Notes
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[1]
Témoignage déposé en polonais devant un employé de l’Institut historique juif de Varsovie, à Lodz le 13 juin 1948. Archives de l’Institut historique juif de Varsovie, cote 4082.
-
[2]
Sobibor, Varsovie, Osrodek Karta et Dom Spotkan z Historia, 2010, p. 103-111 (Archives de l’Institut historique juif de Varsovie/4082).
-
[3]
Paris, Presses de la Renaissance, 1983 ; édition originale : Escape from Sobibor, Boston, Houghton Mifflin, 1982.
-
[4]
HEP, 1997.
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[5]
Evanston, Northwestern University Press, 1997. Un extrait de ce texte, traduit en français, a été publié dans Les Révoltés de la Shoah, Témoignages et récits présentés par Marek Halter (Paris, Omnibus, 2010).
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[6]
Située aujourd’hui en Ukraine, à une soixantaine de kilomètres de Lviv, Chodorow comptait environ 8 000 habitants en 1939.
-
[7]
Dans la région des Carpates, au sud de la Pologne.
-
[8]
À l’automne 1943, l’Armée rouge n’avait encore reconquis qu’une partie de l’Ukraine. La ligne de front se situait sur le Dniepr, à plusieurs centaines de kilomètres d’Izbica.
-
[9]
Armia Krajowa : Armée du Pays, organisation de résistance intérieure liée au gouvernement polonais en exil à Londres.
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[10]
Il s’agit probablement de la jeune fille évoquée plus haut.
1Tomasz Blatt (Toïvi en yiddish) est né le 15 avril 1927 à Izbica, une bourgade de la région de Lublin dont plus de 90 % de la population était juive jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dès 1939, les Allemands y expulsent des Juifs des régions occidentales de la Pologne annexées au Reich. En mars 1942, la ville, située le long d’une voie ferrée, devient le siège d’un ghetto de transit où des Juifs déportés d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie sont enfermés avant d’être dirigés vers les centres de mise à mort de Belzec et Sobibor. Alors âgé de 15 ans, Tomasz Blatt s’enfuit et tente de rejoindre la Hongrie grâce à de faux papiers. Arrêté par la police allemande, il est emprisonné plusieurs mois, mais parvient à s’évader et retourne à Izbica.
2Le 28 avril 1943, le ghetto est liquidé. Les deux cents derniers Juifs qui s’y trouvent, dont Tomasz Blatt et sa famille, sont déportés à Sobibor. À l’arrivée du convoi, ses parents et son petit frère de 10 ans, Hersz, sont immédiatement assassinés dans les chambres à gaz. Seul Tomasz est sélectionné pour le travail. Employé dans les ateliers du camp, il est chargé notamment d’entretenir les bâtiments, de cirer les bottes des SS, de trier les bagages ou de brûler les photographies et pièces d’identité des victimes. Cette dernière fonction lui vaut le surnom de « Feuermeister » (maître du feu). Le 14 octobre 1943, il prend part au soulèvement des prisonniers juifs et s’évade dans la forêt avec un groupe d’environ trois cents insurgés, dont une cinquantaine tout au plus survit jusqu’à l’arrivée des troupes soviétiques.
3Après la guerre, Tomasz Blatt vit quelque temps à Lublin, puis à Lodz où un employé de l’Institut historique juif de Varsovie recueille son témoignage en 1948. Ce texte, inédit en français, a été publié en Pologne en 2010 dans un recueil de témoignages de rescapés de Sobibor [2]. Il couvre la période qui suit immédiatement la révolte.
4Profitant d’une relative libéralisation du régime communiste, Tomasz Blatt émigre en Israël en 1957, avant de s’installer en Californie en 1959. En 1977, il publie un premier texte, « No time for tears », dans la Santa Barbara News and Review. En 1983, il réalise une interview de Karl Frenzel, l’un des officiers SS en poste à Sobibor, pour le compte du magazine allemand Stern. Il conseille Richard Rashke, auteur du livre Les Évadés de Sobibor [3], et Jack Gold, réalisateur du film Escape from Sobibor sorti en 1987. Au milieu des années 1990, il signe deux livres : Sobibor, the Forgotten Revolt. A Survivor’s Report [4] et From the Ashes of Sobibor. A Story of Survival [5].
5En 2009, Tomasz Blatt a témoigné, à Munich, au procès de John Demjanjuk, un ancien garde ukrainien de Sobibor. Il a également créé un site internet : www.sobibor.info.
Témoignage de Tomasz Blatt
6Nous avons marché le jour et la nuit. Un avion tournait dans le ciel. Nous avons essayé de nous cacher.
7Le troisième jour, pendant la nuit, un groupe de vingt-huit personnes a décidé de partir à la recherche de provisions. Ils devaient revenir. Ils sont partis avec une arme. Nous les avons attendus jusqu’au matin, mais ils ne sont pas revenus. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Nous avons alors décidé, ceux qui restaient, de nous séparer également. Je suis parti avec Weinzl de Chodorow [6], Fred Kostman (qui était né à Sanok [7] et dont le père était copropriétaire de la confiserie « Royal » à Cracovie), Karol (« Karol l’aveugle »), l’électromonteur Szwarc et un jeune garçon de Zolkiewka dans la région de Lublin. Un boulanger s’est également joint à nous.
8Pendant la nuit, ce dernier m’a réveillé et m’a dit que Karol et Szwarc nous quittaient. J’ai réveillé Weinzl et nous les avons arrêtés pour diviser notre groupe en deux parties égales. Des disputes ont commencé pour savoir qui irait avec qui. En voyant cela, le garçon a décidé de partir seul. Je l’ai vu s’éloigner et entrer dans une maison. Ensuite, il est ressorti et nous l’avons perdu de vue. Karol, Szwarc et le boulanger se sont également éloignés. Ils étaient encore tout près quand nous avons entendu un cri. Il s’est avéré qu’ils avaient congédié le boulanger. Nous sommes allés les voir et nous avons exigé qu’ils le prennent avec eux. Ils nous ont écoutés, mais je pense qu’ils l’ont laissé en chemin. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé à tous.
9Kostman, Weinzl et moi avons décidé de rester ensemble. Nous avions sur nous de l’or, pour une valeur de plusieurs millions, que nous avions préparé avant la révolte, quand nous comptions nous évader. J’avais une bague de grand prix, en platine avec un diamant.
10Nous marchions jour et nuit. Nous buvions l’eau des flaques qui se formaient dans les ornières creusées par le passage des charrettes. Peu de temps après le départ de nos camarades d’infortune de Sobibor, nous sommes entrés dans une maison. Il y avait là une femme avec un enfant, très pauvrement vêtue. Elle nous a donné du lait et du pain. Elle nous a demandé si nous venions de Sobibor. Nous lui avons demandé si nous étions loin du camp. Elle nous a répondu que nous étions à neuf kilomètres. Je voulais lui donner la bague de mariage, mais elle a refusé.
11Trois jours plus tard, nous étions toujours à neuf kilomètres de Sobibor. Nous apercevions toujours la même tour, ce qui voulait dire que nous tournions autour du camp. Alors j’ai emmené Kostman et Weinzl en direction d’Izbica, d’où je suis originaire. Le jour, nous restions allongés. Le soir, nous marchions au bord de la route. Près de Chelm, nous avons entendu des personnes arriver en face de nous. Nous nous sommes jetés à plat ventre par terre, mais elles ont aussitôt disparu. Visiblement, elles avaient eu peur de nous.
12Aux environs de Krasnystaw, je suis entré chez un paysan. Mes gants lui plaisaient. Je les lui ai donnés. En échange, j’ai obtenu du pain. Avant d’arriver en ville, nous sommes à nouveau entrés chez un paysan. Nous lui avons donné une bague. Nous nous sommes aperçus qu’un homme s’approchait de la maison et nous nous sommes cachés dans la forêt. Le soir venu, nous sommes retournés chez ce paysan. Il a dit qu’un Volksdeutsch rôdait dans la forêt et qu’il nous cherchait peut-être. Le paysan avait déjà deviné que nous venions de Sobibor. Nous étions superbement habillés : vêtements en cuir, manteaux d’officiers en cuir. Il pensait aussi que nous étions peut-être des partisans juifs.
13Nous sommes arrivés à Izbica sans problème. Deux kilomètres avant la ville nous nous sommes arrêtés dans la forêt. J’ai dit à Weinzl et Kostman que j’allais chez une connaissance et que j’allais lui proposer de nous cacher. Mes amis ont eu peur que je les laisse et que je ne revienne pas. Je leur ai donné ma parole d’honneur que je ne le ferais pas. Je suis entré dans une ville que je n’ai pas reconnue. La tannerie était détruite, des maisons démolies …
14J’ai erré jusqu’à ce que j’arrive chez cette personne que je connaissais, Bazylka. J’ai retrouvé sa maison et j’ai frappé. Elle m’a ouvert et a blêmi lorsqu’elle m’a reconnu. Je lui ai demandé de nous cacher. Je lui ai proposé de l’or. Elle a affirmé qu’elle avait peur. Dans l’espoir d’améliorer son attitude envers moi, je lui ai dit que mon père était dans la forêt. Mais cela n’a servi à rien. Elle m’a donné deux tranches de pain et, alors que j’étais sur le point de partir, elle a exigé que je les lui rende. Indigné, je lui ai jeté le pain au visage et je suis parti.
15En revenant sur mes pas, j’ai entendu des coups de feu. J’ai eu peur et j’ai commencé à crier : « Szmul ! ». Un temps assez long est passé avant qu’ils m’entendent et s’approchent de moi. Je leur ai raconté comment m’avait reçu la fille que je connaissais.
16Au petit matin, nous sommes arrivés dans un petit village qui se trouvait près de la forêt. Les maisons étaient dispersées. Le soir, nous sommes entrés dans la première maison venue. Une lampe brûlait sur la table. La soupe fumait dans les assiettes. Nous avions envie de manger cette soupe, mais nous n’arrivions pas à nous décider et nous sommes sortis. Dès que nous avons franchi la clôture, la famille est rentrée chez elle.
17En nous apercevant de loin, ils avaient pensé que nous étions une bande et s’étaient enfuis de la maison. Lorsqu’ils ont été rassurés, nous nous sommes tous assis autour de la table. Nous avons demandé au maître de maison de nous cacher. Nous lui avons montré de l’or. Nous ne savions pas encore que l’on tue pour de l’or. Le paysan nous a dit d’aller l’attendre dans la forêt, où il viendrait nous donner sa réponse.
18Comme il n’était pas venu, nous sommes retournés chez lui le lendemain soir. Le paysan a accepté de nous cacher à condition que l’occupation allemande prenne fin d’ici le mois décembre. À cette époque, les Russes menaient une offensive sur le Bug. De loin, on entendait déjà le grondement des canons [8].
19Le paysan a aménagé une cachette puis, quelques jours plus tard, il nous a emmenés dans une autre, située dans le coin d’une grange. De la paille était répandue sur le sol. Nous lui avons donné des marks allemands et l’adresse d’une Volksdeutsch que nous connaissions, chez qui il pourrait changer ces marks. Il a effectué une transaction : il nous a acheté une couverture. Comme nous ne voyions pas la lumière du jour, nous lui avons demandé d’acheter une lampe à pétrole. Elle brûlait jour et nuit. Quand nous n’avons plus eu de marks, il a arrêté d’acheter du pétrole.
20Ce paysan était un grand lâche. Il nous a recueillis avant tout parce qu’il s’attendait à une arrivée rapide des Soviétiques dans la région et parce que notre or et nos diamants le mettaient en appétit. En outre, il tenait un peu compte de moi, parce que sa fille allait à l’école avec moi.
21Un mois durant, tant que le front avançait, il nous a bien nourris. Pendant ce temps, nous lui donnions de l’or et des diamants d’une grande valeur. En même temps, il faut le reconnaître, il a eu beaucoup de problèmes à cause de nous. Des membres de l’AK [9] sont passés chez lui. S’ils avaient su que nous étions là, ils ne nous auraient pas embrassés. Pourtant, ils ne nous a pas donnés. Une nuit, les hommes de l’AK sont entrés chez lui. Ils ont fouillé la maison, la grange aussi. Nous avons entendu qu’ils disaient : « Vous avez des Juifs ». Ce à quoi il a répondu : « Je n’en ai pas ». Ils ont commencé à piquer la paille avec des barres, mais par chance ils ne nous ont pas touchés et ils sont partis.
22Le front s’est arrêté. Les Allemands, qui s’étaient déjà retirés du village, sont revenus. Ce retournement de situation a changé l’attitude de notre paysan. Il a commencé à nous nourrir moins bien : une soupe liquide, presque de l’eau, deux fois par jour et une demi-boule de pain quotidienne. Lorsqu’il venait nous voir le soir, il grognait : « Je pensais que ça finirait vite, mais ça dure longtemps. J’ai peur que vous ne me dénonciez si je vous laisse sortir de là. Si j’avais su que ce serait comme ça, je ne vous aurais pas recueillis. » Son humeur s’est améliorée quand la situation sur les différents fronts a changé.
23Selon la nourriture qu’il nous donnait, nous devinions quelle était la situation sur le front. Lorsqu’une fois il nous a donné de la soupe avec du lait et des nouilles, nous avons pensé que la situation sur le front s’était améliorée. Il est alors venu nous voir gaiement et nous a dit : « Les garçons, tout va bien. » En même temps, il nous a fait part de ses doutes. Il redoutait qu’à l’arrivée des Russes, nous lui reprenions l’or. Nous l’avons rassuré comme nous pouvions et lui avons encore donné de l’or. Mais quand le front s’est à nouveau arrêté sur le Bug, son attitude envers nous s’est une fois encore altérée. Alors plus d’une fois il a dit : « Mon Dieu, quelle honte, quel déshonneur si on apprend que je cache un Juif. »
24C’est alors que nous avons commencé à avoir horriblement faim. Le paysan nous enfermait de l’extérieur. J’ai promis à mes amis que lorsque la planche serait ouverte, je sortirais en ville et que j’irais chercher de la nourriture chez des connaissances. C’était le soir du 1er janvier [1944]. Dehors, le vent soufflait en bourrasques. Le fils de notre hôte nous a apporté à manger. Dans sa précipitation, le garçon a remis la planche mais en oubliant le clou. Je suis sorti de sous la couverture et me suis rapidement habillé. Je n’étais pas rasé. J’avais l’air d’un sauvage. Il n’y avait plus alors vraiment de quoi s’habiller, parce que le paysan, sous divers prétextes, nous avons emprunté nos chaussures, nos pulls, nos manteaux et ne nous les avait pas rendus. J’ai pris le couteau d’un de mes amis, en le tenant comme un pistolet. Dans l’obscurité, le couteau pouvait être pris pour un pistolet.
25Je suis parti en direction du village. L’air charriait des nuages de poussière. Il commençait à faire gris. Je suis arrivé chez un Reichsdeutsch que je connaissais, un honnête homme dont le nom était Pleto. J’ai frappé à la porte et j’ai entendu un chien aboyer. J’ai pensé que des Allemands étaient chez lui et j’ai pris la fuite. En m’enfuyant, je me suis foulé le pied. J’arrivais à peine à me traîner à travers champs. Le vent soufflait terriblement fort. Je ne savais pas où j’allais. Je me suis trompé et au lieu de retourner vers la cachette, j’ai pris le chemin de la forêt. Je me suis retrouvé sur un pont.
26J’ai compris que je n’allais pas dans la bonne direction, mais je n’avais pas la force de faire demi-tour. J’avais envie de dormir, mais j’ai résisté. J’ai rampé jusqu’à la route principale. Je sentais que je n’arriverais pas jusqu’à la cachette dans cet état. Je me suis souvenu qu’il y avait une ferme à côté de la route, et que là se trouvaient des granges avec de la paille. J’ai réussi à en trouver une. Je me suis blotti dans la paille et je me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, il faisait déjà jour. Je me suis levé et suis parti vers la cachette. J’ai vite couru à l’intérieur. Personne ne m’avait vu. J’ai dit à mes amis que je n’avais rien rapporté.
27Un jour, des bandits sont venus chez notre paysan. Après cette attaque, il a couru à la cachette en larmes, en disant qu’ils lui avaient pris tout l’or que nous lui avions donné. Nous savions qu’il mentait, mais nous lui avons donné un peu d’or. Après un certain temps, il est à nouveau venu nous voir en pleurs : « Les garçons, j’ai peur … ». Nous lui avons encore donné un peu d’or et il s’est à nouveau calmé. À l’époque, la nourriture qu’il nous donnait était horrible : trois cuillères d’une soupe de plus en plus mauvaise dans une casserole et un demi-pain.
28Une fois, je me suis brûlé la main en prenant la soupe dans la cachette. Je ne pouvais pas dormir. Alors il a apporté de l’huile pour mes mains.
29Les jours s’écoulaient l’un après l’autre avec monotonie. Le soir, nous nous racontions comme nous serions heureux quand les Russes arriveraient, comment nous embrasserions les premiers soldats soviétiques. Mais le front ne bougeait pas. Il faisait sombre. Nous n’avions pas de pétrole. Nous avons vécu de cette façon jusqu’en mars.
30Un jour, le paysan est arrivé et nous a dit : « Je vais vous apporter des rasoirs. Rasez-vous et partez parce que j’ai peur. » Nous lui avons demandé de nous acheter une arme, mais il nous a dit qu’il ne pouvait pas. Il devait nous laisser partir le lendemain. Il y avait des partisans russes dans les environs, et nous-mêmes nous voulions partir.
31Le jour suivant, il est venu et nous a annoncé qu’il ne nous laisserait pas partir : « Nous survivrons ou nous mourrons ensemble. » Il avait peur que nous le dénoncions si nous étions pris dans la forêt.
32Le troisième jour, il a dit : « Les Allemands recherchent des partisans dans la forêt. Ils peuvent aussi passer chez moi. Je vous ai préparé une autre cachette pour trois ou quatre personnes. Ensuite, vous reviendrez dans celle-ci. » Nous voulions que la cachette se trouve dans un champ pour pouvoir nous échapper de chez ce paysan. Il nous paraissait de plus en plus suspect.
33Cette autre cachette était située près de la grange, sous un appentis. Il y avait là un trou bien dissimulé. Nous sommes entrés dedans tous les trois. Il mesurait environ 1,5 mètre de long, un mètre de large et 75 centimètres de haut. Nous ne pouvions absolument pas bouger. On sentait l’humidité. Nous avions laissé la couverture et l’édredon dans l’ancienne cachette.
34Notre hôte a bouché l’ouverture avec de la paille. Nous avons entendu qu’il poussait sur la paille quelque chose de lourd à tel point que tout s’est mis à trembler. En nous conduisant vers la cachette, le fermier nous avait donné une lampe, que nous avions allumée. Après que le paysan eut obstrué l’ouverture, elle s’est éteinte. Kostman a dit qu’il ne sentait pas d’air. Nous avons commencé à étouffer. Le paysan déplaçait maintenant une charrette au-dessus de la cachette. La voûte a commencé à céder. Nous avons appelé notre hôte.
35Kostman a dégagé la paille de l’entrée, Weinzl a soutenu la voûte pour qu’elle ne s’effondre pas sur nous. Nous étions désespérés. Une charge, que nous ne pouvions pas faire bouger était posée sur l’ouverture, par-dessus la paille. Nous avons commencé à nous relayer pour pousser cette charge. À cause du manque d’air, nous étions proches de l’évanouissement. Par un dernier effort de volonté, Kostman s’est tendu et la pierre qui cachait l’ouverture a basculé. Nous avons compris que le paysan avait décidé de nous étouffer, sans témoins.
36Nous sommes sortis de la cachette. Le fermier nous a regardés comme s’il voyait des esprits de l’au-delà. Il a demandé : « Comment êtes-vous sortis ? ». N’ayant pas d’autre issue, nous sommes retournés dans la première cachette. De lourds pressentiments nous assaillaient.
37Est arrivé le 23 avril 1944. Ce jour-là, nous mourions de faim. Le soir, le paysan est venu à la cachette avec plusieurs bandits armés (c’était des membres de l’AK). Nous les avons suppliés de nous laisser la vie sauve parce que nous étions jeunes et que nous voulions vivre, mais cela n’a servi à rien. Les bandits ont abattu Kostman et blessé Weinzl au bras. Moi aussi, j’ai été blessé. Après avoir tiré, pensant visiblement que nous étions tous morts, ils sont sortis de la cachette sans remettre les planches en place. Lorsque le silence est retombé, Weinzl et moi avons pris la fuite.
38Toute la nuit, nous sommes restés allongés dans la briqueterie à demi détruite. Je pressais ma blessure avec la main. Je ne sentais pas la douleur, mais je ne pouvais pas marcher. À 9 heures du matin, une femme est entrée dans la briqueterie. Quel fut mon étonnement quand j’ai reconnu qu’il s’agissait de ma nourrice. […] Je lui ai demandé si elle n’était pas de la rue Tarnowska. Elle a répondu : « Et alors ? ». Elle ne m’avait pas reconnu. Quand je lui ai dit qui j’étais, elle a été très étonnée et m’a dit que j’avais beaucoup changé. Elle a promis de nous apporter quelque chose à manger, mais elle n’est pas revenue.
39Non loin de la briqueterie habitaient un professeur et un employé de la poste. Tous deux étaient des connaissances de mon père. Je suis allé avec Weinzl chez le professeur. Il nous a bien reçus. J’ai lavé ma blessure chez lui. Il nous a donné à manger. Mais je ne pouvais rien avaler. J’avais mal à la gorge. J’ai bu un peu de lait avec difficulté. Immédiatement, Weinzl s’est senti mieux, car il n’avait qu’une légère blessure par balle au doigt. À 2 heures du matin, nous sommes allés chez l’employé de la poste. Là, nous avons mis des pansements. Il nous a donné à manger. Chez lui, j’ai rencontré mon amie d’école [10]. Elle s’est comportée envers moi avec bienveillance. L’employé de la poste nous a changé un peu d’or. Nous lui avons acheté un peu de nourriture.
40Nous sommes retournés à la briqueterie. De temps en temps, nous allions chercher de la nourriture chez le professeur et le postier. […]
41Nous avons décidé de nous rendre à l’autre bout de la ville. Nous sommes entrés en contact avec un paysan qui nous a procuré des vivres en échange d’une forte somme. Chez un autre, nous avons aussi obtenu deux pains et un kilo de lard. Nous nous cachions dans la forêt, dans des maisons abandonnées. Nous nous sommes arrangés pour ne passer qu’une fois par semaine chez chacun de ceux qui nous fournissaient à manger. Le lundi, nous allions chez l’un et le jeudi chez l’autre. Nous nous sommes débrouillés comme ça.
42Des membres de l’AK rôdaient dans les parages, ce qui représentait un danger pour nous. Un jour, nous sommes allés chez le postier. Les hommes de l’AK avaient organisé une attaque de la gare, et nous nous sommes retrouvés au beau milieu de la fusillade. Nous nous sommes cachés sous des escaliers. Nous avons entendu leurs mots de code et leurs réponses. Nous sommes restés allongés jusqu’à ce que le silence revienne. Une autre fois, quelqu’un nous cherchait dans le jardin avec des lampes torches. Une autre fois encore, nous nous sommes rendu compte qu’un homme armé d’une carabine se tenait à la lisière de la forêt. Nous nous sommes couchés à plat ventre et nous nous sommes retirés pour observer cet endroit de la chaussée.
43Nous étions déjà en mai 1944. Un jour, nous nous sommes rendus dans un village, à huit kilomètres d’Izbica, chez Kuzma, un paysan que je connaissais. Il nous a donné à manger, mais il ne pouvait pas nous cacher. Nous sommes restés une journée dans ce village, puis nous sommes retournés à Izbica. Nous cherchions un refuge. Nous sentions que les membres de l’AK nous tenaient à l’œil.
44Un soir, nous avons été chercher des vivres chez le postier. En passant à côté de la clôture, nous avons entendu : « Qui va là ? ». Nous avons eu peur et Weinzl a pris la fuite. Moi, mes jambes me faisaient mal et je ne pouvais pas m’enfuir, alors je me suis recroquevillé. En regardant par une fente de la clôture, j’ai aperçu notre postier. J’ai alors voulu lui donner de l’argent pour qu’il m’achète des chaussures, parce que je marchais pieds nus. Weinzl avait sur lui tout notre argent et la bague en platine avec un diamant. Je l’ai attendu, mais il n’est pas revenu. Une demi-heure plus tard, j’ai entendu un coup de feu. Tout de suite après, le postier est sorti et a dit : « Blatt, tu as entendu le coup de feu … ».
45Je me sentais très mal. Résigné, je lui ai pris du pain, de la vodka, du lard et je suis parti à l’autre bout de la ville. Là, dans un ravin, se dressait un bâtiment que des fermiers avaient abandonné par crainte des bandes. J’ai pénétré dans le grenier de l’étable. J’ai trouvé des chiffons avec lesquels je me suis enveloppé les pieds. J’ai tiré une bouteille d’eau du puits qui était dans la cour. Et je suis resté comme ça un certain temps.
46J’ai senti que si je n’allais pas chercher à manger, j’allais mourir ici, dans la solitude. Ne pouvant supporter la faim plus longtemps, j’ai décidé de sortir du grenier. Il faisait grand jour, mais j’étais déjà tellement résigné que tout m’était égal. Je suis sorti dans le champ. De loin, j’ai aperçu un bâtiment. En son temps, le professeur m’avait averti de l’éviter, parce qu’une bande y avait installé son état-major. Mais maintenant, cela m’était indifférent. Je suis parti dans cette direction. Je pensais : ou bien ils me tueront, ou bien ils me donneront à manger.
47Plus je m’approchais du bâtiment et plus j’avais peur. J’ai fait demi-tour, mais il était déjà trop tard. À ce moment précis, un jeune garçon est sorti de là à vélo. Il m’a regardé et a fait demi-tour. Alors, je me suis de nouveau dirigé vers le bâtiment. Le maître de maison se tenait sur le seuil. Je lui ai demandé du pain. Il a dit : « Entre, je vais t’en donner. » Je suis entré. Il m’a ordonné de m’asseoir et m’a donné du pain blanc.
48Je sentais que j’étais tombé dans un piège. À chaque instant, quelqu’un entrait et sortait de la pièce. Le maître de maison a changé de chaussures. À table était assis un homme blessé à la jambe. Avant de sortir du logement, le maître de maison a dit au blessé en me montrant : « Fais attention à lui. Je reviens tout de suite. » J’ai décidé de rester assis passivement et de ne pas bouger de là. J’avais compris qu’une évasion ne réussirait pas, parce qu’ils m’abattraient. Peut-être me serait-il plus facile de tromper leur attention en faisant mine de ne rien comprendre.
49Le blessé a lancé la conversation. Il m’a demandé si je savais conduire une voiture. Je lui ai répondu que je savais conduire un taxi et une moto. Là-dessus, il a répondu avec ironie : « Alors, allons-y. » La femme du maître de maison est entrée dans la pièce. En me regardant, elle a demandé : « Est-ce qu’il est venu seul ? » Le blessé a répondu : « Silence. » La maîtresse de maison a hoché la tête, disant à voix basse : « Ah, dommage, déjà si proche. » Entre-temps, le maître de maison est revenu et, contre toute attente, il m’a dit : « Va-t-en. » […] Avant de sortir j’ai dit : « Merci ». À ces mots, il m’a demandé : « Et pourquoi tu me remercies ? » Je lui ai répondu que je savais pourquoi. Là-dessus, il a rétorqué : « Ne dis rien. » Puis il a ajouté : « Va dans les forêts de Hrubieszow. Là-bas il y a des partisans soviétiques. »
50J’étais alors dans un état de complète indifférence. Je n’avais pas d’argent, pas d’ami non plus. Je suis allé à l’autre bout de la ville, là où nous avions demandé à manger avant la disparition de Weinzl. Je me disais que s’il était vivant, il irait certainement là-bas. J’étais déjà à ce point démoralisé et résigné que je suis parti en plein jour vers l’autre bout de la ville. Le paysan s’est mis dans une colère terrible quand il m’a vu comme ça chez lui. Il a refusé de me donner la moindre information sur Weinzl et m’a ordonné de revenir le soir.
51Je suis allé dans la forêt. J’avais terriblement froid. J’avais deux sacs que j’avais volés dans une boulangerie. J’en ai mis un sur mes jambes, le deuxième sur ma tête, et je me suis endormi. Le soir, je voulais aller chez le paysan, mais j’ai entendu des coups de feu. Alors j’ai décidé de ne pas bouger de là et d’aller chez lui au petit jour. Je me suis rendormi.
52Avant l’aube, il m’a semblé que j’entendais des appels : « Tojwie, Tojwie. » Je me suis assis et j’ai commencé à écouter attentivement. J’ai entendu clairement une voix : « Tojwie, Tojwie. » Ensuite, tout est redevenu silencieux. Alors, j’ai commencé à crier : « Szmul, Szmul », mais je n’ai plus entendu personne. Profondément bouleversé, j’ai couru chez le paysan qui m’a dit : « Ton ami est venu hier dans la nuit, il m’a pris de la nourriture et m’a dit qu’il t’attendrait au même endroit que d’habitude. » J’ai compris que les appels que j’avais entendus dans la forêt n’étaient pas une illusion, que c’était la voix de mon ami.
53Nous avions convenu d’un point de rendez-vous dans le vieux moulin à la sortie de la ville et dans la briqueterie. Je suis allé là. J’ai attendu, mais il n’est pas venu. Je ne l’ai plus jamais vu. Plus tard, on m’a dit qu’un beau Juif avait été tué dans la forêt. J’ai deviné que c’était lui, sans doute. Désormais, j’étais totalement seul.
Notes
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[1]
Témoignage déposé en polonais devant un employé de l’Institut historique juif de Varsovie, à Lodz le 13 juin 1948. Archives de l’Institut historique juif de Varsovie, cote 4082.
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[2]
Sobibor, Varsovie, Osrodek Karta et Dom Spotkan z Historia, 2010, p. 103-111 (Archives de l’Institut historique juif de Varsovie/4082).
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[3]
Paris, Presses de la Renaissance, 1983 ; édition originale : Escape from Sobibor, Boston, Houghton Mifflin, 1982.
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[4]
HEP, 1997.
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[5]
Evanston, Northwestern University Press, 1997. Un extrait de ce texte, traduit en français, a été publié dans Les Révoltés de la Shoah, Témoignages et récits présentés par Marek Halter (Paris, Omnibus, 2010).
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[6]
Située aujourd’hui en Ukraine, à une soixantaine de kilomètres de Lviv, Chodorow comptait environ 8 000 habitants en 1939.
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[7]
Dans la région des Carpates, au sud de la Pologne.
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[8]
À l’automne 1943, l’Armée rouge n’avait encore reconquis qu’une partie de l’Ukraine. La ligne de front se situait sur le Dniepr, à plusieurs centaines de kilomètres d’Izbica.
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Armia Krajowa : Armée du Pays, organisation de résistance intérieure liée au gouvernement polonais en exil à Londres.
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Il s’agit probablement de la jeune fille évoquée plus haut.