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Article de revue

Comment Blaise Pascal a pu envisager et réaliser l’expérience des liqueurs de Rouen

Pages 5 à 22

Notes

  • [*]
    Armand Le Noxaïc, EA 1610 « Études sur les sciences et les techniques » (EST), Centre scientifique d’Orsay, bâtiment 407, avenue du doyen Poitou, 91405 Orsay.
    E-mail : armand.le-noxaic@u-psud.fr
  • [1]
    Blaise Pascal, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard (Paris : Desclée de Brouwer, 1964-1992), t. 2 (1990), 459-477 (abrégé dans la suite : Mesnard, op. cit. in n. 1).
  • [2]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 498-508.
  • [3]
    Alexandre Koyré, Pascal savant, in Blaise Pascal : L’homme et l’œuvre (Paris : Éd. de Minuit, 1956), « Cahiers de Royaumont. Philosophie », n° 1, 273-278.
  • [4]
    Kimiyo Koyanagi, Cet effrayant petit livret… Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal, in Les Pascal à Rouen, 1640-1648 […], textes réunis par Jean-Pierre Cléro (Rouen : Publications de l’université de Rouen, 2001), 137-157.
  • [5]
    Armand Le Noxaïc, Pierre Lauginie, Reconstitution de l’expérience des liqueurs de Blaise Pascal, Courrier du Centre international Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), n° 32 (2010), 48-55.
  • [6]
    Mesnard, op. cit. in n.1, 459-477.
  • [7]
    Ibid., 346-348.
  • [8]
    Mesnard, op. cit. in n.1, 493-497.
  • [9]
    Ibid., 502.
  • [10]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 469.
  • [11]
    Galileo Galilei, Discours concernant deux sciences nouvelles, trad. Maurice Clavelin (Paris : PUF, 1995), 19.
  • [12]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 350.
  • [13]
    Nous utilisons ici une notation avec des décimales, chose que ne faisait pas Pascal.
  • [14]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 469.
  • [15]
    Ibid., 355-356.
  • [16]
    Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (Paris : Gallimard, 1973), 362-389.
  • [17]
    Kimiyo Koyanagi, De l’intuition à l’affirmation : Cheminement de Pascal jusqu’à l’achèvement de ses œuvres scientifiques, Études de langue et littérature françaises (Tokyo, Société japonaise de langue et littérature françaises), n° 60 (1992), 52, note 2.
  • [18]
    Tubes commercialisés par l’entreprise Hozelock sous le nom de « tublait. Le tublait a une paroi dont l’épaisseur est de 5 millimètres, ce qui lui permet d’être utilisé comme tube à vide.
  • [19]
    Cette pression de vapeur est dite « saturante » car si la pression au-dessus d’un liquide lui est inférieure, il se vaporise jusqu’à atteindre sa pression de vapeur saturante. Lorsque l’eau et le vin descendent dans les tubes, il y a une dépression en haut des tubes, ce qui provoque une vaporisation partielle des liquides jusqu’à ce que leurs pressions de vapeur saturantes soient atteintes.
  • [20]
    Marque « La Villageoise ».
  • [21]
    Détails du calcul :
    1re étape :
    Calcul de la pression de vapeur saturante pour l’eau. Selon la loi de Clapeyron :
    Ln Pvap.sat.eau = 20,33 – 5 120/T, avec Pvap.sat.eau en torr et T en Kelvin,
    en considérant T = 283 K, Pvap.sat.eau = 9,37 torr.
    Calcul de la pression de vapeur saturante pour l’éthanol. Selon la loi de Clapeyron :
    Ln Pvap.sat.éthanol = 19,16 – 3 956,07/(T – 35,62), avec Pvap.sat.éthanol en torr et T en Kelvin, en considérant T = 283 K, Pvap.sat.éthanol = 23,76 torr.
    Calcul de la pression de vapeur saturante du vin. Selon la loi de Raoult, et en considérant du vin à 11 % :
    Pvap.sat.vin = (9,37 x 0,89) + (23,76 x 0,11) = 10,96 torr,
    Pvap.sat.vin – Pvap.sat.eau = 1,59 torr.
    L’équivalent en hauteur d’eau (en utilisant la loi de Pascal) est égal à :
    (1,59 x 105)/(750 x 999,65 x 9,81) = 0,022 m.
    La différence des pressions de vapeur saturante inciterait le vin à se situer 2,2 cm en dessous du niveau de l’eau.
    2e étape :
    Pour T = 283 K, la densité de l’eau est deau = 0,999 65 et la densité du vin à 11 % est dvin = 0,991. En utilisant la loi de Pascal, la hauteur du vin serait hvin = heau x (deau/dvin). L’altitude étant de 165 m, la pression atmosphérique serait de l’ordre de 745 torr (et non 760 torr si l’expérience avait eu lieu au niveau de la mer). Par conséquent,
    heau = (745 x 105)/(750 x 999,65 x 9,81) = 10,13 m ; et hvin = 10,22 m.
    La différence des densités entre l’eau et le vin inciterait le vin à se stabiliser 9 cm au-dessus du niveau de l’eau.
    3e étape :
    En tenant compte des différences de pression de vapeur saturante entre l’eau et le vin et de leurs densités respectives, le vin devrait donc se stabiliser à (9 – 2,2) = 6,8 cm, soit environ 7 cm au-dessus du niveau de l’eau.
  • [22]
    Jean-Claude Martin, Les Hommes de science, la vigne et le vin de l’Antiquité au xixe siècle (Bordeaux : Éditions Féret, 2009).
  • [23]
    Marque « La Villageoise ».
  • [24]
    Marque « Reflets de France, Bas-Armagnac 12 ans d’âge ».
  • [25]
    Le Noxaïc, Lauginie, op. cit. in n. 5.
  • [26]
    Pour le détail du calcul, se reporter à la note 21, en tenant compte des densité (0,982) et degré d’alcool (20,5 %) du vin muté.
  • [27]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 470.
  • [28]
    Ibid., 424-425 et 642.
  • [29]
    Le vin doit être chauffé à une température raisonnable (inférieure à environ 60 °C), pour que l’alcool ne s’évapore pas. Le vin contient de l’éthanol qui s’évapore au-dessus de 78,5 °C, et du méthanol (en plus faible quantité) qui s’évapore au-dessus de 64,5 °C.
  • [30]
    Claude Mazauric, Note sur la verrerie de Saint-Sever au temps d’Étienne Pascal, in Les Pascal à Rouen […], op. cit. in n. 4, 159-178.
  • [31]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 640-643.
  • [32]
    Ibid., 421-433.
  • [33]
    Ibid., 485-489.
  • [34]
    Ibid., 722-725.
  • [35]
    Félix Mathieu, Pascal et l’expérience du Puy-de-Dôme, Revue de Paris (1er avril 1906), 579-580.
  • [36]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 605-611.
  • [37]
    Ibid., 603-604.
  • [38]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 622-632.
  • [39]
    Ibid., 603-604.
  • [40]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 625.
  • [41]
    Ibid., 503.

Introduction

1Il s’agit ici de l’expérience rouennaise bien connue, pour laquelle Blaise Pascal (1623-1662) aurait dressé deux longs tubes de verre remplis d’eau et de vin dans le but d’attester de la possibilité de l’existence du vide. Grâce à la première narration sur le vide de Gilles Personne de Roberval (1602-1675) [1], on apprend qu’elle aurait eu lieu à plusieurs reprises en public, courant janvier et février 1647. Roberval apporte de nombreuses informations sur cette expérience, ce que ne fait pas Blaise Pascal dans ses Expériences nouvelles touchant le vide[2]. Au congrès de Royaumont de 1954, Alexandre Koyré avait fortement soupçonné Pascal de ne jamais avoir réalisé cette expérience [3]. Kimiyo Koyanagi a surenchéri, lors d’un colloque organisé à Rouen en 1999, en accusant Pascal de n’avoir fait aucune des huit expériences de Rouen dont il se prévalait [4]. Ces accusations reposent en grande partie sur des reconstitutions de cette expérience qui ont montré des phénomènes soit non mentionnés par Pascal soit contredisant ce qui est relaté par lui ou Roberval. Nous allons, au contraire, tenter de montrer comment Blaise Pascal a très bien pu faire cette expérience et quelle a été sa démarche pour y parvenir. Notre propos reposera sur une reconstitution de cette expérience effectuée en février 2010 à l’institut universitaire de technologie d’Orsay [5].

L’expérience de Pascal imaginée à la lumière du texte de Roberval [6]

2Nous commencerons par retracer sommairement le contexte de cette expérience et la décrire [7]. Blaise Pascal a appris en 1646 par Pierre Petit (1598-1677) qu’une expérience avait été faite en Italie permettant de montrer l’existence du vide. Pour cette expérience – que l’on doit à Evangelista Torricelli (1608-1647) –, il est nécessaire de disposer de mercure et d’un tube suffisamment résistant pour le contenir. Le tube est rempli de mercure puis bouché et retourné dans une cuve en contenant également. On débouche alors l’extrémité inférieure de ce tube. Si le tube est suffisamment long, le mercure descend et se stabilise à une certaine hauteur. Un espace apparemment vide peut être constaté au-dessus du mercure. Blaise Pascal réalise cette expérience à l’automne 1646, avec son père et Pierre Petit. C’est un succès. Les tubes élaborés par les excellents verriers de Rouen résistent au poids du mercure, ce qui leur permet de voir, comme leurs prédécesseurs italiens, un espace libéré de la présence du mercure. Mais est-ce réellement du vide, ou de l’air raréfié ? Le jeune Blaise Pascal est prudent initialement sur ce sujet. Sa position s’affirmera par la suite.

3Auparavant il imagine et réalise huit expériences [8], dont celle des liqueurs. Elle est spectaculaire car elle demande le maniement de tubes de verre très longs, de 46 pieds. C’est une expérience à la Torricelli, la différence essentielle étant que le mercure est remplacé par des fluides plus légers : de l’eau et du vin. Les longs tubes sont remplis, pour l’un, d’eau et pour l’autre, de vin. Bouchés à leurs deux extrémités, ils sont dressés à la verticale, leurs extrémités inférieures étant plongées dans des cuves contenant de l’eau. On débouche alors le bas des tubes et les liquides descendent pour se stabiliser à une hauteur avoisinant les 10 mètres par rapport à la surface de l’eau des cuves. Comme pour l’expérience de Torricelli, il fut constaté un espace apparemment vide au-dessus de chaque liquide.

4Blaise Pascal dit dans ses Expériences nouvelles touchant le vide utiliser « du vin bien rouge, pour être plus visible [9] », et que la hauteur de vin est d’environ 32 pieds au-dessus de l’eau contenue dans le « vaisseau ». Il ne dit pas avoir fait une expérience où les hauteurs d’eau et de vin seraient comparées, comme le relate Roberval. Néanmoins, pour d’autres expériences qu’il décrit dans son opuscule sur le vide, il attribue une hauteur d’environ 31 pieds pour l’eau. Le vin serait plus haut que l’eau d’environ 1 pied. Mais on ne sait pas si les hauteurs d’eau et de vin ont été relevées le même jour. Si ce n’est pas le cas, des variations de la pression atmosphérique pourraient expliquer cette différence de hauteur.

5Roberval ne présente pas du tout les choses de la même façon que Pascal. Il dit que celui-ci a fait conjointement cette expérience avec de l’eau et du vin pour répondre aux critiques de ses opposants qui lui objectaient que le vide était empli des vapeurs des liquides. Selon eux, le vin, possédant davantage d’esprits (de vapeurs) que l’eau, devait se positionner à une hauteur moindre que l’eau. Après avoir fait des calculs, Pascal aurait prédit les hauteurs de l’eau et du vin qui seraient constatées par les témoins après l’expérience. Celle-ci aurait confirmé les prédictions de Pascal. Le vin se serait stabilisé à environ 31 pieds 2/3 et l’eau à environ 31 pieds 1/9. Roberval déclare que Pascal « avait fait le calcul des poids de l’eau et du vin par rapport à celui du vif-argent [du mercure], pour en déduire la hauteur convenable à chacun d’eux pour que, à ces hauteurs respectives, ils eussent le même poids ; et il avait trouvé, étant admise la hauteur susdite du vif-argent, soit 2 pieds 7/24, qu’il fallait environ 31 pieds 1/9 d’eau et à peu près 31 pieds 2/3 de vin [10] ». Roberval indique des valeurs plus précises que celles que l’on peut lire dans les Expériences nouvelles touchant le vide de Pascal. Celui-ci indique 2 pieds 3 pouces pour le mercure, 31 pieds pour l’eau, et 32 pieds pour le vin. La raison en est que Roberval indique des valeurs théoriques et Pascal des valeurs expérimentales. D’où Roberval tire-t-il ces valeurs théoriques ? L’hypothèse la plus crédible est que Pascal les lui ait transmises, ou sinon un tiers les connaissant de lui. Les 2 pieds 7/24 sont néanmoins le résultat d’une mesure de Pascal en utilisant du mercure pur. Les 31 pieds 1/9 d’eau et les 31 pieds 2/3 de vin résultent pour leur part de calculs, comme le précise Roberval. À cette époque, Pascal croyait encore en l’horreur du vide, c’est tout du moins ce qu’il déclare dans ses Expériences nouvelles touchant le vide. Mais en exerçant une force compensant celle de la répulsion de la nature pour le vide, on peut créer du vide. Cette idée existait déjà chez Galilée [11]. La nature peut donc souffrir le vide même si elle en a horreur, si on réussit à fournir une force suffisante – qui se concrétise par la pesanteur d’un liquide. Nous trouvons également cette idée dans la lettre de Petit à Pierre Chanut (1601-1662), lorsqu’il évoque l’échec de sa première tentative avec un tube trop court : « Vous saurez donc que, l’ayant faite en mon particulier il y a quatre ou cinq mois avec une sarbacane de verre d’environ deux pieds de longueur, et n’ayant pas trouvé qu’il y eût assez de mercure dedans pour causer par sa pesanteur un vide fort sensible […] [12]. » Pascal n’a rien besoin de savoir de plus pour envisager l’expérience des liquides. Si le vide se produit grâce à la pesanteur du mercure, n’importe quel fluide exerçant une pesanteur équivalente le permettrait. Le rapport du poids du mercure à celui de l’eau lui révèle la hauteur d’eau nécessaire pour exercer la même pesanteur que 2 pieds 7/24 de mercure. En divisant la hauteur d’eau par celle de mercure, nous trouvons une valeur qui se situe entre 13,57 et 13,58 [13] – soit la valeur de la densité du mercure avec une excellente précision pour une température comprise entre 20 et 30 °C. Avec le même raisonnement, connaissant le poids de l’eau et celui du vin – ou en comparant le poids du vin à celui du mercure –, Pascal a pu déterminer la hauteur de vin nécessaire. La densité du vin utilisé par Pascal peut être par conséquent retrouvée à partir du texte de Roberval, en divisant la hauteur d’eau par celle de vin. On trouve alors une valeur égale à 0,982 (en prenant trois décimales). Nous discuterons plus tard de cette valeur, qui a une importance primordiale pour cette affaire.

6Il était ensuite nécessaire pour Pascal de disposer de deux tubes de verre suffisamment longs et d’un mécanisme permettant de les manipuler et de les élever, notamment à la verticale. Faire des tubes longs de 46 pieds d’un seul tenant est difficile, mais il est tout à fait envisageable que les excellents verriers de Rouen en aient scellé des plus petits. Le remplissage des tubes était peut-être l’opération la plus délicate pour cette expérience. Il était impératif qu’aucune bulle d’air – discernable – ne s’incorpore dans les liquides. Cette expérience avait également comme dessein de confondre ses opposants, dont le « chef [14] » était Jacques Pierus. Dans ce contexte, on ne peut penser que la présence de quelques bulles d’air ait été un simple détail. Comme l’a précisé Pierre Petit dans sa lettre à Chanut, ces précautions devaient être prises pour ne pas s’exposer à des attaques faciles de la part des négateurs de l’existence du vide [15]. Les deux tubes fixés à un mât étendu au sol – comme le relate Roberval – furent remplis, pour l’un, d’eau et pour l’autre, de vin. Une légère inclinaison du mât devait permettre cette opération. Pour éviter la présence de bulles d’air dans les liquides, il était en effet préférable de remplir les tubes de la sorte plutôt qu’à la verticale. On peut également envisager que Pascal ait établi un écoulement continu dans les tubes afin d’éliminer les bulles d’air, puis les ait bouchés. Le mât fut alors dressé à la verticale et l’expérience put avoir lieu, pour montrer des hauteurs en correspondance avec celles, théoriques, calculées par Pascal.

Les reconstitutions précédentes et les soupçons d’Alexandre Koyré

7Rien ne paraît infaisable dans tout cela, surtout de la part d’un homme comme Pascal. Pourquoi a-t-on alors douté de la véracité de cette expérience ?

8Un bouillonnement de l’eau fut remarqué lors d’une reconstitution faite au Palais de la Découverte en 1950, comme le relate Alexandre Koyré [16]. De plus, il fut constaté que le niveau d’eau baissait au fil du temps, de l’ordre de 1,50 mètre en 24 heures. Or, selon Alexandre Koyré, s’il avait réellement fait l’expérience, Pascal ne pouvait que remarquer ces phénomènes. Lors d’un congrès à Royaumont, en 1954, il a fortement soupçonné Pascal de ne pas l’avoir réalisée, mitigeant quelque peu son propos par la suite en disant qu’il ne les avait tout du moins pas décrites telles qu’elles s’étaient déroulées. Alexandre Koyré se demandait également comment Pascal avait réussi à obtenir des tubes de verre aussi longs – chose qui parut impossible trois siècles plus tard, pour faire cette reconstitution au Palais de la Découverte.

9En 1985, au Japon, Kimiyo Koyanagi et des collaborateurs font une reconstitution de l’expérience avec deux tubes contenant de l’eau et du vin [17]. Kimiyo Koyanagi a souligné que le vin se stabilisait à une hauteur moindre que celle de l’eau… contrairement aux déclarations de Pascal et Roberval.

10Par conséquent, les doutes sur la véracité de cette expérience reposent en grande partie sur des reconstitutions de celle-ci.

Les reconstitutions faites à Orsay (sur le plateau du Moulon, altitude 165 mètres)

11La question est de savoir si ces reconstitutions ont été assez fidèles à l’expérience réalisée en 1647, pour qu’elles puissent être pertinentes. Faire une reconstitution est une pratique expérimentale difficile. De nombreux paramètres influencent le résultat final, et il est souvent impossible de les connaître tous. Cependant certains paramètres sont décisifs. Ce qui nous a incité à reconstituer cette expérience à Orsay, c’est que l’importance de la température des liquides avait été négligée jusqu’alors – et nous espérions contredire les résultats des reconstitutions précédentes.

12Pour des raisons de prix, des tubes [18] souples en PVC transparent ont été utilisés, au lieu de tubes en verre. Leur diamètre intérieur était de 12 millimètres et leur longueur de 12 mètres. Ils étaient fixés sur des barres en aluminium à l’aide d’attaches, afin d’éviter qu’ils ne s’allongent une fois positionnés à la verticale. L’étanchéité des bouchons fut testée en laboratoire grâce à une pompe à vide.

13Il y eut un essai, le 7 juillet 2009, du dispositif initial composé d’un seul tuyau rempli d’eau, d’une armature le rigidifiant, et des bouchons. Le tube rempli d’eau et bouché à ses deux extrémités fut placé à la verticale, son extrémité inférieure étant plongée dans une cuve contenant de l’eau. Il avait été difficile de remplir le tube sans y insérer de bulles d’air et la présence de quelques-unes fut constatée, avant de faire l’expérience. La pression atmosphérique était de 745 torr et la température des liquides égale à 18,5 °C. Lorsque l’extrémité inférieure fut débouchée, l’eau descendit et se stabilisa pour équilibrer la pression atmosphérique extérieure. Jusqu’à 6 mètres de hauteur, aucune bulle n’était discernable à l’œil nu, mais au-delà, d’innombrables petites bulles apparaissaient et montaient dans le tube en créant une effervescence. Un « bouillonnement » important en résultait en haut du tube. Les conditions de cet essai se rapprochaient certainement de celles de la reconstitution faite au Palais de la Découverte en 1950, au cours de laquelle on avait constaté les mêmes phénomènes : un « bouillonnement » de l’eau et un niveau d’eau qui baissait progressivement en raison de la pression qui augmentait au-dessus de la colonne d’eau, suite au dégazage de celle-ci. Mais ces conditions sont bien éloignées de celles de l’expérience faite par Pascal, comme nous le développerons par la suite. Notre essai avait pour but de tester le matériel destiné à être utilisé pour la reconstitution.

14La première reconstitution eut lieu le 17 décembre 2009, avec le dispositif complet comprenant deux tubes contenant, pour l’un, de l’eau et pour l’autre, du vin. La température était hivernale comme cela avait été le cas en janvier-février 1647. La pression atmosphérique était de 741 torr et la température des liquides égale à 10 °C. À ce stade de notre réflexion, nous supposions que ce seul paramètre de température suffisait pour inverser le résultat obtenu au Japon, c’est-à-dire voir le vin se stabiliser à une hauteur plus élevée que l’eau, ainsi qu’éliminer ou réduire le phénomène de « bouillonnement » constaté au Palais de la Découverte. L’expérience de Pascal avait été faite en hiver or la température influence la pression de vapeur saturante [19] des liquides ainsi que leur dégazage. Il est connu qu’un liquide rejette plus rapidement les gaz dissous lorsque sa température augmente. On peut le constater aisément en chauffant de l’eau ; avant l’ébullition, d’innombrables petites bulles d’air dissous montent à sa surface. Si, à l’inverse, la température d’un liquide est plus basse – comme c’est le cas en hiver –, les gaz dissous restent davantage dans cet état. Les deux tubes furent soigneusement remplis en étant fixés sur une longue barre en aluminium légèrement inclinée par rapport à l’horizontale. De l’eau de ville fut versée de cette façon dans un des tubes. Le choix du vin fut délicat. Quel vin fallait-il choisir, sachant seulement que ce vin devait être « bien rouge », comme le précisait Pascal ? Le vin utilisé pour cette première reconstitution fut un vin rouge de table [20] à 11 %. Avant de faire l’expérience, les hauteurs théoriques des liquides furent calculées en tenant compte des densités des liquides et des pressions de vapeur saturante pour une température estimée autour de 10 °C. Le vin devait se stabiliser environ 7 centimètres plus haut que l’eau [21]. Cette valeur théorique s’avérait être faible par rapport aux écarts donnés par Roberval et Pascal.

15Nous fîmes néanmoins cette première reconstitution car une expérience révèle souvent des paramètres ignorés lors de calculs théoriques. Lorsque les extrémités inférieures furent débouchées, les liquides se mirent à descendre et le vin se mit à mousser en haut du tube en raison de la présence en son sein de dioxyde de carbone. Ce phénomène se dissipa pour, au final, montrer une hauteur de vin inférieure à celle de l’eau d’une quinzaine de centimètres. Concernant l’eau, l’effervescence et le « bouillonnement » constatés en juillet 2009 furent nettement amoindris. Cette reconstitution ne permit pas d’appuyer la véracité de l’expérience de Pascal ; au contraire, elle semblait confirmer les résultats obtenus au Japon. Cependant, nous pûmes noter certains faits intéressants. En étant placé à la base du dispositif muni d’une lunette de grossissement x 5 (grossissement disponible à l’époque de Pascal), on était dans l’incapacité de discerner le « bouillonnement » des liquides en haut des tubes et de voir que le vin moussait. Il fallait pour cela monter à plus de 6 mètres de hauteur, ce que nous pouvions faire grâce à la présence d’un escalier. Il est fort possible que ces phénomènes n’aient pu être constatés, si Pascal et les spectateurs regardaient du bas ce qui résultait de l’expérience, comme nous le supposons.

16Néanmoins, la hauteur de vin était bien inférieure à celle de l’eau. Il fallait soit se ranger du côté de ceux qui doutaient de la véracité de cette expérience, ou chercher des paramètres qui auraient été négligés. Une relecture de la première narration de Roberval fournit un second paramètre décisif : la densité du vin utilisé par Pascal, qui est comme nous l’avons précisé égale à 0,982. Si l’on considère les densités des vins d’aujourd’hui, cette valeur apparaît incroyablement basse. Un vin d’aujourd’hui a une densité comprise entre 0,990 et 0,994, en fonction notamment de son degré d’alcool, de ses résidus secs, et de sa température. Les techniques d’élaboration du vin ont progressé depuis le xviie siècle, notamment le filtrage du vin pour éliminer des substances indésirables en suspension. On s’attendrait par conséquent à ce que les vins du xviie siècle aient été plus lourds que ceux d’aujourd’hui. Comment expliquer alors une densité du vin inférieure à celle des vins d’aujourd’hui ? L’hypothèse la plus raisonnable est que Pascal a utilisé du vin enrichi en alcool – ce que l’on appelle aujourd’hui un vin muté. Sinon, il aurait fallu un filtrage excessif du vin – en supposant que cela ait été possible à l’époque. Un tel filtrage aurait éliminé les colorants naturels du vin, or Pascal dit utiliser « du vin bien rouge ». Qui plus est, il ne dit pas avoir effectué une telle opération sur le vin. Enrichir le vin en alcool est une pratique qui existe depuis au moins le Moyen Âge, afin de le rendre plus agréable ou d’améliorer sa conservation [22]. Ce fut notamment le cas pour le vin de Porto au xviie siècle – les Anglais l’enrichirent en alcool afin qu’il voyage mieux et le Porto que nous connaissons aujourd’hui en résulta. Un vin muté peut être plus léger qu’un vin non muté, car on y a ajouté de l’eau de vie. La densité de l’éthanol de cette eau de vie, égale à 0,791 (à 20 °C), est bien plus faible que celle du vin. Plus on ajoute d’eau-de vie, plus le vin devient léger. Certains vins mutés sont cependant aussi lourds voire davantage que les vins ordinaires, car ils contiennent davantage de sucres – c’est le cas du Porto. Mais il existe des vins mutés peu sucrés – tels certains Jérez qui ont une densité de l’ordre de 0,980. L’ajout d’alcool au vin en fabrication se fait plus ou moins tôt dans son élaboration. S’il se fait tôt, les sucres contenus naturellement dans le vin ne peuvent se transformer en alcool – le vin muté est alors plus sucré. À l’inverse, pour un vin comme le Jérez, on ajoute de l’eau de vie plus tardivement, le vin qui en résulte est alors plus léger et moins sucré. Les vins mutés devaient être au xviie siècle des vins de qualité, plus agréables et capables d’être conservés. Or Pascal vivait dans un milieu aisé ; si de tels vins transitaient par le port de Rouen, il est envisageable que son père Étienne en ait détenu. Une autre possibilité est que Pascal ait volontairement enrichi le vin en alcool afin d’accentuer la différence de hauteur en faveur du vin. Après tout, ses opposants lui soutenaient l’inverse car, selon eux, le vin contenait davantage d’« esprits ». Un vin enrichi en alcool est encore plus odorant, et contient davantage d’« esprits ». Cette hypothèse n’est pas à exclure, nous en discuterons par la suite. Toujours est-il qu’il faut, pour une reconstitution, disposer d’un vin dont la densité soit égale à 0,982. Pour cela, on peut prendre du vin bien rouge, l’augmenter d’eau-de-vie et mesurer sa densité à l’aide d’un aréomètre.

17Ce vin fut élaboré à partir d’un vin rouge [23] à 11 % et d’armagnac [24] à 40 %. En ajoutant 1 volume d’armagnac à 2 volumes de vin, le mélange avait une densité égale à 0,982 tout en conservant la couleur rouge du vin d’origine. Le degré d’alcool du mélange était alors de 20,5 %. La pression de vapeur saturante de ce vin « muté » était de 12,2 torr (contre 9,4 torr pour l’eau) à 10 °C [25], ce qui l’incitait à être moins haut que l’eau d’environ 4 centimètres. Mais sa densité plus faible que celle de l’eau l’incitait à être plus haut de 18 centimètres [26]. Les deux paramètres considérés, la densité du vin et la température (influençant les pressions de vapeur saturante), le vin devait se positionner plus haut d’environ 14 centimètres – soit approximativement la valeur donnée par Roberval.

18Le troisième paramètre décisif fut la considération de l’importance des gaz dissous dans le vin, et notamment du dioxyde de carbone, dont la présence résulte de la fermentation alcoolique du moût. Si le vin avait moussé lors de la première reconstitution, le dioxyde de carbone en était la cause. L’importance du mode de conditionnement des liquides avait été négligée jusque-là, or elle est primordiale. Pascal a certainement utilisé de l’eau provenant d’un puits, qui est davantage aérée que l’eau de ville. Le vin qu’il a utilisé provenait d’un tonneau qui avait peut-être voyagé ; celui-ci était également davantage aéré qu’un vin contenu en bouteille. Le vin muté ainsi que l’eau furent aérés durant deux jours avant le remplissage des tubes pour faire la seconde reconstitution.

19La seconde reconstitution eut lieu le 11 février 2010. La température était hivernale, le vin avait une densité de 0,982, et les liquides qui avaient été aérés remplissaient les tubes sans la présence visible de bulles d’air. La pression atmosphérique était de 745,5 torr et la température des liquides égale à 7 °C. Cette fois, le vin se stabilisa, sereinement, sans mousser, environ 18 centimètres au-dessus de l’eau. Les hauteurs des colonnes étaient respectivement de 10,05 mètres pour le vin, et 9,87 mètres pour l’eau, par rapport au niveau des liquides contenus dans les cuves. Aucun bouillonnement n’était discernable du bas du dispositif, même en étant muni d’une lunette de grossissement x 5. Un escalier permettait de regarder à une distance de 3 mètres les niveaux supérieurs des liquides ; grâce à un grossissement x 12, on pouvait discerner de rares bulles qui éclataient en haut des tubes, principalement pour l’eau. Au fil du temps, l’écart augmentait entre les niveaux et au bout de trois quarts d’heure, celui-ci tendait vers une trentaine de centimètres – soit à peu près un pied comme le mentionnait Pascal.

20L’écart des hauteurs de liquide s’accentue au fil du temps car l’eau dégaze plus rapidement que le vin. Les molécules d’air dissoutes dans l’eau sont plus légères que les molécules de dioxyde de carbone présentes dans le vin. De plus, ces molécules d’air subissent une poussée d’Archimède plus élevée que celle des molécules de dioxyde de carbone car l’eau est plus dense que le vin. Les liquides dégazent, et par conséquent il est vrai que si on laisse plusieurs heures le dispositif, on notera une baisse des niveaux progressive, comme ce fut le cas en 1950 au Palais de la Découverte. Mais, pour le constater, il faut laisser le dispositif dans l’état un certain temps. Ce que n’a probablement pas fait Pascal. Selon Roberval, Pascal aurait inversé les liquides dans les tubes [27] – certainement pour montrer aux spectateurs que le résultat ne dépendait pas des tubes mais des fluides. Selon Pierre Guiffart et Pierus, il aurait également retourné les tubes – ou tout du moins le tube contenant de l’eau [28]. Ces diverses manipulations ont certainement suivi l’expérience reconstituée. La baisse progressive des liquides n’aurait pu alors être constatée. Il est envisageable, par ailleurs, que Pascal ait encore plus réduit le dégazage des liquides, en les chauffant [29] ou en les aérant encore davantage – même sans le faire volontairement.

La reconsidération de cette affaire

21Si l’on reprend un à un les arguments d’Alexandre Koyré contre la véracité de cette expérience, on s’aperçoit qu’ils s’avèrent fragiles. Des tubes de verre longs de 15 mètres sont certes difficiles à réaliser mais souder ou emboîter des tubes plus petits n’a rien d’insurmontable, surtout pour les excellents verriers de Rouen [30]. Le « bouillonnement » des liquides peut être considérablement réduit, si on prend le soin de remplir les tubes sans insérer de bulles discernables, en utilisant des liquides dont le conditionnement et la température se rapprochent de ceux de l’époque. La baisse des hauteurs des liquides est observée seulement si on laisse suffisamment longtemps les tubes à la verticale.

22Concernant la différence de hauteur entre l’eau et le vin, elle peut être constatée en faveur du vin, à la condition de tenir compte de la densité du vin utilisé par Pascal et d’une température hivernale pour faire l’expérience.

23Cette nouvelle reconstitution constitue un argument de plus en faveur de la véracité de l’expérience effectuée par Pascal – mais elle ne peut la prouver irréfutablement. Nous devons considérer cette affaire d’une manière probabiliste, et regarder maintenant de quel côté penche la balance. Si aucune reconstitution n’avait jamais été faite – si on s’en était tenu aux textes –, il faut bien admettre que l’ensemble des pièces du dossier tend à accréditer la véracité de cette expérience. Comme chacun sait, Pascal avait de nombreux opposants – dont Pierus – concernant le débat sur le vide. Or, même Pierus témoigne de la réalisation par Pascal de cette expérience – tout du moins avec de l’eau, comme nous pouvons le lire dans sa Responsio rédigée au printemps ou à l’été 1648 [31]. Un « partisan » du vide, le médecin rouennais Guiffart, dit avoir été témoin d’une expérience de Pascal faite avec un tube contenant de l’eau, dans son Discours du vide rédigé début 1647 – donc à l’époque des faits [32]. Même s’ils n’ont pas été présents, Roberval, Mersenne [33], et Gassendi [34] commentent cette expérience, en vantant les mérites du jeune Blaise Pascal. Les deux premiers évoquent des tubes contenant de l’eau et du vin. Précisons, de plus, qu’il n’y a aucun texte de l’époque contestant la réalité de cette expérience ; or elle était spectaculaire et faite devant de nombreux témoins – et donc aisément vérifiable. On a peine à croire que Pascal aurait pu abuser autant de monde, dont de grands savants de l’époque, et qu’il aurait pris le risque de proférer un tel mensonge. À la rigueur, on pourrait douter que l’expérience ait été faite conjointement et comparativement avec de l’eau et du vin, car tous les témoins et commentateurs n’en parlent pas. C’est ce que fit d’ailleurs Félix Mathieu, comme on peut le lire dans un de ses articles, paru en 1906 dans la Revue de Paris. Malgré toutes ses critiques envers Pascal, Félix Mathieu n’avait néanmoins pas remis en question l’expérience faite avec du vin [35].

Analyse des divergences dans les témoignages et commentaires de l’époque

24Il y a cependant des divergences dans les témoignages, qui apportent un certain flou à cette affaire. Il y a notamment une divergence concernant l’indication de la longueur des tubes : ils mesuraient 46 pieds selon Pascal, 50 pieds selon Pierus, plus de 33 pieds selon Guiffart, 46 pieds selon Gassendi, 45 pieds selon Mersenne, et enfin 40 pieds selon Roberval. Mais toutes ces longueurs sont suffisamment grandes pour pouvoir constater le phénomène prévu par Pascal. Gassendi et Pascal indiquent la même hauteur. Guiffart ne les contredit pas, il est seulement plus vague. Mersenne indique 45 pieds, soit la hauteur des tubes au-dessus du niveau d’eau dans les cuves, puisqu’ils sont plongés dedans d’un pied selon Pascal. Seul Roberval indique une valeur assez éloignée. Mais ces différences peuvent découler d’une divergence sur les informations recueillies par chacun d’entre eux.

25Un texte pose néanmoins problème, et il est du même auteur qui nous a fourni le plus de détails sur cette expérience, c’est-à-dire Roberval. Il s’agit de sa seconde narration sur le vide [36]. Certes, Roberval n’y remet pas en cause la réalisation de l’expérience par Pascal, mais il y apporte des détails surprenants car ils sont absents de sa première narration. Selon lui, des bulles d’air pas plus grandes que « le plus petit grain de mil » auraient été constatées dans les liquides en bas des tubes. Celles-ci montaient le long des colonnes des liquides, en grossissant, pour parvenir à des dimensions proches du diamètre des tubes. Précisons que cette seconde narration fut vraisemblablement rédigée au printemps 1648, à une époque où Roberval pensait que le vide apparent n’était pas réel, mais contenait de l’air [37]. Alors que lors de sa première narration, il était partisan d’un vide réel. Cette information apportée par Roberval n’est pas un simple détail, puisqu’elle implique le résultat de cette expérience. Si des bulles d’air viennent éclater en haut des liquides, le vide apparent créé au-dessus des liquides ne peut être réel. Or, Roberval, dans sa première narration, dit que Pascal avait réussi à confondre ses opposants. Où est la vérité ? Plusieurs hypothèses sont possibles ; nous en proposerons trois. Roberval a pu extrapoler à l’expérience de Pascal sa propre observation de bulles d’air dans un tube contenant du mercure. Précisons, dans ce sens, qu’il mêle ses propres travaux sur le vide à ceux de Pascal, et ceci dans ses deux narrations. La seconde hypothèse est qu’ayant observé des bulles d’air remontant la colonne de mercure, il se soit davantage renseigné sur l’expérience faite par Pascal avec de l’eau et du vin, et qu’il ait appris par un spectateur que des bulles d’air avaient été remarquées. La troisième hypothèse est celle qui peut sembler la plus audacieuse, mais elle expliquerait bon nombre de choses : l’expérience de Pascal aurait été répliquée, peut-être avec un seul fluide, par Roberval et Mersenne au printemps 1648, en portant leur attention sur la présence soupçonnée de bulles d’air. Plusieurs éléments plaident en faveur de cette hypothèse. Roberval dit que les bulles d’air ont au début une taille inférieure au plus petit des grains de mil – soit inférieure au millimètre. Pour les voir, il faut s’attendre à ce qu’elles y soient, et donc y porter une attention particulière, en utilisant éventuellement une loupe. De plus, Roberval relate l’expérience de Pascal en laissant penser qu’il aurait eu la chance d’être présent à un tel spectacle, or on sait qu’il était absent lors de l’expérience de Pascal. Si ces bulles d’air avaient été constatées en janvier-février 1647, on ne comprend pas pourquoi Pierus et les autres opposants n’auraient pas exploité ce phénomène pour attaquer l’hypothèse d’un vide réel. Par ailleurs, ce qui est décrit par Roberval évoque parfaitement ce qui a pu être constaté lors de la reconstitution faite au Palais de la Découverte en 1950, ou lors de notre essai de matériel en juillet 2009. Si le soin du remplissage des tubes n’est pas suffisant et si, de plus, la température des liquides n’est pas « hivernale », on constate ce phénomène de « bouillonnement » et d’effervescence de l’eau. Or, durant le premier semestre 1648, Mersenne [38] et Roberval [39] ont mené à Paris leurs propres expérimentations sur le vide, faisant venir de Rouen les tubes nécessaires. Une lettre de Raoul Hallé de Monflaines datée du 6 avril 1648 adressée à Mersenne pourrait se référer à une telle reconstitution : « Monsieur Auzoult m’ayant mandé par sa dernière que vous aviez trouvé moyen de faire vos expériences avec de l’eau […] [40]. » Il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’une réplication de l’expérience de Pascal, destinée à observer d’éventuelles bulles d’air remontant la colonne d’eau, afin d’appuyer les suppositions de Roberval et Mersenne sur ce vide qui n’était pour eux qu’apparent. Même si cette hypothèse est audacieuse par manque de preuves, elle est séduisante car elle expliquerait parfaitement les divergences entre les deux narrations de Roberval.

Pascal a-t-il volontairement enrichi le vin en alcool ?

26Revenons maintenant à l’expérience effectuée par Pascal à Rouen, utilisant du vin enrichi en alcool. On peut se demander si Pascal n’a pas volontairement ajouté de l’alcool à du vin dont il disposait afin d’en diminuer la densité – et d’augmenter ses chances de confondre ses opposants. Après tout, ceux-ci lui soutenaient que les « esprits » du vin incitaient celui-ci à être moins haut que l’eau. Ajouter de l’alcool au vin intensifie ces « esprits », et s’ils avaient raison, la colonne de vin aurait dû être encore moins haute que celle de l’eau. Mais Pascal dit seulement utiliser « du vin bien rouge » et ne précise pas l’avoir modifié. Or, sans cette information, il aurait été impossible que d’autres retrouvent ses résultats. Même si Pascal donne peu de détails dans ses écrits scientifiques, il apporte néanmoins les précisions qui lui semblent essentielles à la bonne réalisation d’une expérience. Ainsi dans ses Expériences nouvelles touchant le vide, pour la cinquième expérience, il précise : « […] laquelle [la corde] on laisse longtemps dans l’eau, afin que s’imbibant peu à peu, l’air qui pourrait y être enclos, en sorte [41]. » S’il ne donne pas d’information complémentaire sur le choix du vin pour la troisième expérience, c’est qu’il n’y a certainement apporté aucune modification. L’hypothèse d’un vin déjà muté est la plus crédible.

Conclusion

27La reconstitution d’Orsay apporte une pièce de plus à cette affaire, pour laquelle nous disposons déjà de nombreux éléments, mais qui sont parfois contradictoires. Elle a montré qu’il était possible, en prenant des précautions pour le remplissage des tubes et en tentant d’être fidèle aux conditions et paramètres expérimentaux, de retrouver les phénomènes constatés par Pascal et relatés par Roberval dans sa première narration. Le « bouillonnement » des liquides a pu être considérablement réduit pour être indiscernable du bas du dispositif. Le vin s’est bien stabilisé à une hauteur plus grande que celle de l’eau. Cette étude a également mis en évidence le fait que Pascal avait utilisé un vin enrichi en alcool. La prise en considération de l’ensemble des pièces de cette affaire nous fait penser que cette expérience a bien eu lieu à Rouen, contrairement à ce que laissaient supposer les déclarations d’Alexandre Koyré. Enfin, les difficultés rencontrées pour faire cette reconstitution nous ont permis de nous rendre compte que le talent d’expérimentateur de Pascal était bien réel.


Mots-clés éditeurs : expérience, Rouen, polémique, vin muté, Alexandre Koyré, reconstitution, Blaise Pascal

Mise en ligne 02/07/2015

https://doi.org/10.3917/rhs.681.0005

Notes

  • [*]
    Armand Le Noxaïc, EA 1610 « Études sur les sciences et les techniques » (EST), Centre scientifique d’Orsay, bâtiment 407, avenue du doyen Poitou, 91405 Orsay.
    E-mail : armand.le-noxaic@u-psud.fr
  • [1]
    Blaise Pascal, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard (Paris : Desclée de Brouwer, 1964-1992), t. 2 (1990), 459-477 (abrégé dans la suite : Mesnard, op. cit. in n. 1).
  • [2]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 498-508.
  • [3]
    Alexandre Koyré, Pascal savant, in Blaise Pascal : L’homme et l’œuvre (Paris : Éd. de Minuit, 1956), « Cahiers de Royaumont. Philosophie », n° 1, 273-278.
  • [4]
    Kimiyo Koyanagi, Cet effrayant petit livret… Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal, in Les Pascal à Rouen, 1640-1648 […], textes réunis par Jean-Pierre Cléro (Rouen : Publications de l’université de Rouen, 2001), 137-157.
  • [5]
    Armand Le Noxaïc, Pierre Lauginie, Reconstitution de l’expérience des liqueurs de Blaise Pascal, Courrier du Centre international Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), n° 32 (2010), 48-55.
  • [6]
    Mesnard, op. cit. in n.1, 459-477.
  • [7]
    Ibid., 346-348.
  • [8]
    Mesnard, op. cit. in n.1, 493-497.
  • [9]
    Ibid., 502.
  • [10]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 469.
  • [11]
    Galileo Galilei, Discours concernant deux sciences nouvelles, trad. Maurice Clavelin (Paris : PUF, 1995), 19.
  • [12]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 350.
  • [13]
    Nous utilisons ici une notation avec des décimales, chose que ne faisait pas Pascal.
  • [14]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 469.
  • [15]
    Ibid., 355-356.
  • [16]
    Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (Paris : Gallimard, 1973), 362-389.
  • [17]
    Kimiyo Koyanagi, De l’intuition à l’affirmation : Cheminement de Pascal jusqu’à l’achèvement de ses œuvres scientifiques, Études de langue et littérature françaises (Tokyo, Société japonaise de langue et littérature françaises), n° 60 (1992), 52, note 2.
  • [18]
    Tubes commercialisés par l’entreprise Hozelock sous le nom de « tublait. Le tublait a une paroi dont l’épaisseur est de 5 millimètres, ce qui lui permet d’être utilisé comme tube à vide.
  • [19]
    Cette pression de vapeur est dite « saturante » car si la pression au-dessus d’un liquide lui est inférieure, il se vaporise jusqu’à atteindre sa pression de vapeur saturante. Lorsque l’eau et le vin descendent dans les tubes, il y a une dépression en haut des tubes, ce qui provoque une vaporisation partielle des liquides jusqu’à ce que leurs pressions de vapeur saturantes soient atteintes.
  • [20]
    Marque « La Villageoise ».
  • [21]
    Détails du calcul :
    1re étape :
    Calcul de la pression de vapeur saturante pour l’eau. Selon la loi de Clapeyron :
    Ln Pvap.sat.eau = 20,33 – 5 120/T, avec Pvap.sat.eau en torr et T en Kelvin,
    en considérant T = 283 K, Pvap.sat.eau = 9,37 torr.
    Calcul de la pression de vapeur saturante pour l’éthanol. Selon la loi de Clapeyron :
    Ln Pvap.sat.éthanol = 19,16 – 3 956,07/(T – 35,62), avec Pvap.sat.éthanol en torr et T en Kelvin, en considérant T = 283 K, Pvap.sat.éthanol = 23,76 torr.
    Calcul de la pression de vapeur saturante du vin. Selon la loi de Raoult, et en considérant du vin à 11 % :
    Pvap.sat.vin = (9,37 x 0,89) + (23,76 x 0,11) = 10,96 torr,
    Pvap.sat.vin – Pvap.sat.eau = 1,59 torr.
    L’équivalent en hauteur d’eau (en utilisant la loi de Pascal) est égal à :
    (1,59 x 105)/(750 x 999,65 x 9,81) = 0,022 m.
    La différence des pressions de vapeur saturante inciterait le vin à se situer 2,2 cm en dessous du niveau de l’eau.
    2e étape :
    Pour T = 283 K, la densité de l’eau est deau = 0,999 65 et la densité du vin à 11 % est dvin = 0,991. En utilisant la loi de Pascal, la hauteur du vin serait hvin = heau x (deau/dvin). L’altitude étant de 165 m, la pression atmosphérique serait de l’ordre de 745 torr (et non 760 torr si l’expérience avait eu lieu au niveau de la mer). Par conséquent,
    heau = (745 x 105)/(750 x 999,65 x 9,81) = 10,13 m ; et hvin = 10,22 m.
    La différence des densités entre l’eau et le vin inciterait le vin à se stabiliser 9 cm au-dessus du niveau de l’eau.
    3e étape :
    En tenant compte des différences de pression de vapeur saturante entre l’eau et le vin et de leurs densités respectives, le vin devrait donc se stabiliser à (9 – 2,2) = 6,8 cm, soit environ 7 cm au-dessus du niveau de l’eau.
  • [22]
    Jean-Claude Martin, Les Hommes de science, la vigne et le vin de l’Antiquité au xixe siècle (Bordeaux : Éditions Féret, 2009).
  • [23]
    Marque « La Villageoise ».
  • [24]
    Marque « Reflets de France, Bas-Armagnac 12 ans d’âge ».
  • [25]
    Le Noxaïc, Lauginie, op. cit. in n. 5.
  • [26]
    Pour le détail du calcul, se reporter à la note 21, en tenant compte des densité (0,982) et degré d’alcool (20,5 %) du vin muté.
  • [27]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 470.
  • [28]
    Ibid., 424-425 et 642.
  • [29]
    Le vin doit être chauffé à une température raisonnable (inférieure à environ 60 °C), pour que l’alcool ne s’évapore pas. Le vin contient de l’éthanol qui s’évapore au-dessus de 78,5 °C, et du méthanol (en plus faible quantité) qui s’évapore au-dessus de 64,5 °C.
  • [30]
    Claude Mazauric, Note sur la verrerie de Saint-Sever au temps d’Étienne Pascal, in Les Pascal à Rouen […], op. cit. in n. 4, 159-178.
  • [31]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 640-643.
  • [32]
    Ibid., 421-433.
  • [33]
    Ibid., 485-489.
  • [34]
    Ibid., 722-725.
  • [35]
    Félix Mathieu, Pascal et l’expérience du Puy-de-Dôme, Revue de Paris (1er avril 1906), 579-580.
  • [36]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 605-611.
  • [37]
    Ibid., 603-604.
  • [38]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 622-632.
  • [39]
    Ibid., 603-604.
  • [40]
    Mesnard, op. cit. in n. 1, 625.
  • [41]
    Ibid., 503.
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