerre et l’important mouvement interconfessionnel de révision de l’enseignement chrétien sur le judaïsme – J. Isaac a été la vedette de la conférence de Seelisberg en 1947 et il fonde l’Amitié judéo-chrétienne en 1948. C’est pourtant de ce bord qu’est venue la critique la plus blessante : dans Esprit, l’historien catholique H.I.Marrou, professeur à la Sorbonne (et premier président des AJC)
10 lui reproche d’ignorer la messianité du message de Jésus, mais aussi de « pratiquer le positivisme universitaire d’avant 1914 ». C’est seulement en 1965, deux ans après la mort de J.Isaac et celle de Jean XXIII (qui l’avait reçu en audience privée en 1960) que le document préparatoire au concile Vatican II a rendu justice à l’auteur de Jésus et Israël et de L’enseignement du mépris, insistant sur la filiation du christianisme au Judaïsme, et radiant des textes liturgiques la mention de « peuple déicide ».
11 Dans ce combat de vingt ans, J. Isaac n’avait pas seulement « survécu au malheur », il avait acquis une autorité morale et un rayonnement qui impressionnait tous ceux qui lui ont rendu visite à Aix à la fin de sa vie. Était-il soutenu, dans son « indestructible volonté d’agir », par des convictions religieuses, juives ou chrétiennes, ou judéo-chrétiennes ? On touche là à « l’interminable question de l’identité juive » qu’A. Kaspi laisse ouverte. Isaac s’est donné pour mission ultime de « rétablir la vérité historique d’Israël », en totale solidarité de cœur et d’esprit. Il ne s’est pas converti à la religion juive, ni au sionisme (« la question de l’État d’Israël me dépasse » écrit-il en 1962). Il restait fidèle, en somme à l’humanisme et au rationalisme du temps de la bataille dreyfusienne. Mais il avait découvert la spiritualité juive en même temps que la spiritualité chrétienne et il intriguait ses interlocuteurs par des propos énigmatiques (« J’ai ma religion à moi… Si j’étais juif, je serais chrétien. Mais ma plus secrète tendresse est pour le paganisme »… ). Le personnage, conclut André Kaspi, est décidément inclassable. Ce qui est une invitation à poursuivre le questionnement.