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Article de revue

Genèse et structure d'un interchamp orthopédique (première moitié du xixe siècle) : Contribution à l'histoire de l'institutionnalisation d'un champ scientifique

Pages 323 à 347

Notes

  • [*]
    Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (ISSUL), Université de Lausanne, Bâtiment de Vidy, 1015 Lausanne, Suisse.
    E-mail : gregory.quin@gmail.com
  • [1]
    Je remercie Mme Monique Schneider pour les conseils prodigués au sujet du présent article et sa relecture attentive.
  • [2]
    Depuis environ une décennie, sociohistoire et histoire sociale et culturelle de la médecine connaissent un essor remarquable, comme en témoignent les publications de Patrice Bourdelais, Olivier Faure ou Marc Renneville : Marc Renneville, Le Langage des crânes : Une histoire de la phrénologie (Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 2000) ; Patrice Bourdelais (dir.), Les Hygiénistes : Enjeux, modèles et pratiques (Paris : Belin, 2001) ; Patrice Bourdelais, Olivier Faure (dir.), Les Nouvelles pratiques de santé : xviie-xxe siècle (Paris : Belin, 2005).
  • [3]
    À propos de l’histoire de l’orthopédie depuis le xviiie siècle, on lira Georges Vigarello, Le Corps redressé : Histoire d’un pouvoir pédagogique (Paris : Delarge, 1978), réédité en 2001 ; Leonard Peltier, Orthopedics : A history and iconography (San Francisco : Norman Publishing, 1993) ; Roger Cooter, « Orthopédie », in Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale (Paris : PUF, 2004), 822-827 et Jacques Monet, La Naissance de la kinésithérapie (Paris : Glyphe, 2009).
  • [4]
    Cooter, art. cit. in n. 3.
  • [5]
    Patrice Pinell, Champ médical et processus de spécialisation, Actes de la recherche en sciences sociales, CLVI-CLVII/1-2 (2005), 4-36.
  • [6]
    Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle (Paris : Belin, 1993).
  • [7]
    Pinell, art. cit. in n. 5 ; George Weisz, Divide and conquer : A comparative history of medical specialization (Oxford : Oxford University Press, 2006).
  • [8]
    Pinell, art. cit. in n. 5.
  • [9]
    Yvonne Knibielher, Catherine Fouquet, La Femme et les médecins (Paris : Hachette, 1983).
  • [10]
    Jacques Defrance, L’Excellence corporelle (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1987).
  • [11]
    Vigarello, op. cit. in n. 3.
  • [12]
    La biopolitique constitue une « technique de pouvoir non disciplinaire […], elle s’adresse non pas à l’homme-corps, mais à l’homme vivant, à l’homme être vivant ; à la limite si vous le voulez à l’homme-espèce. […] [elle] s’adresse à la multiplicité des hommes […] en tant qu’elle forme […] une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. » (Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris : Gallimard-Seuil, 1997), 216). À ce propos, on lira également les premières leçons dans Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978 (Paris : Gallimard-Seuil, 2004).
  • [13]
    Pierre Bourdieu, La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison, Sociologies et sociétés, VII/1 (1975), 91-118 ; Id., Le champ scientifique, Actes de la recherche en sciences sociales, II/2 (1976), 88-104.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire (Paris : Éd. du Seuil, 1992), 326-327.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber, Archives européennes de sociologie, XII (1971), 3.
  • [16]
    Id., Esprits d’État : Genèse et structure du champ bureaucratique, in Id., Raisons pratiques : Sur la théorie de l’action (Paris : Éd. du Seuil, 1994), 129.
  • [17]
    Peltier, op. cit. in n. 3.
  • [18]
    Sébastien Jahan, Le Corps des Lumières (Paris : Belin, 2006), 59.
  • [19]
    Vigarello, op. cit. in n. 3, 80-81.
  • [20]
    Nicolas Andry, L’Orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfants, les difformités du corps (Paris : Lambert et Durand, 1741).
  • [21]
    François-Guillaume Levacher, Nouveau moyen de prévenir et de guérir la courbure de l’épine, Mémoire de l’Académie royale de chirurgie, IV (1768), 596-613.
  • [22]
    Thomas Levacher de La Feutrie, Traité du rakitis ou l’art de redresser les enfants contrefaits (Paris : Lacombe, 1772).
  • [23]
    Jean Verdier, Recueil de mémoires et d’observations sur la perfectibilité de l’homme par les agents physiques et moraux (Paris : l’auteur, 1772) et Discours sur l’éducation nationale physique et morale des deux sexes (Paris : s. éd., 1792).
  • [24]
    Pierre-François-Frédéric Desbordeaux, Nouvelle orthopédie (Paris : Crapart, 1805).
  • [25]
    Jean-Eugène Dezeimeris, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, t. III, 2nde partie (Paris : Béchet jeune, 1837), 445.
  • [26]
    François Fournier-Pescay, Louis-Jacques Begin, « Orthopédie », in Dictionnaire des sciences médicales, t. XXXVIII (Paris : Panckouke, 1819), 296-297.
  • [27]
    Foucault (2004), op. cit. in n. 12, 72.
  • [28]
    Georges Vigarello, Le corps et ses représentations dans l’invention de la gymnastique, in Christian Pociello (dir.), Entre le social et le vital : L’éducation physique et sportive sous tension (xviiie-xxe siècle) (Grenoble : PUG, 2004), 27.
  • [29]
    Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste (Paris : Éd. du Seuil, 2003).
  • [30]
    Le qualificatif d’« orthopédistes » sans la mention « médecins » sera réservé aux acteurs secondaires dépourvus de doctorat de médecine.
  • [31]
    À propos du titre de son ouvrage, le docteur Andry souligne qu’il l’a « formé de deux mots grecs, à savoir, d’Orthos qui veut dire droit, exempt de difformité […] & de Paidion, qui signifie enfant. [Il a] composé de ces deux mots, celui d’Orthopédie, pour expliquer dans un seul terme le dessein que je me propose, qui est d’enseigner divers moyens de prévenir et de corriger dans les enfants, les difformités du corps » (Andry, op. cit. in n. 20, préface).
  • [32]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, « Orthopédie », in Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques (Paris : Gabon & Baillière, 1834), 288.
  • [33]
    Fournier-Pescay, art. cit. in n. 26, 295.
  • [34]
    Michel Foucault, La politique de la santé au xviiie siècle, in Id., Dits et écrits, 1976-1988, t. II (Paris : Gallimard, 2001), 13-27.
  • [35]
    Pinell, art. cit. in n. 5.
  • [36]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours (Paris : Gallimard, 1971), 37-38.
  • [37]
    Sur l’histoire de la médecine et sa réforme à la fin du xviiie siècle et dans les premières années du xixe siècle, on lira notamment Jacques Léonard, « Les médecins de l’Ouest au xixe siècle », thèse présentée devant l’université de Paris-IV le 10 janvier 1976 – publiée en partie : Jacques Léonard, La Vie quotidienne des médecins de l’Ouest au xixe siècle (Paris : Hachette, 1977) – ; et Laurence W. B. Brockliss, Medical reform, the Enlightenment and physician-power in late eighteenth-century France, in Roy Porter (ed.), Medicine in the Enlightenment (Amsterdam-Atlanta : Rodopi, 1995), 64-112.
  • [38]
    Sur l’histoire des établissements orthopédiques, on lira Grégory Quin, Jacques Monet, L’essor des établissements orthopédiques et gymnastiques à Paris, Montpellier et Strasbourg (première moitié du xixe siècle), Histoire des sciences médicales (à paraître début 2012).
  • [39]
    Louis-Alexandre de Saint-Germain, Chirurgie orthopédique thérapeutique des difformités congénitales ou acquises : Leçons cliniques professées à l’hôpital des Enfants malades (Paris : Baillière, 1883), 24-27.
  • [40]
    George Weisz, The Medical Mandarins (Oxford : Oxford University Press, 1995).
  • [41]
    Charles Londe fait état des recherches de Lachaise dans les Archives générales de médecine, où il rédige notamment un compte-rendu critique d’un mémoire. Charles Londe, Bibliographie : Nouvelles preuves du danger des lits mécaniques, Archives générales de médecine, série 1, 16 (1828), 646-648.
  • [42]
    Fournier-Pescay, art. cit. in n. 26, 299-301.
  • [43]
    Un bandagiste comme Blin-Ronsil peut intégrer la structure hospitalière et bénéficier en retour de son aura, en effet sa notice dans l’Almanach du commerce de Paris de 1833 précise cela : « Blin-Ronsil, chirurgien herniaire des hôpitaux, hospices civils et prisons de Paris, de la maison de répression de Saint-Denis, du dépôt de mendicité de Villers-Cotterêts, rue Tiquetonne, 20 et cour du Commerce Saint-André, 1. » (Sébastien Bottin, Almanach du commerce de Paris, des départements de l’Empire français et des principales villes de l’Europe (Paris : Bureau de l’Almanach, 1833).)
  • [44]
    Les courbes du présent graphique ont été réalisées à partir d’un recensement systématique des rubriques mentionnées au sein des Almanachs de commerce de Paris pour les années indiquées.
  • [45]
    Gustave Flaubert, Madame Bovary (Paris : Pocket, 1998 [1856]), 217.
  • [46]
    Ibid., 219.
  • [47]
    Raymond Aron, La Sociologie allemande contemporaine (Paris : PUF, 2007 [1935]), 86.
  • [48]
    Les controverses présentées dans les paragraphes suivants – associées à notre lecture webérienne des différents acteurs de l’interchamp orthopédique – ont donné lieu à la production de trois tentatives de schématisation d’un espace des prises de position orthopédiques, que vous retrouverez en fin d’article.
  • [49]
    Les difformités de la colonne vertébrale sont l’objet d’une forte attention de la part des médecins-orthopédistes, qui lui consacrent une grande part de leurs travaux et de leurs traitements au sein de leurs établissements orthopédiques. À ce propos, on lira Grégory Quin, Le sexe des difformités et la réponse orthopédique, Genre et histoire, 4 (2009) (http://genrehistoire.revues.org/index523.html).
  • [50]
    À propos du colonel Amoros et de son rôle dans l’histoire des pratiques d’exercice corporel, on lira Defrance, op. cit. in n. 10.
  • [51]
    Claude Lachaise, Précis physiologiques sur les courbures de la colonne vertébrale (Paris : Villeret, 1827) ; Id., Nouvelles preuves des dangers des lits mécaniques et des avantages des exercices gymnastiques dans le traitement des difformités de la taille (Paris : Villeret, 1828).
  • [52]
    Claude Lachaise, De la courbure accidentelle de la colonne vertébrale chez les jeunes filles, et de l’insuffisance ou des dangers des lits mécaniques à extension continuée, employés pour son redressement, Archives générales de médecine, série 1, 8 (1825), 501.
  • [53]
    Pour une analyse approfondie de la trajectoire de Guérin, on se référera à Grégory Quin, Jules Guérin : Brève biographie d’un acteur de l’institutionnalisation de l’orthopédie (1830-1850), Gesnerus, LXVII/3-4 (2009), 237-255.
  • [54]
    Le docteur Tavernier est notamment l’auteur d’une notice et d’un avis dans les années 1840 : Alphonse Tavernier, Notice sur le traitement des difformités de la taille au moyen de la ceinture à inclinaison (Paris : Germer-Baillière, 1841) ; et Simple avis sur quelques préjugés et abus en orthopédie (Paris : Labbé, 1845).
  • [55]
    Hossard réalise notamment de fausses moulures de dos déviés puis redressés par ses soins, une supercherie rapidement mise à jour, par les regards experts des académiciens.
  • [56]
    Jules Guérin, Travaux académiques. Orthopédie : Lettres sur quelques supercheries orthopédiques, Gazette médicale de Paris, t. VI (1835), 623.
  • [57]
    André-Charles-Louis de Villeneuve, Travaux académiques. Suite et fin de la discussion sur l’Affaire Hossard, Gazette médicale de Paris, t. VII (1836), 107.
  • [58]
    À propos de cette controverse, on lira Leonard Peltier, Guérin versus Malgaigne : A precedent for the free criticism of scientific papers, Journal of orthopaedic research, 1 (1983), 115-118.
  • [59]
    Sachaile de La Barre (pseudonyme de Claude Lachaise), Les Médecins de Paris jugés par leurs œuvres ou statistique scientifique et morale des médecins de Paris (Paris : l’auteur, 1845), 348. Ce type de travaux tend à légitimer l’ensemble de la profession médicale, et particulièrement les « prêtres » de la médecine qui bénéficient de notices plus conséquentes.
  • [60]
    François-Joseph Malgaigne, Mémoire sur la valeur réelle de l’orthopédie et spécialement de la myotomie rachidienne dans le traitement des déviations latérales de l’épine : Précédé d’un mémoire sur l’abus et le danger des sections tendineuses et musculaires dans le traitement de certaines difformités (Paris : Baillière, 1845), 28.
  • [61]
    Dont le baron Dupuytren, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi d’autres membres de l’Académie de médecine (le docteur de Saint-Antoine, ou même une commission de l’Académie de médecine composée des docteurs-médecins Bricheteau, Deleur et Thillaye). Voir Mme Masson de La Malmaison, Des difformités de la taille et des maladies qui les font naître (Paris : l’auteur, 1840).
  • [62]
    Vincent Duval, Guillaume Jalade-Lafond, Établissement orthopédique (Paris : l’auteur, 1829), 4.
  • [63]
    Mme Masson de La Malmaison, Aperçu sur l’éducation physique des jeunes demoiselles (Paris : Plassan et Cie, 1831), 5.
  • [64]
    Ténotomie ou méthode chirurgicale pour le traitement des déviations, utilisant notamment les sections de muscles ou de tendons.
  • [65]
    Sachaile de La Barre, op. cit. in n. 59, 137-138.
  • [66]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, Programme d’un cours public et gratuit d’orthopédie, spécialement appliqué au traitement des difformités de la taille (Paris : l’auteur, 1828).
  • [67]
    Id., Leçons cliniques sur les maladies chroniques de l’appareil locomoteur, professées à l’hôpital des Enfants malades pendant les années 1855, 1856 et 1857 (Paris : Baillière, 1858).
  • [68]
    Grégory Quin, Un professeur de gymnastique à l’hôpital : Napoléon Laisné (1810-1896) introduit la gymnastique à l’hôpital des Enfants malades (1847), Staps, LXXXVI/4 (2009), 79-91.
  • [69]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, Note complémentaire sur la gymnastique orthopédique par M. le docteur Bouvier de l’Académie de médecine, membre de la commission de gymnastique, in Jean-Baptiste Hillairet (dir.) Rapport sur l’enseignement de la gymnastique dans les lycées, collèges, écoles normales et écoles primaires (octobre 1868).
  • [70]
    Narcisse-Auguste Gérardin (pseud. Dr Le Blond), Manuel de gymnastique hygiénique et médicale, comprenant la description des exercices du corps et leurs applications au développement des forces, à la conservation de la santé et au traitement des maladies (Paris : Baillière, 1877).
  • [71]
    Les trois schémas proposés ne sont pas du tout les produits d’une analyse statistique approfondie. Leur portée n’est qu’heuristique et vise à illustrer nos propos, en proposant une représentation graphique des controverses et des collaborations à trois moments de l’histoire du processus d’institutionnalisation de l’orthopédie.
  • [72]
    Jacques Léonard, Les études médicales en France entre 1815 et 1848, Revue d’histoire moderne et contemporaine, XIII/1 (1966), 87-94.
  • [73]
    À ce sujet, on se reportera aussi à : Grégory Quin, « Le mouvement peut-il guérir ? Histoire de l’engagement des médecins français dans l’élaboration de l’éducation physique (1741-1888) », thèse présentée devant l’université de Lausanne, le 19 novembre 2010 ; Anaïs Bohuon, Grégory Quin, Des scoliotiques aux hystériques : Une histoire de l’éducation corporelle des fillettes et des jeunes filles (années 1830 – années 1900), Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, XII (2010), 181-194.

1Notre contribution tente de circonscrire et de scruter l’économie des discours orthopédiques au cours la première moitié du xixe siècle, sur la base de deux hypothèses [1]. D’une part, nous considérons les trois décennies précédant 1850 comme déterminantes pour l’amorce de l’institutionnalisation de l’orthopédie, par la multiplicité des acteurs engagés et l’intensité de la production nosologique ; et d’autre part, nous entendons les discours orthopédiques comme une expression datée et localisée d’un processus biopolitique, engagé quelque part au milieu du xviiie siècle. Nous envisageons ainsi de construire une sociohistoire de l’orthopédie – et par extension de la médecine [2] – au cours de la première moitié du xixe siècle, qui prolongerait et enrichirait les conclusions de travaux comme ceux de Georges Vigarello ou plus récemment de Leonard Peltier, Roger Cooter et Jacques Monet [3].

2Vigarello, dans Le Corps redressé, a largement mis à jour les logiques pédagogiques et sociales dont procèdent les pratiques de redressement des corps, mais encore laisse-t-il souvent de côté la structuration d’un champ médical et l’institutionnalisation de l’orthopédie, pour bâtir son interprétation des voisinages de l’orthopédie et de la gymnastique. Cooter [4] insiste longuement sur les déterminants socio-économiques de la constitution de l’orthopédie, notamment sous la monarchie de Juillet, au moment où la bourgeoisie accède à davantage de pouvoirs. Mais encore une fois, les logiques internes de la structuration d’un discours médical orthopédique ne sont pas bien connues, ou sont évoquées comme des évidences.

3Notre ambition est alors de comprendre le développement de la spécialité orthopédique au sein de ce qui devient un champ médical[5] dans la première moitié du xixe siècle, en cherchant à associer des éléments de compréhension exogènes (affirmation d’un habitus social bourgeois et développement de logiques économiques qui tendent à marquer l’ensemble des espaces sociaux, dont la médecine [6]) et endogènes (affirmation d’une théorie localiste des pathologies et constitution d’une légitimité proprement médicale dans le redressement des difformités). Et de fait, le phénomène principal à souligner en introduction du présent travail est bien celui de la spécialisation [7] que va connaître le champ médical dès l’aube du xixe siècle ; un processus qui s’articule avec la mise au point de nouvelles thérapeutiques basées sur un appareillage et/ou un savoir-faire mobilisant des compétences techniques, comme en ophtalmologie, et qui autorise la coexistence de différents groupes d’acteurs, ainsi que nous le verrons.

4L’ambition est également plus épistémologique, dans la mesure où notre contribution cherche à faire dialoguer deux traditions intellectuelles : celle de Pierre Bourdieu et celle de Michel Foucault, reprises respectivement par Patrice Pinell [8] et Yvonne Knibiehler [9] pour l’histoire de la médecine, ainsi que par Jacques Defrance [10] et Vigarello [11] pour l’histoire des pratiques d’exercice corporel. Si la biopolitique – processus de développement d’un nouveau régime de gouvernement des corps qui porte sur des populations [12] – semble difficilement soluble dans le champ – et inversement –, notre ambition peut être entendue, précisément, comme une tentative d’ancrer le processus biopolitique dans la trame sociale, à l’aide d’une analyse en termes de champ. Par ce biais, nous envisageons de dépasser toutes les interprétations historiennes trop circonscrites, qu’elles soient endogènes ou exogènes, pour exposer la genèse et la structure d’un interchamp orthopédique – entendu comme un exemple singulier d’un « champ scientifique [13] ».

5Fragments d’une épistémê moderne, les discours orthopédiques structurent un espace médical autour des difformités du corps humain. Ceux-ci possèdent une certaine légitimité, et semblent liés par un projet commun de redressement des corps déviés. Enchâssés au sein de systèmes de valeurs et de normes, les discours réactualisent les normes dans un mouvement de reprise et de production qui ajuste sans cesse leur performativité. Bourdieu, affirmant sa volonté de dépasser l’épistémê comme forme épistémologique trop totalisante, souligne qu’il

6

« n’est pas possible, même dans le cas du champ scientifique, de traiter l’ordre culturel […] comme totalement indépendant des agents et des institutions qui l’actualisent et le portent à l’existence, et d’ignorer les connexions sociologiques qui accompagnent et sous-tendent les consécutions logiques […] [14] ».

7Dans notre cas, les sources engagées dans la description de l’économie de la structuration de l’interchamp orthopédique sont très diverses. Notre corpus rassemble des traités médicaux, des articles de revues (notamment la Gazette médicale de Paris), des prospectus d’établissements orthopédiques, des notices ou articles de dictionnaires, ou encore des rapports académiques. Si cette diversité illustre la complexité des processus liés au développement de l’orthopédie, elle se justifie par la nécessité de construire une histoire sur différentes échelles, qui observe la singularité des acteurs, leurs controverses, leurs cartographies mentales et leurs capacités d’innovation. De fait, nous proposons d’aborder la dynamique de la structuration d’un interchamp orthopédique à partir de ses acteurs et de leurs intérêts et stratégies. À des fins heuristiques, nous essayerons de présenter ces acteurs engagés dans le processus de spécialisation de l’orthopédie en trois groupes. Cela afin de revenir aux fondements de la formulation du concept de « champ », enracinée dans une exégèse, la « sociologie » de la religion proposée par Max Weber. En effet, Bourdieu forge son concept à partir d’une lecture de la théorie de la religion selon Weber, et notamment « de la relation entre les intentions des agents et le sens historique de leurs actions [15] ». « Prophètes », « sorciers » et « prêtres » sont les protagonistes de l’action religieuse et ceux-ci construisent un espace social. Selon Bourdieu,

8

« on peut s’aider de la contribution décisive que Weber a apportée […] à la théorie des systèmes symboliques, en réintroduisant les agents spécialisés et leurs intérêts spécifiques. […] [Weber] s’attache aux producteurs du message religieux, aux intérêts spécifiques qui les animent, aux stratégies qu’ils emploient dans leurs luttes [16] ».

9Or, il semble en aller de même pour l’orthopédie. Après avoir identifié un processus de définition des contours de ce qu’est l’orthopédie, nous analyserons la structure de l’univers des acteurs de l’orthopédie (au-delà de la profession de docteur-médecin), qui produisent un discours performatif sur le corps, et qui, sous couvert de dire ce qu’est le corps et ce qu’il devrait être, font le corps.

La progressive définition du regard orthopédique à la fin du xviiie siècle

10Le milieu du xviiie siècle marque la réelle émergence du questionnement orthopédique, particulièrement en France et en Europe [17]. En 1741, Nicolas Andry, recteur de la faculté de médecine de Paris, publie un ouvrage intitulé L’Orthopédie où il se donne pour tâche de maintenir ou de rétablir les différentes parties du corps « dans leur perfection naturelle ». Pourtant, il faut souligner qu’Andry ne « dissocie pas ses conceptions sanitaire et pédiatrique d’un projet éducatif global [18] ». S’il ne propose pas encore une formulation claire d’une gymnastique rationnelle, il participe de l’amorce d’un mouvement discursif qui posera les bases d’un possible perfectionnement de l’espèce humaine par une attention nouvelle au physique de l’homme, dans la dynamique même de son développement.

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« Avec Andry, la pédagogie est présente dans une surveillance attentive sur la naissance des mauvaises tenues et leur différenciation […]. La « compétence » du thérapeute lui donne un droit plus grand à l’exactitude. Il s’attache à une esthétique de la conformation. La « bonne position » s’offre comme ce que le corps « est » dans sa constitution même, elle semble se définir selon une analyse de la nature […] [19]. »

12Les discours orthopédiques demeurent encore assez rares au xviiie siècle, outre Andry [20] ; il faut citer les travaux de François-Guillaume Levacher [21] et Thomas Levacher de La Feutrie [22] ; de Jean Verdier [23] ; ou encore de Pierre-François-Frédéric Desbordeaux [24], même si cela n’empêche pas les controverses. Ainsi, il existe une controverse autour des découvertes des docteurs Levacher.

13

« Levacher, chirurgien fort peu connu du dernier siècle [le xviiie siècle], qui n’est ni Gilles Levacher […], ni [Thomas] Levacher de La Feutrie, qui a essayé en quelque sorte de se faire passer pour lui. Levacher [premier cité] était chirurgien de l’infant duc de Parme, et membre de l’Académie royale de chirurgie. Il est l’inventeur d’une machine pour redresser les déviations de la colonne vertébrale, sur l’efficacité de laquelle il a publié quelques observations. Levacher de La Feutrie, dans son traité du rakitis, s’est emparé de la machine et des observations de manière à rendre son plagiat difficile à découvrir et à dévoiler […] [25]. »

14Au début du xixe siècle dans l’article « Orthopédie » du Dictionnaire des sciences médicales, François Fournier-Pescay et Louis-Jacques Bégin ne mentionnent pas cette controverse et ne citent qu’un ouvrage en plus du traité d’Andry, celui de Desbordeaux : Nouvelle orthopédie ou précis sur les difformités que l’on peut prévenir ou corriger dans les enfants (publié en 1805). Et encore, ceux-ci le citent pour dire qu’il

15

« est écrit d’une manière trop vague […] ; [et que] le cadre dans lequel il a voulu se renfermer est trop étroit pour que son livre soit aussi utile que l’importance de la matière pourrait le permettre [26] ».

16L’orthopédie, telle qu’elle est établie avec Andry, et qui se développe dans la seconde moitié du xviiie siècle, participe d’un mouvement biopolitique, d’une nouvelle gouvernementalité où la « population » s’impose « comme un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel et à partir de ce qu’ils ont de naturel [27] ». Les progrès de l’orthopédie s’expriment notamment à travers la conception d’un large éventail de choix thérapeutiques. De nouvelles pratiques de santé émergent, et notamment des exercices corporels, même si ce n’est pas « encore véritablement « de la gymnastique », mais […] un ensemble d’activités, qui ne sont pas pour autant des pratiques erratiques, avec des références scientifiques, avec des références « rationalisées » sans être nécessairement « savantes » [28] ». Toujours est-il que les principales innovations orthopédiques du xviiie siècle demeurent encore ailleurs, plus exactement dans une expérimentation davantage technique : le « lit mécanique » ou le « lit à extension » et le corset redresseur sont les techniques de redressement privilégiées. Ce qui ne va pas sans ambiguïté dans un espace médical qui par ailleurs critique très fortement le port du corset, et cherche à en bannir l’usage dans les pratiques pédagogiques.

17À la manière du regard anatomique depuis la Renaissance [29], le regard orthopédique contribue à déplacer lentement les frontières entre évidences corporelles et vérités corporelles, et cela s’observe singulièrement à propos des colonnes vertébrales. En effet, les difformités de la colonne vertébrale, pas plus que d’autres pathologies, n’apparaissent en aucune façon au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, même si, à ce moment, le discours médical va dessiner un cadre intellectuel plus stable autour des pathologies, en progressant dans la délimitation des causes, en distinguant des symptômes et surtout en éprouvant des thérapeutiques. Les corps des hommes et des femmes sont soumis aux accidents de la vie et aux problèmes de développement vraisemblablement depuis plusieurs siècles (qu’ils soient congénitaux ou environnementaux). Autrement dit, les difformités orthopédiques ne naissent pas sous la plume du docteur Andry, pas plus que sous celles des docteurs Jacques-Mathieu Delpech ou Sauveur-Henri-Victor Bouvier dans les années 1820 ; pourtant ces médecins-orthopédistes [30] vont renouveler le regard orthopédique, sa nosographie, et faire évoluer les représentations sociales afférentes. Au-delà, de la pérennité de la limite d’âge – comprise dans l’étymologie du mot –, l’orthopédie [31] doit être comprise, selon le docteur Bouvier en 1834, comme la branche de la médecine qui a

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« pour but de conserver les formes naturelles du squelette, et de les rétablir lorsqu’elles sont dans un état anormal […] [et] bien que l’art qu’il désigne s’applique aux adultes comme aux enfants, il est de fait que c’est surtout avant le terme de l’accroissement que ses procédés sont utiles [32] ».

19Ainsi, l’orthopédie du xixe siècle va définitivement se défaire de sa stricte acception sémantique, car

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« cette définition est insuffisante […]. Cette science […] a pour objet de corriger toutes les difformités, soit qu’elles appartiennent aux os, soit qu’elles affectent les organes mous ; elle doit aider ou suppléer l’action de toutes les parties dont la texture ou les fonctions ont été altérées, tant chez les jeunes sujets que chez les adultes et les vieillards […]. L’orthopédie est […] l’une des parties les plus vastes et les plus importantes de la médecine ; nous verrons […] qu’elle est malheureusement aussi l’une de ses parties les moins avancées : si elle était cultivée avec l’attention que réclame son utilité, l’exactitude et l’efficacité des procédés qu’elle emploie, elle ne se bornerait pas à prévenir ou à corriger les difformités ; elle remonterait plus haut, elle s’occuperait de tout ce qui peut donner aux sujets de l’un et l’autre sexe la conformation la plus régulière et la plus appropriée à l’exercice des fonctions que chaque organe doit remplir ; on lui devrait alors une partie importante de l’éducation physique des enfants et des adultes [33] […] ».

21Partie d’une éducation du physique des enfants et des adultes, l’orthopédie du début du xixe siècle a éprouvé son regard et ses pratiques, elle procède de ce que Foucault a baptisé « la politique de la santé au xviiie siècle [34] ». Sans doute n’est-elle encore qu’une spécialité [35] du champ médical aux fondements flottants, mais elle s’impose en tant qu’espace discursif légitime dans l’ordre du discours médical. Elle se pose comme une discipline au sens de Foucault, c’est-à-dire comme

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« un principe de contrôle de la production du discours. Elle lui fixe des limites par le jeu d’une identité qui a la forme d’une réactualisation permanente des règles [36] ».

23Et elle va évoluer par la multiplication des expériences concrètes sur les corps, à l’initiative de médecins-orthopédistes et d’acteurs d’un marché du redressement et de l’entretien des corps.

Têtes d’affiche et seconds rôles : Les acteurs de l’institutionnalisation de l’orthopédie

24La période révolutionnaire va profondément renouveler les conditions d’exercice de la médecine. La loi du 10 mars 1803 instaure des écoles de médecine, abolit la distinction entre médecins et chirurgiens, et institue deux niveaux à la pratique médicale : celui des docteurs, issus des écoles de médecine devenues facultés en 1808 ; celui des officiers de santé, pratiquant une médecine restreinte, après des études plus brèves et limitées, au département d’obtention. Si les deux niveaux d’exercice de la médecine coexistent jusqu’en 1892 [37], les médecins voient leurs positions se renforcer, soutenus par un cadre législatif en leur faveur et qui tend à minimiser le rôle d’autres agents de la popularisation des pratiques médicales. Malgré tout – et particulièrement en orthopédie – une pluralité d’acteurs continue à travailler. En effet, la constitution d’un espace médical orthopédique spécialisé n’est pas un processus exclusivement dirigé par des docteurs en médecine qui construiraient ainsi leur propre corpus de savoirs à des fins de légitimation interne à leur spécialité et au champ médical.

25Tout d’abord, nous verrons les médecins les plus actifs dans la nouvelle spécialité orthopédique. Ces principaux médecins-orthopédistes sont Delpech, Jules Guérin, Bouvier, Vincent Duval et Charles-Gabriel Pravaz. Ils sont tous parisiens, sauf Delpech. Leurs travaux déterminent une grande part de la nosographie des pathologies orthopédiques. Ce sont les « prophètes » d’une nouvelle orthopédie, en voie de spécialisation. Ces premiers noms sont présentés comme « principaux » de par la multiplicité de réseaux, institutions ou encore revues auxquels ils participent. Avant 1850, ils intègrent les académies, ils dirigent des revues – ils y publient des comptes-rendus et des articles –, ils rédigent des notices dans les grands dictionnaires médicaux, leurs travaux sont repris par d’autres agents du champ médical – ils se citent également entre eux – et ils sont très présents dans l’institution hospitalière dès les premières années d’introduction de l’orthopédie à la fin des années 1830. C’est enfin de par leur position de directeurs d’établissements orthopédique et gymnastique [38] dès les années 1820 et 1830 que leurs trajectoires sont similaires.

26À la fin du xixe siècle, le chirurgien Louis-Alexandre de Saint-Germain, relate à propos de Bouvier que

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« l’orthopédie a gagné dans sa cohabitation avec un maître comme [lui]. Il l’a fondée sur l’anatomie pathologique, sans laquelle il n’y a plus aujourd’hui d’enseignement ex professo possible des sciences médicales, il l’a nourrie de son érudition, enrichie d’un riche bagage de toute sorte, embellie de son style correct, châtié, élégant […]. Il en a fait une science. Elle ne peut plus, après lui, retomber dans l’empirisme pur. Tout au plus peut-elle, au contact du chirurgien, devenir plus alerte, plus expéditive, plus efficace, mais elle restera au fond ce que Bouvier l’a faite. Aussi c’est pour moi un devoir autant qu’un plaisir que d’insister avec détail sur la vie de cet homme remarquable [39] ».

28Ces « prophètes » accordent tout leur temps – ou presque – à l’orthopédie, et force est de souligner qu’ils tendent à accroître le volume de leur capital scientifique, à la fois temporel ou politique et plus spécifique, produit de la reconnaissance par les pairs. Les citations croisées et les controverses – ainsi que nous le verrons plus loin – sont alors des éléments décisifs pour l’intelligibilité du processus.

29À côté de ces médecins orthopédistes, il existe un groupe tout à fait singulier et dont l’engagement dans la spécialité orthopédique la légitime dans son ensemble, il s’agit de quelques « grands médecins », de quelques « mandarins [40] » parmi les plus actifs du développement de la médecine moderne. Ceux-ci sont des « prêtres » de la médecine de la première moitié du xixe siècle. De fait, plusieurs pontes du champ médical sont directement engagés dans le processus de spécialisation que connaît l’orthopédie : parmi eux Charles Londe, Claude Lachaise, Guillaume Dupuytren, ou Bégin. Ils sont tous membres de l’Académie de médecine, reconnus par leurs pairs et prennent part aux débats de leur temps. S’ils n’accordent pas tout leur temps à la constitution de savoirs et à la recherche de thérapeutiques orthopédiques, ils jouent un rôle certain dans la légitimation des savoirs orthopédiques, notamment auprès des établissements orthopédico-gymnastiques non tenus par des médecins. Ainsi, Dupuytren – célèbre chirurgien – patronne les tentatives de Mme Masson de La Malmaison pour la diffusion de l’orthopédie et de la gymnastique, au sein des maisons d’éducation féminine de la Légion d’honneur, dès le début des années 1830.

30Mais encore ces médecins ne doivent-ils pas être considérés comme de simples forces de légitimation, ainsi Lachaise ou Londe vont aussi créer du savoir dans le domaine des thérapeutiques orthopédiques et gymnastiques [41]. Au début des années 1820, le docteur Lachaise se lance, par exemple, dans une critique des méthodes de redressement appareillées, en particulier les lits à extension trop strictement mécaniques alors très en vogue. Et dans son article sur l’« orthopédie » dans le Dictionnaire des sciences médicales, Bégin souligne l’importance de l’éducation et particulièrement de l’éducation du physique :

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« Le problème de l’éducation, dans un état libre, se rattache à tout ce qu’il y a de plus important et de plus élevé dans le système social : c’est le lien qui unit les sciences morales et politiques à la médecine ; c’est la clé de tout ce que l’on peut établir de salutaire, soit au moral, soit au physique [42]. »

32Le développement des savoirs et des pouvoirs de l’orthopédie implique donc des acteurs du champ médical au-delà de la stricte pratique médicale orthopédique stricto sensu. La question du redressement des corps prend une réelle dimension hygiénique et pédagogique, sous la plume de ces « prêtres ». Extérieurs à la nécessité de constituer et d’éprouver les savoirs proprement orthopédiques, ils peuvent discourir de manière plus générale, et notamment sur les voisinages de l’orthopédie et de la gymnastique.

33Le troisième groupe peut paraître davantage éclaté, tant ses différentes composantes occupent un vaste spectre de positions dans la dynamique orthopédique. Ce sont les « sorciers » du redressement des corps, mais encore cette appellation ne doit pas disqualifier ces agents, ils participent pleinement à l’élaboration des connaissances de l’orthopédie, quand bien même ils ne sont pas toujours médecins et malgré l’opposition systématique des principaux « prophètes » et « prêtres » à leur encontre. Ainsi, les docteurs Maisonabe, Leuchsering-Herrmann, ou Bienaimé, les bandagistes Jules-Louis Hossard, Duvoir ou plus tard Blin-Ronsil [43], l’officier de santé Hamel, le gymnasiarque Francisco Amoros ou la directrice de l’établissement orthopédique et gymnastique de la maison d’éducation de la Légion d’honneur, Mme Masson de La Malmaison, contribuent pleinement aux débats orthopédiques. Ils développent souvent des stratégies thérapeutiques et/ou hygiéniques – empruntées à d’autres acteurs – dans leurs écrits, dans leurs ateliers de fabrication de corsets ou dans leurs directions d’établissements orthopédiques, gymnastiques ou même parfois hydrothérapi-ques. Unis par une logique plus d’une fois imparfaite, les discours produits par ces acteurs sont souvent porteurs d’un message ou de thérapeutiques anciennes parfois éculées. Et s’ils sont moins les vecteurs d’une innovation orthopédique, leur nombre et leur répartition à Paris attestent de l’existence d’un marché du redressement orthopédique des corps. Ils constituent la trame de l’interchamp orthopédique, et ils sont sans doute également des vecteurs préférentiels d’une diffusion des savoirs.

34Au cours des années 1820 à 1850, à travers un récolement au sein des Almanachs du commerce de Paris, nous avons tenté de circonscrire l’accroissement d’un marché du redressement des corps, qui atteste aussi de l’acuité avec laquelle se pose la question du rétablissement des déviations corporelles dans la capitale française [44] :

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Le marché du redressement des corps (1810-1852)

Fig. 1

Le marché du redressement des corps (1810-1852)

35Dans ce qui ressemble à un interchamp en cours de construction, nous souhaiterions souligner combien les questions de stratégies et de trajectoires sont décisives pour une lecture de l’institutionnalisation de l’orthopédie. Davantage que les gymnasiarques ou les bandagistes, les médecins-orthopédistes sont porteurs d’un discours plus systématique, raisonné et, de plus en plus, légitimé par une institution. Notre tentative de lecture webérienne de l’histoire de l’orthopédie voit ainsi les médecins-orthopédistes en « prophètes » d’une nouvelle orthopédie, les grands médecins en « prêtres » d’une médecine révolutionnée aux lendemains de la Révolution française et les acteurs secondaires en « sorciers » – plus ou moins dépourvus d’une légitimité institutionnelle – mais devant faire face à des situations ordinaires, gérant le quotidien des déviations corporelles.

36Gustave Flaubert dans Madame Bovary nous donne un excellent exemple de la pratique de ces « sorciers », en la personne de Charles Bovary. Ce dernier, officier de santé, « avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots [45] » et il mit cette lecture en pratique sur le pied bot d’Hippolyte Tautain – garçon d’écurie – sans bien « connaître quelle espèce de pied bot il avait [46] ». Le résultat fut déplorable – malgré l’étude des travaux du docteur Duval, sans doute connu de Flaubert – et bientôt la gangrène se fit jour, remontant la jambe opérée, au grand regret de Bovary.

37Le tableau esquissé ici n’est qu’une étape d’une tentative d’interprétation d’un processus socioscientifique et, de facto, la réalité sociale n’est jamais réductible à des idéaux types ; en effet, avec Raymond Aron – autre exégète de Weber –, nous pouvons dire que les

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« concepts sont seulement des instruments indispensables pour saisir le monde. Ils sont perpétuellement dépassés par une connaissance qui ne progresse que par ce dépassement. Il faut, par suite, définir des notions rigoureuses, non pour achever la science en un système clos, mais pour comparer nos idées à la réalité et, en prenant conscience de l’inadéquation, approfondir notre savoir [47] ».

39L’attention à quelques controverses, à différents débats et aux dynamiques de l’innovation doit permettre de densifier notre propos et d’apporter d’autres éléments d’intelligibilité sur la structuration d’un interchamp orthopédique. En effet, il ne faudrait pas faire une interprétation trop mécaniste de l’histoire, telle qu’elle est envisagée. Les discours des agents (médecins, Académies, revues, hôpitaux ou petites institutions) semblent travailler de concert à la structuration de la spécialité orthopédique comme interchamp au sein du champ médical, néanmoins ce sont davantage les oppositions et les controverses, tout à la fois méthodologiques, pratiques et symboliques, qui attestent d’une dynamique socioscientifique.

Accords et désaccords orthopédiques [48]

40L’orthopédie de la première moitié du xixe siècle ne voit pas se dessiner des courants de pensée bien distincts et singuliers, qui structureraient clairement les interactions entre les acteurs sociaux. Ceux-ci, engagés dans la construction d’un savoir et de savoir-faire, participent plutôt de différents courants méthodologiques. Ainsi, chaque méthode de redressement rassemble plusieurs défenseurs, et c’est sur la base de ces oppositions et controverses méthodologiques que l’interchamp orthopédique va se développer. Nous focaliserons spécifiquement sur les interrogations liées aux difformités de la colonne vertébrale, suivant ainsi en grande partie le regard des médecins-orthopédistes eux-mêmes [49].

41Une première de ces controverses oppose le colonel et gymnasiarque Amoros [50] et le docteur Lachaise à la fin des années 1820, autour de la question de la « compétence médicale » du colonel Amoros dans l’emploi des méthodes thérapeutiques orthopédiques appareillées. Le docteur Lachaise refuse cette compétence au colonel Amoros pour deux raisons : d’une part, le colonel Amoros n’est pas médecin et d’autre part, le docteur Lachaise s’oppose personnellement aux redressements de la colonne vertébrale à l’aide de machines orthopédiques [51]. Si les deux hommes semblent tout avoir pour s’entendre, notamment un goût pour les exercices du corps, les attaques de Lachaise sont acerbes. Et Amoros cherche à se défendre en soulignant le caractère infondé des assertions du docteur Lachaise et en s’appuyant sur la légitimité accordée à ses connaissances physiologiques par plusieurs médecins célèbres, dont Casimir Broussais. Cependant d’autres témoignages viennent certifier les propos du docteur Lachaise, et permettent de douter des capacités proprement « médicales » du colonel Amoros, en effet, la violence que l’on va introduire dans le redressement de la colonne vertébrale par l’intermédiaire d’appareils et des lits mécaniques ne sont pas du goût de tous les médecins. Pour le docteur Lachaise,

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« parmi les procédés curatifs dont l’emploi, quelque modéré qu’il puisse être, doit être regardé comme irrationnel […], on peut citer l’extension continuée appliquée au redressement de la colonne vertébrale accidentellement courbée [52] ».

43Une seconde controverse oppose le docteur Guérin [53] et l’orthopédiste Hossard ; elle s’articule une nouvelle fois autour de la compétence médicale d’un acteur secondaire du processus de structuration de l’interchamp orthopédique. Ce débat questionne particulièrement les compétences orthopédiques de Hossard qui n’est pas médecin, mais fabricant de ceintures à levier. Ce dernier se vante de posséder une vraie légitimité par les réussites qu’il connaît à Angers, ainsi que par la tutelle exercée par son père – médecin-orthopédiste lui-même – au sein de son établissement orthopédique, et par le docteur Alphonse Tavernier [54] – médecin-orthopédiste –, son associé à la tête d’un établissement orthopédique dans Paris. Conscient de l’intérêt des autorités médicales pour la question orthopédique, Hossard cherche à faire reconnaître ses « soi-disant » réussites par l’Académie de médecine, mais sans réussir à convaincre. L’Académie donne finalement raison à Guérin, même si ce dernier est tout de même condamné pénalement pour diffamation, pour avoir osé traiter Hossard de « charlatan » dans l’une de ses lettres expliquant – avec raison – les supercheries mises en place par Hossard pour illustrer l’efficacité de sa méthode orthopédique [55]. Cela le conduit à souligner que le

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« caractère appareillé de l’orthopédie a facilité l’entrée de non-médecins dans l’espace de pratique, ce qui a beaucoup décrédibilisé cette branche de la médecine, à cause d’échecs ou d’usages abusifs des lits à extension, qui même mécanisés, nécessitent une bonne connaissance du corps humain et de son fonctionnement [56] ».

45Ces propos sont confirmés par le docteur André-Charles-Louis de Villeneuve dans une intervention à l’Académie de médecine, le 9 février 1836, à la fin de cette « affaire Hossard » :

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« Un orthopédiste doit donc être médecin. Maintenant qu’est-ce que M. Hossard ? Un pur mécanicien ; et c’est avec un homme sans connaissances médicales et sans titre légal que l’Académie va ainsi traiter de puissance à puissance ? […] M. Hossard peut inventer ces machines, mais il n’est pas plus apte à les appliquer que le coutelier qui confectionne un instrument n’est propre à faire l’opération [57]. »

47Guérin sera encore conduit à fréquenter les tribunaux dans les années 1840, après qu’il a décidé de s’engager dans un procès contre les chirurgiens François-Joseph Malgaigne et Auguste Vidal de Cassis, et le journaliste Henroz [58], ces derniers ayant ouvertement critiqué sa ténotomie rachidienne [59]. Outre sa ténotomie en elle-même, ce sont surtout les résultats de Guérin que le docteur Malgaigne critique ouvertement. Dans la préface de son Mémoire sur la valeur réelle de l’orthopédie, Malgaigne critique les chiffres avancés par Guérin le 1er juillet 1843 dans les colonnes de la Gazette médicale de Paris dans un « Relevé général du service orthopédique de l’hôpital des enfants » ; et Malgaigne s’appuie notamment sur l’expérience du docteur Duval, qui préside la consultation du bureau central des hôpitaux depuis 1833, or celui-ci

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« n’a pas encore obtenu pour les déviations de la taille, une seule guérison complète. [Or celui-ci] ne pratique pas la myotomie [60] ».

49D’autres controverses existent, notamment autour de la fondation d’établissements orthopédiques et gymnastiques dans Paris, au cours de la première moitié du xixe siècle. Celles-ci témoignent de l’existence d’un marché du redressement des corps, et illustrent la concurrence qui oppose les différents directeurs, notamment en fonction de leur légitimité médicale – exprimée dans la possession ou non du doctorat de médecine – et dans l’efficacité des méthodes développées. Mme Masson de La Malmaison – unique femme à se lancer dans la direction d’un établissement orthopédico-gymnastique – fait appel à différents médecins dans ses publications [61], afin que ceux-ci viennent apporter une sorte de caution, à la fois morale et scientifique, à ses réalisations. Il va de soi, qu’au sein de ses établissements, Mme Masson de La Malmaison mène ses thérapeutiques de manière autonome, et les membres de l’Académie de médecine, qui cautionnent son action, ne se déplacent que très rarement. Ce qui fait dire à d’autres directeurs d’établissements toute l’inquiétude qui est la leur quant à la direction des exercices orthopédiques par « une maîtresse de pension » ; et même si elle n’est pas explicitement nommée, elle est incontestablement la cible de Duval, lorsque ce dernier souligne que

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« il est à Paris une maîtresse de pension de jeunes demoiselles qui cherche à attirer des personnes contrefaites, en annonçant sa maison sous la direction d’un chirurgien connu par ses places, et, il faut le dire par son talent, hors toutefois, l’orthopédie, mais il faut en croire le bruit public, il ne serait pas désintéressé dans le succès de cet établissement, et la direction de ce chirurgien consisterait tout au plus dans une visite par semaine [62] ».

51Et l’expérience pédagogique de vingt années auprès de jeunes enfants [63] ne pèse pas bien lourd, dans un marché où le capital spécifique – proprement médical –, et les savoirs pratiques des différents acteurs s’affirment de plus en plus comme structurant les relations de concurrence.

52À la fois controversées et complémentaires, les relations de Guérin et de Bouvier sont centrales pour la compréhension de la structuration d’un interchamp orthopédique dans les années 1830-1840. Si Guérin – avec d’autres – ne jure presque que par la ténotomie [64] rachidienne, d’autres médecins-orthopédistes – dont le docteur Bouvier – ou orthopédistes soulignent l’efficacité de méthodes de redressement s’appuyant sur une recherche d’équilibre dans l’usage des différentes méthodologies orthopédiques, et en partie sur l’emploi des exercices d’une gymnastique prudente. C’est précisément entre ces deux noms que va se produire l’articulation entre des recherches étiologiques et d’autres, thérapeutiques et hygiéniques. Sans résoudre la question de la causalité première des pathologies, et notamment des difformités de la colonne vertébrale, ces deux médecins-orthopédistes vont faire se rejoindre singulièrement connaissance des corps et art de les guérir.

53Si la dynamique se lit bien dans les débats, ceux-ci témoignent de la proximité toujours plus grande entre les « prophètes », tout comme leur intégration progressive au groupe des « prêtres », au fur et à mesure de la structuration des savoirs. Pourtant les « prophètes » ne sont pas à l’abri d’un soudain déclassement, par la remise en cause de la méthodologie qu’ils utilisent ; la « chute » de Guérin à la fin des années 1840 est très significative de ce point de vue.

54Bouvier développe le regard orthopédique et se pose sans doute comme le plus complet dans la mise en œuvre d’une compréhension critique des affections et dans la diversité des méthodologies thérapeutiques expérimentées. Il est reçu docteur en médecine à Paris en 1823. Disciple du célèbre chirurgien Pierre-Auguste Béclard, Bouvier est tôt reconnu comme un

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« habile anatomiste ; [et rapidement] il va changer de voie alors que l’orthopédie, depuis longtemps négligée en France, devint tout à coup, pour quelques spéculateurs habiles, un assez bon moyen de fortune [65] ».

56Bouvier va œuvrer dans toutes les directions : lits mécaniques, chirurgie, gymnastique, etc. Grand esprit de synthèse, il se démarque aussi par des prises de position plus tranchées, mais toujours argumentées et non dogmatiques. Ainsi, dans un premier temps, il s’oppose également aux critiques du docteur Lachaise à propos des lits mécaniques – mis en œuvre par le gymnasiarque Amoros, dans les années 1820 –, en le traitant d’utopiste, avant de le rejoindre et d’ajouter la gymnastique parmi son arsenal redresseur. Parmi les « prophètes », Bouvier et Guérin sont aussi ceux qui bénéficient le plus complètement de l’investissement de l’Académie de médecine dans l’interchamp orthopédique dans les années 1830, à travers des lectures critiques de leurs travaux et expériences. Les Académies (de médecine et des sciences) contribuent notamment à valider innovations thérapeutiques et réflexions nosologiques.

57Enfin à la différence de Guérin, Bouvier reste l’un des enseignants les plus acharnés de son temps, de l’organisation de cours publics en 1828 [66] jusqu’aux leçons cliniques données à l’hôpital des Enfants malades après 1850 [67], où il « accompagnera » les premières expériences de traitements gymnastiques à l’hôpital [68]. Sa carrière perdure au-delà des années 1850, puisqu’il sera membre de la commission sur l’enseignement de la gymnastique dans les lycées, collèges, écoles normales et écoles primaires, réunies à partir d’octobre 1868 sous l’égide du ministre de l’Instruction publique Victor-Jean Duruy. Pour le rapport de cette commission, il rédige une note complémentaire sur la gymnastique orthopédique, où il souligne que

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« les instituteurs et professeurs destinés à enseigner la gymnastique dans les écoles et dans les lycées [devraient] posséder quelques notions sur la gymnastique orthopédique, c’est-à-dire sur les effets des exercices du corps par rapport à sa conformation et aux défauts qu’elle peut présenter […] [69] ».

59Une dizaine d’années plus tard, c’est encore lui qui rédige l’introduction d’un ouvrage majeur dans l’historiographie de l’essor de la gymnastique médicale, à savoir le Manuel de gymnastique hygiénique et médicale[70], publié en 1877 par le docteur Le Blond.

60Autour de ces controverses et de ces collaborations, il semble difficile de raisonner strictement et exclusivement à partir de l’opposition « médecins contre praticiens », « médecins contre chirurgiens », ou même « prophètes contre sorciers ». Et c’est peut-être alors autour des dynamiques de l’innovation que va se dérouler la structuration de l’interchamp orthopédique. Car si, ainsi que nous l’avons vu et souligné, la question de la compétence se pose avec une grande acuité, celle-ci n’est que le reflet d’autres interrogations enracinées dans les différentes expérimentations de redressement des corps. Les stratégies et trajectoires des acteurs de l’interchamp de l’orthopédie s’articulent avec un processus d’institutionnalisation de savoirs et de pouvoirs sur les corps.

Fig. 2

Espace des prises de position orthopédiques (milieu des années 1820)

Fig. 2

Espace des prises de position orthopédiques (milieu des années 1820)

Fig. 3

Espace des prises de position orthopédiques (début de la monarchie de Juillet)

Fig. 3

Espace des prises de position orthopédiques (début de la monarchie de Juillet)

Fig. 4

Espace des prises de position orthopédiques (fin de la monarchie de Juillet)

Fig. 4

Espace des prises de position orthopédiques (fin de la monarchie de Juillet)

61Une lecture consécutive de représentations du champ orthopédique [71] voit les « prophètes » suivre une trajectoire ascendante dans la légitimité médicale, et voit s’accroître la méfiance à l’encontre des méthodes strictement mécaniques, alors même que l’opposition à ces méthodes devient de moins en moins structurante des interactions. Engagés dans la constitution de savoirs et de savoir-faire, les médecins-orthopédistes vont inventer des modus vivendi discursifs sur l’emploi modéré de différentes techniques d’extension, et sur les usages hygiéniques des pratiques d’exercice corporel. Ce processus est pluriel, à la fois vers une plus grande technicisation des techniques chirurgicales (Guérin), et vers une plus grande souplesse dans l’usage (imaginé ou supposé) rationnel des exercices du corps (comme chez Pravaz ou Bouvier). Porteurs d’un discours de plus en plus systématique, les « prophètes » se muent en « prêtres », et tendent à se distinguer davantage des « sorciers » ; un processus que nous avons matérialisé par l’accroissement de l’écart entre le groupe des « prophètes » et celui des « sorciers », et par la progression des « prophètes » sur l’axe de la légitimité proprement médicale.

62Sous la pression d’un nombre de médecins toujours plus important [72], et d’une médecine qui fait évoluer son regard en développant une approche localiste des pathologies, l’orthopédie se constitue un monopole sur le redressement des corps.

63Si les acteurs d’un marché du redressement des corps (fabricants de corsets ou bandagistes) vont continuer à travailler et à croître quantitativement dans les années 1850, les approfondissements du savoir orthopédique et l’accentuation de l’importance de la légitimité médicale, au sein de l’interchamp, vont donner dans les années 1840 – pour un temps – un monopole de la pratique orthopédique aux médecins [73].


Mots-clés éditeurs : institutionnalisation, orthopédie, corps, médecine, interchamp.

Date de mise en ligne : 15/04/2012

https://doi.org/10.3917/rhs.642.0323

Notes

  • [*]
    Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (ISSUL), Université de Lausanne, Bâtiment de Vidy, 1015 Lausanne, Suisse.
    E-mail : gregory.quin@gmail.com
  • [1]
    Je remercie Mme Monique Schneider pour les conseils prodigués au sujet du présent article et sa relecture attentive.
  • [2]
    Depuis environ une décennie, sociohistoire et histoire sociale et culturelle de la médecine connaissent un essor remarquable, comme en témoignent les publications de Patrice Bourdelais, Olivier Faure ou Marc Renneville : Marc Renneville, Le Langage des crânes : Une histoire de la phrénologie (Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 2000) ; Patrice Bourdelais (dir.), Les Hygiénistes : Enjeux, modèles et pratiques (Paris : Belin, 2001) ; Patrice Bourdelais, Olivier Faure (dir.), Les Nouvelles pratiques de santé : xviie-xxe siècle (Paris : Belin, 2005).
  • [3]
    À propos de l’histoire de l’orthopédie depuis le xviiie siècle, on lira Georges Vigarello, Le Corps redressé : Histoire d’un pouvoir pédagogique (Paris : Delarge, 1978), réédité en 2001 ; Leonard Peltier, Orthopedics : A history and iconography (San Francisco : Norman Publishing, 1993) ; Roger Cooter, « Orthopédie », in Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale (Paris : PUF, 2004), 822-827 et Jacques Monet, La Naissance de la kinésithérapie (Paris : Glyphe, 2009).
  • [4]
    Cooter, art. cit. in n. 3.
  • [5]
    Patrice Pinell, Champ médical et processus de spécialisation, Actes de la recherche en sciences sociales, CLVI-CLVII/1-2 (2005), 4-36.
  • [6]
    Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle (Paris : Belin, 1993).
  • [7]
    Pinell, art. cit. in n. 5 ; George Weisz, Divide and conquer : A comparative history of medical specialization (Oxford : Oxford University Press, 2006).
  • [8]
    Pinell, art. cit. in n. 5.
  • [9]
    Yvonne Knibielher, Catherine Fouquet, La Femme et les médecins (Paris : Hachette, 1983).
  • [10]
    Jacques Defrance, L’Excellence corporelle (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1987).
  • [11]
    Vigarello, op. cit. in n. 3.
  • [12]
    La biopolitique constitue une « technique de pouvoir non disciplinaire […], elle s’adresse non pas à l’homme-corps, mais à l’homme vivant, à l’homme être vivant ; à la limite si vous le voulez à l’homme-espèce. […] [elle] s’adresse à la multiplicité des hommes […] en tant qu’elle forme […] une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. » (Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris : Gallimard-Seuil, 1997), 216). À ce propos, on lira également les premières leçons dans Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978 (Paris : Gallimard-Seuil, 2004).
  • [13]
    Pierre Bourdieu, La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison, Sociologies et sociétés, VII/1 (1975), 91-118 ; Id., Le champ scientifique, Actes de la recherche en sciences sociales, II/2 (1976), 88-104.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire (Paris : Éd. du Seuil, 1992), 326-327.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber, Archives européennes de sociologie, XII (1971), 3.
  • [16]
    Id., Esprits d’État : Genèse et structure du champ bureaucratique, in Id., Raisons pratiques : Sur la théorie de l’action (Paris : Éd. du Seuil, 1994), 129.
  • [17]
    Peltier, op. cit. in n. 3.
  • [18]
    Sébastien Jahan, Le Corps des Lumières (Paris : Belin, 2006), 59.
  • [19]
    Vigarello, op. cit. in n. 3, 80-81.
  • [20]
    Nicolas Andry, L’Orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfants, les difformités du corps (Paris : Lambert et Durand, 1741).
  • [21]
    François-Guillaume Levacher, Nouveau moyen de prévenir et de guérir la courbure de l’épine, Mémoire de l’Académie royale de chirurgie, IV (1768), 596-613.
  • [22]
    Thomas Levacher de La Feutrie, Traité du rakitis ou l’art de redresser les enfants contrefaits (Paris : Lacombe, 1772).
  • [23]
    Jean Verdier, Recueil de mémoires et d’observations sur la perfectibilité de l’homme par les agents physiques et moraux (Paris : l’auteur, 1772) et Discours sur l’éducation nationale physique et morale des deux sexes (Paris : s. éd., 1792).
  • [24]
    Pierre-François-Frédéric Desbordeaux, Nouvelle orthopédie (Paris : Crapart, 1805).
  • [25]
    Jean-Eugène Dezeimeris, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, t. III, 2nde partie (Paris : Béchet jeune, 1837), 445.
  • [26]
    François Fournier-Pescay, Louis-Jacques Begin, « Orthopédie », in Dictionnaire des sciences médicales, t. XXXVIII (Paris : Panckouke, 1819), 296-297.
  • [27]
    Foucault (2004), op. cit. in n. 12, 72.
  • [28]
    Georges Vigarello, Le corps et ses représentations dans l’invention de la gymnastique, in Christian Pociello (dir.), Entre le social et le vital : L’éducation physique et sportive sous tension (xviiie-xxe siècle) (Grenoble : PUG, 2004), 27.
  • [29]
    Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste (Paris : Éd. du Seuil, 2003).
  • [30]
    Le qualificatif d’« orthopédistes » sans la mention « médecins » sera réservé aux acteurs secondaires dépourvus de doctorat de médecine.
  • [31]
    À propos du titre de son ouvrage, le docteur Andry souligne qu’il l’a « formé de deux mots grecs, à savoir, d’Orthos qui veut dire droit, exempt de difformité […] & de Paidion, qui signifie enfant. [Il a] composé de ces deux mots, celui d’Orthopédie, pour expliquer dans un seul terme le dessein que je me propose, qui est d’enseigner divers moyens de prévenir et de corriger dans les enfants, les difformités du corps » (Andry, op. cit. in n. 20, préface).
  • [32]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, « Orthopédie », in Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques (Paris : Gabon & Baillière, 1834), 288.
  • [33]
    Fournier-Pescay, art. cit. in n. 26, 295.
  • [34]
    Michel Foucault, La politique de la santé au xviiie siècle, in Id., Dits et écrits, 1976-1988, t. II (Paris : Gallimard, 2001), 13-27.
  • [35]
    Pinell, art. cit. in n. 5.
  • [36]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours (Paris : Gallimard, 1971), 37-38.
  • [37]
    Sur l’histoire de la médecine et sa réforme à la fin du xviiie siècle et dans les premières années du xixe siècle, on lira notamment Jacques Léonard, « Les médecins de l’Ouest au xixe siècle », thèse présentée devant l’université de Paris-IV le 10 janvier 1976 – publiée en partie : Jacques Léonard, La Vie quotidienne des médecins de l’Ouest au xixe siècle (Paris : Hachette, 1977) – ; et Laurence W. B. Brockliss, Medical reform, the Enlightenment and physician-power in late eighteenth-century France, in Roy Porter (ed.), Medicine in the Enlightenment (Amsterdam-Atlanta : Rodopi, 1995), 64-112.
  • [38]
    Sur l’histoire des établissements orthopédiques, on lira Grégory Quin, Jacques Monet, L’essor des établissements orthopédiques et gymnastiques à Paris, Montpellier et Strasbourg (première moitié du xixe siècle), Histoire des sciences médicales (à paraître début 2012).
  • [39]
    Louis-Alexandre de Saint-Germain, Chirurgie orthopédique thérapeutique des difformités congénitales ou acquises : Leçons cliniques professées à l’hôpital des Enfants malades (Paris : Baillière, 1883), 24-27.
  • [40]
    George Weisz, The Medical Mandarins (Oxford : Oxford University Press, 1995).
  • [41]
    Charles Londe fait état des recherches de Lachaise dans les Archives générales de médecine, où il rédige notamment un compte-rendu critique d’un mémoire. Charles Londe, Bibliographie : Nouvelles preuves du danger des lits mécaniques, Archives générales de médecine, série 1, 16 (1828), 646-648.
  • [42]
    Fournier-Pescay, art. cit. in n. 26, 299-301.
  • [43]
    Un bandagiste comme Blin-Ronsil peut intégrer la structure hospitalière et bénéficier en retour de son aura, en effet sa notice dans l’Almanach du commerce de Paris de 1833 précise cela : « Blin-Ronsil, chirurgien herniaire des hôpitaux, hospices civils et prisons de Paris, de la maison de répression de Saint-Denis, du dépôt de mendicité de Villers-Cotterêts, rue Tiquetonne, 20 et cour du Commerce Saint-André, 1. » (Sébastien Bottin, Almanach du commerce de Paris, des départements de l’Empire français et des principales villes de l’Europe (Paris : Bureau de l’Almanach, 1833).)
  • [44]
    Les courbes du présent graphique ont été réalisées à partir d’un recensement systématique des rubriques mentionnées au sein des Almanachs de commerce de Paris pour les années indiquées.
  • [45]
    Gustave Flaubert, Madame Bovary (Paris : Pocket, 1998 [1856]), 217.
  • [46]
    Ibid., 219.
  • [47]
    Raymond Aron, La Sociologie allemande contemporaine (Paris : PUF, 2007 [1935]), 86.
  • [48]
    Les controverses présentées dans les paragraphes suivants – associées à notre lecture webérienne des différents acteurs de l’interchamp orthopédique – ont donné lieu à la production de trois tentatives de schématisation d’un espace des prises de position orthopédiques, que vous retrouverez en fin d’article.
  • [49]
    Les difformités de la colonne vertébrale sont l’objet d’une forte attention de la part des médecins-orthopédistes, qui lui consacrent une grande part de leurs travaux et de leurs traitements au sein de leurs établissements orthopédiques. À ce propos, on lira Grégory Quin, Le sexe des difformités et la réponse orthopédique, Genre et histoire, 4 (2009) (http://genrehistoire.revues.org/index523.html).
  • [50]
    À propos du colonel Amoros et de son rôle dans l’histoire des pratiques d’exercice corporel, on lira Defrance, op. cit. in n. 10.
  • [51]
    Claude Lachaise, Précis physiologiques sur les courbures de la colonne vertébrale (Paris : Villeret, 1827) ; Id., Nouvelles preuves des dangers des lits mécaniques et des avantages des exercices gymnastiques dans le traitement des difformités de la taille (Paris : Villeret, 1828).
  • [52]
    Claude Lachaise, De la courbure accidentelle de la colonne vertébrale chez les jeunes filles, et de l’insuffisance ou des dangers des lits mécaniques à extension continuée, employés pour son redressement, Archives générales de médecine, série 1, 8 (1825), 501.
  • [53]
    Pour une analyse approfondie de la trajectoire de Guérin, on se référera à Grégory Quin, Jules Guérin : Brève biographie d’un acteur de l’institutionnalisation de l’orthopédie (1830-1850), Gesnerus, LXVII/3-4 (2009), 237-255.
  • [54]
    Le docteur Tavernier est notamment l’auteur d’une notice et d’un avis dans les années 1840 : Alphonse Tavernier, Notice sur le traitement des difformités de la taille au moyen de la ceinture à inclinaison (Paris : Germer-Baillière, 1841) ; et Simple avis sur quelques préjugés et abus en orthopédie (Paris : Labbé, 1845).
  • [55]
    Hossard réalise notamment de fausses moulures de dos déviés puis redressés par ses soins, une supercherie rapidement mise à jour, par les regards experts des académiciens.
  • [56]
    Jules Guérin, Travaux académiques. Orthopédie : Lettres sur quelques supercheries orthopédiques, Gazette médicale de Paris, t. VI (1835), 623.
  • [57]
    André-Charles-Louis de Villeneuve, Travaux académiques. Suite et fin de la discussion sur l’Affaire Hossard, Gazette médicale de Paris, t. VII (1836), 107.
  • [58]
    À propos de cette controverse, on lira Leonard Peltier, Guérin versus Malgaigne : A precedent for the free criticism of scientific papers, Journal of orthopaedic research, 1 (1983), 115-118.
  • [59]
    Sachaile de La Barre (pseudonyme de Claude Lachaise), Les Médecins de Paris jugés par leurs œuvres ou statistique scientifique et morale des médecins de Paris (Paris : l’auteur, 1845), 348. Ce type de travaux tend à légitimer l’ensemble de la profession médicale, et particulièrement les « prêtres » de la médecine qui bénéficient de notices plus conséquentes.
  • [60]
    François-Joseph Malgaigne, Mémoire sur la valeur réelle de l’orthopédie et spécialement de la myotomie rachidienne dans le traitement des déviations latérales de l’épine : Précédé d’un mémoire sur l’abus et le danger des sections tendineuses et musculaires dans le traitement de certaines difformités (Paris : Baillière, 1845), 28.
  • [61]
    Dont le baron Dupuytren, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi d’autres membres de l’Académie de médecine (le docteur de Saint-Antoine, ou même une commission de l’Académie de médecine composée des docteurs-médecins Bricheteau, Deleur et Thillaye). Voir Mme Masson de La Malmaison, Des difformités de la taille et des maladies qui les font naître (Paris : l’auteur, 1840).
  • [62]
    Vincent Duval, Guillaume Jalade-Lafond, Établissement orthopédique (Paris : l’auteur, 1829), 4.
  • [63]
    Mme Masson de La Malmaison, Aperçu sur l’éducation physique des jeunes demoiselles (Paris : Plassan et Cie, 1831), 5.
  • [64]
    Ténotomie ou méthode chirurgicale pour le traitement des déviations, utilisant notamment les sections de muscles ou de tendons.
  • [65]
    Sachaile de La Barre, op. cit. in n. 59, 137-138.
  • [66]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, Programme d’un cours public et gratuit d’orthopédie, spécialement appliqué au traitement des difformités de la taille (Paris : l’auteur, 1828).
  • [67]
    Id., Leçons cliniques sur les maladies chroniques de l’appareil locomoteur, professées à l’hôpital des Enfants malades pendant les années 1855, 1856 et 1857 (Paris : Baillière, 1858).
  • [68]
    Grégory Quin, Un professeur de gymnastique à l’hôpital : Napoléon Laisné (1810-1896) introduit la gymnastique à l’hôpital des Enfants malades (1847), Staps, LXXXVI/4 (2009), 79-91.
  • [69]
    Sauveur-Henri-Victor Bouvier, Note complémentaire sur la gymnastique orthopédique par M. le docteur Bouvier de l’Académie de médecine, membre de la commission de gymnastique, in Jean-Baptiste Hillairet (dir.) Rapport sur l’enseignement de la gymnastique dans les lycées, collèges, écoles normales et écoles primaires (octobre 1868).
  • [70]
    Narcisse-Auguste Gérardin (pseud. Dr Le Blond), Manuel de gymnastique hygiénique et médicale, comprenant la description des exercices du corps et leurs applications au développement des forces, à la conservation de la santé et au traitement des maladies (Paris : Baillière, 1877).
  • [71]
    Les trois schémas proposés ne sont pas du tout les produits d’une analyse statistique approfondie. Leur portée n’est qu’heuristique et vise à illustrer nos propos, en proposant une représentation graphique des controverses et des collaborations à trois moments de l’histoire du processus d’institutionnalisation de l’orthopédie.
  • [72]
    Jacques Léonard, Les études médicales en France entre 1815 et 1848, Revue d’histoire moderne et contemporaine, XIII/1 (1966), 87-94.
  • [73]
    À ce sujet, on se reportera aussi à : Grégory Quin, « Le mouvement peut-il guérir ? Histoire de l’engagement des médecins français dans l’élaboration de l’éducation physique (1741-1888) », thèse présentée devant l’université de Lausanne, le 19 novembre 2010 ; Anaïs Bohuon, Grégory Quin, Des scoliotiques aux hystériques : Une histoire de l’éducation corporelle des fillettes et des jeunes filles (années 1830 – années 1900), Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, XII (2010), 181-194.

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