Notes
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[1]
Cet article est issu de mon mémoire de troisième année à l’Institut d’Études Politiques de Paris sous la direction de Nicole Edelman. Mes remerciements vont à Jacqueline Carroy (EHESS) pour son aide et ses conseils précieux.
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[2]
Au XIXe siècle, le mot correct, scientifique, pour désigner une personne atteinte de troubles mentaux est « aliéné », cependant pour éviter des répétitions fastidieuses, j’ai également employé les termes de « fou » et « malade mental » dans le corps de cet article. De même, du début du XIXe siècle jusqu’en 1936, le terme approprié pour désigner un établissement hospitalier réservé au seul traitement des aliénés est « asile ». Cependant, là encore pour éviter des répétitions inutiles, j’ai utilisé çà et là le mot « hôpital ».
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[3]
Le mot psychiatre au sens où on l’entend aujourd’hui ne commence à être utilisé en France qu’à la toute fin du XIXe siècle. Cependant, pour la même raison que plus haut, je me suis servie de ce terme en remplacement d’aliéniste. D’autre part, les aliénistes étaient aussi parfois appelés « médecins spécialistes » et « médecins spéciaux », expressions qui sont également reprises dans cet article.
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[4]
C’est par cette expression que fut fréquemment dénommé l’assassinat d’Appert et ses conséquences dans la presse comme on le verra par la suite.
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[5]
C’est ainsi qu’Étienne Esquirol ( 1772-1840), l’aliéniste qui a le plus œuvré pour que l’État français adopte le principe de la loi de 1838, avait pour habitude de nommer les asiles dans les divers ouvrages qu’il a pu leur consacrer (voir notamment son célèbre rapport de 1819 destiné au ministère de l’Intérieur, Des établissements consacrés aux aliénés en France et des moyens de les améliorer, qui a convaincu les Doctrinaires notamment de la nécessité de la loi de 1838).
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[6]
En 1834, le nombre de malades internés en établissement spécialisé est d’environ 10000, en 1865 de 34942 et en 1875 de 42077 pour une population totale cette dernière année de 36448793 habitants (d’après Augustin CONSTANS, Jules-Joseph LUNIER, Octave DUMESNIL, Rapport général à Monsieur le Ministre de l’Intérieur sur le service des aliénés en 1874 par les inspecteurs généraux du service, Paris, Imprimerie nationale, 1878). À la fin de la Troisième République, il est de 94000 (d’après Michel COLLEE, Claude QUETEL, Histoire des maladies mentales, Paris, PUF, 1994). En comparaison, le nombre d’internés en prison ne cesse de décroître sous la Troisième République, passant d’environ 60000 en 1870 à 12000 pendant l’entre-deux-guerres (d’après Michelle PERROT (dir.), L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980).
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[7]
Des écrivains comme Flaubert ou Maupassant par exemple ont laissé çà et là des témoignages de leurs contacts avec les aliénistes et les maisons de santé. Dans Juan RIGOLI, Lire le délire, aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001, le lecteur trouvera plus de détails sur ce genre de témoignage (voir notamment le chapitreV « Récits de folie » p. 379-456).
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[8]
Il existe bien les Mémoires d’une aliénée livre paru en 1883 et tiré des notes d’Hersilie Rouy ( 1814-1881), que cette malade rédigea pendant ses quatorze années passées en asile. Mais il s’agit là d’un cas d’exception qui tient aux circonstances très particulières de son internement. En effet, cette femme prétendait être la fille de la Duchesse du Berry et la sœur d’Henri V, avoir un rôle important dans une société secrète et pour cette raison être séquestrée abusivement. Elle fit des pieds et des mains pour que l’on reconnaisse les défaillances (réelles) de la procédure ayant abouti à son internement, et finit par attirer l’attention de la presse et de certains hommes politiques. Le receveur des hospices, E. Le Normant de Varannes, convaincu de sa bonne foi, réussit à la faire sortir du système asilaire en 1868. Hersilie obtint même une indemnisation de l’État. C’est Le Normant de Varannes qui fit publier un livre tiré des notes d’Hersilie qu’il expurgea des passages prouvant qu’elle était atteinte par moments de délire mégalomaniaque. On voit combien les circonstances ayant permis que l’historien dispose aujourd’hui du témoignage d’Hersilie sont exceptionnelles et l’on imagine facilement que très peu d’écrits de ce genre puissent exister. Pour avoir plus de renseignements sur le cas Rouy le lecteur peut se reporter à Yannick RIPA, La ronde des folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1986.
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[9]
Ceux-ci prêtent donc serment tandis que ceux qui ne semblent pas totalement sains d’esprit se contentent de promettre de dire la vérité.
-
[10]
Ce dossier est référencé sous la côte 2 Up 357. Il contient 164 pièces, dont les procès verbaux de 83 dépositions. En effet, certains des 46 témoins ont déposé plusieurs fois. Les 16 malades entendus ne l’ont été qu’une fois, sauf un qui fut entendu deux fois. Les interrogatoires étant numérotés, on reprendra ce système d’identification dans la suite de cet article.
-
[11]
Cf. Robert CASTEL, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976. Pour une vision d’ensemble, le lecteur peut aussi se reporter à Ian DOWBIGGIN, La folie héréditaire ou comment la psychiatrie française s’est constituée en un corps de savoir et de pouvoir dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, EPEL, 1993 (édition originale en langue anglaise 1991).
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[12]
Pour une histoire générale de l’asile de Clermont, se reporter à : M. TH. FRELOT, L’hôpital psychiatrique interdépartemental de Clermont (Oise), aperçu historique, Thèse de doctorat en médecine, Paris, 1961; Karine POREBSKI, De la maison de santé… à l’hôpital psychiatrique spécialisé, Mémoire de maîtrise, Université de Paris-X/Nanterre, 1997; Claude TEILLET, « Le centre spécialisé de Clermont de l’Oise de 1790 à nos jours », in XXXVe volume des Mémoires de la société archéologique et historique de Clermont-en-Beauvaisis.
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[13]
Philippe Pinel ( 1745-1826) est considéré comme le père fondateur de l’aliénisme en France, on lui attribue le geste mythique de la libération des fous de Bicêtre de leurs chaines.
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[14]
En 1862, une controverse eut lieu à la Société médico-psychologiques durant laquelle le mode de placement des aliénés de Gheel en Belgique (en liberté dans des familles d’accueil) fut rejeté au profit du système de Clermont. Sur ce sujet, voir Aude FAUVEL, 1880 : un fou assassiné dans l’asile de Clermont. Le rêve brisé des aliénistes, mémoire de l’IEP-Paris, 2000.
-
[15]
Les aliénistes furent parmi les premiers dans le corps médical français à s’organiser comme profession. Dès 1843, ils ont leur journal : Les Annales médico-psychologiques et, en 1848, ils fondent une société savante : la Société médico-psychologique chargée de coordonner leurs actions et leurs recherches.
-
[16]
L’apologie la plus exemplaire de Clermont est sans doute celle que lui consacre Alexandre Brierre de Boismont dans Les Annales médico-psychologiques en 1862 (p. 511-520). Mais Clermont et ses colonies agricoles sont aussi cités en exemple par Jules Falret ( idem, 1861, p. 165-168), Jean Baptiste Brun Séchaud (dans Études complémentaires sur la loi du travail appliquée aux aliénés, Limoges, Chapoulaud frères, 1862), Octave Dumesnil (dans Rapport général… op. cit.) ou encore par la commission dirigée par le baron Haussman chargée d’établir les plans selon lesquels seront réalisés les nouveaux asiles parisiens ( Rapport et procès verbaux de la commission instituée par arrêté préfectoral du 27 décembre 1860 pour les réformes à opérer dans le service des aliénés. Paris, Imprimerie de la préfecture de la Seine, p. 19).
-
[17]
Interrogatoire n° 152.
-
[18]
Georges LABITTE écrit même qu’à Villers : « L’organisation n’offrit aucune difficulté; on n’y emmena que les malades les plus faciles, n’exigeant presque pas de surveillances [...] tous ceux qui ont oublié les liens qui les rattachent au dehors, et qui, dans leur faiblesse mentale, tendent à se réfugier vers ceux qui les soignent et les protègent. Aussi, à Villers, les malades sont-ils en pleine liberté. » De la colonisation des aliénés, Thèse de médecine, Paris, A. Parent, 1878, p. 28.
-
[19]
Interrogatoire n° 152.
-
[20]
Interrogatoire n° 116.
-
[21]
L. MARTINENQ, J. SCHILS, Département de l’Oise. Asile d’aliénés de Clermont. Rapport médical par MM. les médecins en chef, Clermont, imprimerie du Journal de Clermont, 1888, p. 18.
-
[22]
Il en donne les mesures exactes : elle mesure 3,64 mètres de long sur 3,16 mètres de large et est haute de 2,58 mètres. Il s’attache ensuite à décrire minutieusement le dispositif de bains. La salle de bains est pourvue de deux baignoires en zinc. Chacune de ces baignoires est recouverte d’un couvercle percé de trous qui s’adapte sur les baignoires au moyen de crochets; un trou plus large permet de faire passer la tête de l’aliéné, c’est le seul membre qui est en dehors de l’eau.
-
[23]
Cela apparaît nettement dans les témoignages des patients Jourdain et Six, ainsi que dans les différentes dépositions, d’aliénés et de membres du personnel, sur la séance de bains d’Appert du 3 mars 1880 qui fut alors frappé sur la tête pendant qu’on lui déversait des sceaux d’eau froide sur le corps.
-
[24]
Certes, la loi sur la liberté de la presse n’entre en application qu’en 1881, mais depuis que les républicains sont au pouvoir, en pratique il n’y a presque plus de procès de presse.
-
[25]
Jean-Marie MAYEUR écrit ainsi : « L’essor de la presse, plus généralement les progrès de l’alphabétisation, les brassages dus au service militaire obligatoire firent entrer la France de la Troisième République dans l’ère de l’opinion. ». La vie politique sous la Troisième République, 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 76.
-
[26]
Le Petit Journal, 17 juin 1880.
-
[27]
Toutes ces personnes sont des chroniqueurs extrêmement célèbres de l’époque. Pour des éléments de biographie sur ces journalistes, voir notamment : Claude BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL, Histoire générale de la presse française, Tome III : de 1871 à 1940, Paris, PUF, 1972.
-
[28]
L’Événement, 17 juin 1880.
-
[29]
En 1880, ce journal tire alors à 150531 exemplaires d’après C. BELLANGER et alii, ibidem.
-
[30]
Du 23 octobre au 29 novembre 1879.
-
[31]
Yves Guyot ( 1843-1928) mena simultanément une carrière d’homme politique, d’économiste, de journaliste et d’écrivain. En 1870, il se fit remarquer en essayant de réconcilier Communards et Versaillais, avec l’insuccès que l’on sait. En 1874, il devint conseiller municipal du troisième arrondissement de Paris. Puis, il fut député radical de la Seine ( 1885, réélu en 1889) et ministre des Travaux publics dans les cabinets Tirard et Freycinet (février 1889 à février 1892). Parallèlement, Guyot collaborait à de nombreux journaux. Sa réputation grandissant, il succéda notamment à Henri Rochefort comme journaliste phare de La Lanterne puis dirigea Le Siècle à partir de 1892. Il a en outre écrit des essais politiques, économiques et des romans, et animé la Société d’Études politiques. Guyot n’hésitait pas à prendre position sur des sujets délicats. Dès 1876 il commença à décrier la police parisienne au conseil municipal ce qui lui valut six mois de prison. Il fut également un dreyfusard de la première heure.
-
[32]
Yves GUYOT, Un fou, Paris, C. Marpon/E. Flammarion, 1884.
-
[33]
La Lanterne, 17 novembre 1880,24e lettre.
-
[34]
Ibid., 27 octobre 1880,15e lettre.
-
[35]
Ibid., 11 novembre 1880,18e lettre.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid., 15 novembre 1880,22e lettre.
-
[38]
Sur ces cas, on peut consulter : Jacqueline THIRARD, « Les aliénistes et leur opposition sous le Second Empire », Psychanalyse à l’université, n° 2/6, mars 1977, p. 321-338, Sylvie NAVEL, Les « Antialiénistes » sous le Second Empire, Thèse de doctorat en médecine, Université de Paris-V/Cochin, 1984.
-
[39]
Ibid., 12 et 13 avril 1880,1re et 2e lettres.
-
[40]
Sur Hersilie Rouy, voir note 8.
-
[41]
Ibid., 14 et 15 novembre 1879,21e et 22e lettres. Tardieu dans « Consultation médico-légale sur un cas de démence ou d’imbécillité supposée », Études médico-légales sur la folie, p. 241, et Legrand du Saulle dans une communication à la Société médico-psychologique le 28 janvier 1878.
-
[42]
Ibid., 22 octobre 1880, introduction à la nouvelle campagne.
-
[43]
Ibid., 20 avril 1880,9e lettre. Selon l’aliéniste François Leuret ( 1797-1851), il faut comprendre le traitement moral de Pinel et son expression de distraction dans un sens fort. L’aliéniste doit user de son autorité pour forcer l’aliéné à quitter ses idées folles. D’où l’utilisation de traitements de chocs pour que les malades ne prêtent plus attention à leurs divagations et se plient à la volonté du médecin.
-
[44]
Ibid., 23 avril, 9e lettre.
-
[45]
Ibid., 25 octobre 1880,3e lettre.
-
[46]
Ibid., 19 avril 1880,7e lettre.
-
[47]
Ibid., 17 avril 1880,6e lettre.
-
[48]
Ibid., 4 mai 1880.
-
[49]
I. DOWBIGGIN, La folie héréditaire…, op. cit.
-
[50]
En 1885, Georges Labitte est élu à l’unanimité à la Société médico-psychologique, preuve que le scandale de 1880 n’a en rien entamé la réputation de Clermont. De même, entre autres exemples, Clermont est toujours cité comme modèle français dans les congrès de médecine mentale de 1889 et 1892, et, en 1903, Paul Sérieux continue de s’y référer. C f. Antoine RITTI, Compte rendu du Congrès international de médecine mentale (le lieu et la société d’édition ne sont pas indiqués clairement), 1889; Drs. DOUTREBENTE (secrétaire général du congrès), THIVET (secrétaire des séances), Congrès annuel de médecine mentale, 3e session tenue à Blois du 1er au 6 août 1992, Blois, imprimerie Dorion et Cie, 1893; Paul SERIEUX (médecin en chef des asiles d’aliénés de la Seine) Préfecture du département général de la Seine. Conseil général. L’Assistance des aliénés en France, en Allemagne, en Italie et en Suisse, Paris, Imprimerie municipale, 1903.
-
[51]
Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’age classique, Paris, Gallimard, 1998 ( 1ère éd. 1972), R. CASTEL, L’ordre psychiatrique…, op. cit.
-
[52]
Gladys Swain a notamment mis en cause certaines des thèses de Foucault dans ses ouvrages sur l’histoire de la psychiatrie : Gladys SWAIN, Le sujet de la folie : naissance de la psychiatrie, précédé de « De Pinel à Freud » par Marcel Gauchet, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ( 1re dir. 1977); Marcel GAUCHET, Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980; G. SWAIN, Dialogue avec l’insensé. Essais d’histoire de la psychiatrie, précédé de « À la recherche d’une autre histoire de la folie » par Marcel Gauchet, Paris, Gallimard, 1994.
-
[53]
Il convient de distinguer ici les travaux de Michel Foucault et de Robert Castel. Foucault s’arrête à la naissance de l’aliénisme sous Pinel. Il ne fait donc que tracer des lignes de compréhension du système asilaire naissant. Robert Castel quant à lui s’est penché sur la période suivante et a étudié les asiles nés de la loi de 1838, principalement envisagés au travers des sources médicales et administratives. Cependant, il faut ici lui rendre justice, Robert Castel est le premier à avoir évoqué la campagne de presse anti-aliéniste des années 1880, bien qu’il ait considéré que cet épisode ne remettait pas fondamentalement en cause la structure et la légitimité du système asilaire.
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[54]
Voir notamment Jan Ellen GOLDSTEIN, Consoler et classifier : l’essor de la psychiatrie française, Le Plessis Robinson, Synthélabo, 1997 (édition originale en langue anglaise 1987), où l’auteur défend l’idée d’une « apothéose tous azimuts » (p. 430) de l’aliénisme dans les débuts de la Troisième République.
1 En 1880 un événement dramatique se produit dans l’asile de Clermont de l’Oise [1]. Le 3 mars de cette année un jeune aliéné [2] du nom d’Appert est sauvagement battu par le surveillant général de la partie de l’asile où il vit, un dénommé Estoret. Celui-ci, craignant d’être renvoyé si les directeurs de l’asile apprennent ce qui s’est passé, décide de soustraire Appert aux visites du médecinchef. Au bout de cinq jours, parce que le bras de l’aliéné a commencé à se gangrener, il devient évident qu’Estoret ne peut continuer de le cacher plus longtemps. Estoret se résout donc à éliminer Appert. Mais, malgré toutes ses précautions, le corps du malade finit par être découvert. Bientôt toute la France est au courant de ce crime atroce, par l’intermédiaire de la presse qui répond ainsi au goût déjà prononcé du lectorat français pour les sensations fortes.
2 À première vue, rien d’extraordinaire dans le récit de cet événement. Cet épisode sanglant de l’histoire des asiles français ne semble être qu’un fait divers anodin, juste révélateur des violences qui pouvaient parfois être subies par les fous dans des hôpitaux surpeuplés, au personnel insuffisant, comme celui de Clermont. Pourtant, derrière l’apparence anecdotique de l’assassinat d’Appert se cache en fait un matériau très précieux pour qui s’intéresse à l’histoire de l’aliénisme en France. En effet, l’enquête puis le scandale qui suivent l’assassinat d’Appert placent soudain l’hôpital de Clermont sous les feux de la rampe. D’ordinaire, les asiles sont coupés du monde extérieur, ils ne sont soumis qu’au seul regard médical. Mais en 1880, en raison de l’événement tragique qui s’y est produit, les portes de l’établissement de Clermont doivent s’ouvrir momentanément. Les gendarmes d’abord, le juge d’instruction ensuite, les journalistes enfin, pénètrent dans l’espace asilaire. Ils entendent les aliénés, voient d’eux-mêmes le fonctionnement de l’hôpital sans passer par l’intermédiaire habituellement obligatoire du psychiatre [3]. Une fois n’est pas coutume, l’historien dispose ainsi d’archives qui lui permettent d’entrevoir directement comment les malades perçoivent leur vie quotidienne dans un de ces établissements fermés qui leur sont dévolus. En outre, grâce aux résonances que « l’affaire Estoret » [4] eut dans la presse et dans le monde politique, il peut également avoir une idée du regard que les Français dits normaux peuvent poser sur les fous et sur la manière dont on les traite à cette époque.
3 Les sources qui sont disponibles grâce à « l’affaireEstoret » sont donc assez exceptionnelles. En quoi réside précisément leur originalité, quel éclairage peuvent-elles fournir, quelle peut être la représentativité du cas de Clermont, sont autant de questions préalables que l’historien doit se poser avant d’entrer plus loin dans le récit du crime d’Estoret et des conséquences que celui-ci eut sur l’histoire de la psychiatrie française.
UN CORPUS DE SOURCES EXCEPTIONNEL : UN ÉCLAIRAGE NOUVEAU SUR L’HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE
4 Aujourd’hui alors que les thérapies médicamenteuses ont permis de réduire drastiquement le nombre des hospitalisations prolongées en milieu psychiatrique, on peine à imaginer à quoi pouvait ressembler un asile au XIXe siècle. Ce sont alors des milliers de patients qui s’entassent souvent dans des établissements prévus à l’origine pour seulement quelques centaines de personnes.
5 Cette situation est la conséquence de l’adoption en 1838 d’une loi qui impose à chaque département de s’occuper de ses aliénés sans ressources, soit en construisant un asile, soit, si ce n’est pas possible, en traitant avec un établissement privé ou avec celui d’un autre département. On insiste à l’époque sur l’importance symbolique de cette mesure qui reconnaît pour la première fois un droit à l’assistance et aux soins pour une catégorie de malades indigents.
6 Personne ne peut alors imaginer qu’en fait de « machines à guérir » [5] les asiles et la loi de 1838 seront surtout des boulets économiques pour l’État. Car, les médecins spéciaux s’aperçoivent peu à peu que la folie est une affection bien plusdifficile à guérir qu’ils ne l’avaient imaginé. Tandis que de plus en plus de malades entrent dans leurs établissements, il n’en ressort chaque année qu’une proportion dérisoire. En 1875, les patients internés en asile sont ainsi plus de 40000 pour une population d’environ 35 millions d’habitants. Ce nombre ne cesse d’augmenter à tel point que sous la Troisième République les établissements dévolus aux fous accueillent autant, voire plus de monde que les prisons [6].
7 Or, sur la vie des ces milliers de personnes, l’historien ne connaît que ce que leurs dirigeants « tout-puissants », les aliénistes, ont bien voulu laisser voir.
8 En effet, nul autre qu’eux ne pénétrait dans les asiles : ni les juges, dessaisis de toute autorité envers des personnes reconnues aliénés, ni les pouvoirs publics qui n’exerçaient pratiquement jamais leur droit de contrôle, ni les membres des familles découragés, voire la plupart du temps interdits, de voir leurs proches internés. L’asile est un lieu clos, soustrait aux regards extérieurs. L’historien n’a ainsi à sa disposition que d’arides règlements intérieurs ou des rapports de psychiatres dont la vision est nécessairement biaisée. En revanche, il ne possède point de témoignages d’aliénés qui constituaient pourtant la majeure partie des habitants de ces hôpitaux. Quelques très rares personnes ont pu écrire pour relater leurs expériences d’internées, mais il s’agit d’aliénés issus de familles aisées, qui n’ont donc connu que les maisons de santé ou les pavillons privatifs des asiles communs [7]. En revanche, sur l’expérience des malades indigents, ceux dont les départements devaient obligatoirement s’occuper et qui étaient placés dans d’immenses établissements, il n’existe pratiquement aucun témoignage direct [8]. Il semble donc impossible d’écrire une histoire des asiles qui soit autre chose qu’un reflet des récits des médecins spécialistes.
9 C’est là que se situe justement tout l’intérêt des sources que l’assassinat de Clermont met à jour. Pour les besoins de l’enquête, le juge d’instruction interroge des membres du petit personnel et surtout, ce qui est plus extraordinaire, des aliénés. Sur les 46 personnes interrogées pas moins de 16 sont des malades.
10
La plupart sont entendus dans l’asile, mais le juge n’a pas
hésité à en faire sortir certains pour les faire déposer dans son cabinet. Tout
comme il ne se prive pas de faire jurer les patients qui lui semblent sains
d’esprit, cinq en tout [9]. Il prête également une grande attention à deux
lettres de malades qui lui sont parvenues et sont classées dans le dossier
d’instruction qui est conservé dans les archives départementales de l’Oise à
Beauvais [10]. Ceci est
tout à fait exceptionnel. Comme on l’a vu précédemment, en temps normal aucun
aliéné n’a le droit de sortir d’un asile, de même qu’il est totalement
inhabituel que quiconque, hormis un membre du personnel médical, communique
avec un patient. En tentant de faire des aliénés des témoins comme les autres
le juge bafoue les principes fondamentaux du pouvoir aliéniste. Tout comme, en
faisant jurer près d’un tiers des malades interrogés, il semble suggérer que
certains prétendus fous n’en sont pas et remet donc en cause le diagnostic
médical. Il ne faut pas se leurrer sur les intentions du juge :
c’est une forme de revanche qu’il prend alors sur le système
asilaire. Le monde judiciaire a toujours critiqué la loi de 1838 et notamment
l’impossibilité qui lui était faite de suivre les criminels internés en asile.
C’est pourquoi, bien que le juge ait conduit les interrogatoires avec beaucoup
de prudence, il faut néanmoins garder à l’esprit que ce ne sont pas des
témoignages bruts mais bien des paroles provoquées qui nous sont livrées par
les documents. Toutefois, comme le commis greffier a retranscrit
in extenso les interrogatoires en
notant les interventions du juge, en détaillant les origines des personnes
interrogées ainsi que les circonstances des dépositions, il n’est pas
impossible de voir dans quelle mesure les mots des patients sont spontanés ou
non. De toutes façons, aucune réserve méthodologique ne doit faire perdre de
vue qu’il s’agit là de sources rares. En brisant les règles élémentaires du
fonctionnement de l’asile le juge d’instruction courtcircuite le pouvoir
médical et fait surgir une tout autre vision de cet espace que celle qui en est
habituellement donnée par ses dirigeants.
11 Il est d’autant plus remarquable de disposer de témoignages d’aliénés de l’asile de Clermont qu’en 1880 cet établissement se trouve être à la fois le plus grand de France par son nombre de patients et le plus renommé, on y reviendra par la suite. On peut même dire que Clermont constitue alors un point d’ancrage essentiel du discours des aliénistes qui en font un véritable emblème de la réussite de leur discipline. Grâce aux dépositions de patients recueillies par le juge, l’historien peut confronter la vision médicale du quotidien de cet établissement si particulier à celle des malades.
12 Mais l’intérêt de l’événement de 1880 est plus grand encore. Cette année-là le monopole du discours psychiatrique sur le monde de la folie est doublement brisé. Les défaillances du fonctionnement de Clermont ne sont pas ensevelies dans le secret de la procédure judiciaire. Car, ce n’est pas seulement le juge d’instruction, ce sont aussi les journalistes qui, à l’occasion de l’assassinat d’Appert, s’occupent de faire surgir des avis sur la folie qui ne soient pas ceux des médecins. Il s’avère que la mort d’Appert, qui n’aurait pu rester qu’un épisode sordide de plus raconté dans la rubrique des faits divers, provoque une véritable campagne de presse anti-aliéniste, à tel point que les pouvoirs publics s’engagent dès la fin de l’année à réviser la loi de 1838. Dans les années 1860, les journalistes avaient déjà critiqué les possibilités d’interner arbitrairement des personnes saines d’esprit qui découlaient des dispositions de la loi de 1838 [11]. En 1880 les attaques se font beaucoup plus féroces. La presse s’attache à faire de « l’affaire Estoret » le symbole de la faillite du système mis en place en 1838.
13 Pour la première fois aussi clairement, c’est l’asile lui-même, son fonctionnement, l’intérêt même d’y interner des fous, qui est mis en cause. Pour les journalistes, les médecins ne doivent plus être les seuls autorisés à donner leur avis sur la bonne marche des établissements pour aliénés. En 1880, l’asile, ce lieu habituellement fermé sur lui-même, est donc exposé à la vision de la société civile. C’est là aussi une perception de l’asile bien différente de celle des aliénistes qui émerge aux yeux de l’historien. Comment les aliénés percevaient-ils leur quotidien dans un établissement pour indigents tel que Clermont ? En quoi leur version diffère-t-elle de celle des psychiatres, et partant de celle d’une certaine historiographie, en rendant compte ? Que représentaient les asiles pour la société civile ? Étaient-ils vraiment perçus comme des lieux de régulation et de contrôle nécessaire comme cela a pu être dit ?
14 Le cas de Clermont ne suffit évidemment pas à résumer toute l’histoire de la psychiatrie. Cependant, grâce aux sources inédites qu’il met à jour, il permet en partie de répondre à toutes ces questions et par là même de comprendre les rapports qu’entretenaient le mythe aliéniste, la société civile, les pouvoirs publics et enfin les fous en cette fin de XIXe siècle. Il s’agit donc à présent de donner un bref aperçu de ces deux autres perceptions qui nous sont fournies par ces nouvelles sources : la vision du quotidien de l’asile tel qu’il est raconté par les malades et le petit personnel, et le regard que la société civile portait sur ces immenses ensembles fermés.
L’ASILE AU QUOTIDIEN : LES TÉMOIGNAGES DES ALIÉNÉS ET DU PETIT PERSONNEL DE CLERMONT
L’asile vu d’en haut, par les aliénistes
15 Particulier l’asile de Clermont de l’Oise l’est à plus d’un titre [12]. D’abord, il ne s’agit pas d’un asile public traditionnel. En effet, ce n’est pas l’État mais des particuliers, la famille Labitte, qui le gèrent. Mais à la différence de tous les autres asiles privés laïcs qui n’accueillent que des pensionnaires payants Clermont s’occupe majoritairement de malades indigents. Pour cette raison, sur les 104 asiles de France il est le seul avec celui de Leyme dans le Lot à avoir le statut très particulier de « maison privée faisant office d’asile public ».
16 Outre cette originalité administrative, il se différencie également par le nombre de ses patients. Avec ses 1800 malades en 1880, Clermont est représentatif des énormes établissements de la fin du XIXe siècle, il en est même un exemple caricatural puisque depuis les années 1860 il est le premier de France et le restera jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En dépit de sa taille monstrueuse, témoignant de l’échec de la psychiatrie de l’époque à soigner les aliénés sur une très grande échelle, Clermont est pourtant considéré dès les années 1860 comme le plus moderne de France. En effet, la psychiatrie ne dispose à cette époque que d’un seul type de traitement pour venir en aide aux personnes frappées de folie : il s’agit du « traitement moral » développé par Philippe Pinel [13]. Pour ce dernier, l’aliénation a une cause « morale », produite par les passions de l’âme, et non pas physique. Le médecin doit pénétrer dans la logique interne de la folie de l’aliéné puis s’appuyer sur ce qu’il reste de raison chez son patient et user de son autorité pour l’éloigner de ses idées folles. Ce traitement induit donc nécessairement une relation personnalisée entre le médecin et son malade. On voit tout de suite que dans les immenses asiles de la fin du XIXe siècle, où à un seul aliéniste correspondait généralement plus de 500 patients, il n’était guère possible d’administrer le traitement moral à tous les aliénés.
17 Or, les dirigeants de Clermont, les jumeaux Labitte – Delphe Auguste, directeur général, et Gustave Eloi, médecin-chef – estiment justement avoir trouvé une nouvelle forme de cure pour soigner l’aliénation qui pallierait ce défaut majeur du traitement moral. Depuis 1847, ils ont mis en place un système original de colonies agricoles qui s’ajoutent à l’asile central, de facture plus classique. Dès que son état le lui permet, l’aliéné va travailler dans une de ces deux fermes, Villers ou Fitz James, sans qu’aucune thérapie de choc ni aucun système de contention ne soit appliqué. Clermont montre donc qu’une certaine liberté peut être attribuée aux fous, que l’asile n’est pas une nouvelle prison. En outre, en travaillant, le patient subvient en partie à ses besoins et assure sa reconversion une fois guéri, ce qui permet de remédier dans une certaine mesure aux problèmes économiques soulevés par l’encombrement des asiles. Enfin, le travail exerçant une action salutaire sur l’esprit des malades sans que l’intervention constante d’un médecin ne soit requise, le système des colonies agricoles offre aussi la possibilité de soigner sur une grande échelle ce que ne permettait pas le traitement moral. Clermont est donc la preuve que des réformes sont possibles dans les hôpitaux pour fous, sans pour autant avoir besoin de s’inspirer d’exemples étrangers tels que la colonie familiale de Gheel en Belgique [14]. En somme, Clermont est un établissement parfait aux yeux des psychiatres. Il est l’incarnation même d’un compromis entre des conceptions classiques et plus modernes du traitement des aliénés. C’est pourquoi, il est cité en exemple chaque fois que la corporation aliéniste [15] a besoin de défendre le système asilaire français [16].
18 Que ce soit dans les rapports des psychiatres de l’établissement même ou dans ceux d’autres médecins on retrouve toujours cette vision mythique de Clermont. Cet asile est censé fonctionner comme une société parfaite d’où toute violence et tout doute ont disparu. Il y règne un ordre absolu qui doit agir comme palliatif extérieur au désordre de l’esprit des fous. L’établissement central et les colonies se complètent parfaitement. Dans l’asile, les aliénés en crise bénéficient d’un traitement intensif. Dans les colonies agricoles de Villers et de Fitz James, les uns se réhabituent progressivement à la liberté, les autres mènent une vie calme, adaptée à leur état mental. Qu’ils soient convalescents ou incurables tranquilles, le travail que les hommes font dans les champs et les femmes à la laverie exerce une action régulatrice bénéfique sur leur esprit dérangé. Car à Clermont le travail n’est jamais une torture. Le maître d’œuvre de cette société idéale, le médecin-chef, est chargé de définir quelle occupation est la mieux adaptée à chacun, de telle sorte que dans les colonies agricoles chacun effectue la tâche qui lui convient et s’épanouit en l’effectuant. Ceci contribue à faire mourir dans l’œuf toute rébellion, comportement agressif ou fuite, puisque chaque malade, pris dans une dynamique positive, aspire à trouver sa place dans cet ordre parfait qui garantit la paix de l’esprit. Nul besoin de traitement de choc ou de système de contention pour se prémunir des aliénés récalcitrants : le simple espoir d’atteindre un jour les colonies agricoles, ou au contraire d’en être privé, suffit à maintenir l’ordre. Certes, l’action organisatrice bienveillante du médecin-chef ne peut pas s’exercer partout et tout le temps dans cet immense ensemble. Mais, peu importe, car son action est relayée par le petit personnel et les aliénés eux-mêmes qui s’entresurveillent pour leur propre bien. La surveillance et l’autorité du médecin-chef se propagent à chaque niveau, s’exerçant ainsi de manière diffuse, sans violence directe, Clermont offrant une illustration parfaite du système panoptique analysé par Michel Foucault.
L’asile vu d’en bas : des malades laissés à l’abandon
19 Or, il existe un énorme fossé entre cette vision aliéniste de Clermont et ce que les témoignages inédits d’aliénés et de membres du petit personnel réalisés en 1880 révèlent. L’asile n’est pas l’espace centralisé et surveillé à l’extrême qu’il prétend être. En particulier, les colonies agricoles, censées être des points névralgiques, où le médecin-chef exerce son action la plus importante en donnant aux aliénés les travaux qui sont les plus aptes à exercer une action bienfaisante sur leur esprit, ne sont en fait que des annexes périphériques. C’est le surveillant général, Estoret, dans le cas de la colonie de Villers, qui détermine en réalité quel travail est alloué à chaque malade, le médecin-chef se contentant d’une visite de routine par semaine. Selon les surveillants, il se borne le plus souvent à demander « s’il y a quelque chose de nouveau ? » et en cas de réponse négative continue son chemin sans autre forme de procès. En pratique donc, aucune surveillance médicale ne s’exerce. À tel point que c’est Estoret qui possède les clefs de l’infirmerie et peut donc administrer comme bon lui semble les divers traitements alors même qu’il n’a absolument aucune formation médicale. Que dire de la surveillance exercée par les autorités de contrôle supérieur des asiles instituées par la loi de 1838 comme les commissions d’inspection préfectorales ? Selon le propre aveu du directeur de l’asile, les inspecteurs se contentent de faire mettre en rang les aliénés, sans visiter l’ensemble des locaux, la visite étant bâclée en une journée. L’asile de Clermont étant alors le plus grand de France, si sa surveillance laissait autant à désirer, a fortiori, on peut penser que cela devait être bien pis dans des asiles de moindre envergure. En plus de ce défaut de surveillance, les directeurs, aussi bien que les autorités, pêchent par leur désinvolture envers le devenir des patients.
20 Personne ne prête attention à ceux qui s’échappent. Pour cacher son crime, après avoir tué Appert, Estoret déclare qu’il s’est enfui. Or, le directeur ne prévient la gendarmerie que quatre jours après et celle-ci ne fait aucun effort pour le rechercher. Le juge d’instruction, en fouillant dans les archives et en interrogeant le personnel s’aperçoit que ce fait n’était pas rare. L’année précédente, par exemple, un aliéné est parti. La gendarmerie n’est au courant que six jours plus tard et ne le cherche pas. Le juge découvre par lui même qu’il est simplement rentré chez ses parents et y coule des jours paisibles sans que personne ne songe à l’y aller chercher.
21 L’autorité du médecin-chef, son pouvoir absolu de contrôle des corps ne sont donc, dans le cas de Clermont, que des mots d’un discours officiel qui ne reflète en rien le quotidien vécu. De même, l’affirmation selon laquelle il est possible de réduire la folie par le travail, ou à tout le moins de la contenir en l’inscrivant dans l’ordre supérieur de l’asile, est surtout destinée à convaincre les pouvoirs publics et le reste de la corporation de la réalité du pouvoir de l’aliéniste et de l’asile. Car le désintérêt pour les malades que l’on vient de voir au travers des défauts de surveillance se retrouve souvent aussi dans leur traitement.
22 On le sait, c’est Estoret, un simple gardien, qui distribue le travail, tout comme il administre comme il le veut les médicaments. Plus grave encore, contrairement à ce qu’affirment les médecins spécialistes, le travail n’est pas utilisé dans les colonies agricoles comme un moyen de traiter les fous mais au contraire comme un moyen de les punir, ce que montrent les témoignages recueillis par le juge d’instruction. Le malade Jourdain [17] par exemple livre un interrogatoire intéressant. Le fait même que ce malade en particulier ait été envoyé dans une colonie dément les propos des médecins de l’asile. En effet, selon ces derniers, ne vont dans les colonies que les malades convalescents ou les incurables suffisamment bien portants pour qu’ils soient susceptibles de réintégrer un jour la société [18]. Or, Jourdain, longuement entendu apparaît complètement délirant.
23 Ses quelques propos cohérents sur le fonctionnement de l’asile sont coupés par ce que l’on pourrait appeler rétrospectivement de longs épisodes paranoïaques. Il affirme ainsi que des espions se cachent dans sa cheminée, qu’il est devenu fou parce qu’un appareil magique l’électrisait dans son sommeil. À la question « Vous prétendez que M. G. Labitte a fait fusiller des Français en 1870 ?», il répond : « C’est par le parlement somnombuliste ( sic) que je l’ai appris. Il y a des personnes qui se cachent, ils font fonctionner un appareil et on entend alors ce parlement. » Il est clair qu’un tel état de délire est immédiatement audible, même pour un non-spécialiste. D’ailleurs, les gendarmes ne font pas jurer Jourdain car ils ne le considèrent pas comme sain d’esprit. On a peine à croire qu’un individu aussi délirant puisse regagner dans un temps proche la société extérieure. Or, selon les Labitte, rien ne sert dans ce cas d’envoyer un aliéné dans les colonies. Pourtant Jourdain le fut. En fait, il n’y a là rien de bien mystérieux. Car il apparaît que les colonies, loin d’être des lieux de traitement, servent en réalité à calmer les fous par trop indisciplinés. D’ailleurs, Jourdain lui-même dit qu’« on est envoyé à Villers en matière de punition ».
24 Certes son témoignage est sujet à caution étant donné le profond délire dans lequel il est plongé. Mais sur ce point la déposition de Jourdain est corroborée par tous les autres témoins, qu’ils soient aliénés ou surveillants. Les patients sont envoyés à Villers en guise de punition mais aussi tout simplement pour fournir de la main-d’œuvre à l’exploitation agricole. On comprend mieux alors pourquoi une telle latitude d’action est laissée à un gardien-chef comme Estoret. Le médecin n’a aucun besoin de superviser des actions punitives ou des travaux agricoles, c’est bien le rôle des gardiens. Concrètement, Estoret est laissé libre de corriger les malades puisque telle est sa fonction. De plus, selon les mots du procureur, ce rôle de dresseur disciplinaire s’applique aussi au personnel. C’est là aussi confirmé, non pas par les témoignages, mais par les déclarations d’un garde au journal La Lanterne: Estoret était surnommé par les membres du personnel « La Houssine ». Une houssine est une verge de houx, un instrument dont l’usage fait horriblement mal.
25 La violence donc, ce mot pourtant officiellement banni, est en réalité au centre du fonctionnement de l’établissement.
Un climat de violence perpétuelle
26 Au niveau du personnel tout d’abord, une ambiance détestable règne. La plupart des surveillants se haïssent et cherchent à se décrier les uns les autres auprès des directeurs. Le garde Leclercq, qui le premier soupçonna Estoret d’avoir tué Appert, ne voulait pas découvrir la vérité par esprit civique ou par pitié envers cet aliéné. Il souhaitait simplement trouver un moyen de se venger d’Estoret qui, quelques jours plus tôt, l’avait accusé d’avoir amené dans la ferme le chien enragé responsable de la mort du berger Lemaire, un employé de Villers.
27 Or, Leclercq l’avait fait sur ordre d’Estoret et en sa compagnie. Estoret, par peur des représailles des Labitte, s’était ensuite déchargé de sa responsabilité sur Leclercq. Comme on le voit à travers cet exemple, les mauvais coups, la délation, les mensonges sont monnaie courante chez le personnel des colonies.
28 La violence est parfois exprimée en cachette comme dans ce cas. Elle peut aussi s’afficher ouvertement. Chacun injurie et parfois même bat qui se trouve en dessous de lui dans la hiérarchie. Un des surveillants de la colonie, Halavant, dit qu’il était dans les habitudes d’Estoret de frapper les gardiens.
29 Récemment, Halavant avait fait un rapport sur la mort du berger Lemaire.
30 Comme Estoret ne supportait pas que quelqu’un d’autre que lui rapporte aux supérieurs ce qui se passait à Villers, il l’avait rossé. À son tour Halavant s’était défoulé sur le petit Germain, dix-sept ans, employé comme homme à tout faire à Clermont. Lui et son fils le battirent et le renvoyèrent sous le prétexte qu’il avait osé porter de la nourriture à des ouvriers de passage sans les en avoir avertis. Plus grave encore, les autorités suspectèrent Estoret d’avoir assassiné le berger Lemaire. En effet, personne n’avait vu ce dernier souffrant de la rage, à part sa propre femme et Estoret. Or, la femme de Lemaire était la maîtresse d’Estoret. Estoret et elle auraient donc eu intérêt à faire disparaître Lemaire pour vivre leur liaison plus facilement. Comme Estoret possédait la clef de l’infirmerie, l’inspecteur général des services administratifs en charge du dossier sur l’assassinat commis à Clermont en conclut qu’il avait dû empoisonner le berger. Le juge d’instruction chercha des preuves de ce meurtre, mais en définitive aucun fait tangible ne vint corroborer cette version.
31 Cependant tout le personnel était intimement persuadé du meurtre de Lemaire et personne n’avait osé dire quoi que ce soit avant que la justice ne s’intéresse à l’asile suite à la découverte du corps d’Appert. Ceci prouve combien la terreur qu’inspirait Estoret était grande et combien l’atmosphère de Clermont était lourde. Pour tous, il ne fait aucun doute qu’une rivalité entre membres du personnel peut éventuellement se solder par la suppression pure et simple d’un des deux rivaux.
32 Bien entendu, les aliénés n’échappent pas à ce climat de terreur permanente. Placés tout en bas de l’échelle, ils sont les souffre-douleur privilégiés des membres du personnel. Toute leur violence contenue, qu’ils ne peuvent pas toujours exercer entre eux, se retourne contre les malades. En outre, on a vu qu’à Villers le travail est utilisé comme un moyen de punir les récalcitrants. Être violent fait partie du rôle même du chef de culture, soit précédemment Estoret.
33 De ces deux constats, il s’ensuit que les fous subissent une violence quotidienne, instituée, au sein de la colonies de Villers. Dans leurs témoignages, ils donnent tous des exemples de brutalités survenues durant leur internement. Au moins trois épisodes, en plus de la scène du 3 mars subie par Appert, sont confirmés à la fois par les aliénés et par les membres du personnel. Un jour de l’hiver 1879, pour punir un épileptique nommé Janvier d’avoir tenté de s’évader, Estoret le fit complètement dépouiller de ses vêtements. Nu comme un ver, il fut alors contraint de courir dans le jardin alors que le froid sévissait. Comme il refusait, un membre du personnel fut chargé de lui donner des coups de fouets pour l’y forcer. Apparemment de leur plein gré, sans doute pour s’amuser, deux autres membres du personnel, les Halavant père et fils, aidèrent à le chasser et à le poursuivre dans le jardin. Un autre jour de 1879, le malade Six refusait de porter un matelas car il souffrait d’un lumbago. Estoret lui fit brutalement descendre les escaliers sur lesquels il se trouvait et lui porta un coup qui le fit tomber face contre terre. Il s’en suivit des contusions assez graves. Selon Six, cela ne se serait pas arrêté là. Quand il eut repris connaissance, il fut conduit avec force coups de pied à la salle de bains où on lui administra la douche. Enfin, environ un an avant le meurtre d’Appert, le malade Grosnon fut transféré de toute urgence à l’infirmerie de Clermont car il avait été gravement blessé à la tête par des coups de bâton d’Estoret. Grosnon s’était prostré dans un champ avec une bêche et menaçait quiconque l’approcherait de le tuer. Plutôt que d’essayer de le raisonner ou d’attendre qu’il se calme, Estoret préféra employer la manière forte et le frappa sauvagement. Il faut noter que les directeurs de l’asile, les Labitte, n’ignoraient rien de ces divers épisodes comme le montrent leurs déclarations lors de l’enquête et du procès.
34 Ces épisodes d’une violence inouïe ont marqué la mémoire de tous. Mais chaque malade peut se plaindre de mauvais traitements. Par deux fois Jourdain fut soumis à la douche, selon lui la punition que les malades redoutent le plus « car une fois qu’on a la tête prise dans le couvercle on ne peut plus respirer » [19]. M. Harmocq fut frappé à l’oreille parce qu’il était trop lent à décharger du fumier, « mais la blessure n’était pas grave » [20], aussi ce patient s’estime-t-il heureux. Le malade Barrot eut moins de chance. Pour la même raison, il reçut des coups de fourche dans le postérieur qui l’empêchèrent de s’asseoir pendant plus de trois jours. De plus, selon l’aveu du reste du personnel, Estoret n’hésitait pas à se servir fréquemment de sa canne, dont il ne se séparait jamais, pour frapper les fous. On a vu que ces derniers le surnomment pour cette raison « la Houssine ».
35 Ceci dit, les mauvais traitements n’étaient pas uniquement le fait d’Estoret, même s’il semblait être le plus violent de tous. Selon les dires du petit Germain, par exemple, « tous les gardiens sont durs pour les malades. »
36 On a déjà vu que les Halavant avaient activement et spontanément participé à l’humiliation de Janvier, de même que le 3 mars 1880 ils aidèrent Estoret à violenter Appert. En outre, il arrive aussi que les aliénés se brutalisent entre eux.
37 Tous s’entresurveillent dans l’espoir d’obtenir une récompense s’ils empêchent le suicide ou l’évasion d’un autre. De plus, le personnel établit une distinction entre les « bricoles » ou « bricoliers », censés être des malades plus intelligents, et les autres. Les « bricoles », chargés d’encadrer les autres aliénés, ont autorisation d’user de violence si on leur en donne l’ordre. Mais, à la différence des membres du personnel, les « bricoliers » n’ont guère le choix, et se doivent d’obéir aux ordres de leurs supérieurs sous peine d’être à leur tour brutalisés.
38 Cette violence omniprésente à l’endroit des aliénés dans la colonie s’exprime de toutes les façons possibles. Elle peut être verbale. Estoret et les autres gardiens ont l’habitude de jurer et d’insulter en permanence ceux qu’ils jugent trop lents au travail. Ils se moquent parfois du comportement des aliénés et s’amusent à les humilier. La violence est aussi physique, allant du simple soufflet jusqu’aux coups de fourche, de canne… qui entraînent de graves blessures comme dans le cas d’Appert ou de Grosnon. En outre, la douche, contrairement à ce que prétendent les Labitte, n’est pas un recours extrême, réservé aux patients en état de délire furieux. D’ailleurs, puisque les colonies ne rassemblent que des malades tranquilles, en toute logique, elles ne devraient alors même pas être pourvues de douche. Ceux qui rechutent sont censés être reconduits à Clermont où sont administrés les traitements forts. Seul l’asile central devrait donc être muni d’une salle de bains spéciale. Or, dans leur rapport de 1887, les nouveaux médecins s’étonnent de ce que la salle de bains de l’établissement principal soit ridiculement rudimentaire pour un asile de cette taille [21]. En revanche, à Villers, elle possède tous les accessoires suffisants. Le juge d’instruction semble avoir été impressionné lui aussi par l’aspect terrifiant de ce qu’on appelle la douche : c’est la seule partie de Villers qu’il s’attache à peindre très minutieusement dans ses notes personnelles contenues dans le dossier de procédure [22]. Les « traitements physiques forts », normalement réservés aux fous en état de crise dans l’établissement central, sont donc aussi administrés au sein des colonies sur des malades moins atteints. De plus, la douche, selon Gustave Eloi Labitte, est un moyen de traiter les patients en calmant leur esprit par l’action de l’eau froide, son usage doit donc être soumis à une surveillance médicale stricte. Or, à Villers, rien de tel : Estoret et les autres gardiens s’en servent pour punir et non pour calmer les malades, et ceci sans aucune instruction de la part de médecins. Et l’utilisation de la douche n’est pas restreinte à des cas rarissimes. Elle est au contraire employée de manière intensive par le personnel comme un véritable instrument de torture ainsi que le confirment différents témoignages [23]. La majeure partie des malades internés à Villers l’a ainsi subie au moins une fois.
39 Les aliénés et les membres du petit personnel présentent donc une tout autre version de Clermont que les textes aliénistes. En fait de surveillance, de contrôle et de mainmise du pouvoir médical et administratif, c’est bien plutôt le plus grand désintérêt pour les malades et la loi du plus fort qui règnent dans ce gigantesque établissement.
LE DÉSAVEU DES ASILES PAR LA SOCIÉTÉ CIVILE : LA CAMPAGNE DE PRESSE ANTI-ALIÉNISTE
L’affaire Estoret révélatrice de l’impopularité des asiles
40 Outre ce nouvel éclairage sur le quotidien d’un asile, l’affaire Estoret permet à l’historien d’avoir une meilleure idée de ce que la société civile pensait de ces établissements en cette fin de siècle. En 1880, la presse est entrée dans une nouvelle phase de son développement. Le lectorat est plus important, les frais d’impression sont réduits et la République a aboli la censure [24]. Une presse populaire à grand tirage se développe. Parler d’opinion publique prend donc un sens en cette fin du XIXe siècle, car les journaux ne sont plus seulement représentatifs d’une option politique, certains sont les miroirs de ce que pense la majorité des Français [25]. Or, l’affaire Estoret est largement « médiatisée » et, pour la première fois à son propos, les journalistes posent franchement la question du fonctionnement interne de l’asile. Ainsi, cette affaire entrouvre largement « pour le public la porte d’un de ces asiles qui, en abritant la folie, servent de réceptacles à l’une des plus terribles afflictions auxquelles l’humanité s’intéresse » [26].
41 Car, très vite, de simple fait divers, l’affaire Estoret devient une affaire nationale qui fait la une de la majorité des journaux français. Il faut dire que tous les éléments étaient réunis pour faire de cet assassinat un véritable feuilleton populaire. Les rebondissements de l’enquête même, font que les lecteurs se passionnent pour son évolution. Entre autres choses, on découvre bientôt un autre corps à proximité de l’endroit où Appert était enterré. Pendant un temps, les gendarmes crurent qu’il s’agissait d’une autre victime d’Estoret. En fait, il s’agissait du corps d’un suicidé et cet épisode n’avait aucun rapport avec l’enquête en cours. On apprend aussi qu’Estoret, au vu et au su des gendarmes, a pu tranquillement s’enfuir et rejoindre l’étranger. C’est alors, qu’à la surprise de tout le monde il décide de se rendre, dictant les conditions de sa réddition au garde des Sceaux en personne. À son retour, il est accompagné d’une foule nombreuse et peut même s’offrir pour son procès les services de l’avocat le plus célèbre de l’époque : M. Lachaud. Estoret est devenu alors une véritable vedette nationale et son procès fait la une de tous les quotidiens nationaux qui ont dépêché des correspondants au tribunal de Beauvais pour l’occasion. Sang, intrigue policière, rebondissements : tout était réuni pour passionner les amateurs de feuilleton populaire, ce qui explique que la presse à grand tirage, comme Le Petit journal, le plus gros titre de l’époque, mette l’affaire en vedette. Un autre élément pousse aussi la presse à s’intéresser de près au crime de Clermont. Il apparaît qu’Estoret n’est pas un assassin comme les autres. Il était le maire de sa commune et l’allié électoral du directeur de l’asile, Delphe Auguste Labitte, ancien député. Or, Labitte était un partisan de l’ordre moral, farouche ennemi des républicains. Critiquer Clermont constitue donc pour les républicains un moyen comme un autre de déstabiliser leurs opposants. C’est pourquoi la presse républicaine ne tarde pas à se pencher de très près sur cet asile.
42 Enfin, à force de relater l’affaire de Clermont pour ses aspects sensationnels et politiques, les journalistes en viennent finalement à s’interroger plus profondément sur les failles du système asilaire que cet assassinat révèle. C’est ainsi que la presse, tous bords politiques confondus cette fois, commence à critiquer les asiles. Les chroniqueurs les plus prestigieux de l’époque comme Albert Bataille, Georges Grison et Albert Wolff pour Le Figaro ou encore Émile Corra pour L’Événement prennent la plume pour en dénoncer les disfonctionnements [27]. Même dans des journaux populaires comme Le Petit journal, d’habitude peu enclins à entrer dans des polémiques trop politiques, les journalistes s’insurgent contre le système asilaire et réclament une révision de la loi de 1838. Les critiques sont extrêmement acerbes. Loin de les reconnaître comme des lieux de contrôle nécessaires, mettant à distance une population dégénérée susceptible de corrompre le reste de la société, les journalistes dénient tout intérêt aux asiles. Pour eux, ce sont de véritables « bagnes » où les aliénés sont « incarcérés » [28]. Certains articles, comme celui d’Albert Wolff dans Le Figaro, sont cités dans toute la presse française et cela montre à quel point l’indignation de ce chroniqueur célèbre est partagée par l’ensemble de la population. Mais c’est sans conteste le journal La Lanterne qui montre le plus d’ardeur à s’insurger contre les conditions de vie des pauvres fous.
Le paroxysme de la critique anti-aliéniste : la campagne de La Lanterne
43 C’est pourquoi, on s’attachera plus particulièrement ici à l’exemple de ce journal qui fit de l’anti-aliénisme un véritable cheval de bataille. D’autant plus que La Lanterne tient une place déterminante dans la vie politique de la Troisième République. Fondée en 1877 par Eugène Mayer, c’est la première réussite du journalisme radical. Meyer sait en effet s’entourer de collaborateurs prestigieux tels Henri Rochefort, puis Yves Guyot ou encore Émile Zola, qui assurent la popularité du journal. Tant et si bien que dès 1880 La Lanterne est le troisième journal français par son tirage [29]. Avec un tel lectorat, ce quotidien a un pouvoir de pression certain sur la vie politique dont il ne tarde pas à user. Ainsi, à la suite d’une virulente campagne de presse entamée en 1878, qui fustigeait les méthodes de la police parisienne, La Lanterne parvint à contraindre le préfet de police, Albert Gigot, et le ministre de l’Intérieur de Marcère à démissionner. Les poursuites judiciaires et la condamnation auxquelles ils doivent faire face à la suite de cet événement ne découragent pas les journalistes du quotidien de Meyer. Bien au contraire, en 1879, alors même que l’issue défavorable du procès vient d’être rendue publique, le comité de rédaction fait connaître dans son éditorial son intention de généraliser le procédé appliqué à la police et déclare donc vouloir dénoncer systématiquement tous les abus commis dans la société française par des séries d’articles sans concession. Il annonce qu’un nouveau sujet prend ainsi la suite immédiate de la police. Quelle est donc cette nouvelle tâche que La Lanterne, ce journal sulfureux capable de défaire les gouvernements, considère comme prioritaire ? Il s’agit de la dénonciation du système asilaire mis en place par la loi de 1838. Il est ainsi remarquable de constater combien, loin d’être sujet mineur, la défense des fous est au contraire considérée en 1880 comme un enjeu capital pour un quotidien comme La Lanterne. Pour la mouvance radicale, dont l’influence sur la vie politique de la Troisième République va croissante, la réforme des asiles est une mission cruciale, une des premières même à laquelle doit s’atteler la République naissante. En outre, comme elle l’expose dans son éditorial programmatique, La Lanterne entend visiblement persévérer dans sa réputation de scandale. Ses journalistes prennent soin de choisir un sujet susceptible d’intéresser le plus grand nombre, ce qui, pour étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, semble être alors le cas du problème des asiles.
44 À l’automne 1879, le procédé qui avait fait le succès de la campagne contre la police est donc repris [30]. Trente articles sur l’aliénisme sont rédigés.
45 Il s’agit de pseudo-lettres, censées être écrites par « un infirmier » afin de rendre les critiques plus réalistes et de faire échapper leur auteur à de possibles poursuites judiciaires; tout comme les articles fustigeant les méthodes de la police étaient signés par un « vieil employé ». Sous ce dernier pseudo-nyme se cachait en fait Yves Guyot [31] qui dut se démasquer en raison des remous provoqués par cette dernière campagne. Rappelons que Guyot est un personnage clef de la Troisième République. Il se fait très vite remarquer par ses prises de position iconoclastes, souvent proches de la mouvance radicale, et la férocité de sa plume. En 1876, il écope de six mois de prison fermes pour avoir décrié la police parisienne. Sa popularité est dès lors assurée et il peut mener de front une carrière d’économiste, de journaliste, d’écrivain et d’homme politique, devenant notamment ministre des Travaux publics de 1889 à 1892. Guyot est aussi un dreyfusard de la première heure.
46 Il n’est pas interdit de penser qu’en 1879 c’est également Guyot qui reprend la plume pour dénoncer cette fois les abus des aliénistes. En effet, il est alors le journaliste phare de La Lanterne. De plus, le style volontiers acerbe et ironique des lettres de l’« infirmier » est très proche de celui de « l’employé de police ». Enfin, en 1884, Yves Guyot fait publier un roman intitulé Le fou [32]. Dans ce texte, il dresse un portrait grinçant du fonctionnement des asiles, reprenant les thèmes qui étaient développés dans les lettres de La Lanterne.
47 Ceci montre que, qu’il soit l’auteur ou non des articles de La Lanterne, Guyot était de toutes façons de ceux qui considéraient que la loi de 1838 devait être modifiée. Quoi qu’il en soit, il est certain que derrière le pseudonyme d’« infirmier » se dissimule un journaliste de renom, ce que les lecteurs de La Lanterne savent pertinemment. Néanmoins, malgré le talent de l’auteur des lettres et le retentissement de la campagne précédente, cette nouvelle série d’articles ne connaît pas le succès de la dernière et est finalement abandonnée. Mais avec l’affaire Estoret La Lanterne trouve un excellent prétexte pour redémarrer sa campagne et lui donner un ton plus virulent encore. En sus des articles consacrés à l’affaire Estoret, qui fait quatre fois la une du journal, treize nouvelles lettres sont alors rédigées. Au total, entre le mois d’avril et celui de juin 1880, pas moins d’un tiers des numéros du journal sont consacrés au problème du traitement des fous.
48 La critique des asiles atteint alors un point extrême. Pour l’« infirmier » absolument rien ne justifie le maintien du système issu de la loi de 1838. Il le démontre méthodiquement en démontant un à un tous les éléments sur lesquels l’aliénisme repose. Premier constat : l’aliénisme n’est fondé sur aucun savoir scientifique. Les psychiatres sont même tout simplement incapables de définir la folie, de proposer un « critérium certain pour distinguer un fou d’un individu qui ne l’est pas » [33]. Ils ne peuvent discerner « l’humeur sombre de passage et la folie » [34]. Pire encore, ils ont inventé le terme de « manie raisonnante » qui permet toutes les dérives. En effet, dans ce genre d’aliénation « moins un malade déraisonne, plus il est gravement atteint » [35]. À partir de là, tout le monde est susceptible d’être fou, sauf peut-être l’aliéniste car « il est vrai que pour être un « maniaque raisonnant [… ] il faut être intelligent » [36].
49 De cette impuissance à donner une définition simple et limitée de l’aliénation mentale découle que des individus sains d’esprit peuvent pourtant être enfermés dans les asiles. La possibilité d’internements arbitraires constitue donc logiquement le second thème de bataille de « l’infirmier ». Il tente d’effrayer son lecteur et de lui faire prendre conscience du pouvoir énorme et non justifié que possèdent les médecins spéciaux. Ceux-ci peuvent décider de l’avenir d’une personne; or leur absence de savoir scientifique les rend incapables de remplir cette tâche. Du coup, loin d’être des lieux de soin et de recherche les établissements pour aliénés ne sont que d’immenses prisons : « la loi de 1838 remplace la « lettre de cachet » [37] et aide l’État ou les familles à se débarrasser de leurs membres indésirables. Une multitude de cas d’internements abusifs sont ainsi cités, dont ceux bien connus de Janson, Sandon [38] et celui d’Hersilie Rouy [39], une des rares personnes a avoir obtenu une indemnité et une pension à vie de la part du ministère de l’Intérieur en compensation de ses quatorze ans passé en asile [40]. « L’infirmier » reprend les propos mêmes des aliénistes Tardieu et Legrand du Saulle qui ont reconnu certains cas d’internements arbitraires [41]. L’asile est même un lieu d’enfermement encore plus sûr que la prison car une fois que l’on y est interné il est impossible d’en sortir.
50 Puisque les aliénistes ne savent pas définir ce qu’est exactement un aliéné, ils sont donc dans l’impossibilité de voir quels malades sont de nouveau sains d’esprit. Comme ils ont peur d’être rabroués par l’administration et de révéler à quel point ils sont ignorants, ils ne relâchent personne. C’est pourquoi, puisque personne ou presque ne sort des asiles, la France est le pays ou le nombre d’aliénés par habitant est le plus élevé [42].
51
Autre conséquence de l’impuissance des médecins à définir
l’aliénation :
l’incapacité à prescrire des traitements utiles. Car, quand
les psychiatres rencontrent un vrai malade, ils ne peuvent le distinguer d’une
personne bien portante, ils sont donc a
fortiori bien incapables de le soigner. Après le prétendu savoir
scientifique des aliénistes, ce sont donc leurs thérapeutiques qui sont
tournées en dérision. Laissés sans surveillance à la tête des asiles, les
médecins spécialistes expérimentent toutes sortes de traitements douteux sur
les aliénés pour ne pas avouer leur impuissance. Décharges électriques, verges,
cautérisation, éthérisation, coups de pistolet sont utilisés pour « distraire »
le fou de ses idées déraisonnables. Selon « l’infirmier », il s’agit d’un véritable détournement du
traitement de Philippe Pinel, un des seuls aliénistes qui trouve grâce à ses
yeux. Le traitement moral est remplacé par l’intimidation de Leuret qui est
ardemment critiquée [43]. Les aliénistes se rapprochent ainsi des parents qui
battent leurs enfants parce qu’ils ne sont pas propres, alors que ceux-ci sont
encore trop jeunes pour comprendre ce qu’est la propreté et n’ont aucune idée
de pourquoi on les rabroue [44]. Les psychiatres, gênés par les comportements
indociles des fous profitent de leur pouvoir illimité pour les torturer.
L’usage tortionnaire de la douche, de la camisole et tous les autres mauvais
traitements qui sont quotidiennement subis par les aliénés sont ainsi dénoncés.
En outre, l’administration de ces prétendues thérapeutiques est souvent laissée
aux mains du personnel. Or celui-ci est dans sa majorité composé de rustres mal
dégrossis qui prennent d’autant plus de plaisir à pratiquer des sévices sur de
plus faibles qu’eux [45].
52 Enfin, l’« infirmier » ne se contente pas de dénoncer le système de 1838, il tente aussi de trouver des solutions pour venir en aide aux fous. Il montre qu’ailleurs ils sont soignés et non maltraités. Il fait ainsi une apologie du nonrestraint anglais qui devrait servir d’exemple pour réformer les asiles français [46]. En particulier, il prône l’abolition de l’usage de la camisole de force dont il s’emploie à montrer les dangers pour la santé et l’inutilité thérapeutique [47]. Pessimiste, il estime qu’un changement de la loi de 1838 est impossible [48]. En revanche, il demande que soit ordonnée une enquête parlementaire sur les asiles en France et à l’étranger. Il estime qu’ainsi les directeurs des établissements français prendront peur et que cela limitera pour un temps les abus. Il propose aussi de modifier légèrement la loi de 1838 de façon que des membres des commissions départementales et des conseils municipaux puissent visiter les asiles.
53 Ainsi, il paraît inexact d’affirmer, comme le fait Ian Dowbiggin par exemple, que le mouvement critique de la presse vis-à-vis du système aliéniste se poursuit après les années 1860 mais de façon moins virulente [49]. La Lanterne a entrepris en 1879 et 1880 une importante campagne anti-aliéniste.
54 Or, ce journal avait déjà prouvé sa capacité à faire trembler l’édifice public avec ses articles contre la police. Ce n’est donc pas une mince menace que subissent les psychiatres en 1880. De plus, ce n’est pas le seul journal à s’attaquer violemment aux médecins spéciaux. On l’a vu, à l’occasion du procès d’Estoret en juin, toute la presse, de quelque bord politique qu’elle soit, soutint les thèses de La Lanterne et ce ne furent pas les moindres des journalistes qui prirent fait et cause pour les fous. Cette unanimité montre à quel point le pouvoir de surveillance et d’expertise des psychiatres est loin d’être reconnu et accepté à la fin du XIXe siècle. Au contraire même, le décalage s’accroît entre la façon dont l’opinion publique conçoit la folie, les moyens de la traiter et la réalité de la prise en charge des aliénés qui ne répond en rien à ce désir. D’ailleurs, à la fin de 1880, nul ne doutait que la procès Estoret ferait date et entraînerait l’amélioration des conditions de vie des fous.
L’impact de la campagne : la réaction des pouvoirs publics et le déni des aliénistes
55 En un sens, la presse n’eut pas tout à fait tort d’estimer que le crime de Clermont aurait des répercussions importantes. En apparence, tout du moins, les pouvoirs publics ne restent pas insensibles au scandale. D’abord, tous les moyens sont dépêchés pour retrouver et juger Estoret le plus vite possible. Le 14 juin, la cour de Beauvais le condamne aux travaux forcés à vie. Ensuite, les pouvoirs publics s’attachent à démettre les Labitte de leurs fonctions de directeurs de l’asile de Clermont. Ceux-ci s’en tirent finalement à bon compte. En effet, le conseil général de l’Oise, sur la foi de leurs rapports truqués sur l’état de l’établissement, le leur rachète en 1887 la coquette somme de quatre millions de francs ce qui leur permet de vivre paisiblement de leurs rentes. Enfin, plus profondément, l’État prend acte des critiques du système de la loi de 1838. Non seulement, au travers du dossier d’instruction et des dépositions des divers protagonistes durant le procès d’Estoret, les pouvoirs publics s’aperçoivent que les asiles sont loin de fournir toutes les garanties de sécurité requises, mais en plus ils sont confrontés à une opinion publique unanime à dénoncer la faillite du système asilaire et à demander la révision de la loi. En outre, il faut rappeler que le premier à avoir réclamé une révision en 1870 était Gambetta, alors symbole des républicains, même si son intransigeance l’a momentanément écarté des rênes du pouvoir. De manière générale, les républicains, les modérés comme les radicaux de La Lanterne, se montrent sceptiques vis-à-vis des aliénistes, soupçonnés de collusion avec le pouvoir impérial sous le Second Empire. L’affaire Estoret les confirme dans cette idée et déclenche un mouvement d’opinion favorable aux réformes du système asilaire. Aussi est-ce sans difficulté que l’idée d’une révision nécessaire de la loi de 1838 est adoptée. Dès 1881 une commission extra-parlementaire est nommée pour examiner la question et, en 1882, un projet de loi issu des travaux de cette commission est présenté au Sénat par le ministre de l’Intérieur et des Cultes, Armand Fallières. Après quelques modifications et la nomination d’une nouvelle commission, le Sénat finit par voter la nouvelle loi en 1887. À cette date, il ne fait aucun doute que la loi de 1838 sera révisée. Pourtant, contre toute attente, ce projet de loi est abandonné en 1889 devant la Chambre. Les lourdeurs de l’appareil législatif et l’incapacité des pouvoirs publics à trouver une solution de remplacement satisfaisante ont eu raison des velléités de changement.
56 Les aliénistes quant à eux sont complètement incapables de réagir à la crise de 1880. On a vu que Clermont est pour eux un modèle. L’horreur du crime de 1880 offre un tel démenti à cette représentation idéalisée que la corporation ne sait que répondre, se murant dans un silence qui ne fait qu’attiser les diatribes des journalistes et décrédibiliser plus encore la profession aux yeux de l’État. Pire encore, en dépit de toute réalité, la corporation ne cesse de se référer jusqu’à la fin du siècle à cet asile. Il continue d’être cité comme un exemple de réussite et les colonies agricoles comme modèle de réforme [50]. Jamais le crime de 1880, pourtant connu de toute la France et responsable de la procédure de révision de la loi de 1838, n’est évoqué par les psychiatres. Jamais les rapports postérieurs au départ des Labitte qui montrent l’état de délabrement déplorable de l’établissement et tout particulièrement des colonies agricoles ne sont cités. L’affaire Estoret montre donc à quel point les aliénistes restent prisonniers d’un discours figé qui reflète de moins en moins les évolutions réelles de leur pratique au sein des asiles.
57 Rejetés de la société, les exclus comme les prostituées, les criminels et tout particulièrement les fous, ont longtemps été parallèlement mis au ban de l’histoire. Il revient à Michel Foucault ou encore à Robert Castel notamment d’avoir su sortir enfin ces populations des oubliettes du passé, et il eut été impossible de penser le sujet même de cet article sans leur travail [51]. Néanmoins, avec le recul, il est apparu que certaines de leurs thèses devaient être nuancées [52]. Car, ces auteurs ont pu être conduits dans leurs études à privilégier certains traits de l’histoire de la folie au détriment d’autres importants.
58 Tributaires de leurs sources, il ont restitué une histoire de la psychiatrie telle qu’elle ressortait essentiellement des textes des médecins ou des administrateurs [53]. Ils ont pu alors décrire les asiles comme des centres de surveillance parfaits placés sous l’entière emprise des psychiatres, où la société se serait débarrassée de ses éléments gênants et du désordre de la folie. De même qu’ils ont pu prendre le discours conquérant faisant de la psychiatrie un dispositif de savoir et une technique de contrôle toujours en expansion comme un reflet réel du rôle et du statut des aliénistes au sein de la société.
59 Or, l’analyse des sources aliénistes pour riche et pertinente qu’elle soit, n’en masque pas moins certains aspects de l’histoire de la psychiatrie au XIXe siècle.
60 Car, c’est là ce que l’on a tenté de montrer tout au long de cet article, les aliénistes n’ont cessé de construire un mythe pour légitimer leur pratique et justifier les prérogatives extraordinaires que leur accordait la loi de 1838. Or, entre cette construction mythique et la réalité, le fossé a pu être grand comme l’illustre l’exemple de Clermont. D’une part, les témoignages des aliénés et du petit personnel montrent que dans les immenses établissements de la fin du XIXe siècle tels que Clermont, le pouvoir des médecins était bien dérisoire face aux milliers de malades. En fait d’ordre et de contrôle par le traitement moral, c’est la précarité et la loi du plus fort qui en dictaient le fonctionnement. À Clermont, les colonies agricoles et l’idée de ce que l’on pourrait appeler une thérapie par le travail furent une tentative sincère de faire de l’établissement autre chose qu’un simple centre de surveillance. Mais, malgré cela, au quotidien, les malades y étaient soumis à un personnel infirmier insuffisant, peu formé et souvent mal payé. Ils pouvaient s’enfuir facilement et ne recevaient aucun traitement. L’incapacité des aliénistes à prendre acte de l’échec de Clermont et, au contraire, à continuer d’en faire un modèle de leur triomphe sur la folie, montre bien le décalage entre leur théorie et leur pratique réelle ainsi que la nécessité de se méfier de leurs seuls témoignages.
61 D’autre part, l’analyse des réactions que cette affaire déclencha dans la presse et les conséquences que ce mouvement d’opinion eut sur la loi de 1838 démontre que, contrairement à ce que certains [54] ont pu penser, les aliénistes étaient loin de posséder à la fin du XIXe siècle cette place incontestée d’experts de la folie qu’ils revendiquaient. À l’inverse, on a pu voir combien la situation des aliénistes au début de la Troisième République était précaire. Condamnés par la société, rejetés par l’État, à la suite de l’affaire Estoret, ils faillirent perdre leur emprise sur le monde de la folie ou du moins la voir largement réduite. L’histoire de l’aliénisme n’est donc pas celle d’une tutelle de plus en plus grande que des médecins spécialistes auraient exercé sans partage sur les malades mentaux au sein d’établissements fermés. À bien y regarder, le maintien du système des asiles, pratiquement inchangé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, doit être vu comme une énigme historique plutôt que comme un fait allant de soi.
Notes
-
[1]
Cet article est issu de mon mémoire de troisième année à l’Institut d’Études Politiques de Paris sous la direction de Nicole Edelman. Mes remerciements vont à Jacqueline Carroy (EHESS) pour son aide et ses conseils précieux.
-
[2]
Au XIXe siècle, le mot correct, scientifique, pour désigner une personne atteinte de troubles mentaux est « aliéné », cependant pour éviter des répétitions fastidieuses, j’ai également employé les termes de « fou » et « malade mental » dans le corps de cet article. De même, du début du XIXe siècle jusqu’en 1936, le terme approprié pour désigner un établissement hospitalier réservé au seul traitement des aliénés est « asile ». Cependant, là encore pour éviter des répétitions inutiles, j’ai utilisé çà et là le mot « hôpital ».
-
[3]
Le mot psychiatre au sens où on l’entend aujourd’hui ne commence à être utilisé en France qu’à la toute fin du XIXe siècle. Cependant, pour la même raison que plus haut, je me suis servie de ce terme en remplacement d’aliéniste. D’autre part, les aliénistes étaient aussi parfois appelés « médecins spécialistes » et « médecins spéciaux », expressions qui sont également reprises dans cet article.
-
[4]
C’est par cette expression que fut fréquemment dénommé l’assassinat d’Appert et ses conséquences dans la presse comme on le verra par la suite.
-
[5]
C’est ainsi qu’Étienne Esquirol ( 1772-1840), l’aliéniste qui a le plus œuvré pour que l’État français adopte le principe de la loi de 1838, avait pour habitude de nommer les asiles dans les divers ouvrages qu’il a pu leur consacrer (voir notamment son célèbre rapport de 1819 destiné au ministère de l’Intérieur, Des établissements consacrés aux aliénés en France et des moyens de les améliorer, qui a convaincu les Doctrinaires notamment de la nécessité de la loi de 1838).
-
[6]
En 1834, le nombre de malades internés en établissement spécialisé est d’environ 10000, en 1865 de 34942 et en 1875 de 42077 pour une population totale cette dernière année de 36448793 habitants (d’après Augustin CONSTANS, Jules-Joseph LUNIER, Octave DUMESNIL, Rapport général à Monsieur le Ministre de l’Intérieur sur le service des aliénés en 1874 par les inspecteurs généraux du service, Paris, Imprimerie nationale, 1878). À la fin de la Troisième République, il est de 94000 (d’après Michel COLLEE, Claude QUETEL, Histoire des maladies mentales, Paris, PUF, 1994). En comparaison, le nombre d’internés en prison ne cesse de décroître sous la Troisième République, passant d’environ 60000 en 1870 à 12000 pendant l’entre-deux-guerres (d’après Michelle PERROT (dir.), L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980).
-
[7]
Des écrivains comme Flaubert ou Maupassant par exemple ont laissé çà et là des témoignages de leurs contacts avec les aliénistes et les maisons de santé. Dans Juan RIGOLI, Lire le délire, aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001, le lecteur trouvera plus de détails sur ce genre de témoignage (voir notamment le chapitreV « Récits de folie » p. 379-456).
-
[8]
Il existe bien les Mémoires d’une aliénée livre paru en 1883 et tiré des notes d’Hersilie Rouy ( 1814-1881), que cette malade rédigea pendant ses quatorze années passées en asile. Mais il s’agit là d’un cas d’exception qui tient aux circonstances très particulières de son internement. En effet, cette femme prétendait être la fille de la Duchesse du Berry et la sœur d’Henri V, avoir un rôle important dans une société secrète et pour cette raison être séquestrée abusivement. Elle fit des pieds et des mains pour que l’on reconnaisse les défaillances (réelles) de la procédure ayant abouti à son internement, et finit par attirer l’attention de la presse et de certains hommes politiques. Le receveur des hospices, E. Le Normant de Varannes, convaincu de sa bonne foi, réussit à la faire sortir du système asilaire en 1868. Hersilie obtint même une indemnisation de l’État. C’est Le Normant de Varannes qui fit publier un livre tiré des notes d’Hersilie qu’il expurgea des passages prouvant qu’elle était atteinte par moments de délire mégalomaniaque. On voit combien les circonstances ayant permis que l’historien dispose aujourd’hui du témoignage d’Hersilie sont exceptionnelles et l’on imagine facilement que très peu d’écrits de ce genre puissent exister. Pour avoir plus de renseignements sur le cas Rouy le lecteur peut se reporter à Yannick RIPA, La ronde des folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1986.
-
[9]
Ceux-ci prêtent donc serment tandis que ceux qui ne semblent pas totalement sains d’esprit se contentent de promettre de dire la vérité.
-
[10]
Ce dossier est référencé sous la côte 2 Up 357. Il contient 164 pièces, dont les procès verbaux de 83 dépositions. En effet, certains des 46 témoins ont déposé plusieurs fois. Les 16 malades entendus ne l’ont été qu’une fois, sauf un qui fut entendu deux fois. Les interrogatoires étant numérotés, on reprendra ce système d’identification dans la suite de cet article.
-
[11]
Cf. Robert CASTEL, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976. Pour une vision d’ensemble, le lecteur peut aussi se reporter à Ian DOWBIGGIN, La folie héréditaire ou comment la psychiatrie française s’est constituée en un corps de savoir et de pouvoir dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, EPEL, 1993 (édition originale en langue anglaise 1991).
-
[12]
Pour une histoire générale de l’asile de Clermont, se reporter à : M. TH. FRELOT, L’hôpital psychiatrique interdépartemental de Clermont (Oise), aperçu historique, Thèse de doctorat en médecine, Paris, 1961; Karine POREBSKI, De la maison de santé… à l’hôpital psychiatrique spécialisé, Mémoire de maîtrise, Université de Paris-X/Nanterre, 1997; Claude TEILLET, « Le centre spécialisé de Clermont de l’Oise de 1790 à nos jours », in XXXVe volume des Mémoires de la société archéologique et historique de Clermont-en-Beauvaisis.
-
[13]
Philippe Pinel ( 1745-1826) est considéré comme le père fondateur de l’aliénisme en France, on lui attribue le geste mythique de la libération des fous de Bicêtre de leurs chaines.
-
[14]
En 1862, une controverse eut lieu à la Société médico-psychologiques durant laquelle le mode de placement des aliénés de Gheel en Belgique (en liberté dans des familles d’accueil) fut rejeté au profit du système de Clermont. Sur ce sujet, voir Aude FAUVEL, 1880 : un fou assassiné dans l’asile de Clermont. Le rêve brisé des aliénistes, mémoire de l’IEP-Paris, 2000.
-
[15]
Les aliénistes furent parmi les premiers dans le corps médical français à s’organiser comme profession. Dès 1843, ils ont leur journal : Les Annales médico-psychologiques et, en 1848, ils fondent une société savante : la Société médico-psychologique chargée de coordonner leurs actions et leurs recherches.
-
[16]
L’apologie la plus exemplaire de Clermont est sans doute celle que lui consacre Alexandre Brierre de Boismont dans Les Annales médico-psychologiques en 1862 (p. 511-520). Mais Clermont et ses colonies agricoles sont aussi cités en exemple par Jules Falret ( idem, 1861, p. 165-168), Jean Baptiste Brun Séchaud (dans Études complémentaires sur la loi du travail appliquée aux aliénés, Limoges, Chapoulaud frères, 1862), Octave Dumesnil (dans Rapport général… op. cit.) ou encore par la commission dirigée par le baron Haussman chargée d’établir les plans selon lesquels seront réalisés les nouveaux asiles parisiens ( Rapport et procès verbaux de la commission instituée par arrêté préfectoral du 27 décembre 1860 pour les réformes à opérer dans le service des aliénés. Paris, Imprimerie de la préfecture de la Seine, p. 19).
-
[17]
Interrogatoire n° 152.
-
[18]
Georges LABITTE écrit même qu’à Villers : « L’organisation n’offrit aucune difficulté; on n’y emmena que les malades les plus faciles, n’exigeant presque pas de surveillances [...] tous ceux qui ont oublié les liens qui les rattachent au dehors, et qui, dans leur faiblesse mentale, tendent à se réfugier vers ceux qui les soignent et les protègent. Aussi, à Villers, les malades sont-ils en pleine liberté. » De la colonisation des aliénés, Thèse de médecine, Paris, A. Parent, 1878, p. 28.
-
[19]
Interrogatoire n° 152.
-
[20]
Interrogatoire n° 116.
-
[21]
L. MARTINENQ, J. SCHILS, Département de l’Oise. Asile d’aliénés de Clermont. Rapport médical par MM. les médecins en chef, Clermont, imprimerie du Journal de Clermont, 1888, p. 18.
-
[22]
Il en donne les mesures exactes : elle mesure 3,64 mètres de long sur 3,16 mètres de large et est haute de 2,58 mètres. Il s’attache ensuite à décrire minutieusement le dispositif de bains. La salle de bains est pourvue de deux baignoires en zinc. Chacune de ces baignoires est recouverte d’un couvercle percé de trous qui s’adapte sur les baignoires au moyen de crochets; un trou plus large permet de faire passer la tête de l’aliéné, c’est le seul membre qui est en dehors de l’eau.
-
[23]
Cela apparaît nettement dans les témoignages des patients Jourdain et Six, ainsi que dans les différentes dépositions, d’aliénés et de membres du personnel, sur la séance de bains d’Appert du 3 mars 1880 qui fut alors frappé sur la tête pendant qu’on lui déversait des sceaux d’eau froide sur le corps.
-
[24]
Certes, la loi sur la liberté de la presse n’entre en application qu’en 1881, mais depuis que les républicains sont au pouvoir, en pratique il n’y a presque plus de procès de presse.
-
[25]
Jean-Marie MAYEUR écrit ainsi : « L’essor de la presse, plus généralement les progrès de l’alphabétisation, les brassages dus au service militaire obligatoire firent entrer la France de la Troisième République dans l’ère de l’opinion. ». La vie politique sous la Troisième République, 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 76.
-
[26]
Le Petit Journal, 17 juin 1880.
-
[27]
Toutes ces personnes sont des chroniqueurs extrêmement célèbres de l’époque. Pour des éléments de biographie sur ces journalistes, voir notamment : Claude BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL, Histoire générale de la presse française, Tome III : de 1871 à 1940, Paris, PUF, 1972.
-
[28]
L’Événement, 17 juin 1880.
-
[29]
En 1880, ce journal tire alors à 150531 exemplaires d’après C. BELLANGER et alii, ibidem.
-
[30]
Du 23 octobre au 29 novembre 1879.
-
[31]
Yves Guyot ( 1843-1928) mena simultanément une carrière d’homme politique, d’économiste, de journaliste et d’écrivain. En 1870, il se fit remarquer en essayant de réconcilier Communards et Versaillais, avec l’insuccès que l’on sait. En 1874, il devint conseiller municipal du troisième arrondissement de Paris. Puis, il fut député radical de la Seine ( 1885, réélu en 1889) et ministre des Travaux publics dans les cabinets Tirard et Freycinet (février 1889 à février 1892). Parallèlement, Guyot collaborait à de nombreux journaux. Sa réputation grandissant, il succéda notamment à Henri Rochefort comme journaliste phare de La Lanterne puis dirigea Le Siècle à partir de 1892. Il a en outre écrit des essais politiques, économiques et des romans, et animé la Société d’Études politiques. Guyot n’hésitait pas à prendre position sur des sujets délicats. Dès 1876 il commença à décrier la police parisienne au conseil municipal ce qui lui valut six mois de prison. Il fut également un dreyfusard de la première heure.
-
[32]
Yves GUYOT, Un fou, Paris, C. Marpon/E. Flammarion, 1884.
-
[33]
La Lanterne, 17 novembre 1880,24e lettre.
-
[34]
Ibid., 27 octobre 1880,15e lettre.
-
[35]
Ibid., 11 novembre 1880,18e lettre.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid., 15 novembre 1880,22e lettre.
-
[38]
Sur ces cas, on peut consulter : Jacqueline THIRARD, « Les aliénistes et leur opposition sous le Second Empire », Psychanalyse à l’université, n° 2/6, mars 1977, p. 321-338, Sylvie NAVEL, Les « Antialiénistes » sous le Second Empire, Thèse de doctorat en médecine, Université de Paris-V/Cochin, 1984.
-
[39]
Ibid., 12 et 13 avril 1880,1re et 2e lettres.
-
[40]
Sur Hersilie Rouy, voir note 8.
-
[41]
Ibid., 14 et 15 novembre 1879,21e et 22e lettres. Tardieu dans « Consultation médico-légale sur un cas de démence ou d’imbécillité supposée », Études médico-légales sur la folie, p. 241, et Legrand du Saulle dans une communication à la Société médico-psychologique le 28 janvier 1878.
-
[42]
Ibid., 22 octobre 1880, introduction à la nouvelle campagne.
-
[43]
Ibid., 20 avril 1880,9e lettre. Selon l’aliéniste François Leuret ( 1797-1851), il faut comprendre le traitement moral de Pinel et son expression de distraction dans un sens fort. L’aliéniste doit user de son autorité pour forcer l’aliéné à quitter ses idées folles. D’où l’utilisation de traitements de chocs pour que les malades ne prêtent plus attention à leurs divagations et se plient à la volonté du médecin.
-
[44]
Ibid., 23 avril, 9e lettre.
-
[45]
Ibid., 25 octobre 1880,3e lettre.
-
[46]
Ibid., 19 avril 1880,7e lettre.
-
[47]
Ibid., 17 avril 1880,6e lettre.
-
[48]
Ibid., 4 mai 1880.
-
[49]
I. DOWBIGGIN, La folie héréditaire…, op. cit.
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[50]
En 1885, Georges Labitte est élu à l’unanimité à la Société médico-psychologique, preuve que le scandale de 1880 n’a en rien entamé la réputation de Clermont. De même, entre autres exemples, Clermont est toujours cité comme modèle français dans les congrès de médecine mentale de 1889 et 1892, et, en 1903, Paul Sérieux continue de s’y référer. C f. Antoine RITTI, Compte rendu du Congrès international de médecine mentale (le lieu et la société d’édition ne sont pas indiqués clairement), 1889; Drs. DOUTREBENTE (secrétaire général du congrès), THIVET (secrétaire des séances), Congrès annuel de médecine mentale, 3e session tenue à Blois du 1er au 6 août 1992, Blois, imprimerie Dorion et Cie, 1893; Paul SERIEUX (médecin en chef des asiles d’aliénés de la Seine) Préfecture du département général de la Seine. Conseil général. L’Assistance des aliénés en France, en Allemagne, en Italie et en Suisse, Paris, Imprimerie municipale, 1903.
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[51]
Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’age classique, Paris, Gallimard, 1998 ( 1ère éd. 1972), R. CASTEL, L’ordre psychiatrique…, op. cit.
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[52]
Gladys Swain a notamment mis en cause certaines des thèses de Foucault dans ses ouvrages sur l’histoire de la psychiatrie : Gladys SWAIN, Le sujet de la folie : naissance de la psychiatrie, précédé de « De Pinel à Freud » par Marcel Gauchet, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ( 1re dir. 1977); Marcel GAUCHET, Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980; G. SWAIN, Dialogue avec l’insensé. Essais d’histoire de la psychiatrie, précédé de « À la recherche d’une autre histoire de la folie » par Marcel Gauchet, Paris, Gallimard, 1994.
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[53]
Il convient de distinguer ici les travaux de Michel Foucault et de Robert Castel. Foucault s’arrête à la naissance de l’aliénisme sous Pinel. Il ne fait donc que tracer des lignes de compréhension du système asilaire naissant. Robert Castel quant à lui s’est penché sur la période suivante et a étudié les asiles nés de la loi de 1838, principalement envisagés au travers des sources médicales et administratives. Cependant, il faut ici lui rendre justice, Robert Castel est le premier à avoir évoqué la campagne de presse anti-aliéniste des années 1880, bien qu’il ait considéré que cet épisode ne remettait pas fondamentalement en cause la structure et la légitimité du système asilaire.
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[54]
Voir notamment Jan Ellen GOLDSTEIN, Consoler et classifier : l’essor de la psychiatrie française, Le Plessis Robinson, Synthélabo, 1997 (édition originale en langue anglaise 1987), où l’auteur défend l’idée d’une « apothéose tous azimuts » (p. 430) de l’aliénisme dans les débuts de la Troisième République.