Couverture de RHSHO_196

Article de revue

Témoignage d’Eda Lichtman, rescapée de Sobibor

Pages 97 à 111

Notes

  • [1]
    Archives de la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen Ludwigsburg, 208AR-Z/251/59. Copie des archives du musée de la Région des lacs de Lecznia et Wlodaw.
  • [2]
    Dans la voïvodie des Basses-Carpates, au sud de la Pologne.
  • [3]
    Plus vite, dehors !
  • [4]
    Localité du sud-est de la Pologne où se trouvait un camp de travail forcé pour Juifs.
  • [5]
    Petite ville située à une soixantaine de kilomètres au sud de Sobibor.
  • [6]
    Gardien, en allemand.
  • [7]
    Une centaine de kilomètres au sud de Sobibor, dans la région de Lublin.
  • [8]
    En allemand, nid d’hirondelles.
  • [9]
    En allemand : commando de la gare.
  • [10]
    Il existe différentes versions de la mort de Berliner dans les témoignages des anciens prisonniers de Sobibor.
  • [11]
    Siegfried Graetschus (1916-1943) : membre de la garnison SS de Sobibor, tué par les prisonniers pendant la révolte du 14 octobre 1943.
  • [12]
    Cours ! Vite ! Sinon, je t’abats !
  • [13]
    C’est trop ! Au lazaret avec eux !
  • [14]
    Joseph Duniec (avec un c), né le 21 décembre 1912 à Kovno, en Pologne (aujourd’hui Kaunas, en Lituanie), a été déporté de Drancy à Sobibor le 25 mars 1943, dans le convoi n° 53. La liste du convoi précise son domicile, « 13, rue de Malte », à Paris, et sa profession, « ingénieur chimiste ».
  • [15]
    Buvez !
  • [16]
    Bois, toi, esprit noir !
  • [17]
    Icchak Lichtman, le futur mari d’Eda.
  • [18]
    Dans la banlieue de Cracovie.
  • [19]
    À 40 kilomètres à l’est de Cracovie.

1Eda Lichtman (née Fischer) est née le 1er janvier 1915 à Jaroslaw [2]. Elle a été déportée à Sobibor en juin 1942, dans un convoi de 7 000 personnes. À son arrivée, elle a été sélectionnée pour travailler à la blanchisserie. Son témoignage a été recueilli en polonais, en 1959, à Holon (Israël).

2***

3Le puissant sifflement de la locomotive, le choc des wagons détachés, les portes ouvertes avec fracas, les cris […] Nous étions arrivés à Sobibor. […]

4Le train a été dirigé sur une voie secondaire. Les wagons, détachés par trois, ont pris un embranchement et sont entrés par un grand portail portant l’inscription « SS-Sonderkommando ». Les Allemands, en formation serrée, mitraillettes au dos ou à la main, couraient autour. « Schneller, heraus ![3] » – ils nous ont forcés à sortir des wagons. Nos yeux ont été brusquement aveuglés par les puissants rayons du soleil. Il était impossible de les ouvrir après un trajet de tant de jours dans l’obscurité. Nos corps, engourdis par une position inconfortable dans les wagons bondés, remuaient péniblement. Les assassins avaient un remède à notre engourdissement. Les fouets et les bâtons se sont mis en mouvement. Plus d’une canne s’est brisée sur une nuque, une tête ou un dos. C’est ainsi que les wagons se sont rapidement vidés.

5[…] Nous avons été poussés devant le portail et mis en rangs par cinq. Sur l’ordre des Allemands, un groupe de plusieurs centaines de personnes a franchi le portail en direction d’une place couverte de sable. Soudain, un groupe d’officiers avec un grand chien est arrivé. Le plus grand d’entre eux, Wagner, m’a fait sortir du rang et m’a demandé si j’avais de la famille. J’ai déclaré que mon mari avait été tué à Pustkow [4] et que j’étais veuve. […] Il m’a ordonné de choisir une amie dans le convoi pour m’aider à travailler. Entretemps, malheureusement, un groupe important avait déjà franchi le portail et il ne restait aucune de mes amies, ni de mes connaissances.

6J’ai dit à quelqu’un près de moi ce qui se passait. Une jeune femme, Beila Sobol, de Dubienka [5], s’est approchée et m’a dit : « Prends-moi ! Mon mari est resté à Dubienka avec mon enfant. » Serka Katz, qui venait aussi de Dubienka, m’a demandé : « Prends-moi ! Je travaillais au Kommando de la ville comme femme de ménage. » Wagner a commencé à la repousser. Elle ne s’est pas avouée vaincue. Elle lui a embrassé les mains, les pieds. Elle a supplié. Il l’a chassée, alors elle s’est tournée vers moi : « Demande-lui », et elle m’a embrassée. J’ai essayé. J’ai demandé Serka. J’ai vanté ses mérites. Cela a marché et il l’a laissée.

7Nous avons été choisies toutes les trois sur un convoi de sept mille personnes qui ont rapidement disparu par-delà le portail. Quelques heures plus tard, ces sept mille Juifs brutalisés n’existaient plus. Ils avaient été gazés. Les tas de vêtements, de paquets, de valises, de landaus, de chaussures d’adultes et d’enfants ont augmenté. Après quelques heures, tout est devenu silencieux.

8Ils nous ont ordonné de nettoyer de fond en comble la villa dans laquelle habitaient les officiers allemands. Après le travail, nous sommes revenues dans le camp entouré de fils de fer barbelés. On nous a assigné une chambre avec trois châlits en bois, fixés au mur l’un au-dessus de l’autre. À voir le désordre, on pouvait deviner que quelqu’un avait habité cet endroit et l’avait quitté précipitamment. À côté de notre pièce se trouvaient les ateliers et les chambres des artisans : bijoutiers, serruriers, cordonniers, tailleurs, menuisiers.

9Le soir, deux hommes ont apporté deux grands coffres de linge sale et un Wachmann[6] ukrainien a dit : « Il faut que cela soit prêt dans deux jours. » Déversé contre le mur, le linge atteignait presque le plafond. Les menuisiers ont rapidement fabriqué une sorte d’auge rectangulaire pour la lessive.

10Nous avons commencé à trimer. Faire la lessive impliquait de nombreuses tâches. Le linge n’avait pas été lavé depuis longtemps. Il était plein de poux. Il fallait le saupoudrer de lizol, le désinfecter. Nous devions tirer l’eau d’un puits profond avec des cordes ou de longs bâtons. Les seaux de bois étaient lourds. Il fallait faire bouillir le linge dans un autre endroit, à deux kilomètres. Nous transportions les affaires mouillées jusque-là dans des landaus.

11En outre, Serka allait tous les jours faire le ménage des Allemands, et quand elle revenait, elle s’allongeait sur sa couchette, mangeait des sucreries que quelqu’un lui avait données ou qu’elle avait volées. Nous lui demandions de nous aider, mais elle répondait qu’elle avait fini son travail, nous insultait et nous frappait. Nous lavions donc le linge à deux du matin au soir. Nos bras et nos jambes gonflaient. Nos poumons crissaient. J’avais perdu toutes mes forces.

12[…] Les Allemands « nettoyaient » les petites villes et les villages et amenaient des Juifs au camp presque tous les jours. Ils traitaient les condamnés de différentes façons. Parfois, les gens restaient assis plusieurs heures sur la plus grande place, sans ombre nulle part. […] Quelquefois, ils restaient assis toute la nuit à la belle étoile. Il faisait noir. Seules les lampes-torches des Allemands et des Wachmänner brillaient funestement au milieu des malheureux. La nuit, le Wachmann Iwan violait des petites filles et frappait leurs parents. Des cris horribles, terrifiants, retentissaient. Malheur à celui d’entre nous qui essayait de regarder.

13Lorsque, au cours de ma première nuit au camp, j’ai entendu des cris, j’ai ouvert la porte. (Chez nous une lampe à pétrole brûlait sur la plus petite flamme. Il n’y a eu l’électricité que quelques mois plus tard.) Instantanément, l’Oberwachmann Lachman est arrivé devant la porte avec le chien Barry, en faisant violemment claquer son fouet. Je me suis reculée à temps, mais il a crié : « Si tu regardes encore une fois, le chien va te dévorer le derrière ! » Heureusement, j’ai réussi à vite fermer la porte et le chien était en laisse.

14Dans la journée, il y avait davantage d’Allemands qui s’affairaient près des convois. Une fois, le Scharführer Fryc Rawald était de service. Je ne l’avais pas remarqué. J’ai attrapé un seau d’eau et j’ai commencé à en donner aux gens. J’avais quelques bonbons dans mes poches, alors je les ai aussi distribués. Tout à coup, j’ai senti une affreuse pression sur ma gorge. C’était Rawald. Il m’a tiré hors de la foule avec une canne en hurlant et m’a repoussée. Une fois les déportés emmenés au camp III, il m’a dit : « Prends garde à toi et remercie Dieu qu’il n’y ait eu que moi aujourd’hui. »

15Une fois, le Scharführer Wagner a secoué notre porte de l’extérieur et nous a enfermées. Nous étions en train de repasser du linge. Juste sous notre fenêtre, on a posé un brancard sur lequel une femme sur le point d’accoucher se tordait de douleur et criait. Au bout d’un certain temps, nous avons entendu les pleurs d’un nouveau-né. Une femme qui se démenait près de la parturiente a soigneusement enveloppé le nourrisson dans un lange et une petite couverture. Wagner a pris l’enfant, l’a donné à Klad, qui se tenait à côté, et a dit : « Emmène ça à la clinique, ils vont tout de suite y emmener la mère. »

16Klad a jeté l’enfant dans une fosse, un cloaque. Pendant un certain temps, on a entendu des gémissements, puis tout est redevenu silencieux. Le lendemain, le petit corps du nouveau-né est remonté à la surface. Le camp étant entouré de miradors, l’un des Allemands s’en est aperçu, alors ils ont ordonné d’enlever le petit corps.

17Lorsqu’un convoi arrivait, il y avait parfois des cadavres et des infirmes dans les wagons. Les Allemands ordonnaient de charger d’abord sur des charrettes les infirmes avec les cadavres. En général, c’était Paul Groth qui s’en occupait. Vers le soir, il ordonnait à son groupe de travailleurs de se ranger devant lui et il demandait : « Wer ist müde ? – Qui est fatigué ? Qui n’a pas de forces ? Qui a de la fièvre ? J’emmène tous ceux-là au lazaret. » Ignorant ce qui les attendait, beaucoup se présentaient. Paul les emmenait à l’écart, les frappait et les tuait tous, un par un. Il ordonnait de pendre les gens à un arbre grand et vieux près de la maison des Ukrainiens. Une fois, il s’est acharné sur l’un d’eux, qu’il appelait Iwan le Terrible. Il a ordonné au coiffeur de lui raser la moitié de la tête et de la barbe. Il a pris différents médicaments et alcools dans l’entrepôt où l’on triait les bagages et lui a ordonné de tout boire devant les autres. Quand « Iwan » était déjà à demi inconscient, Paul lui a versé de l’urine dans la bouche et a ordonné qu’on lui donne des coups de fouet.

18Une fois, trois femmes ont été choisies dans un convoi de Vienne pour travailler à la cuisine. Toutes étaient belles, bien faites et avaient l’air d’artistes. Les Allemands se sont amusés avec elles, puis les ont fusillées au bout de quelques semaines. Quelques jours plus tard, ils ont choisi à nouveau trois femmes : Ruth, qui avait 16-17 ans, Berta et Lena.

19Rapidement, Ruth est devenue la petite amie de Paul Groth. C’était une belle brune, mince, aux yeux bruns. L’amour s’est sérieusement épanoui. Comme Ruth habitait à côté de l’entrepôt et qu’elle voyait ce que Paul fabriquait, elle l’a influencé pour qu’il devienne meilleur. Il a commencé à changer. Il a apporté à Ruth une petite femelle chevreuil, dont elle prenait soin. Elle lui donnait des biberons de lait. La petite femelle chevreuil s’ébattait librement dans le camp et après le travail, Ruth lui courait après avec Paul.

20Jusqu’à ce que Groth soit envoyé quelque part pour trois jours. Les Allemands ont commencé à s’en prendre à Ruth. Alors que je venais faire bouillir du linge, Ruth était justement dans la salle de bain et prenait un bain. Des Allemands, Steubel, Michel, Weiss, Gomerski et Bolender se sont mis en rangs de la fenêtre de la salle de bain jusqu’au puits. L’un d’eux a verrouillé la porte de l’extérieur et a ôté la vitre de la fenêtre de la salle de bains. […] Ils ont pris un seau et ils ont commencé à l’arroser avec de l’eau froide. Ses cris n’ont servi à rien.

21Après s’être assez amusés, ils ont ouvert la porte et l’ont chassée de la salle de bains. Blême, épuisée, elle s’est appuyée contre la porte. Elle avait les pieds nus. Elle a appelé un garçon, qui était à son service et à celui de Paul, et lui a demandé des chaussures. Là-dessus, Hermann Michel a commencé à crier : « Eh toi, la sorcière ! Tu ne peux pas marcher pieds nus comme tes sœurs galeuses ? » Il a lancé son chien sur elle, un chien-loup qui était dressé, comme Barry. Au même moment, Wagner est arrivé. Visiblement, il ne voulait pas que cela se passe sous les yeux des ouvriers. Il a pris le chien et a donné l’ordre de mettre fin à la plaisanterie.

22La nuit même, Ruth a été tuée. Berta et Lena aussi. Paul est revenu. […] Il ne frappait plus. Il ne maltraitait plus les ouvriers. Peu de temps après, il a été envoyé avec d’autres assassins qui avaient achevé leur instruction dans une autre fabrique de mort, à Treblinka. […]

23Wagner a pris la direction du camp qui, dès lors, a complètement changé. On a commencé à construire sur son ordre de luxueux bâtiments, dont un mess qui ressemblait au café à terrasse d’une grande ville. D’un côté, la route a été couverte de gravillons blancs, brillants, de l’autre de petits cailloux noirs comme du charbon. On a aménagé des pelouses et des parterres de fleurs, des jardins avec des tournesols tout près de la palissade en planches derrière laquelle les victimes se déshabillaient entièrement. On a construit de nouveaux bâtiments d’habitation, des entrepôts et des baraques. Des artistes ont sculpté de belles décorations, ont peint des tableaux dont on a décoré le mess et les chambres des Allemands. Le long des chemins, on a installé des panneaux indicateurs peints avec art. Tout ceci a été fait par des Juifs. […]

24Une fois, un groupe d’hommes juifs appelé le Waldkommando est allé couper du bois dans la forêt sous le commandement de l’Oberscharführer Grunner et d’Ukrainiens. Lorsque Grunner, ivre, est retourné dans son appartement et que les Ukrainiens, saouls aussi, se sont allongés pour dormir, douze prisonniers, prétextant une forte soif, ont quitté leur lieu de travail avec un Ukrainien pour aller chercher de l’eau avec des seaux. Là, ils ont tué le Wachmann et se sont enfuis. Quand est arrivé le moment de rentrer au camp, l’évasion a été découverte et l’alerte a été donnée. Les fugitifs n’ont pas été repris. C’est pour cette raison que les autres ouvriers ont été attachés et ont reçu l’ordre de ramper sur le ventre jusqu’au camp. Le portail a été fermé avec un cadenas, des Wachmänner placés en nombre. Nous savions déjà de quoi il s’agissait. Nous tremblions à la pensée de ce qui allait nous arriver.

25Lorsqu’on nous a mis en rangs, nous avons convenu de ne pas nous laisser gazer. Nous allions nous défendre, autant que nous le pourrions. Un certain temps est passé. Nous étions de plus en plus énervés. Nous faisions nos adieux à la vie. Les Allemands sont arrivés. Ils ont enlevé le cadenas du portail et nous ont ordonné de sortir de notre camp. Nous avons traversé le camp II. Ils nous ont donné l’ordre de nous arrêter tout près du deuxième portail en fer. Ils nous ont fait mettre en demi-cercle. Les ouvriers étaient étendus sur la place et attachés. Chacun d’eux a reçu des coups de fouet. Ensuite, sur l’ordre d’un Allemand, un Wachmann les a tous abattus l’un après l’autre. Les Allemands passaient au milieu de nous. Il était interdit de fermer les yeux et de détourner la tête. Nous devions contempler cette atrocité. Après l’exécution, nous avons refait le chemin en sens inverse. Wagner et Frenzel se sont adressés à nous. Ils nous ont avertis que la prochaine fois, nous aurions tous à en répondre.

26Un capitaine de la marine de guerre, qui avait pris part aux combats en Espagne, voulait organiser une évasion. Malheureusement, on en a trop parlé et le secret a été éventé. La veille de l’évasion, un employé de la cuisine des Ukrainiens, Josef Kohn, un Juif, craignant probablement pour sa propre peau, a tout révélé à un Wachmann qui l’a rapporté aux Allemands. Wagner est arrivé sur la place de notre camp. Il a mené une courte enquête. Il a fait mettre en rangs tous les prisonniers hollandais, soixante-douze hommes, et a donné l’ordre de les emmener au camp III. De nouveau, des cadenas ont été accrochés au portail. Des rangées de Wachmanns montaient la garde. Après quelques minutes d’un silence de mort, nous avons entendu les salves tirées sur nos camarades.

27Pendant toute la durée de l’exécution, une demi-heure peut-être, nous avons dû rester en rangs au garde-à-vous. À ce moment-là, Frenzel est arrivé et a ordonné aux Hollandaises d’entonner des chansons. Les salves de tirs interrompaient le silence, se mêlant aux notes des chants forcés qui tordaient de douleur les visages des propres sœurs et femmes des victimes assassinées.

28À la hâte, Frenzel a ordonné de poser sur notre place des planches qui devaient servir de piste de danse. Il a organisé un orchestre et nous avons tous dû danser et chanter, alors que nos visages étaient mouillés de larmes et que nos lèvres se tordaient de douleur.

29Quand les Allemands sont revenus de l’exécution, leurs uniformes étaient éclaboussés de sang. Ils avaient remporté une victoire sur soixante-douze Juifs sans défense. Ils se sont adressés à nous et nous ont mis en garde. Nos portes et nos fenêtres ont été grillagées avec du fil de fer barbelé. À partir de ce jour, des Wachmänner surveillaient nos baraques pendant la nuit. On a raccourci le temps de nos promenades du soir et on nous a interdit de rencontrer les hommes.

30Après les appels, on nous faisait faire des exercices disciplinaires. Quel que soit le temps, nous devions ramper sur le ventre, sauter comme des grenouilles, courir, tomber, marcher au pas sur place. Les exercices étaient parfois dirigés par des Allemands, parfois par le Wachmann Tarus, qui frappait sans pitié dès que quelqu’un levait la tête ou faisait un faux mouvement. Il a ainsi cassé les os ou brisé le crâne de plus d’une personne. Les exercices disciplinaires étaient aussi dirigés par le kapo juif Mojsze, surnommé « le Gouverneur ». Il venait de Hrubieszow [7] et il battait ses frères sans retenue.

31Le camp a été agrandi. Les ateliers de repassage et de couture ont été transférés dans de nouveaux bâtiments, près du mess et de la villa Schwalbennest[8]. D’un côté, nous avions vue sur la voie ferrée, de l’autre, sur un chemin clôturé des deux côtés avec du fil de fer barbelé qui menait à la cuisine des officiers. Par la porte ouverte, on voyait ce qui se passait sur la place. Nous travaillions sans interruption, car à tout moment et de toute part, quelqu’un pouvait nous observer. Nous faisions donc très attention.

32Une fois, dans un petit matin glacial, alors qu’une épaisse couche de neige recouvrait la terre, un convoi est arrivé. Deux mille personnes environ ont été sorties des wagons et rapidement poussées sur le chemin qui passait à côté de notre fenêtre. Nous avons remarqué un groupe de jeunes femmes portant leurs enfants dans les bras. D’autres les tenaient par la main. Tout à coup, nous avons entendu les pleurs d’un petit garçon qui avait peut-être deux ans. Le petit était resté seul, sa mère ayant visiblement été poussée devant. Son petit pantalon s’était déboutonné et lui était tombé sur les chevilles. Empêtré dedans, le petit enfant ne pouvait pas bouger. Son petit corps rougissait rapidement sous l’effet du froid. Soudain, un chien s’est approché, il a reniflé le petit enfant, l’a léché et il est reparti. Il est revenu avec un Wachmann, qui a emporté l’enfant pour le ramener avec les condamnés. […]

33Des Allemands, des Ukrainiens et les Juifs du Bahnhofkommando[9] travaillaient au nettoyage du train. Wagner, une cigarette allumée aux lèvres, appuyait sa jambe sur les marches du wagon. D’une main, il sortait des petits corps d’enfants gelés et, avec entrain, il les jetait comme des oiseaux ou de petits animaux dans un wagonnet placé à côté. Souvent nous entendions les plaintes ou les pleurs des petits enfants encore vivants, que Wagner ou l’un de ses assistants achevait en les lançant dans les wagonnets. […]

34Nous étions très abattus. Des milliers de Juifs étaient conduits chaque jour à l’extermination. À plusieurs reprises sont arrivées des charrettes transportant des Juifs qui avaient tenté de se cacher à la campagne. Les Polonais qui les dénonçaient recevaient du sucre et des fripes. Parmi ceux qu’on amenait pour les exterminer, les Allemands choisissaient des hommes en bonne santé pour travailler. Une fois, un important groupe d’hommes jeunes et beaux a été sélectionné. On les a placés sur deux rangées et on leur a donné l’ordre de se battre. Cela a duré longtemps, jusqu’à ce qu’un grand nombre d’entre eux tombent, évanouis ou morts. Tous les Allemands et les Ukrainiens observaient et riaient aux éclats. Ils les poussaient et les excitaient les uns contre les autres. Les survivants ont été forcés de débarrasser le champ de bataille des cadavres et des blessés graves. À la fin, tous ont été envoyés au camp III et liquidés.

35Un jour de canicule, un convoi de plusieurs milliers de Juifs en pyjamas rayés est arrivé. Ils étaient amaigris, épuisés par la faim et un lourd travail. Ils ne tenaient pas sur leurs jambes. On les a mis tout près de notre camp, de l’autre côté des barbelés. Il était difficile de différencier les hommes des femmes. Tous étaient tondus, décharnés. Leurs voix n’étaient pas humaines. C’était des sortes de piaulements implorant de l’aide. Il n’était pas non plus possible de reconnaître quelqu’un, une connaissance ou un proche. Les ouvriers des ateliers de couture allaient et venaient à proximité et plusieurs d’entre eux ont entendu murmurer leurs prénoms, car les malheureux ont reconnu des gens de leur propre village. Malheureusement, on ne pouvait les aider en rien, car ils étaient si affreusement affamés et épuisés que chaque morceau de pain qu’on leur donnait provoquait immédiatement leur mort, à peine mangé. Ils sont restés étendus par terre pendant plusieurs heures.

36Le soir, Gomerski est arrivé. Il a attrapé une grosse branche avec des ramifications et a frappé les malheureux sans pitié. Il leur a ordonné de se lever. Malgré leur peur, ils ne pouvaient absolument pas le faire. Ils se sont efforcés de soulever la tête, de s’asseoir et dans le meilleur des cas de s’agenouiller. À ce moment-là, le tronçon de bouleau s’est abattu sur leurs têtes. Il n’en fallait pas beaucoup aux victimes. Un seul coup les achevait sur place. Il a fallu longtemps avant que la place soit débarrassée de tant de cadavres et d’infirmes. Les Ukrainiens et les Allemands ont apporté un tonneau de chlorure. Sans se soucier de savoir si les hommes étendus étaient vivants ou morts, ils leur ont versé dessus de pleines pelles et de pleines bassines de chlorure puant et corrosif, donnant des coups de pied aux corps et jurant horriblement.

37[…] Des jours sans espoir s’écoulaient. Les convois arrivaient de plus en plus rarement. C’était mauvais signe, cela voulait dire qu’il n’y avait déjà plus de Juifs en liberté. On a commencé à fortifier notre camp, à le miner, à l’entourer de barbelés électrifiés. On a construit de nouvelles baraques gigantesques, des bunkers. On nous forçait à travailler de plus en plus vite. On s’en prenait à nous à chaque pas. Les exercices disciplinaires se répétaient désormais deux fois par jour. Le soir ou à l’heure du déjeuner, nous portions des poutres et des planches, construisions des voies de chemin de fer ou exécutions d’autres tâches en courant. Pendant ce temps, les Allemands faisaient la haie et nous battaient. Gomerski frappait toujours avec des planches ou un grand marteau. […]

38Nous savions que ça allait mal pour nous et que dans peu de temps – aux dires des Allemands et des Ukrainiens –, notre vie s’achèverait. On a commencé de nouveau à songer à s’évader. Mojsze Guwerner, l’un des pires kapos, exhortait obstinément à l’évasion. Le soir, après le travail, il débattait à haute voix de ce sujet avec les hommes. […]

39Un soir, Guwerner a été pris d’une attaque de furie. Il a attrapé une grosse planche et a frappé tous ceux qui lui tombaient sous la main en criant : « Choléra ! Vous voyez ce qui se passe et vous restez assis à votre place. Putain, je vais vous montrer quoi faire ! » Pendant toute la nuit, il a battu les hommes de son Kommando dans la baraque.

40Le lendemain matin après l’appel, une enquête a été menée. Des personnes ont été interrogées une par une et on leur a demandé ce qu’elles savaient de l’évasion projetée. Bien sûr, nous avons affirmé que nous ne savions rien. Tous les kapos ont été pendus. À leur place, de nouveaux ont été choisis, parmi lesquels Berliner, qui avait dénoncé à Wagner le groupe de kapos qui projetaient de s’enfuir. Berliner a pris la place de Guwerner.

41Berliner a dépassé Mojsze Guwerner en cruauté. Les Allemands lui ont donné le droit de disposer de tous les prisonniers. Il a alors commencé à frapper, sans aucune raison, simplement parce qu’il voyait un SS s’approcher. Il rapportait aussi aux Allemands chaque détail : ce qu’il avait vu et ce qui se passait parmi les travailleurs. Les Allemands aimaient les dénonciations, mais ils haïssaient le dénonciateur. Ils ont choisi parmi les kapos un homme mauvais, l’un des trois frères Rozycki, et lui ont donné l’ordre de frapper Berliner. Ils l’ont poussé à la révolte, en affirmant que le même sort que Mojsze les attendait le lendemain, lui et les autres, parce que Berliner mouchardait constamment.

42Après le travail et les exercices disciplinaires, Rozycki a jeté un sac sur la tête de Berliner dans la baraque et lui a donné des coups de fouet. Tous ceux qui en voulaient à Berliner l’ont frappé à coups de bâtons. Le lendemain, il est resté dans la baraque. Il ne pouvait pas bouger. Frenzel en personne lui a apporté du café et des petits pains du mess. Berliner est mort tout de suite après le petit déjeuner. Certains ont dit que Frenzel avait versé du poison dans le café [10]. […]

43Dans l’atelier de couture, il y avait de grandes étagères compartimentées. Un numéro et des initiales indiquaient à quel officier appartenait le linge propre. Les officiers supérieurs avaient plus de vêtements et c’était les plus beaux. L’Unterscharführer Graetschus [11] passait souvent à l’atelier. Il regardait dans tous les coins et réclamait pratiquement toujours du linge qui ne lui appartenait pas. J’étais responsable de la lingerie et je ne pouvais satisfaire ses exigences. Il s’approchait donc seul des étagères et volait ce qui lui plaisait. Ainsi, une fois, il a volé les gants de l’Untersturmführer Niemann. Quelques jours plus tard, Niemann a reconnu ses gants sur Graetschus. Je ne sais pas comment l’affaire a été réglée, mais une grande fenêtre a été percée dans la porte de la lingerie et l’accès en a été interdit à tous, à l’exception de quatre ou cinq officiers. […]

44Nous étions en train de repasser et de trier du linge, lorsqu’un adjudant a franchi le seuil et m’a ordonné de me présenter rapidement à la Kommandantur, chez Graetschus. Ne pressentant rien de mal, je suis allée à la chancellerie, où Graetschus était assis avec trois Ukrainiens. À peine étais-je entrée que Graetschus m’a montré une veste blanche en lin et m’a demandé à qui elle appartenait. J’ai répondu que je ne savais pas.

45Graetschus m’a frappée violemment au visage et m’a montré les initiales que j’avais moi-même cousues sous le col. Il ne m’a plus rien laissé dire, se contentant de hurler que j’avais vendu sa veste au cuisinier du mess. Il m’a giflée, puis a enfilé des gants de boxe et m’a frappée au visage, à la poitrine et au ventre. Blessée, en sang, je me suis dégagée et me suis enfuie vers l’atelier. Graetschus s’est dressé un revolver à la main et m’a crié de revenir sans quoi il allait me tuer. Le vœu pieu de chacun d’entre nous étant de mourir d’une balle sans connaître les tortures et le supplice d’être brûlé, j’ai couru de plus en plus vite, saignant et sentant que ma vie touchait à sa fin.

46Graetschus a compté : « Un, deux… ». À ce moment-là, un Ukrainien qui montait la garde, Podossa, m’a saisie par le bras, et a commencé à le tordre et à l’écraser de ses mains puissantes. Il m’a ramenée à la chancellerie à coups de pied. Je ne comprenais pas ce qu’il criait, ce qu’il voulait. Il a commencé à me donner des coups de pied des deux côtés, dans la poitrine et dans le ventre. Deux Ukrainiens m’ont attrapée par la tête et m’ont renversée sur un lit de camp. Chacun d’un côté, ils m’ont fouettée à tour de rôle, et Graetschus m’a donné des coups de pied dans la colonne vertébrale jusqu’à ce que je perde connaissance.

47J’ai reçu un ordre : « Lauf ! Schnell ! Sonst schiesse ich dich ![12] » Je ne pouvais pas me redresser et j’ai rampé sur le ventre comme une bête sur les gravillons de l’allée. Je pouvais toutefois me réjouir que les supplices soient interrompus. Graetschus n’a pas tiré. Visiblement, il ne voulait pas achever son œuvre. Je me suis traînée jusqu’à l’atelier. Là, ils avaient déjà tout appris des ouvriers qui travaillaient au mess ou sur la place à côté. Presque tous pleuraient.

48Maintenant, il fallait vite cacher mon état. Les filles ont apporté du magasin une ceinture en caoutchouc. Elles m’ont fait des compresses, qui se sont imbibées de sang. Le reste du jour et de la nuit, on a changé mes pansements. Les blessures se sont lentement cicatrisées. Je ne pouvais pas encore marcher vite, ni courir. J’avais la mâchoire démise, l’œil tuméfié. L’expression de mon visage avait changé. L’Oberscharführer s’en est pris à moi après l’appel et m’a ordonné de courir avec tous les autres. Je ne pouvais pas. Il m’a fait un croche-pied alors que j’arrivais à sa hauteur. Je m’en suis aperçue, je me suis arrêtée et je l’ai regardé de la tête aux pieds. Cela m’était égal désormais… Frenzel était furieux. Il a attrapé une pierre et me l’a lancée dans le dos de toutes ses forces. […]

49Kurt Ticho, qui venait de Tchécoslovaquie, […] remplissait alors la fonction d’infirmier. Il m’a fait des pansements. Il m’a donné divers médicaments. Mon état s’améliorait faiblement. Je suis restée allongée ainsi plusieurs jours. Je n’avais plus de fièvre. Le thermomètre indiquait 35° C. Après l’appel, Wagner, Niemann et Schwarz ont fait le tour des baraques. Ils ont contrôlé les malades. Neuf étaient allongés dans la grande baraque des hommes, huit dans la grande baraque des femmes malades et trois dans notre petite baraque. Lorsque les Allemands ont fait le compte, Niemann a déclaré : « Das ist zu viel ! Ins Lazarett mit denen[13]. » Ils sont tous sortis.

50Quelques minutes plus tard, Wagner est revenu seul dans la baraque. À sa vue, nos cœurs ont arrêté de battre. Il se tenait sur le seuil et m’a ordonné immédiatement de descendre de mon châlit. Je tenais à peine sur mes jambes. Wagner, voyant de quoi j’avais l’air, a ordonné à Kurt de m’emmener à quelques pas de là, dans l’atelier de couture dont s’occupait Hana, de Berlin. Là, il a dit que je n’étais pas obligée de travailler aujourd’hui. Il m’a ordonné de poser ma jambe sur une chaise et il est sorti.

51Pendant ce temps, on a fait savoir à tous les malades qu’ils devaient se lever pour aller travailler. À l’appel, après la pause du repas, on a seulement inscrit sur les registres quelques malades grabataires, qu’une forte fièvre rendait inconscients. Après l’appel, lorsque les Allemands sont venus les chercher pour les emmener au lazaret, l’un d’entre eux était déjà mort de mort naturelle. Ce fut le seul cas de ce genre au camp. Bien que nous ayons souffert de la perte d’un camarade d’infortune, nous l’avons beaucoup envié et avons estimé qu’il avait eu de la chance de réussir à s’échapper des mains des bourreaux. Le soir, le groupe des hommes a récité des prières près de son lit. […]

52À cette époque, Wagner, qui partait en congé, a commandé des chaussures pour lui et pour sa femme. […] Avant de partir, il a apporté dans notre atelier quelques poupées venant d’enfants juifs assassinés. Il a ordonné d’habiller convenablement les poupées pour sa petite fille de 5 ans. Nous avons donc cousu de belles robes à crinolines. Szeli, de Hollande, était modiste et elle a fait pour elles de beaux chapeaux à larges bords.

53Les yeux de Wagner ont brillé de joie à la vue des poupées en jolies tenues. Nous étions furieuses contre lui et pleines de regrets que ce ne soit pas les enfants pour qui ces poupées avaient été achetées qui puissent jouer avec. Nous avons décidé de lui faire une farce. Nous avons habillé une poupée avec une blouse et une cravate de la Hitlerjugend. Bien que cela soit une astuce, Wagner n’a pas compris notre intention. Il a montré la poupée en uniforme à tout le monde. Ensuite, d’autres officiers ont exigé qu’on leur habille des poupées de la même façon et les ont envoyées chez eux. […]

54Les fêtes de Yom Kippour sont arrivées. Nous nous sommes réunis dans une grande baraque inachevée, où les prières du Kol Nidrei ont été récitées, accompagnées de chants joués au violon par Josef Dunie, de France [14]. Le violon devait être pris pour un divertissement. Il fallait faire attention à ce qu’aucun Allemand ne s’aperçoive que nous étions en train de prier.

55À cette époque, le manque de pain se faisait cruellement sentir. Wagner est arrivé à l’appel. Il a fait venir quelques prisonniers, leur a donné du pain et leur a ordonné de le manger sur place. Il savait bien que c’était le Jour du Jugement et que nous jeûnions. Quand les prisonniers ont eu fini le pain, il a éclaté de rire. Il avait réussi une blague diabolique, parce qu’il avait donné du pain à ceux qu’il tenait pour des Juifs pieux. […]

56Beaucoup d’officiers ont quitté le camp pour le Nouvel An. Gomerski a organisé des festivités dans sa chambre. Quelques Ukrainiens jouaient de l’accordéon. Certains chantaient. Les tables étaient bien garnies en nourriture et en boisson. Lorsque Helka et Esterka ont eu fini de ranger, Gomerski leur a ordonné de boire de la liqueur. Les filles ont bu un peu et, comme elles étaient légèrement éméchées, elles ont timidement demandé une bouteille d’alcool. Elles ont déclaré que c’était l’anniversaire d’une de leurs amies. Gomerski s’est réjoui et a ordonné que la personne concernée se présente immédiatement. Malheureusement, c’était moi. Au début, je ne savais pas de quoi il s’agissait. […] Je pensais qu’il fallait comme d’habitude apporter du linge de table supplémentaire ou des torchons. J’ai pris avec moi Saba Salz.

57Lorsque je suis arrivée sur place, Gomerski nous a appelées dans la pièce, nous a versé deux grands verres de vodka et nous a ordonné : « Trinkt ![15] » Comme nous tardions, il a sorti une carabine et l’a posée sur le sol […]. Il a hurlé : « Trink, du schwarze Seele ![16] » Mes mains tremblaient de peur, et avant même de porter le verre à mes lèvres, j’en avais déjà renversé la plus grande partie par terre. Obéissant à l’ordre, Saba a bu son verre. Gomerski a rapidement versé un autre alcool et nous a donné en accompagnement un bonbon acide et une cigarette. C’était l’un des jeunes garçons juifs, Joziek, qui servait l’alcool.

58J’ai fait un clin d’œil et j’ai donné un coup de coude à Saba pour qu’elle renverse la boisson dès que Gomerski aurait le dos tourné, mais elle ne m’a pas comprise, et a fini chaque verre. Les Ukrainiens étaient déjà bien éméchés. Ils beuglaient différents airs et Gomerski ordonnait sans cesse de boire. Même si j’étais déjà un peu saoule moi aussi, je voyais que cela pouvait mal se terminer. Lorsque Gomerski a ordonné à Joziek d’aller chercher du rhum au mess et de préparer un grog, j’ai pris la bouilloire et je suis sortie.

59Le petit Jankiel travaillait à la cuisine. Je l’ai vite envoyé chercher nos amis, demandant qu’ils viennent sous n’importe quel prétexte. Pendant ce temps, je me suis lavée, j’ai bu un café fort qu’a préparé Hana, de Berlin. L’air vif et glacial a fait le reste. J’avais complètement dessaoulé et je voulais sortir Saba de là.

60Dès l’instant où nous avons franchi le seuil de la chambre de Gomerski, il ne nous a pas autorisées à nous asseoir. Nous sommes restées debout près de la porte. Quand je suis revenue avec la bouilloire de grog, Saba était pâle, la tête appuyée contre la porte. Elle avait terriblement la nausée, parce qu’elle avait faim. Par chance, Szoel Fleischhacker et Icchak [17] sont arrivés. Szoel avait toujours de la repartie. Gomerski s’est remis à boire, mais avec lui.

61Szoel était très ingénieux. Avant tout, il s’est tenu de telle façon que nous puissions nous glisser derrière la porte. Ils ont bu quelques verres et nous sommes repartis ensemble vers nos baraques. Gomerski est sorti derrière eux. Bien qu’ivre, il a commencé à parler politique. Il a posé plusieurs questions, mais Szoel savait bien comment répondre.

62Comme le Lagerführer et le reste des officiers n’étaient pas encore revenus, nous avons pu laisser les fenêtres et la porte de notre baraque ouvertes après notre retour, pour que l’air glacial entre dans l’intérieur étouffant. À l’appel du matin, Gomerski a regardé si nous étions malades.

63Il nous semblait que si nous buvions, tout disparaîtrait dans l’oubli. Nous avons bu d’énormes quantités de vodka, mais il est faux que la vodka réussit, même un instant, à brouiller les sentiments.

64Un soir, la nouvelle s’est répandue que des Juifs de Cracovie et des environs étaient arrivés en wagons plombés. J’ai eu un affreux pressentiment. Ma mère, Deborah Fischer, était restée à Wieliczka [18], ma sœur et son mari à Cracovie. Toute la famille de mon mari, Marek Weissberg, se cachait dans les environs de Bochnia [19] avec des papiers aryens. J’étais effondrée. Je pleurais. Mes amis m’ont tendu une timbale de vodka. Cela n’a fait qu’empirer les choses. Je n’arrivais pas à me calmer. Je me suis endormie au petit jour.

65Avant même l’appel, le menuisier Srul, encore à demi endormi, est arrivé en courant et m’a appelée. Il n’avait même pas encore réussi à dire que ma mère me cherchait, que déjà Icchak et Szoel Fleischhacker se tenaient devant la porte. Tous les deux coupaient la parole à Srulek à tour de rôle. Ils barraient le passage et ne me laissaient pas sortir de la baraque, parce que si je m’approchais de ma mère, je devrais partir avec elle au camp de la mort. Ils ne pouvaient pas l’admettre.

66Presque au même moment, la trompette a sonné l’appel. Pendant que nous étions rassemblés, la route et la place où attendaient les déportés se sont vidées. C’est ainsi que ma mère est morte. Un peu plus tard, alors que nous récitions le kaddish, Icchak m’a demandé de le dire aussi pour ma mère, reconnaissant qu’elle aussi avait été assassinée en cette journée mémorable. Elle avait sur elle une carte que j’avais envoyée à la maison quelques mois plus tôt. J’avais écrit que je me trouvais au camp, que je travaillais comme blanchisseuse, mais que j’allais bientôt voir papa et Lucia, ma sœur. J’avais écrit cela spécialement pour qu’ils sachent que de là, on allait à la mort, parce que papa et Lucia étaient déjà morts depuis longtemps.

67Visiblement ma mère n’a pas compris grand-chose parce qu’elle m’a répondu en me conseillant de chercher un travail plus léger, dans mon métier. Elle a promis d’envoyer mes certificats et d’autres documents. […]

68Dans le camp, je trimais sans tenter d’éviter les pires travaux. J’étais consciente que pour chaque jour de dur labeur, je recevais le plus grand salaire qu’un Juif pouvait recevoir pendant cette affreuse période : un jour de vie. Mais même dans ces conditions, la vie était chère à nos yeux.

tableau im1
La gare de Sobibor et la forêt de pins plantée par les Allemands à l’emplacement du camp.
Photos Alban Perrin

Date de mise en ligne : 28/02/2017

https://doi.org/10.3917/rhsho.196.0097

Notes

  • [1]
    Archives de la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen Ludwigsburg, 208AR-Z/251/59. Copie des archives du musée de la Région des lacs de Lecznia et Wlodaw.
  • [2]
    Dans la voïvodie des Basses-Carpates, au sud de la Pologne.
  • [3]
    Plus vite, dehors !
  • [4]
    Localité du sud-est de la Pologne où se trouvait un camp de travail forcé pour Juifs.
  • [5]
    Petite ville située à une soixantaine de kilomètres au sud de Sobibor.
  • [6]
    Gardien, en allemand.
  • [7]
    Une centaine de kilomètres au sud de Sobibor, dans la région de Lublin.
  • [8]
    En allemand, nid d’hirondelles.
  • [9]
    En allemand : commando de la gare.
  • [10]
    Il existe différentes versions de la mort de Berliner dans les témoignages des anciens prisonniers de Sobibor.
  • [11]
    Siegfried Graetschus (1916-1943) : membre de la garnison SS de Sobibor, tué par les prisonniers pendant la révolte du 14 octobre 1943.
  • [12]
    Cours ! Vite ! Sinon, je t’abats !
  • [13]
    C’est trop ! Au lazaret avec eux !
  • [14]
    Joseph Duniec (avec un c), né le 21 décembre 1912 à Kovno, en Pologne (aujourd’hui Kaunas, en Lituanie), a été déporté de Drancy à Sobibor le 25 mars 1943, dans le convoi n° 53. La liste du convoi précise son domicile, « 13, rue de Malte », à Paris, et sa profession, « ingénieur chimiste ».
  • [15]
    Buvez !
  • [16]
    Bois, toi, esprit noir !
  • [17]
    Icchak Lichtman, le futur mari d’Eda.
  • [18]
    Dans la banlieue de Cracovie.
  • [19]
    À 40 kilomètres à l’est de Cracovie.

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