1 À première vue, l’ouvrage suit une trame classique (introduction, chapitres, conclusion), mais il s’agit en fait d’un minimum formel. Au contraire, Anouchka Vasak fait discrètement bouger les lignes, en essayant une transgression méthodologique à travers un mouvement de pensée, la métaphore (météorologique) : « Le nuage, modèle même du penser météore » (p. 11). L’extrait cité des Transformations silencieuses de F. Jullien permet de saisir l’histoire-géographie proposée ici : l’événement est un changement dont on ne perçoit pas la frontière, de même que le paysage changeant lors d’un voyage en train. L’année 1797/V & VI choisie ici en est un exemple éloquent, car sa chronologie double (résumée en fin d’ouvrage) nous rappelle que toute date, et ainsi toute circonscription chronologique, est relative à un certain calendrier.
2 L’introduction (p. 5-32) esquisse une généalogie méthodologique. Le météore d’Anouchka Vasak est bien cet « objet instable » qui intéressait déjà Aristote, ou Descartes après lui, mais l’approche de ces auteurs consistait à figer un objet dynamique dans le cadre d’un discours explicatif. Au fil de douze chapitres, notre regard se déplace dans la brume galactique des événements. Dans son entreprise, l’historienne n’est jamais seule, elle dialogue avec des auteurs et iconographes rencontrés au fil de sa recherche. S’il y a métaphore donc, c’est au sens concret : le tissu de cet ouvrage se veut météorologique, car l’existence n’est pas autrement perçue. Anouchka Vasak cite ainsi les philosophes du penser météore qui l’ont inspirée : Diderot, Bergson.
3 Chaque chapitre-îlot, introduit par une citation, présente des exemples d’événements dans leurs contours nébuleux. C’est-à-dire que telle ligne (aspect linéaire) caractérisant la définition d’un événement révélera un entre-deux, une contradiction relative à une transformation silencieuse. C’est le jeu des frontières qui permet de comprendre le pêle-mêle extensible de 1797, dont les éléments sont plus ou moins reliés les uns aux autres. De détour en détour, l’auteure varie le tempo, s’attardant sur certains éléments plus que d’autres, et assume une écriture aléatoire, toujours documentée et illustrée. Anouchka Vasak relève ici le défi d’une réflexion plurielle, recourant à une kyrielle de sources – littéraires, philosophiques, historiques, administratives, politiques, scientifiques, etc. D’une discipline à l’autre, l’auteure explore l’année 1797 avec minutie.
4 Le chapitre 1 en donne un premier exemple, celui de l’enfant sauvage de l’Aveyron, aperçu pour la première fois au printemps 1797/ventôse ou floréal de l’an V dans le bois du lieu-dit La Bassine, aux confins des nouveaux départements Tarn/Aveyron. L’irruption de Victor dans le monde social interroge en effet les frontières anthropologiques (et psychiatriques…) qui s’imposent à lui, de même qu’à ladite Bête du Gévaudan quelques années auparavant. Victor est un « sauvage » pour les uns, un « idiot » pour les autres.
5 Le chapitre 2 cherche les origines du mal du siècle dans la première littérature psychiatrique. Des ouvrages marquants, parus en 1797, en décrivent les symptômes à travers des portraits médicaux (historiettes de Pinel, typologie d’Esquirol) qui semblent faire écho aux héros romantiques : Werther de Goethe, René de Chateaubriand (1802), Oberman de Senancour (1804), Adolphe de Constant (1816). On trouve une explication saisissante à ce mal du siècle dans un extrait de La Confession d’un enfant du siècle de Musset (1836). Le chapitre 3 continue le précédent, en présentant les classifications intermittentes de la psychiatrie de Pinel, depuis la Nosographie philosophique (1797) jusqu’au Traité médicophilosophique (1800). Trois cas d’espèce : nostalgie, hystérie, mélancolie. La classification des Lumières (classes, ordres et genres) cède la place à une classification épurée (espèces) dégageant l’intermittence comme le trait caractéristique d’une manie. Le chapitre 4 se centre sur l’évolution du biologiste Lamarck, du fixisme des Lumières au transformisme pré-darwinien. Les lignes bougent, et parfois même l’ancien et le nouveau coexistent. Il s’agit bien d’une évolution progressive. Du reste, la météorologie souvent oubliée de Lamarck est citée à-propos. « Plus que quiconque, Lamarck incarne la “pensée météore” » (p. 130).
6 Le chapitre 5 nous emmène à la maison de Charenton, dirigée par l’abbé Coulmier de 1797 (réouverture) à 1814 (mort de Sade), selon Esquirol. En 1797, le marquis de Sade est libre, bien que traqué. Il publie à cette date fictive deux romans anonymes – Histoire de Juliette et La Nouvelle Justine, dont la saisie, entre autres, lui vaudra l’enfermement. C’est son deuxième séjour à Charenton (1803-1814) qu’interroge en particulier le chapitre, pour entrer dans l’ambiguïté du corpus sadien. Au chapitre 6, la langue prise dans la tempête révolutionnaire se révèle profondément contradictoire. Quatre exemples d’ambiguïté stylistique, publiés en 1797 : Essai sur les révolutions de Chateaubriand, dont le dialogisme interne se contredit au fil des événements, Considérations sur la France de Joseph de Maistre, Du fanatisme dans la langue révolutionnaire de La Harpe, L’Éclair sur l’association humaine de Saint-Martin.
7 Le chapitre 7 donne un nouvel exemple contradictoire. L’homme noir acquiert une visibilité : J.-B. Belley, esclave affranchi devenu le député de Saint-Domingue à la Convention, mais esclavagiste lui-même. Des inventions techniques, du reste : la peinture mobile précédant le cinéma. L’eidophysikon de Loutherbourg, les fantasmagories de Robertson, les transparents de Carmontelle (par exemple, les Quatre Saisons dont nous voyons un arrêt sur image). Le chapitre 8 regarde la peinture autour de 1797. Certaines œuvres exposent le ciel, comme A Study at Millbank de J.M.W. Turner (1797). 1797 déborde : par exemple A Wall in Naples (1782) de T. Jones ou encore The Bay of Naples from Capodimonte de J.R. Cozens (1790). D’autres exposent les monstres intérieurs : d’abord Le Cauchemar de J.H. Füssli (1781), à la frontière entre rêve et réalité, et pour 1797, Le Vol des sorcières de F. de Goya ou encore l’illustration d’une nouvelle édition de The Complaint de E. Young par W. Blake.
8 La « Fête de Jean-Jacques Rousseau » organisée à Genève en 1797 ouvre le chapitre 9 entre mort et postérité des frères ennemis. La mort de Rousseau en 1778 fait l’objet de nombreux récits, notamment celui d’O. de Corancez qui lance l’hypothèse d’un suicide : à partir de là surgit le mythe Rousseau. Au contraire, la mort de Diderot en 1784 est connue par le seul récit de sa fille, Mme Vandeul, et il n’y a pas de mythe Diderot. Au chapitre 10, 1797 fait un peu figure de prétexte. Trois femmes choisies : Mary Wollstonecraft, Théroigne de Méricourt, Germaine de Staël. Pour ce qui est de 1797, Mary meurt de la fièvre puerpérale après la naissance de sa fille Mary. Théroigne est transférée à l’Hôtel-Dieu. Germaine écrit Des circonstances actuelles l’année suivante, faisant de nombreuses allusions à ladite année. Du reste, chaque portrait met en exergue un entre-deux (malgré quelques longueurs).
9 Le chapitre 11 rend visite à Stendhal pour qui 1797 est « entre le temps historique et le temps subjectif » (p. 340), dans la fiction comme dans sa mémoire. Dans son autobiographie intitulée Vie de Henry Brulard, 1797 correspond à sa première année à l’École centrale de Grenoble (14 ans). L’énigme de l’échelle, qui parcourt son œuvre ainsi que son autobiographie, témoigne du « travail de la mémoire subjective prise dans l’Histoire » (p. 370). Enfin, le chapitre 12 concerne la Farbenlehre (théorie des couleurs) de Goethe dont les premiers aspects apparaissent dans les notes de son troisième voyage en Suisse, en 1797. Exemple d’une écriture-météore, ce carnet de voyage fait disparaître les frontières conceptuelles nature/culture.
10 Remise en cause donc, de l’approche classique d’une chronologie dont les dates seraient des espaces strictement bornés, comme les frontières imaginaires des départements, des pays, etc. Non, le temps bouge, et l’événement est un espacetemps difficile à saisir, voire insaisissable, de même que le nuage tel que perçu spontanément. L’entreprise consiste donc à proposer la saisie furtive d’un moment dynamique, depuis le poste de l’historien. Cet essai-météore, structurellement digressif, résiste un peu à l’exercice de la recension. 1797 est une année en marge de la vaste nébuleuse révolutionnaire, et cette marge est le creuset des transformations silencieuses de son temps. Il fallait un exemple clair pour introduire cette méthode, mais on comprend à l’issue de l’ouvrage que celle-ci n’est pas réservée à 1797. L’auteure aurait pu en écrire plus, ou moins. « Ce parcours at random aurait pu ne jamais s’arrêter » (p. 417). Peu importe, car nous avons un aperçu de la « méthode 1797 ».