Couverture de RHSHO_208

Article de revue

Hitler lecteur de Nietzsche ?

Pages 87 à 109

Notes

  • [1]
    In Domenico Losurdo, Nietzsche, il ribelle aristocratico. Biografia intelletuale e bilancio critico, Turin, Bollati Boringhieri, 2002-2004 ; en français Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, traduit de l’italien par Jean-Michel Buée, Paris, Delga, 2016, partie v, exergue, p. 695.
  • [2]
    Voir Bernhardt H. F. Taureck, Nietzsche und der Faschismus, Hambourg, Junius, 1989. Dans cet ouvrage, l’auteur élabore en particulier un tableau non exhaustif des positions en la matière ; j’ai présenté ce tableau dans mon essai Entre chiens et loups. Dérives politiques dans la pensée allemande du xxe siècle (préface de Bernard Bourgeois, Paris, Le Félin, 2011, p. 139). Sans nommer ici tous les auteurs en cause, on peut rappeler que Bernhardt Taureck divise les jugements sur Nietzsche en trois classes : lui imputer une part de responsabilité dans la survenue du fascisme ; voir en lui celui qui aurait diagnostiqué une évolution y conduisant – ou, variante, voir en lui celui qui a vu ce que la modernité enveloppe de fascisant ; ou faire de lui un opposant potentiel au fascisme. L’intérêt du travail de Taureck est de souligner combien ces divisions ne recoupent aucunement les vues politiques de ceux qui les défendent (c’est ainsi que des auteurs aussi divergents politiquement qu’Adorno et Jünger se retrouvent par exemple dans la deuxième « classe »).
  • [3]
    Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 995 sq. Pour disculper Elisabeth Förster-Nietzsche, Losurdo cite en particulier des lettres du jeune Nietzsche à sa sœur sur lesquelles celle-ci a « jeté un voile pudique » et dans lesquelles la plus banalement violente judéophobie se donne libre cours. L’auteur rappelle aussi la conclusion du Socrate et la tragédie (1er février 1870 à Bâle) : « Ce socratisme ambiant, c’est la presse juive », qui a charitablement été ou supprimée ou renvoyée dans l’apparat critique dans l’édition Colli-Montinari (Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éd.), Opere di Friedrich Nietzsche, vol. iii, t. 1, La nascita della tragedia. Considerazioni inattuali, I-III, Milan, Adelphi, 1982 ; en français La naissance de la tragédie ; Fragments posthumes : automne 1869-printemps 1872, édité par Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1989. Losurdo nous apprend que, dans l’édition italienne, la « presse juive » devient la « presse d’aujourd’hui » (Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 980).
  • [4]
    « Il faut enseigner Platon parce qu’avec lui se dresse l’esprit nordique dans un combat contre la décadence », mention reprise d’un mémoire de professeur de lettres classiques lors de consultations organisées en 1936 par le ministre de l’Éducation du Reich, Bernhardt Rust, nazi de la première heure. Cité par Johann Chapoutot in La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017, p. 32. L’auteur précise que « tout le monde évoque la philosophie grecque » (mais non la stoa, qui sera réputée non-hellène) : Hitler dans Mein Kampf, Rosenberg, Goebbels, Himmler… En 1941, Oskar Becker assure que « la philosophie grecque est la philosophie d’un peuple qui nous est apparenté par la race ».
  • [5]
    Cité in Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 982.
  • [6]
    Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, traduit de l’allemand par Jeanne Champeaux, Paris, Allia, 2006, p. 46-47. La note 8 afférente à la citation de La Volonté de puissance précise qu’elle est prise à la « première édition de 1901 qui était constituée de 483 fragments posthumes compilés par Elisabeth Förster-Nietzsche d’après des plans que Nietzsche avait ébauchés en vue d’un ouvrage à venir qu’il n’a cependant jamais publié ».
  • [7]
    Dans une lettre du 3 juin 1917, adressé à Herwarth Walden, Alfred Döblin écrit avoir « lu récemment quelque part » qu’on lit « Nietzsche dans toutes les tranchées ». Et il commente : « Et voilà le crépuscule de Nietzsche ! Débâcle sur toute la ligne ! » Une note précise qu’« en 1906, les éditions Alfred Kröner de Leipzig ont publié une édition de poche de Nietzsche, nommée édition populaire en onze volumes, complétée par d’autres volumes dans les années suivantes ». Alfred Döblin, Je vous écris de Sarreguemines, 1915-1918, traduit de l’allemand par Renate et Alain Lance, Vaux, Serge Domini Éditeur, 2017, p. 57. Que faut-il entendre par « lire Nietzsche » ? Telle est la question centrale pour notre propos.
  • [8]
    Même s’il n’a pas lui-même assassiné, ce qui n’est d’ailleurs pas certain, Eichmann est celui qui s’est vanté de descendre joyeusement au tombeau si seulement il avait l’assurance d’avoir contribué à avoir fait disparaître cinq millions de Juifs.
  • [9]
    Les historiens s’accordent pour souligner tout ce qui sépare « l’obéissance » dans l’armée prussienne et celle qui est requise dans l’armée française. Hitler ne délivre aucun message écrit, ni probablement ne commande explicitement ; obéir au Führer revient donc à prendre des initiatives conformes aux désirs généraux de Hitler. En revanche, Eichmann a nommément désobéi à Himmler, qui souhaitait temporiser, pour organiser de son propre chef la déportation en 1944 des Juifs de Budapest.
  • [10]
    Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, Paris, Flammarion, 2009, p. 9 ;
  • [11]
    Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge, Paris, Allia, 1996.
  • [12]
    Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, op. cit., p. 140-141 et note 2 p. 140.
  • [13]
    Ibid. Pour Marc Bloch, Antoine Vitkine cite L’Étrange défaite, publié chez Gallimard en 1990.
  • [14]
    Haute figure inoubliable de Platon dans son Gorgias, dans lequel la question qui oppose Socrate à Calliclès est celle de savoir s’il vaut mieux commettre l’injustice ou la subir. Nietzsche donne évidemment raison à Calliclès selon qui, bien sûr, mieux vaut commettre l’injustice que la subir.
  • [15]
    En soulignant sans cesse la source juive du christianisme, Nietzsche se démarque de Schopenhauer qui, lui, « n’avait vu que bouddhisme dans le christianisme ». Franz Overbeck rappelle que, telle que Nietzsche l’a laissée, La Volonté de puissance distingue « un double christianisme : l’un est encore nécessaire pour briser la sauvagerie et la grossièreté qui sévissent parmi les hommes ; l’autre est fort nocif car il attire à lui les décadents en tous genres et les séduit pour satisfaire à son origine qui eut lieu parmi les cercles de décadents ». Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 51.
  • [16]
    Jacques Bouveresse, Foucault et Nietzsche, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016, p. XII.
  • [17]
    Adolf Hitler, Mon combat, traduit par Jean Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934 (rééd. 1979), p. 677.
  • [18]
    Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, dissertation I, paragraphe 16. N’y a-t-il pas là un bel exemple de la noblesse fantasque de Nietzsche qui le situe à des années-lumière de l’étroitesse hitlérienne ?
  • [19]
    « La véritable pensée de Nietzsche constitue un système : au début est la mort de Dieu, au milieu est le nihilisme qui en découle et, à la fin, l’autodépassement du nihilisme dans l’Éternel retour. À ces trois étapes correspondent les trois formes successives de l’esprit, dans le premier discours de Zarathoustra », Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche, traduit de l’allemand par Rémi Laureillard, Paris, Gallimard, 1969, chapitre : « Nietzsche philosophe de notre temps et de l’éternité », paragraphe 3, p. 238-246.
  • [20]
    Jean Lefranc, « Les figures du Surhomme », Revue de l’APPEP, 57e année, n° 1, septembre-octobre, 2006, p. 62-80.
  • [21]
    Cette image de l’homme comme un pont revient souvent sous la plume de Nietzsche : « L’homme compte parmi les coups les plus heureux, les plus inattendus, les plus excitants du jeu que joue le “grand enfant” d’Héraclite […], il éveille curiosité, attention, espoir presqu’une certitude comme si l’homme n’était pas un but, mais seulement un chemin, un épisode, un pont, une promesse. » Nietzsche, Généalogie de la morale (dissertation I, paragraphe 16), op. cit.
  • [22]
    « Durant toute une période historique, la révolution a été condamnée du fait de sa part d’irréligiosité et d’athéisme ; à présent, la révolution devient synonyme de messianisme […]. En tout cas, elle est symptôme d’une maladie. […] C’est contre cette tradition que polémique Hegel […] Si, dans l’historiographie de la restauration, la “maladie” révolutionnaire est en grande partie une métaphore, dans la seconde moitié du xixe siècle, à la suite des développements de la psychologie, de la psychiatrie, de l’anthropologie criminelle, de la physiologie, la métaphore tend à prendre l’aspect d’un diagnostic “scientifique”. » Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 624 sq.
  • [23]
    Ibid., p. 625.
  • [24]
    Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 37. Overbeck poursuit : « La manière dont il s’approprie l’héritage commun du temps présent n’a rien qui lui soit propre si on la mesure à ces emprunts » et de citer Les idéaux du matérialisme de Heinrich von Stein comparé à ce que dit Nietzsche dans Humain trop humain : « Ils donnent l’impression de deux livres jumeaux datant de 1878. » Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, un livre pour esprits libres, édité par Mazzino Montinari, Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1981 [1991].
  • [25]
    Thomas Mann, « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », in Thomas Mann, Études, traduit et présenté par Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2006.
  • [26]
    Ernst Tugendhat, sans se soucier nommément de Mein Kampf, effectue ce travail dans un très puissant article qui cherche quelles sont les voies parmi toutes celles que la complexité de Nietzsche lui a fait pratiquer, qui le conduisent « dans les parages de Hitler ». Si l’anti-égalitarisme est véhément chez chacun, l’auteur voit, comme nous le faisons ici, combien celui de Nietzsche repose sur la nostalgie d’une hiérarchie disparue. Ernst Tugendhat propose une distinction très féconde entre ce qu’il nomme un anti-égalitarisme « vertical », tel celui de Nietzsche, entre les individus « bien nés » et les « faibles » – et un anti-égalitarisme « horizontal », tel celui que Hitler proclame sévir entre les peuples. Cette distinction montre combien, faute de la penser, il est aisé d’être égarés par des similitudes seulement verbales. Ernst Tugendhat, Aufsätze, Berlin, Suhrkamp, 2001, article 12 : « Macht und Antiegalitarismus bei Nietzsche und Hitler », p. 225-261. Merci à Emmanuel Faye de m’avoir indiqué cet article.
  • [27]
    Pour plus de précisions sur les difficultés du passage de la simple transcription de l’oral à une rédaction : voir Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, op. cit., p. 28-29.
  • [28]
    Avec une bien plus grande ampleur, voir pour cette notion le travail de Sidonie Kellerer in Emmanuel Faye (dir.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, Paris, Beauchesne, 2014, chapitre 4, en partie repris in Sidonie Kellerer, « Quand Heidegger réécrit son histoire », in Sven Ortoli (dir.), hors série de Philosophie Magazine : Les philosophes face au nazisme. Avant, pendant et après Auschwitz, janvier 2015, p. 82-85.
  • [29]
    L’allusion concerne tout spécialement le célèbre ouvrage d’Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes : Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, Vienne, Braumüller, 1918 ; en français Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, traduit de l’allemand par Mohand Tazerout, Paris, Gallimard, 1948 (1re édition française). Pour un exemple d’étude de cet ouvrage, je renverrais à mon essai : Entre chiens et loups, op. cit., partie ii, chapitre 1. Voir aussi Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du xviiie siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.
  • [30]
    Voir Emmanuel Faye « La “vision du monde” antisémite de Heidegger à l’ombre de ses Cahiers Noirs », en conclusion de Heidegger, le sol, la communauté la race, op. cit.
  • [31]
    Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 211, in Œuvres philosophiques complètes, t. 7, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, édité par Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1971. Cette référence est rappelée par Domenico Losurdo in Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 395.
  • [32]
    Losurdo cite un fragment fort parlant : « Celui qui, en tant qu’homme de connaissance, a reconnu qu’en toute croissance et à côté d’elle s’exerce en même temps la loi du dépérissement, et que, pour la création une décomposition et un anéantissement impitoyables sont nécessaires, celui-ci doit apprendre en outre à tirer une sorte de joie de cette vision pour pouvoir la supporter – ou il ne sera pas apte à la connaissance. C’est-à-dire qu’il doit être capable d’une cruauté raffinée et de s’habituer à elle d’un cœur résolu… Un tel homme doit être capable de créer lui-même la souffrance avec joie, il doit connaître la cruauté de sa main, en acte, et non pas seulement avec les yeux de l’esprit. » Fragment de la Grossoktav-Ausgabe (édition des œuvres de Nietzsche parue entre 1894 et 1913), vol. xiii, p. 43, citée in Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 990.
  • [33]
    Selon Thomas Mann, Nietzsche serait « essentiellement étranger à la politique et spirituellement innocent ». Mann, « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », art. cité.
  • [34]
    Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1999.
  • [35]
    Hitler, Mein Kampf, op. cit., note 18, p. 210.
  • [36]
    Ibid., p. 576-577.
  • [37]
    Ibid., p. 289.
  • [38]
    Alexis Philonenko, Nietzsche. Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 72-73.
  • [39]
    Charles Appuhn, Hitler par lui-même d’après son livre Mein Kampf, Paris, Haumont, 1933, p. 28, traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 69-70).
  • [40]
    Toutefois, il peut avoir eu en tête le physicien nazi Philipp Lenard, grand promoteur de la physique aryenne et prix Nobel de physique en 1905. Pour lutter contre « la folie matérialiste » dénoncée d’ailleurs dans Mein Kampf, « Lenard avait conçu une théorie de l’éther en principe destinée à remplacer la théorie de la relativité (bien que les expériences de Michelson-Morley menées dans les années 1880 aient été défavorables à l’idée d’un “vent d’éther”) ». Pierre Thuillier, « Le nazisme et la “science juive” », La Recherche, n° 186, mars 1987, vol. 18, p. 378-383.
  • [41]
    Appuhn, Hitler par lui-même…, op. cit., p. 38, traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 145.
  • [42]
    Nietzsche, Par delà le bien et le mal, op. cit., paragraphe 259.
  • [43]
    Ibid., paragraphe 251 : « Züchtung einer neuen über Europa regiende Klasse ».
  • [44]
    « Pourquoi interpréter systématiquement la trop fameuse image de la “splendide bête blonde” comme une allusion quasi certaine à la blondeur de la race aryenne, alors que l’image toute simple du lion est si fréquente chez Nietzsche ? » Lefranc, « Les figures du Surhomme », art. cité, p. 73, note 50. Dominique Losurdo compose quant à lui un dernier chapitre éblouissant pour dresser un tableau de ces dénégations dans l’opus déjà cité. Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit.
  • [45]
    Je me permets de renvoyer au chapitre consacré à ce point dans mon essai Entre chiens et loups, op. cit.
  • [46]
    Voir par exemple Généalogie de la morale, troisième dissertation, paragraphe 10 sur le « droit à l’existence des êtres réussis ».
  • [47]
    Appuhn, Hitler par lui-même…, op. cit., p. 54 traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 225.
  • [48]
    Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995.
Mussolini et Hitler, les deux hommes qui ont initié un contre-mouvement par rapport au nihilisme, ont tous deux été à l’école de Nietzsche, même si c’est de façon bien différente [1].
Heidegger, 1936

1Faire de Hitler un grand admirateur de Nietzsche, pour inversement voir en Nietzsche un inspirateur de l’hitlérisme, relève de ces convictions répandues autant que contestées par les adeptes du philologue-philosophe. Avant même de chercher à éclairer quelques-uns des diagnostics les plus divergents [2] sur les rapports que l’historien des idées pourrait établir entre Nietzsche et le fascisme nazi, deux préalables doivent être évoqués.

2D’une part, les défenseurs de la « pureté » nietzschéenne accablent fréquemment la sœur du philosophe et assurent qu’elle aurait commis dans la biographie de son frère, comme dans les écrits de ce dernier, diverses malversations et trahisons pour tirer la mémoire de son frère du côté du IIIe Reich – la preuve en serait l’hommage rendu par Hitler en présence même d’Elisabeth, alors âgée de 80 ans comme l’atteste la célèbre photographie du Führer devant la statue de Nietzsche. De ce point de vue, les passages les plus sulfureux, et tout spécialement les fragments anti-judaïques, seraient surtout imputables aux manœuvres d’Elisabeth Förster-Nietzsche.

3Or deux arguments mettent en doute cette disculpation au nom de raisons tant chronologiques que philosophiques. La première édition de La Volonté de puissance paraît en 1901 : comment, objecte Domenico Losurdo [3], Elisabeth aurait-elle pu envisager le IIIe Reich avec une telle avance ? En outre, l’hommage appuyé de Hitler à soi seul ne rend pas Nietzsche plus complice que seraient coupables Platon [4] ou Kant quand les idéologues nazis prétendent se les approprier. Étant donné par ailleurs l’isolement dans lequel son frère avait vécu et publié, étant donné la tragique folie qui le frappa, on peut imaginer que la vieille Elisabeth se sera réjouie, à la fin de sa vie (elle meurt l’année suivante), que son frère soit enfin honoré.

4Plus sérieusement sans doute, on objectera que l’hostilité au judaïsme, fort souvent identifié au christianisme, hante tous les écrits de Nietzsche, du début à la fin. Le judaïsme serait l’inventeur et le propagateur de la morale, c’est-à-dire de la morale des faibles, des esclaves – c’est à ce titre d’ailleurs que Socrate devient, selon Nietzsche, à la fois juif et socialiste. On pourrait objecter qu’après tout, La Généalogie de la morale par exemple s’inscrit dans la grande tradition polémique de la critique de la religion dont Nietzsche serait un représentant particulièrement acerbe et destructeur.

5Il y a toutefois le « reste » : le mépris, le dégoût sans cesse reformulé par Nietzsche à l’égard des faibles et des « ratés de la vie » se situe, lui, dans une vision générale profondément anti-universaliste et anti-démocratique. Nietzsche n’est certes pas le seul à exprimer sa détestation de la Révolution française et des droits de l’Homme, comme plus tard son hostilité aux mouvements de 1848, et il en va pour lui comme pour tous les pamphlétaires, propagandistes et idéologues partageant ces mêmes convictions politiques : une farouche hostilité aux Juifs fait rarement défaut à leur bagage. Ainsi, dès l’époque de La Naissance de la tragédie (1872), Nietzsche écrit par exemple à Wagner pour lui attribuer, ainsi qu’à Schopenhauer, le mérite d’avoir donné une expression « au sérieux germanique de la vie, à une vision du monde plus sérieuse et plus spirituelle, menacée par un judaïsme envahissant [5] ».

6L’argument donc qui invoque l’anti-antisémitisme de Nietzsche pour l’absoudre de tout préjugé antijuif ne tient pas – pas plus ici qu’il ne tient ailleurs, pour Heidegger par exemple, car la question n’est nullement de savoir si un écrit prétend ou non à une « race » juive et si cette « race » est prétendument biologique ou spirituelle et métaphysique, mais seulement de savoir si « le » Juif doit être combattu, expulsé voire exterminé. La désignation des maux que causent prétendument les Juifs importe peu – ce qui compte est de faire « du Juif » un danger, poison ou bacille pour les non-Juifs – étant entendu que « ledit Juif » est toujours fortement minoritaire bien qu’il se trouve doté d’une puissance mondiale. Qu’il n’y ait aucun rapport évidemment entre les pratiques génocidaires de l’hitlérisme et les écrits de Nietzsche ne doit pas conduire à la dénégation de la profonde hostilité à l’égard des Juifs qui marque tous ses écrits, depuis les tout débuts de cette œuvre jusqu’à, par exemple, son Antéchrist. Ne faut-il accorder aucun crédit à ce qu’affirme Overbeck, fidèle d’entre les fidèles amis de Nietzsche, dans ses Mémoires ? « Lorsque (Nietzsche) est sincère, les jugements qu’il porte sur les Juifs surpassent, par leur sévérité, tout antisémitisme. Le fondement de son antichristianisme est essentiellement antisémite », non sans rappeler que dans La Volonté de puissance 125, Nietzsche voit dans l’antisémitisme tel qu’il en a fait l’expérience « une des formes les plus malhonnêtes de la haine », « une rage de dénigrer et détruire [6] ».

7Même si Elisabeth Förster-Nietzsche avait un rôle majeur dans l’hommage que Hitler rendit à Nietzsche, la deuxième question préalable est de savoir si Hitler a vraiment eu connaissance des écrits du philosophe [7].

8Il suffira ici de rappeler le fait (avéré par ses proches) que Hitler était insomniaque et avait coutume de dévorer nuitamment tout ce qui lui tombait sous la main, en particulier des ouvrages de biologie et de médecine. Est également avéré que, pendant son incarcération après le putsch manqué de la brasserie, il a comme on dit « lu Nietzsche », parmi d’autres ouvrages, sans que soit jamais précisé ce qu’il aurait lu au juste. Il paraît enfin probable que cet auteur, peut-être plus que d’autres, aura frappé son esprit : l’hommage de 1934 et la statue de Nietzsche seraient un témoignage d’admiration mais aussi le cadeau fait à Mussolini d’une luxueuse édition des œuvres complètes.

9Toutefois on sait que Hitler est fort peu instruit et qu’il apprend donc en autodidacte, de sorte qu’il croit pouvoir se montrer péremptoire dès qu’il répète thèses, propos ou convictions dont il vient de prendre connaissance. Ainsi, à l’instar de la plupart de ses contemporains, parle-t-il à tort et à travers de Darwin et du darwinisme.

10Toutefois quelques considérations de droit éclaireraient sans doute mieux cette question. Soit l’analogie suivante : lors de son procès, Hannah Arendt rapporte qu’Adolf Eichmann, invoquant sans cesse sa loyauté envers le Führer et son serment d’obéissance, en appelle à son éducation prétendument marquée par l’enseignement moral de Kant. Bien qu’Arendt ne souffle mot, tout lecteur de Kant, même un débutant, en tomberait de sa chaise. Faut-il rappeler que le philosophe n’a aucunement proposé une morale ; de même qu’il a cherché à comprendre ce qu’est l’objectivité scientifique, et non à écrire une physique, il a cherché à analyser ce qu’est la volonté bonne, c’est-à-dire la moralité, et non à prescrire quoi que ce soit à qui que ce soit. Entendre un assassin génocidaire [8] se justifier en se référant à Kant ne fait donc qu’ajouter, s’il est possible, à sa noirceur.

11Toutefois, il n’est pas impossible qu’Eichmann se soit imaginé que sa prétendue obéissance [9] à Hitler ait entretenu un rapport avec cette « obéissance inconditionnée » que suppose l’impératif moral. Après tout, beaucoup de lecteurs tombent, à des titres divers, dans cette incompréhension sans percevoir qu’il n’y a aucunement une morale de Kant mais seulement la recherche, ainsi d’ailleurs que Kant le précise, d’une « formulation rigoureuse » de la morale.

12Pourrait-on trouver chez Nietzsche une justification quelconque des méfaits de l’hitlérisme de la même façon qu’Eichmann a imaginé en appeler à Kant pour se justifier ? L’analogie est pertinente en ce sens que, même si chacun de ces deux nazis a lu un peu de ces philosophes, ils vivent dans une planète que des années-lumière séparent de toute philosophie véritable.

13Deux raisons au moins à cela : d’un côté, on ne comprend rien à un philosophe ou à une philosophie en se bornant à en lire quelques passages, quelques phrases ou quelques pages, car tout cela ne prend sens et portée que du point de vue sinon de l’œuvre, du moins de l’ouvrage dans lequel figurent ces fragments. Or, comprendre un ouvrage de philosophie exige plusieurs lectures, beaucoup de concentration, et surtout la capacité de se remettre soi-même en cause, car les premières compréhensions sont généralement erronées.

14Le second point est que cette démarche exige un lecteur « désintéressé », en ce sens qu’il ne doit pas tenter d’entrer dans une œuvre philosophique pour des raisons autres que philosophiques. Or Hitler, tout comme Eichmann, ignore tout d’un souci désintéressé pour la connaissance, pour la méditation et la philosophie. Ce sont des hommes politiques mus par l’attrait du pouvoir, un désir de toute puissance sur les autres, un narcissisme forcené, de sorte qu’ils trouvent dans leurs lectures ce qu’ils cherchent dans leur vie : une source d’inspiration, la justification d’opinions et de décisions politiques qui sont, quel que soit le contenu de leurs « lectures », les leurs.

15Il résulte de ce double préalable que la question de savoir si l’œuvre de Nietzsche peut être tenue pour une source possible de Mein Kampf oblige à un périlleux équilibre : on ne peut guère mettre Nietzsche totalement hors de cause étant donné la violence de beaucoup de ses propos à l’endroit des malades, des dégénérés, des handicapés et autres « ratés de la vie » comme il les nomme ; mais on ne peut confronter aucun écrit de Nietzsche à cette « Bible du nazisme » qu’est Mein Kampf, dont la composition, le style et la confusion sont marqués par la prétention péremptoire d’un autodidacte tout imbu de ses désirs d’apocalypse. Il paraît donc nécessaire de définir une méthode pour éclairer cette question.

Une influence contestable

16Antoine Vitkine raconte qu’à partir de 1925, Hitler déclarait, sur ses avis d’imposition, exercer la profession d’« écrivain » [10]. Il était certes l’auteur d’un ouvrage, un unique ouvrage promu au rang de nouvelle Bible au succès jamais démenti. Tous ceux qui s’en abreuvent, s’abreuvent de son fanatisme destructeur, de son prophétisme apocalyptique à l’égard de l’Occident et des Juifs. Alexandre Koyré avait vu fort juste en décelant dans Mein Kampf « une conspiration en plein jour [11] ». À la façon de la célèbre histoire de La Lettre volée par Edgar Poe, plus Hitler se démasque, moins le lecteur qui avance dans la lecture n’accorde de créance à la folie assassine des visions et des projets de l’auteur. Ainsi, Léon Blum écrit-il en septembre 1935 dans Le Populaire : « On trouve de tout dans ces conceptions insensées : l’influence des vieilles cosmogonies de l’Inde, l’imitation des sociétés germaniques primitives, une parodie de la philosophie morale de Nietzsche… » et il ne voit dans cet ouvrage qu’un « bric-à-brac sans danger » [12]. À l’inverse, quelques-uns ont vite vu clair, tel Marc Bloch qui, « du fond de son cachot déplore l’aveuglement des responsables, civils et militaires français qui, pouvant feuilleter Mein Kampf, doutaient encore des vrais buts du nazisme [13]… ».

17La puissance de séduction de cet écrit ne tient-elle justement pas à la véhémence de son violent « bric-à-brac » ainsi que le nomme à juste titre Léon Blum ? On pourrait bien rappeler que les lecteurs de Carl Schmitt ou ceux de Heidegger se déclarent le plus souvent, eux aussi, fascinés par le style de ces auteurs. Qu’il n’y ait aucune mesure entre ces écrits est l’évidence même ; pourtant, il semble que les convictions antidémocratiques, antihumanistes voire contre-révolutionnaires s’expriment fréquemment par un type d’éloquence haletant dont la radicalité suscite chez le lecteur une forme de sidération et de fascination. Ce sera ainsi que Mussolini devint fervent adepte de Nietzsche, assurément mieux armé que Hitler pour en aborder la lecture – et Hitler voulut sûrement se montrer son égal en lui offrant l’édition des œuvres complètes. Ne faut-il pas accorder crédit à Heidegger, lui qui n’ignore ni la philosophie, ni l’hitlérisme, quand il déclare que « Mussolini comme Hitler […] ont initié un contre-mouvement au nihilisme » ? Il faut sans doute préciser que ledit « nihilisme » consiste en ce que Nietzsche appelle « fuite hors du monde de la vie ». Une telle fuite peut prendre deux voies fort diverses : celle de la religion et de ses masques que sont, tout spécialement, « les » philosophes ; ou celle de l’égalitarisme juridico-politique. Le représentant par excellence de la voie de la prétendue fuite « hors du monde de la vie » serait Socrate et le socratisme, taxés d’être « judaïques », comme nous l’avons rappelé, pour cause de recherche de la vérité et de la justice. La seconde voie est bien représentée par Rousseau et par Kant. Pourquoi ? Parce que ledit « monde de la vie » serait à l’évidence « darwinien », dominé par la lutte et la prééminence des plus forts. Revendiquer, par exemple, que soit reconnue l’humanité en chacun, que soit récusé, comme le fait définitivement Rousseau, le prétendu « droit du plus fort », n’est qu’une arme des faibles destinée à empêcher les plus forts de s’accomplir. En ce sens, Nietzsche prend toujours le parti du Calliclès [14] de Platon contre Socrate ; il effectue toutefois un pas supplémentaire. Ce ne sont jamais les plus forts qui ont gagné dans toute l’histoire humaine, mais au contraire les plus nombreux qui sont les plus faibles, par la faute précisément de « la » morale, de la Justice et du Droit. L’origine ultime de tout cela se tient dans le judaïsme. Voilà comment le judaïsme et son frère jumeau, le christianisme [15], sont « promus » source de la décadence générale dans laquelle l’histoire de la culture est enlisée jusqu’à ce jour.

18Le jugement de Bouveresse paraît dès lors à la fois mesuré et juste quand il écrit qu’« il y a peu de penseurs aussi violemment anti-égalitaires et antidémocrates que Nietzsche dans toute l’histoire de la philosophie [16] ». Il y aurait donc davantage de raisons de voir l’influence de Nietzsche dans Mein Kampf que n’en avait Eichmann de s’abriter chez Kant.

19Pour autant il ne paraît pas possible de voir en Nietzsche un précurseur de l’hitlérisme. En premier lieu parce que les trop rapides rapprochements de citations que beaucoup d’auteurs effectuent entre tel ouvrage ou passage de Nietzsche et tel passage ou simple phrase de Hitler tombent dans cette « illusion rétrograde » propre aux notions de précurseur, d’avant-coureur ou même de source. Lire Nietzsche à la lumière de Mein Kampf risque fort d’autoriser à prophétiser sans aucun risque. Pour évaluer l’apport que Hitler a pu trouver chez Nietzsche, il faut s’efforcer d’éviter l’anachronisme.

20Or Hitler, comme beaucoup de ses contemporains, est hanté par la Grande Guerre et le traité de Versailles, et est absolument convaincu que l’Allemagne a gagné et qu’elle fut trahie. Sa génération est violemment hostile à la République de Weimar, qui serait aux mains des Juifs, véritables responsables des méfaits dont l’Allemagne serait l’innocente victime. La terrible exclamation qui, pour ainsi dire, clôt Mein Kampf est célèbre : « Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toute origine et de toutes professions ont dû endurer sur le front, le sacrifice de millions d’hommes n’eût pas été vain [17]. »

21Par situation, Nietzsche est évidemment loin de ce genre de hantise. En revanche, lui et ses contemporains anti-égalitaires, antidémocrates sont hantés par les mouvements de 1848 ; ils régressent vers les guerres napoléoniennes, et de là bien sûr vers la Révolution française. Ce qui n’empêche nullement Nietzsche de déclarer qu’« au milieu du vacarme [la Révolution] se produisit la chose la plus inattendue, la plus énorme : avec une magnificence jusqu’alors inconnue, l’idéal antique se présenta en chair et en os au regard et à la conscience de l’humanité : Napoléon, cette synthèse de l’inhumain et du surhumain [18] ».

22Si Hitler remonte essentiellement au traité de Versailles pour dénoncer la décadence « moderne », Nietzsche, on l’aura déjà aperçu, remonte jusqu’au socratisme et, par de-là encore, au judaïsme. Les grandes tirades de Nietzsche contre les Juifs – celles de la Généalogie de la morale comme celles, ultérieures, de son Antéchrist – obéissent à des raisons qui n’entretiennent aucun rapport avec celles de Hitler. Celui-ci est un raciste sans merci tandis que Nietzsche est l’auteur d’une vision générale de la culture, selon l’optique polémique de la « généalogie » et de l’acuité critique qu’il lui confère. Nietzsche est un brillant « antimoderne », sensible à la platitude mesquine des temps présents au nom d’un aristocratisme antique imaginaire ; il impute la non moins imaginaire décadence que proclame tout antimoderne qui se respecte, à cette « morale des faibles », dont la victoire du christianisme, tout pétri de judaïsme, serait responsable.

23Outre donc l’anachronisme dont souffrent les rapprochements entre pages de Hitler et pages de Nietzsche, la collecte de citations ou passages pris à une œuvre philosophique constitue, à soi seul, une grave mécompréhension.

Anachronisme et abus de citations

24Sans entrer dans les développements que cette vaste question exige, il suffira ici des quelques remarques suivantes. Il va sans dire que la philosophie est écrite en langue naturelle, et non en une langue formalisée comme l’est, par exemple, la mathématique. L’effort de rigueur qui la caractérise opère donc à l’intérieur de la langue habituelle ; si on excepte les traductions en français d’un Heidegger, les vocables spécialisés sont fort peu nombreux, contrairement à ce qui est souvent invoqué pour renoncer à entrer dans une philosophie. Ce qui, en revanche, est toujours difficile tient non aux mots, mais à la pensée – pensée inédite qui se cherche elle-même en accostant, le plus souvent, à des « zones » inexplorées : là gît bien sûr l’intérêt de la philosophie. Prenons à la hâte un exemple. Arendt raille Descartes d’avoir replié sur son intériorité le « sujet » en l’identifiant à la raison. Pour tenir ce genre de propos, il faut omettre non seulement que jamais Descartes ne parle du « sujet » et qu’il définit l’acte de penser par toutes sortes de pouvoirs dont « imaginer et sentir » (de sorte que la sensation devient une « idée sensible »), mais, mieux encore, il faut oublier quel fut son but en écrivant sa métaphysique – but qu’il a pourtant formulé expressément, à savoir « trouver quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Or Dieu sait tout ce qu’on a fait dire au « Je pense, je suis ».

25Si lire un philosophe, c’est toujours le relire, c’est que les contresens les plus tenaces tiennent justement aux connotations des mots familiers ; un philosophe prend rarement les mots conformément à leurs usages familiers. Ainsi ne saisit-on ce que Descartes cherche à cerner par sa définition de « penser » qu’en entrant dans le propos et le mouvement de sa pensée, attestés par l’attention rigoureuse, non à soi-même et à ses propres opinions, mais à la lettre de ce qui est écrit.

26Une autre raison de l’abus des citations et fragments isolés tient à ce qu’un philosophe est toujours en dialogue avec d’autres philosophes, et cela de multiples façons : implicitement ou non, de bonne foi ou non, pour des raisons directement philosophiques ou pas. Avec cela, il s’agit surtout de reprendre une question, une difficulté là où d’autres les avaient laissées. L’une des raisons de l’éloquence de certains écrits – pensons à Pascal, à Rousseau ou à Nietzsche – tiendrait peut-être au fait que le débat avec d’autres auteurs prend le tour passionné de la polémique.

27Ce que l’on voit toutefois avec Nietzsche, c’est qu’il paraît bien que rien ni personne ne trouve grâce à ses yeux, dans une sorte de jubilation destructrice.

28Serait-on légitimé à « piocher » à sa guise dans les écrits du philologue-philosophe pour la raison que la jubilation destructrice est aisément communicative ? Dira-t-on que serait plutôt en cause le choix d’écrire soit par brefs chapitres, soit par aphorismes ? Cette fois, c’est la question de la consistance de l’œuvre qui est posée dans la mesure où beaucoup de lecteurs jugent qu’on trouve dans Nietzsche « tout et son contraire » – une question qu’il est impossible d’aborder ici. Toutefois, soulignons une fois encore la divergence des interprétations en en disant quelques mots.

29Premier exemple, là où Löwith [19] croit pouvoir lire un système philosophique, la majorité des spécialistes parlent d’une « évolution », ce qui tombe sous le sens quand il s’agit des rapports de Nietzsche à Schopenhauer ou à Wagner. Autre exemple, Jean Lefranc [20] voit dans la suite des œuvres comme une découverte par Nietzsche des « étapes » de l’histoire de l’homme. Ainsi, selon le philosophe, « [l’histoire] de l’homme, celle de la perfectibilité du type humain » est aussi celle « des occasions manquées d’échapper au nihilisme et de créer d’autres voies pour accéder au surhomme ». La première « crise est grecque » : la voie remarquable inaugurée par Démocrite et Empédocle fut interrompue par Socrate, ce décadent (des premiers écrits jusqu’à la Généalogie de la morale). Luther fournirait un autre exemple des occasions ratées : en attaquant la Renaissance, il aurait empêché l’accession de César Borgia au trône de saint Pierre (cette thèse est très claire dans L’Antéchrist). Dans Ecce homo – Friedrich Nietzsche, c’est Nietzsche lui-même qui devient le penseur apte à renverser le cours du nihilisme. C’est dans cet ouvrage, selon Lefranc, qu’il faut lire « la mise au point définitive de la notion de surhomme introduite dans Zarathoustra » et de rappeler que la distinction nietzschéenne fondamentale n’est pas du tout l’opposition entre « masses grégaires et types reconnus pour supérieurs » – le génie, le saint, le héros –, mais l’opposition entre surhomme et hommes, « les bons, les nihilistes », tous ceux qui « méconnaissent le sens de la terre […], les contempteurs du corps ». Et de citer dans le prologue de Zarathoustra cette image célèbre selon laquelle « l’homme est une corde tendue entre animal et surhomme, corde tendue sur l’abîme […]. Ce qu’il y a de grand en l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but [21]. Ce qu’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est transition et perdition » (Übergang und Untergang) – ce qui, mutatis mutandis, est pris à Rousseau. L’extension donc de l’espèce humaine va du maître/esclave de la Préhistoire au dernier homme de la modernité et au surhomme de l’avenir.

30Nous voyons déjà que rien dans les vues de Mein Kampf n’a rapport, ni de près ni de loin, avec l’ampleur de telles perspectives. Mais reprenons, avant d’en venir à ce point, la question de l’incohérence prétendue de Nietzsche. Domenico Losurdo [22] repère, lui aussi, différentes phases. Mais cette fois, c’est à l’intérieur d’une constante : le diagnostic nietzschéen de la menace que fait peser sur la civilisation tous les « faibles » qui barrent la route à l’éclat du « génie ». Les « ratés de la vie » seraient, en outre, incités à la révolte par des « intellectuels malades ». Voilà pour les premières œuvres et La Naissance de la tragédie. Ensuite, la « maladie révolutionnaire » change de causalité ; elle devient l’effet d’une « hypertrophie de la raison » tandis qu’ultérieurement, Nietzsche y verra un « caractère primitif ». Enfin, dans les derniers essais, tous ces ratés de la vie sont mus par le ressentiment en vertu d’une composante physiologique qui exige donc une prophylaxie eugéniste – et c’est à cet égard que la dénonciation nietzschéenne de la dégénérescence fait son apparition. Losurdo affirme que, « surtout au cours des deux dernières années de sa vie consciente, son texte se présente comme une sorte de palimpseste : une fois grattée la première écriture apparaissent les dénonciations de la “dégénérescence” qui traversent en profondeur la culture européenne et occidentale de la fin du xixe siècle [23] ».

31Il suivrait de ces diverses remarques, que la « picorée » des fragments et citations non seulement pêche par anachronisme, mais encore méconnaît le fait pourtant décisif que philosopher n’a jamais consisté à asséner des vérités comme « tombées du ciel » mais à interroger, à chercher, à se rectifier soi-même. Il faut donc demander de qui Nietzsche s’est fait le contemporain avant de mesurer si Hitler s’est vraiment, ou seulement verbalement, inspiré de lui. La réponse saute aux yeux dans la mesure où Nietzsche ne cache ni ses admirations, ni ses détestations. Philosophiquement, sans grande originalité, il entre en conflit direct avec le rationalisme de la tradition allemande qui le précède et il joue un rôle majeur dans la démolition de l’Everest hegelien. On a parfois pu dire, non sans raison, que si la production philosophique qui va de Kant à Hegel est nourrie d’une réflexion sur la Révolution française, celle qui va de Nietzsche à Heidegger et au-delà s’est bien plutôt nourrie d’une réflexion contre-révolutionnaire.

32On voit bien tout ce que les écrits de Nietzsche contiennent d’antidémocratique, d’anti-universaliste ; on voit son hostilité à l’abolition de l’esclavage, aux droits de l’homme ; on voit aussi que rien de tout cela n’est spécifiquement nietzschéen ! C’est en ce sens que le fidèle Franz Overbeck a pu prétendre « qu’aucune des pensées qui font leur apparition chez Nietzsche n’est réellement neuve ou inédite [24] ».

331789, Napoléon, 1830, 1848 ont suscité un grand mouvement de reflux partout en Europe de sorte qu’en effet, Nietzsche n’est en rien original quand il met ses pas dans ceux de Burke, de Galton, de Gobineau et d’autres auteurs de même « farine ». Losurdo n’est nullement le premier à dire que « le génie, le surhomme (Emerson), l’eugénisme se trouvent partout dans la culture européenne ».

34Mais alors, ce philosophe qui se proclame intempestif, loin de remettre radicalement en question son époque, ne serait-il pas au contraire celui qui porte à une expression cohérente et radicale les courants et mouvements de son temps ? S’il en est ainsi, est-ce le diagnostic de Thomas Mann [25] qui verrait juste quand il déclare

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être assez enclin à penser que c’est non pas Nietzsche qui a fait le fascisme, mais le fascisme qui a fait Nietzsche ? Je m’explique : essentiellement étranger à la politique et spirituellement innocent, Nietzsche a pressenti dans sa philosophie de la puissance, ainsi qu’un très sensible appareil enregistreur et émetteur, la montée de l’impérialisme, et annoncé à l’Occident, comme une aiguille tremblante, la venue de l’époque fasciste dans laquelle nous vivons et vivrons, malgré la victoire militaire remportée sur le fascisme, longtemps encore.

36Nous concluons de toutes ces considérations qu’il ne faut sans doute pas partir de Nietzsche pour chercher ce qui, dans Mein Kampf pourrait paraître lui être apparenté [26]. Il faut plutôt chercher à quel titre la confrontation est sérieusement effectuable.

37Le sérieux en l’affaire paraît bien compromis car un abîme, à tous égards, sépare les deux écrivains. Comment confronter une œuvre multiforme animée d’un élan critique sans cesse renouvelé à un unique écrit ? Un philologue-philosophe instruit à un autodidacte hâtif ? Un écrivain dont le talent est unanimement salué – lui-même juge écrire « de si bons livres » – à Hitler, dont des amis charitables durent revoir sa copie des mois durant [27] pour la rendre publiable ?

Aborder Nietzsche avec les yeux de Hitler

38Le projet n’est donc concevable qu’à la condition de s’installer sur le terrain du tertium comparationis qui revient à chausser les lunettes de Hitler pour aborder Nietzsche ; il faut en somme amputer Nietzsche, pour ne voir en ses écrits que les vues politiques qu’ils enveloppent.

39Mais il faut aussi supposer que les projets politiques sont autre chose que le masque déformant d’intérêts économiques et matériels et que les convictions meuvent les décisions des dirigeants comme elles meuvent les adeptes : aucune passion politique n’est soulevée par un « programme », mais seulement par une vision globale, qui contient en quelque sorte la justification du « tout du tout ».

40En ce sens, Hannah Arendt n’aurait pas raison de croire que le totalitarisme ne marche qu’à la terreur ; c’est semble-t-il bien parce qu’il n’en est rien que l’hitlérisme n’est nullement mort avec la défaite du IIIe Reich.

41Pour chercher quelque écho de Nietzsche dans Mein Kampf, il faut donc voir dans cet ouvrage une vision globale du monde. C’est là, précisément, ce que la propagande nationale-socialiste n’a jamais cessé de prétendre. Il faut dès lors prendre au sérieux cette revendication car la notion de « vision/intuition du monde » (Weltanschauung) tient une fonction et une portée précises dans les écrits prénazis et nazis [28] qui sont inséparables d’une grande distinction propre aux écrits de la « révolution conservatrice » – qu’il s’agisse de savants divers, de pamphlétaires ou d’idéologues : c’est la distinction entre « culture » et « civilisation », à son tour fortement liée à l’opposition prétendue entre « âme » (Seele) et « esprit » (Geist). Toute culture serait spécifique d’un peuple déterminé, non communicable à un autre, car sise de façon implicite dans « le sol, le sang, la race » ; la culture émane de l’âme du peuple et cette « âme » habite tout ce que produit ce peuple – et même, dira Spengler, sa géométrie qui, de Pythagore à Euclide par exemple, ne saurait plus être comprise ni ailleurs ni plus tard. La « civilisation » dont naissent sciences et techniques scientifiques anonymes, à l’inverse, est quant à elle cosmopolite, rationnelle, propre aux peuples des grandes villes massifiées [29]. Ce couple d’opposés indéfiniment « monnayable » engage avec lui, on le comprend sans peine, trois considérations. D’une part, les Juifs sont des « sans-sol » cosmopolites [30], donc autant de dangers pour la vraie culture d’un peuple. D’autre part, le passage de la « culture » et de ses paysages agraires et villageois à la « civilisation » des grandes métropoles cosmopolites constitue une effarante « décadence ». Enfin, la préservation de l’âme de la culture exige que la vie intellectuelle et artistique s’y conforme. La notion de « vision/intuition-du-monde » devient donc une arme clairement dirigée contre l’autonomie de toute production intellectuelle, et tout spécialement de la philosophie.

42Ce que Hitler par conséquent formule dans son Mein Kampf constitue une Weltanschauung, c’est-à-dire, à maints égards, une ennemie farouche de la philosophie – comme d’ailleurs de toute invention scientifique et artistique autonome. Chacun connaît les méfaits de ce que le nazisme appelait « art dégénéré », mais aussi la nature des arguments tournés contre Einstein ou Freud. Ainsi les « Juifs » seraient-ils rationalistes, donc universalistes, et donc tournés vers l’esprit desséché raisonneur (Geist), ignorant tout de l’âme porteuse des flux vivants (Seele).

43On comprend comment la confusion haletante des propos de Hitler, le bric-à-brac de la composition et des contenus de son Mein Kampf ne lui sont pas propres : on retrouve chez lui, pour des raisons de fond, le mépris des arguments, preuves et raisonnements caractéristique des écrits antidémocratiques et anti-égalitaristes qui ont précédé. La rationalité est « égalitariste » : horribile visu pour des auteurs qui voient tous la diversité des peuples comme une hiérarchie.

44Mais alors, la tentation ne serait-elle pas forte de retrouver sur ce terrain quelque chose de Nietzsche ? Après tout, l’élaboration des raisons n’est-elle proprement « plébéienne » selon lui ? Et Kant ou Hegel ne sont-ils pas taxés de « simples ouvriers besogneux de la philosophie [31] » ? À ce compte, qu’est-ce qu’un vrai philosophe, sinon un « visionnaire » ?

45On comprend comment un auteur qui a inventé le Zarathoustra peut songer à lui-même ce disant, car s’il est « plébéien » de raisonner, argumenter, avancer avec ordre et autres contraintes diverses, alors il est « aristocratique » et « libre » de s’en dispenser ; et on conçoit dès lors comment Nietzsche revendique pour lui le titre d’« esprit libre » et pourquoi il aime s’adresser à ses pairs par des exhortations qui en appellent à la connivence de ses « amis, esprits libres, etc. ». Soulignons en passant que cet « aristocratisme » est voué à une belle postérité si on songe au mode d’écriture d’auteurs tels que Spengler, Heidegger, Arendt enfin – sans oublier nombre de philosophes post-modernes inégalement « nietzschéens ».

46Il faut toutefois ne pas oublier ce qu’est, selon Nietzsche, un esprit libre. Si d’une part, certes, ses intuitions, fulgurances, visions valent vérités, « l’esprit libre » est surtout capable de piétiner la « morale des faibles », de railler toute forme non seulement de droit, mais de pitié. Un esprit libre sait être cruel [32].

47N’y aurait-il pas, dans les changements qu’enveloppent les évolutions de Nietzsche, un fil rouge qui serait celui que Domenico Losurdo désigne si bien par le sous-titre de la somme qu’il a consacrée à cet auteur : « le rebelle aristocratique » ? Ne sommes-nous pas en train d’accoster aux rapprochements que nous avions pourtant récusés entre Hitler et Nietzsche ?

Ce que Hitler aura peut-être saisi chez Nietzsche

48Il nous faut, cette fois « franchir le Rubicon » et aller contre Thomas Mann [33] quand il assure que Nietzsche n’aurait jamais eu le moindre intérêt pour la politique. S’il s’agit de l’attention aux circonstances du jour : sans doute. Mais enfin, Nietzsche embrasse toute l’histoire de la culture de l’humanité, déchiffrée de diverses façons comme une décadence dont l’origine remonte au judaïsme/christianisme ; cette décadence aurait pu être stoppée si de telles occasions n’avaient finalement été autant d’occasions manquées – ce fut le cas avec Socrate comme, tout autrement, avec Luther. L’humanité qui désormais végète dans une médiocrité morbide et nihiliste doit être surmontée, dépassée vers une « surhumanité ».

49Jusqu’à ce point, dans sa complexité dont ces maigres rappels ne rendent pas compte, l’œuvre de Nietzsche contiendrait une « philosophie de la culture [34] » dépourvue de toute visibilité pour les « lunettes » d’un Hitler. Toutefois, rappelons ce qui nous semble présent en toute philosophie, à savoir que son auteur dialogue, réfute et s’approprie d’autres écrits. C’est en ce point, nous semble-t-il, qu’une sorte de « tunnel » a pu s’offrir au regard intéressé de l’agitateur politique car beaucoup de lectures sous-jacentes constituent comme un sous-texte non réellement philosophique à plusieurs textes de Nietzsche.

50Il n’est pas question pour notre propos de cerner tous les strates extra-philosophiques qui nourrissent certaines vues du philologue-philosophe, mais seulement de chausser les lunettes de Hitler pour en déduire ce qu’il a pu entendre de Nietzsche.

51Il paraît certain que Hitler n’a pu entrer dans cette « philosophie lyrique » nourrie de la grande nostalgie d’une imaginaire noblesse désormais perdue ; les portraits divers que Nietzsche trace de ces « âmes bien nées » en lesquelles la noblesse survit, à la faveur de quelques hasards heureux, puisent le plus souvent dans une vraie connaissance de l’Antiquité.

52Ce n’est pas l’époque qui éloigne Hitler de Nietzsche, mais ses préoccupations, ses ambitions, son « choix existentiel » qui le situe dans une planète tellement autre qu’on ne peut même pas parler de son incompréhension. Hitler n’autorise-t-il pas lui-même cette vue en ce que son Mein Kampf relève essentiellement de la langue orale d’une confession propagandiste dont il fait en quelque sorte la « théorie » quand il écrit que « toute propagande efficace doit se limiter à des points fort peu nombreux et les faire valoir à coups de formules stéréotypées [35] » et surtout « le don de remuer des idées n’a rien à voir avec les capacités d’un Führer […], la plus belle conception théorique reste sans but et sans valeur si le Führer ne peut mettre en mouvement les masses vers elle [36] ». En d’autres termes, la messe est dite : Hitler, qui montre dans son unique écrit comment il en est venu à ses ambitions de Führer, ne peut lire qu’avec le souci de trouver « quelques points peu nombreux », aptes de surcroît à pouvoir se métamorphoser en « formules stéréotypées ». Au sein de l’inévitable mécompréhension générale de Hitler, il faut distinguer : il y aura eu des vocables qu’il a pu s’approprier sans apercevoir leur usage nietzschéen – mais aussi vocables et assertions qui ne sont pas propres à Nietzsche, et pour cette raison parfaitement à la portée de Hitler. Contentons-nous à chaque fois de quelques exemples.

53Soit donc quelques vocables marqués au sceau d’une élaboration dans l’œuvre de Nietzsche :

  • Le génie
    Sans revenir sur le fait que cette notion habite de manière multiforme la production philosophique depuis le xviiie siècle, il paraît clair que le « génie » selon Nietzsche s’oppose en quelque sorte au « grand homme » de Hegel. Celui-ci récapitule son temps en le tirant vers les possibilités dont il est gros de sorte qu’il paraît « en avance » sur ce temps, tandis que le « génie », l’âme noble visionnaire, est le fruit rarissime d’un hasard heureux.
    Or Hitler bien sûr adopte le mot et voilà ce qu’il en fait : « L’Aryen est le Prométhée de l’humanité : l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux [37]. » Ou encore : « Le pouvoir appartient de droit à l’homme de génie quelle que soit sa naissance. »
  • Le Juif
    Thème sans fin. Si Hitler a lu la « première dissertation » de La Généalogie de la morale, il aura vu que « l’histoire de millénaires entiers » montre le combat effrayant des deux valeurs opposées qui donnent le titre de cette partie : gut und böse, gut und schlecht (Bien et mal, bon et mauvais). Or le symbole de cette manichéenne lutte, c’est « Rome contre la Judée » et son enjeu – pas moins que « le salut de l’humanité » – se trouve dans « la suprématie absolue des valeurs aristocratiques, des valeurs romaines ». Pourtant, il en est allé jusqu’ici tout autrement : Rome a été vaincue et c’est la « morale plébéienne », le christianisme dont le cœur est judaïque qui est vainqueur. Comment Hitler entend-il que « Rome sentait dans le Juif comme la contre-nature elle-même », le « peuple du ressentiment par excellence, doué d’un génie sans pareil pour la morale populaire » ? Pour l’antisémite fanatique que Hitler déclare être devenu (en dépit qu’il en ait eu, mais, prétend-il, sous la pression de l’expérience), un propos de ce genre est « pain bénit ». Pour le véritable lecteur, ce propos conduit nécessairement à travailler pour chercher dans les écrits de Nietzsche ce qu’il appelle « contre-nature », « ressentiment judaïque », et surtout ce qu’il envisage au juste par cette dramatisation des « deux morales », celle de la plèbe et celle de l’aristocratie. Mais à ce compte, on voit bien qu’il convient de lire quasiment tout et ne pas passer sous silence tel propos pris à Humain trop humain dans lequel il se demande « s’il ne faudrait pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu l’histoire la plus chargée de misères, non sans notre faute à tous, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ) et le sage le plus pur (Spinoza), le livre le plus imposant et la morale la plus influente du monde ». Mais ce n’est pas tout. On peut lire encore que « si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a essentiellement contribué à l’occidentaliser derechef et sans trêve : ce qui équivaut en un certain sens à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe la continuation de celles de la Grèce ». Alexis Philonenko [38], qui a su insister sur ces lignes, ajoute que selon Nietzsche toutefois « les Juifs (que leur passé glorieux doit protéger) ont leur avenir derrière eux de sorte que, désormais, c’est à une Germanie qu’incombe de résoudre le problème de l’Europe ». Et d’ajouter mélancoliquement : « Ces pensées que Nietzsche voulait uniquement laudatives ont pu aisément être détournées par une idéologie comme celle du IIIe Reich. » Ainsi, échantillon entre cent de la grandiloquence assassine de Mein Kampf, on lit :
    Si le Juif à l’aide de sa profession de foi marxiste venait à dominer les peuples, sa couronne de triomphateur serait pour l’humanité une couronne mortuaire et cette terre que nous habitons redeviendrait une planète roulant, vide d’hommes, dans l’éther, comme elle roulait il y a des millions d’années. La nature éternelle, inexorable punit toute transgression à ses commandements. Je crois donc aujourd’hui agir dans le sens voulu par le créateur tout-puissant : en luttant contre le Juif, je défends l’œuvre du Seigneur [39].
    Une réelle analyse serait requise pour dénouer tous les tours de « camelot » de ce passage, en commençant par le fantasme de la domination juive, les glissements, de la « nature » au « créateur », sans omettre « l’éther » que Hitler aura supposé plus poétique que le prosaïque « ciel » [40]. Il est probable que le renversement de la « couronne de triomphateur » à la « couronne mortuaire » lui aura paru constituer une superbe trouvaille.
  • Le surhomme
    Nécessairement inséparable de l’Untermensch (sous-humanité). Le fragment a déjà été rappelé ci-dessus dans lequel Nietzsche voit dans l’humanité un pont jeté sur l’abîme, une promesse, l’espèce la plus étrange présente sur terre de sorte que le « surhomme » n’est qu’un espoir et une vision, du Zarathoustra en particulier. La sous-humanité, propre aux époques préhistoriques n’a toutefois pas disparu dans l’humanité présente en ce que celle-ci demeure largement nihiliste (sommes-nous vraiment loin de la phase mythologique d’Auguste Comte ?). Ainsi, la rêverie du surhomme imagine un être totalement réussi par entière opposition à l’homme moderne, au chrétien, au nihiliste.

54Là où jamais Hitler se trouve en posture de croire qu’il s’agit du « chien, animal aboyant » quand il s’agit du « Chien constellation céleste ».

55On découvre un autre type de rapport du lecteur Hitler au philosophe de la « volonté de puissance » : que les ambitions et tentatives littéraires de Mein Kampf auront puisé une inspiration dans Nietzsche. Par exemple, à propos de la France et de ce « faux respect de la vie débile » qui s’efforce de sauver tous ceux qui naissent, fussent-ils malades, chétifs, tarés, en méconnaissant la grande loi de la sélection, condition de la vie forte : à un tel peuple,

56

[les] jours d’existence dans le monde sont comptés car l’homme peut bien pendant quelque temps braver le décret éternel qui ordonne à l’être de persévérer dans son être, la nature se vengera tôt ou tard. Une race plus vigoureuse chassera les dégénérés de leur domaine car la vie, dans sa poussée irrésistible brisera toujours les liens ridicules dont veut la charger une humanité ainsi nommée parce qu’elle s’apitoie sur les infortunes individuelles, et on verra triompher une autre humanité conforme à la nature parce qu’elle fait rentrer la faiblesse dans le néant pour permettre à la force de se déployer [41].

57Chacun voit bien que Hitler tente, sans doute à la façon de Nietzsche, de s’élever à de vastes vues pour embrasser la nature entière comme en attestent et le « décret éternel », et cette « faiblesse qui rentre dans le néant ». Toutefois, outre le caractère ampoulé de ces formules toutes faites, on voit que, même en quelques lignes, Hitler ne sait que se répéter et menacer.

Nietzsche à Nuremberg ? ?

58Venons-en enfin aux propos qui sont « sans appel » sous la plume de Nietzsche. Nous avons déjà eu l’occasion de le voir proclamer la gloire d’être cruel pour ruiner toute pitié, et tout spécialement la cruauté à l’égard desdits « ratés de la vie » qui, sans aucun doute, se résume à un eugénisme passif. La vie comme « volonté de puissance » relève parfois pour Nietzsche d’une esthétique de la noirceur digne de Sade : « Vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et, au moins, au mieux l’exploiter [42]. » Quant à la « sélection »/dressage tels qu’ils apparaissent par exemple dans Par delà le bien et le mal, ils n’ont pu que charmer Hitler – s’il en a pris connaissance : « Ce qui me tient à cœur, le problème européen tel que je l’entends, la sélection d’une caste nouvelle appelée à dominer l’Europe [43]. » Un tel vœu, qui vaut pour Nietzsche contre tout idéalisme, par adhésion à un provocant naturalisme, une telle rêverie nietzschéenne, est du miel pour Hitler. Et pourtant, l’effarant passage qui vient d’être rappelé est fort loin de détenir l’alpha et l’oméga de la célèbre volonté de puissance (Wille zur Macht). Bien qu’elle définisse toute vie, quand il s’agit des hommes, Nietzsche tente d’y ramener toute action et toute réalisation comme à leur ultime raison d’être, toujours méconnue des individus. La grande difficulté de cette notion tient à l’indétermination dans laquelle Nietzsche l’a laissée, de sorte qu’il en multiplie les facettes. Il suffit ici de souligner ceci : alors que Macht peut désigner la potestas mais aussi la potentia, Hitler, qui fait sien ce vocable, n’entend toujours que Kraft (la force), et jamais la « puissance » (au sens de capacité de se surpasser soi-même). Avec cela, il est tout de même clair que le paragraphe 259 de Par delà le bien et le mal fait accoster Nietzsche « dans les parages de Hitler », pour reprendre les mots de Ernst Tugendhat.

Une lecture piégée

59Doit-on conclure de ces minuscules rappels qu’ils suffiraient, assortis de centaines d’autres de la même eau, à traîner en pensée le philologue-philosophe à Nuremberg pour avoir été le mauvais génie de Mein Kampf ? Nous espérons avoir montré qu’il n’en est rien pour bien des raisons.

60En premier lieu, les quelques infamies qui viennent d’être rappelées ne font que répéter des convictions qui hantent tout le xixe siècle, et ce, bien au-delà de l’Allemagne. Les Gobineau, Emerson, Vacher de Lapouge, Galton ne disent pas autre chose. Avec cela, il va sans dire que les innombrables tentatives de sauver Nietzsche de ces noirceurs oscillent entre circonlocutions de mauvaise foi et franc ridicule (la « brute blonde » deviendrait ainsi contre toute évidence « le lion », animal bien-aimé, paraît-il, du philosophe [44]). Ainsi, s’il est possible de voir en Nietzsche celui qui se sera toujours efforcé de devenir un « esprit libre », il convient de ne pas se laisser berner : nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’une telle « liberté » n’a rien à voir avec Descartes ou Spinoza. L’esprit libre nietzschéen est celui qui sait fouler aux pieds la morale (des esclaves) et sait être cruel. Faut-il redire que les orientations politiques que détient l’œuvre de Nietzsche sont profondément anti-égalitaires, dictatoriales et violentes – encore n’avons-nous pas évoqué la guerre. Mais elles ne sont en rien originales. Overbeck en ce sens a raison : pas un mot original chez cet auteur. Est-il bien nécessaire de rappeler combien l’hostilité assassine à l’encontre des Juifs est, sans aucune retenue, présente dans des centaines d’écrits [45] ? Wagner est peut-être seulement lapidaire quand il écrit en 1850, comme l’a récemment rappelé Emmanuel Allea, que « devenir homme avec nous, cela signifie en tout premier lieu pour le Juif cesser d’être juif ». Et d’ajouter plus loin : « Il n’existe qu’un seul moyen de conjurer la malédiction pesant sur vous [les Juifs] : la rédemption d’Ahasverus, c’est l’anéantissement. »

61Faut-il croire que Hitler aura, comme beaucoup, succombé au lyrisme avec lequel Nietzsche « transmute » toutes les horreurs de son siècle que sont l’eugénisme passif, l’abandon des malades, la sélection des meilleurs qui, eux, ont davantage droit à l’existence [46], la stérilisation des aliénés, etc., pour élaborer une vision inégalée de toute l’histoire de la culture ? Dans son Mein Kampf, Hitler n’est guère plus original que Nietzsche ; il est seulement dépourvu du souffle, de la culture et du talent de Nietzsche.

62Il y a toutefois dans Mein Kampf un aveu extraordinaire qui mérite d’être pris au sérieux. Hitler raconte le désespoir dans lequel le plongea la nouvelle de la défaite de l’Allemagne en 1918, comment il sanglota infiniment, comment il ne crut aucunement à la défaite de l’armée, et il écrit ceci :

63

C’est alors que je pris conscience de mon destin véritable […]. L’empereur Guillaume II, empereur allemand avait, ce que nul n’avait fait avant lui, tendu la main aux meneurs marxistes ; il ignorait que ces canailles n’ont point d’honneur. Alors que, dans l’une de leurs mains, ils tenaient encore la main impériale, de l’autre ils cherchaient le poignard. Avec le Juif, il n’y a pas à pactiser, c’est une alternative qui se pose : le supprimer ou n’être plus.

64Jusqu’ici, grandiloquence et insultes n’ont pas d’auteurs tant elles traînent partout dans les écrits nationalistes, antisémites du temps. En revanche, la phrase qui suit, elle, est typique de Hitler. Répétons-le : Hitler vient d’écrire que « avec le Juif, il n’y a pas à pactiser [… :] le supprimer ou n’être plus ». Et il enchaîne : « Pour moi, je pris la décision de devenir un homme politique [47]. » Jamais, ni de près ni de loin, Nietzsche ne songe ou ne peut songer à une action ! C’est de la totalité de l’histoire humaine qu’il s’occupe, de la totalité du destin de la culture et de l’éternel retour. En revanche, qui peut désormais ignorer que c’est précisément l’antisémitisme fanatique auquel Hitler se vante d’être parvenu, quelques lignes avant celles qui viennent d’être citées, qui a soulevé les populations parce qu’il fut hissé au « tout du tout » en désignant tout et son contraire : le banquier et le prolétaire, le marxiste et le rabbin, le papiste et le libre-penseur, le démocrate et l’anarchiste, et même non seulement la Révolution française et l’Angleterre, mais encore l’histoire tout entière puisque, selon Hitler, l’histoire s’explique par la domination mondiale que la juiverie cherche à conquérir.

65Concluons en disant que Nietzsche n’est aucunement source de cette simpliste « vision du monde » ; c’est ce qui, dans l’œuvre de Nietzsche, ne lui est aucunement propre qui aura peut-être conféré aux pires décisions annoncées dans Mein Kampf leur aura philosophique. Parce que Hitler prétendait que seule une grande philosophie peut animer la politique, il aura imaginé trouver dans sa lecture piégée de Nietzsche ce qu’il y cherchait, sans s’apercevoir qu’il était séduit, non réellement par Nietzsche, mais par Gobineau, Galton, Vacher de Lapouge et autres chantres de l’esclavage, de la sélection, du dressage des êtres humains.

66Pour autant, si Nietzsche ne nous paraît pas « innocent » – puisqu’il fit son miel de ces écrits infâmes qui traînaient partout, non seulement en Europe mais jusqu’en Amérique –, on ne peut sérieusement, répétons-le, voir en lui l’anticipation de l’hitlérisme. Jean Améry sait de quoi il parle quand il écrit : « Celui qui rêvait de la synthèse de l’inhumain et du surhumain ne pouvait savoir ce que serait l’union de l’inhumain et du sous-humain pour les victimes présentes quand une certaine humanité organisa les réjouissances de la cruauté [48]. »


Date de mise en ligne : 18/04/2018

https://doi.org/10.3917/rhsho.208.0087

Notes

  • [1]
    In Domenico Losurdo, Nietzsche, il ribelle aristocratico. Biografia intelletuale e bilancio critico, Turin, Bollati Boringhieri, 2002-2004 ; en français Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, traduit de l’italien par Jean-Michel Buée, Paris, Delga, 2016, partie v, exergue, p. 695.
  • [2]
    Voir Bernhardt H. F. Taureck, Nietzsche und der Faschismus, Hambourg, Junius, 1989. Dans cet ouvrage, l’auteur élabore en particulier un tableau non exhaustif des positions en la matière ; j’ai présenté ce tableau dans mon essai Entre chiens et loups. Dérives politiques dans la pensée allemande du xxe siècle (préface de Bernard Bourgeois, Paris, Le Félin, 2011, p. 139). Sans nommer ici tous les auteurs en cause, on peut rappeler que Bernhardt Taureck divise les jugements sur Nietzsche en trois classes : lui imputer une part de responsabilité dans la survenue du fascisme ; voir en lui celui qui aurait diagnostiqué une évolution y conduisant – ou, variante, voir en lui celui qui a vu ce que la modernité enveloppe de fascisant ; ou faire de lui un opposant potentiel au fascisme. L’intérêt du travail de Taureck est de souligner combien ces divisions ne recoupent aucunement les vues politiques de ceux qui les défendent (c’est ainsi que des auteurs aussi divergents politiquement qu’Adorno et Jünger se retrouvent par exemple dans la deuxième « classe »).
  • [3]
    Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 995 sq. Pour disculper Elisabeth Förster-Nietzsche, Losurdo cite en particulier des lettres du jeune Nietzsche à sa sœur sur lesquelles celle-ci a « jeté un voile pudique » et dans lesquelles la plus banalement violente judéophobie se donne libre cours. L’auteur rappelle aussi la conclusion du Socrate et la tragédie (1er février 1870 à Bâle) : « Ce socratisme ambiant, c’est la presse juive », qui a charitablement été ou supprimée ou renvoyée dans l’apparat critique dans l’édition Colli-Montinari (Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éd.), Opere di Friedrich Nietzsche, vol. iii, t. 1, La nascita della tragedia. Considerazioni inattuali, I-III, Milan, Adelphi, 1982 ; en français La naissance de la tragédie ; Fragments posthumes : automne 1869-printemps 1872, édité par Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1989. Losurdo nous apprend que, dans l’édition italienne, la « presse juive » devient la « presse d’aujourd’hui » (Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 980).
  • [4]
    « Il faut enseigner Platon parce qu’avec lui se dresse l’esprit nordique dans un combat contre la décadence », mention reprise d’un mémoire de professeur de lettres classiques lors de consultations organisées en 1936 par le ministre de l’Éducation du Reich, Bernhardt Rust, nazi de la première heure. Cité par Johann Chapoutot in La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017, p. 32. L’auteur précise que « tout le monde évoque la philosophie grecque » (mais non la stoa, qui sera réputée non-hellène) : Hitler dans Mein Kampf, Rosenberg, Goebbels, Himmler… En 1941, Oskar Becker assure que « la philosophie grecque est la philosophie d’un peuple qui nous est apparenté par la race ».
  • [5]
    Cité in Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 982.
  • [6]
    Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, traduit de l’allemand par Jeanne Champeaux, Paris, Allia, 2006, p. 46-47. La note 8 afférente à la citation de La Volonté de puissance précise qu’elle est prise à la « première édition de 1901 qui était constituée de 483 fragments posthumes compilés par Elisabeth Förster-Nietzsche d’après des plans que Nietzsche avait ébauchés en vue d’un ouvrage à venir qu’il n’a cependant jamais publié ».
  • [7]
    Dans une lettre du 3 juin 1917, adressé à Herwarth Walden, Alfred Döblin écrit avoir « lu récemment quelque part » qu’on lit « Nietzsche dans toutes les tranchées ». Et il commente : « Et voilà le crépuscule de Nietzsche ! Débâcle sur toute la ligne ! » Une note précise qu’« en 1906, les éditions Alfred Kröner de Leipzig ont publié une édition de poche de Nietzsche, nommée édition populaire en onze volumes, complétée par d’autres volumes dans les années suivantes ». Alfred Döblin, Je vous écris de Sarreguemines, 1915-1918, traduit de l’allemand par Renate et Alain Lance, Vaux, Serge Domini Éditeur, 2017, p. 57. Que faut-il entendre par « lire Nietzsche » ? Telle est la question centrale pour notre propos.
  • [8]
    Même s’il n’a pas lui-même assassiné, ce qui n’est d’ailleurs pas certain, Eichmann est celui qui s’est vanté de descendre joyeusement au tombeau si seulement il avait l’assurance d’avoir contribué à avoir fait disparaître cinq millions de Juifs.
  • [9]
    Les historiens s’accordent pour souligner tout ce qui sépare « l’obéissance » dans l’armée prussienne et celle qui est requise dans l’armée française. Hitler ne délivre aucun message écrit, ni probablement ne commande explicitement ; obéir au Führer revient donc à prendre des initiatives conformes aux désirs généraux de Hitler. En revanche, Eichmann a nommément désobéi à Himmler, qui souhaitait temporiser, pour organiser de son propre chef la déportation en 1944 des Juifs de Budapest.
  • [10]
    Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, Paris, Flammarion, 2009, p. 9 ;
  • [11]
    Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge, Paris, Allia, 1996.
  • [12]
    Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, op. cit., p. 140-141 et note 2 p. 140.
  • [13]
    Ibid. Pour Marc Bloch, Antoine Vitkine cite L’Étrange défaite, publié chez Gallimard en 1990.
  • [14]
    Haute figure inoubliable de Platon dans son Gorgias, dans lequel la question qui oppose Socrate à Calliclès est celle de savoir s’il vaut mieux commettre l’injustice ou la subir. Nietzsche donne évidemment raison à Calliclès selon qui, bien sûr, mieux vaut commettre l’injustice que la subir.
  • [15]
    En soulignant sans cesse la source juive du christianisme, Nietzsche se démarque de Schopenhauer qui, lui, « n’avait vu que bouddhisme dans le christianisme ». Franz Overbeck rappelle que, telle que Nietzsche l’a laissée, La Volonté de puissance distingue « un double christianisme : l’un est encore nécessaire pour briser la sauvagerie et la grossièreté qui sévissent parmi les hommes ; l’autre est fort nocif car il attire à lui les décadents en tous genres et les séduit pour satisfaire à son origine qui eut lieu parmi les cercles de décadents ». Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 51.
  • [16]
    Jacques Bouveresse, Foucault et Nietzsche, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016, p. XII.
  • [17]
    Adolf Hitler, Mon combat, traduit par Jean Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934 (rééd. 1979), p. 677.
  • [18]
    Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, dissertation I, paragraphe 16. N’y a-t-il pas là un bel exemple de la noblesse fantasque de Nietzsche qui le situe à des années-lumière de l’étroitesse hitlérienne ?
  • [19]
    « La véritable pensée de Nietzsche constitue un système : au début est la mort de Dieu, au milieu est le nihilisme qui en découle et, à la fin, l’autodépassement du nihilisme dans l’Éternel retour. À ces trois étapes correspondent les trois formes successives de l’esprit, dans le premier discours de Zarathoustra », Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche, traduit de l’allemand par Rémi Laureillard, Paris, Gallimard, 1969, chapitre : « Nietzsche philosophe de notre temps et de l’éternité », paragraphe 3, p. 238-246.
  • [20]
    Jean Lefranc, « Les figures du Surhomme », Revue de l’APPEP, 57e année, n° 1, septembre-octobre, 2006, p. 62-80.
  • [21]
    Cette image de l’homme comme un pont revient souvent sous la plume de Nietzsche : « L’homme compte parmi les coups les plus heureux, les plus inattendus, les plus excitants du jeu que joue le “grand enfant” d’Héraclite […], il éveille curiosité, attention, espoir presqu’une certitude comme si l’homme n’était pas un but, mais seulement un chemin, un épisode, un pont, une promesse. » Nietzsche, Généalogie de la morale (dissertation I, paragraphe 16), op. cit.
  • [22]
    « Durant toute une période historique, la révolution a été condamnée du fait de sa part d’irréligiosité et d’athéisme ; à présent, la révolution devient synonyme de messianisme […]. En tout cas, elle est symptôme d’une maladie. […] C’est contre cette tradition que polémique Hegel […] Si, dans l’historiographie de la restauration, la “maladie” révolutionnaire est en grande partie une métaphore, dans la seconde moitié du xixe siècle, à la suite des développements de la psychologie, de la psychiatrie, de l’anthropologie criminelle, de la physiologie, la métaphore tend à prendre l’aspect d’un diagnostic “scientifique”. » Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 624 sq.
  • [23]
    Ibid., p. 625.
  • [24]
    Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 37. Overbeck poursuit : « La manière dont il s’approprie l’héritage commun du temps présent n’a rien qui lui soit propre si on la mesure à ces emprunts » et de citer Les idéaux du matérialisme de Heinrich von Stein comparé à ce que dit Nietzsche dans Humain trop humain : « Ils donnent l’impression de deux livres jumeaux datant de 1878. » Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, un livre pour esprits libres, édité par Mazzino Montinari, Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1981 [1991].
  • [25]
    Thomas Mann, « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », in Thomas Mann, Études, traduit et présenté par Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 2006.
  • [26]
    Ernst Tugendhat, sans se soucier nommément de Mein Kampf, effectue ce travail dans un très puissant article qui cherche quelles sont les voies parmi toutes celles que la complexité de Nietzsche lui a fait pratiquer, qui le conduisent « dans les parages de Hitler ». Si l’anti-égalitarisme est véhément chez chacun, l’auteur voit, comme nous le faisons ici, combien celui de Nietzsche repose sur la nostalgie d’une hiérarchie disparue. Ernst Tugendhat propose une distinction très féconde entre ce qu’il nomme un anti-égalitarisme « vertical », tel celui de Nietzsche, entre les individus « bien nés » et les « faibles » – et un anti-égalitarisme « horizontal », tel celui que Hitler proclame sévir entre les peuples. Cette distinction montre combien, faute de la penser, il est aisé d’être égarés par des similitudes seulement verbales. Ernst Tugendhat, Aufsätze, Berlin, Suhrkamp, 2001, article 12 : « Macht und Antiegalitarismus bei Nietzsche und Hitler », p. 225-261. Merci à Emmanuel Faye de m’avoir indiqué cet article.
  • [27]
    Pour plus de précisions sur les difficultés du passage de la simple transcription de l’oral à une rédaction : voir Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, op. cit., p. 28-29.
  • [28]
    Avec une bien plus grande ampleur, voir pour cette notion le travail de Sidonie Kellerer in Emmanuel Faye (dir.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, Paris, Beauchesne, 2014, chapitre 4, en partie repris in Sidonie Kellerer, « Quand Heidegger réécrit son histoire », in Sven Ortoli (dir.), hors série de Philosophie Magazine : Les philosophes face au nazisme. Avant, pendant et après Auschwitz, janvier 2015, p. 82-85.
  • [29]
    L’allusion concerne tout spécialement le célèbre ouvrage d’Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes : Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, Vienne, Braumüller, 1918 ; en français Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, traduit de l’allemand par Mohand Tazerout, Paris, Gallimard, 1948 (1re édition française). Pour un exemple d’étude de cet ouvrage, je renverrais à mon essai : Entre chiens et loups, op. cit., partie ii, chapitre 1. Voir aussi Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du xviiie siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.
  • [30]
    Voir Emmanuel Faye « La “vision du monde” antisémite de Heidegger à l’ombre de ses Cahiers Noirs », en conclusion de Heidegger, le sol, la communauté la race, op. cit.
  • [31]
    Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 211, in Œuvres philosophiques complètes, t. 7, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, édité par Giorgio Colli et alii, Paris, Gallimard, 1971. Cette référence est rappelée par Domenico Losurdo in Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 395.
  • [32]
    Losurdo cite un fragment fort parlant : « Celui qui, en tant qu’homme de connaissance, a reconnu qu’en toute croissance et à côté d’elle s’exerce en même temps la loi du dépérissement, et que, pour la création une décomposition et un anéantissement impitoyables sont nécessaires, celui-ci doit apprendre en outre à tirer une sorte de joie de cette vision pour pouvoir la supporter – ou il ne sera pas apte à la connaissance. C’est-à-dire qu’il doit être capable d’une cruauté raffinée et de s’habituer à elle d’un cœur résolu… Un tel homme doit être capable de créer lui-même la souffrance avec joie, il doit connaître la cruauté de sa main, en acte, et non pas seulement avec les yeux de l’esprit. » Fragment de la Grossoktav-Ausgabe (édition des œuvres de Nietzsche parue entre 1894 et 1913), vol. xiii, p. 43, citée in Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit., p. 990.
  • [33]
    Selon Thomas Mann, Nietzsche serait « essentiellement étranger à la politique et spirituellement innocent ». Mann, « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », art. cité.
  • [34]
    Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1999.
  • [35]
    Hitler, Mein Kampf, op. cit., note 18, p. 210.
  • [36]
    Ibid., p. 576-577.
  • [37]
    Ibid., p. 289.
  • [38]
    Alexis Philonenko, Nietzsche. Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 72-73.
  • [39]
    Charles Appuhn, Hitler par lui-même d’après son livre Mein Kampf, Paris, Haumont, 1933, p. 28, traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 69-70).
  • [40]
    Toutefois, il peut avoir eu en tête le physicien nazi Philipp Lenard, grand promoteur de la physique aryenne et prix Nobel de physique en 1905. Pour lutter contre « la folie matérialiste » dénoncée d’ailleurs dans Mein Kampf, « Lenard avait conçu une théorie de l’éther en principe destinée à remplacer la théorie de la relativité (bien que les expériences de Michelson-Morley menées dans les années 1880 aient été défavorables à l’idée d’un “vent d’éther”) ». Pierre Thuillier, « Le nazisme et la “science juive” », La Recherche, n° 186, mars 1987, vol. 18, p. 378-383.
  • [41]
    Appuhn, Hitler par lui-même…, op. cit., p. 38, traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 145.
  • [42]
    Nietzsche, Par delà le bien et le mal, op. cit., paragraphe 259.
  • [43]
    Ibid., paragraphe 251 : « Züchtung einer neuen über Europa regiende Klasse ».
  • [44]
    « Pourquoi interpréter systématiquement la trop fameuse image de la “splendide bête blonde” comme une allusion quasi certaine à la blondeur de la race aryenne, alors que l’image toute simple du lion est si fréquente chez Nietzsche ? » Lefranc, « Les figures du Surhomme », art. cité, p. 73, note 50. Dominique Losurdo compose quant à lui un dernier chapitre éblouissant pour dresser un tableau de ces dénégations dans l’opus déjà cité. Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique, op. cit.
  • [45]
    Je me permets de renvoyer au chapitre consacré à ce point dans mon essai Entre chiens et loups, op. cit.
  • [46]
    Voir par exemple Généalogie de la morale, troisième dissertation, paragraphe 10 sur le « droit à l’existence des êtres réussis ».
  • [47]
    Appuhn, Hitler par lui-même…, op. cit., p. 54 traduction de l’auteur du texte de Mein Kampf en allemand, p. 225.
  • [48]
    Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995.

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