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Article de revue

Jürgen Voss, Jean-Daniel Schoepflin (1694-1771). Un Alsacien de l'Europe des Lumières, Bar-le-Duc, Publications de la Société Savante d'Alsace, 1999, 386 p.

Pages 210 à 213

1 Voici la biographie d’une grande figure strasbourgeoise de l’Aufklärung : Jean-Daniel Schoepflin. C’est la version française, mise à jour d’une thèse soutenue à l’Université de Mannheim en 1976 et publiée à Münich en 1979. Il ne s’agit pas d’une biographie traditionnelle suivant chronologiquement la vie de cet érudit éclairé. L’auteur présente classiquement son personnage dans un premier chapitre, puis se consacre à la description ordonnée et argumentée de l’œuvre de Schoepflin classée en quatre thèmes :l’universitaire, l’académicien, l’historien, le diplomate. Ce choix donne plus de clarté à l’étude de cet intellectuel dont l’intense activité s’est engagée dans la vie de son Université, de sa ville, de sa province et dans le mouvement intellectuel et scientifique de son temps.

2 L’examen des missions diplomatiques confiées à Schoepflin accentue la mise en valeur de ce qui fait l’originalité de ce parcours : la « vita activa » associée à la « vita contemplativa ». Le mérite de cette thèse est d’avoir paré l’insuffisance des sources immédiates. Les archives personnelles de Schoepflin ont été détruites lors du bombardement de Strasbourg en 1870, et les essais biographiques du dernier tiers du XVIIIe siècle ne livrent qu’une information lacunaire. Voss a méthodiquement compensé ces manques par l’exploitation de la correspondance de Schoepflin avec les membres les plus éminents de l’Internationale des Lettres et des Sciences de l’Europe des Lumières, par une documentation dans les fonds académiques, diplomatiques, et dans les archives de l’Université de Strasbourg.

3 On peut noter d’abord, comme l’auteur en début d’ouvrage, les étapes de l’ascension sociale de Schoepflin. On peut juger cependant que le caractère atypique de cette dernière aurait bénéficié d’emblée d’explications qui ne sont développées que par la suite. Il n’est pas fréquent qu’au XVIIIe siècle, dans la France « de l’intérieur », un professeur d’Université s’insère dans un réseau de relations sociales aussi prestigieuses tant sur le plan de la vie politique que de la vie de l’esprit, en France comme hors des frontières.

4 Issu de la petite bourgeoisie administrative badoise, Schoepflin obtient à l’âge de 26 ans, en 1720, la chaire professorale d’histoire et d’éloquence à l’Université luthérienne de Strasbourg. Dès 1725, il exploite avec beaucoup de savoir-faire l’occasion de la cérémonie à Strasbourg du mariage par procuration de Louis XV avec Marie Leszczinska. Chargé comme représentant de l’Université des discours de circonstance, il se livre à un morceau de bravoure rhétorique devant un public inespéré et entre tout de suite en relation avec le roi de Pologne Stanislas, les représentants princiers de la Cour versaillaise et de plusieurs principautés allemandes. Dès lors Schoepflin ne cessera de développer ses contacts aristocratiques et politiques. Nommé en 1741, historiographe et conseiller du roi, il devient un informateur apprécié du secrétariat des Affaires Étrangères. Il multiplie des rapports et mémoires remarquables sur nombre de thèmes diplomatiques, juridiques et même économiques. Ces travaux traitent entre autres de Strasbourg, de l’Alsace, des États rhénans comme de la justification de l’intervention française dans la guerre de Succession de Pologne, ou de la clarification de la position du margrave de Bade pendant la guerre de Sept ans.

5 La culture historico-juridique de Schoepflin, son habileté sociale, son sens politique et la connaissance approfondie qu’il acquiert de presque toute l’Europe par ses voyages d’études et ses activités diplomatiques rendent évidemment compte de ce succès. Mais, comme Voss le mentionne par la suite, Schoepflin a bénéficié d’atouts propres à sa ville et à sa génération : il est membre d’une Université dont le statut unique dans tout le royaume assure une grande liberté de pensée et de recherche, et que sa position géographique place à la croisée des Lumières françaises et de l’Aufklärung germanique. Seule université protestante de France, maintenue en 1681 dans son régime d’autonomie initialement octroyée par l’empereur Ferdinand II, elle dépend d’abord de la municipalité. Bastion luthérien, mais fréquentée par des étudiants catholiques, elle échappe à la tyrannie de la censure scolastique. Les notables strasbourgeois défendent le maintien de ses privilèges et aspirent à son rayonnement face à la concurrence de l’Université jésuite. Après une stagnation due aux drames du XVIe siècle, l’Université luthérienne de Strasbourg attire une clientèle estudiantine aristocratique internationale, particulièrement pour des études de droit. En 1751 la dernière menace religieuse vient du représentant du roi auprès de la municipalité, F.J. Klinglin. Il s’agit d’imposer l’alternative dans l’attribution des chaires professorales, soit le partage égal entre les deux confessions. Une intervention personnelle de Schoepflin à Versailles permet de convaincre le chancelier Lamoignon et le ministre d’Argenson que la voie de la tolérance est seule profitable au maintien de la qualité de cette université.

6 En 1752, la destitution de Klinglin, compromis pour concussion, écarte définitivement cet ennemi personnel de Schoepflin. Et un enseignement novateur peut continuer à se développer à l’Université luthérienne de Strasbourg. À la Faculté de Droit est assurée une formation au Droit naturel hérité de Grotius et de Pufendorf outre celle consacrée aux droits romain, canonique, féodal et public de la France et de l’Empire. À la Faculté de Philosophie et des Arts, l’Histoire a sa place, ce qui n’est pas le cas dans l’enseignement supérieur dans le reste de la France. Schoepflin enseigne non seulement l’Histoire universelle et l’Histoire antique mais aussi l’histoire plus récente du royaume comme celle de l’Empire. Surtout, en liaison avec ses collègues juristes, il souhaite donner à cette discipline une place majeure au sein des sciences camérales jugées par les despotes éclairés indispensables à la formation des futurs grands commis de l’État. Comme à l’Université modèle de Göttingen, l’Histoire devient une science du pouvoir. C’est dans ce contexte que Voss replace à juste titre la création par Schoepflin de ce que l’on a pu appeler plus tard l’École diplomatique de Strasbourg. Il ne s’agit pas d’une Académie politique autonome, mais du développement par étapes au sein de l’Université de cours privés assurés par Schoepflin et ses disciples. Cet enseignement historique se complète par celui du droit public et revêt un caractère éminemment aristocratique. Voss montre bien que l’initiative résulte des programmes d’études fixés par Schoepflin pour de jeunes nobles confiés par leurs pères, princes ou comtes allemands ou autrichiens. Ils trouveront aussi à Strasbourg les occasions de s’exercer à l’escrime, à la danse et à l’équitation, qui n’ont pas moins d’importance que les cours sur les dynasties souveraines en Europe ou sur les Traités de Westphalie, fondements de la géopolitique européenne. La réussite est manifeste et prendra de l’ampleur grâce à C.G. Koch jusqu’à la Révolution. On peut noter déjà parmi les étudiants de Schoepflin des noms aussi célèbres que ceux de von Cobenzl, futur chancelier d’Autriche, von Aremberg, Nesselrode, et des membres de la famille princière de Holstein… La haute noblesse russe est représentée notamment par le prince Nicolas Galitzine. À partir de la décennie 1760, l’École diplomatique s’ouvre à un public français grâce à de jeunes officiers stagiaires à l’École d’Artillerie de Strasbourg. Voss n’élude pas le paradoxe de cette création bien vue par Versailles mais sans statut gouvernemental, intégrée à l’Université strasbourgeoise mais sans rattachement de chaire professorale. Elle doit tout au rayonnement de Schoepflin et aux contacts qu’il a noués lors de ses voyages avec l’aristocratie européenne.

7 On ne s’étendra pas sur le chapitre II, le meilleur de l’ouvrage, dans lequel Voss décrit minutieusement la participation de Schoepflin à la vie académique de son temps, de Londres à Saint-Petersbourg en passant par Paris, Cortona, Göttingen et Karlsruhe. Il nous livre une information neuve sur le rôle de Schoepflin, soutenu par le prince-électeur du Palatinat, dans la fondation de l’Académie, essentiellement historique, de Mannheim, et dans celle de Bruxelles. S’en dégage un esprit encyclopédique, curieux de tout ce que peuvent apporter à l’ensemble des sciences les progrès de la Raison et du libre examen, et persuadé de la nécessité de la circulation et de la confrontation internationales des savoirs et des idées. Sur ce plan, au moins, Schoepflin peut être comparé à Leibniz. Mais il appartient pleinement au mouvement des Lumières tant redevables en France aux relais académiques. Voss eût pu, peut-être, développer ce point.

8 Quant au message proprement philosophico-politique des Lumières, l’étude des positions de Schoepflin est juste mais un peu éparpillée. Or il ressort tant de ses œuvres historiques, de sa correspondance que du témoignage de ses proches que Schoepflin a été l’homme en quelque sorte des premières Lumières, celles d’avant 1750. Luthérien d’origine, probablement voué au pastorat par son père, il s’intéresse à tout, sauf à la théologie. Profondément tolérant, il entretient les meilleures relations avec des princes catholiques de l’Allemagne du Sud, avec l’évêque de Bâle et les cardinaux de Rohan. Il se méfie des Jésuites, mais s’inspire de la méthode historique des bénédictins mauristes.

9 Il hait le sectarisme, religieux ou philosophique. Il ne sera jamais franc-maçon. Sa philosophie est celle qui fait le jugement sûr, sans préjugés, l’honnête homme sociable, à l’aise dans le monde, et qui sert l’intérêt public. Grotius et Montesquieu dictent sa vision des faits historiques et politiques. C’est donc un réformiste hostile au tournant anticlérical, anti-absolutiste et parfois antireligieux des Lumières après 1750. Il se refuse à faire de l’Histoire une arme, une philosophie appliquée. Ses rapports, d’ailleurs amicaux, avec Voltaire sont révélateurs sur ce plan.

10 Voss est plus à l’aise dans la synthèse sur les racines majoritairement germaniques de la culture de Schoepflin. Et ce dernier apparaît alors aussi comme un homme de la Frühaufklärung. Il meurt à l’aube du Sturm und Drang et de l’idéalisme philosophique.

11 Mais bien plus tôt il s’inquiète des « philosophes licencieux de Berlin ». Il est resté toute sa vie, particulièrement dans ses recherches historiques, un disciple de la réflexion philosophique et scientifique de C.Wolff, elle-même héritière de Leibniz. Ancien élève à l’Université de Bâle de D.J. Bernouilli, Schoepflin applique une méthode démonstrative qui vise à donner à ses affirmations savantes la vérité la plus proche de la certitude du raisonnement mathématique. Il collecte le maximum de sources et de pièces archéologiques pour sa monumentale Histoire de l’Alsace. Il soumet sa documentation à l’examen critique le plus rigoureux possible pour l’époque, en associant les procédés de la diplomatique de Mabillon et les avancées dans les sciences auxiliaires de l’Histoire réalisées par C. Gatterer et ses collègues à Göttingen. Passionné par l’Histoire Antique, l’épigraphie et la philologie, Schoepflin ne rejette pas pour autant l’Humanisme. Son œuvre majeure, Alsatia Illustrata, adopte pour sa composition le genre de « l’Illustration », de source italienne, très développé au XVIe siècle par les historiens allemands. Ce type de présentation, en rupture avec la tradition médiévale de la Chronique ou des Annales, cumulait pour une période donnée un tableau de géographie historique descriptive et de la situation institutionnelle et politique avec une sorte d’histoire culturelle au sens large. Schoepflin défend vigoureusement le latin même si cette fidélité freine la vente de ses livres scientifiques rédigés dans cette langue. Il garde une conception humaniste des Belles-Lettres et ne juge pas un livre à l’aune de son style. Il dénonce « la frivolité des auteurs et historiens à la mode où la diction et la légèreté d’esprit l’emportent sur le fond, où le faux esprit éclipse le bon sens ». À l’écart du développement de la littérature du XVIIIe siècle, il se méfie des « prétendus beaux esprits » qui font tomber le siècle dans « les futilités ». Schoepflin a donc trouvé son biographe grâce à cette thèse très solide et qui ne doit qu’à la richesse de sa documentation une présentation parfois trop analytique.


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/rhmc.502.0210

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