Notes
-
[1]
Voir campus-transition.org.
-
[2]
Voir Amy Dahan et Stefan Aykut, Gouverner le climat, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
-
[3]
Voir David W. Orr, Confronting climate collapse, Oxford University Press, 2009 ; Emmanuel Bovari, Gaël Giraud et Florent Mc Isaac, “Coping with Collapse: A Stock-Flow Consistent Monetary Macro-dynamics of Global Warming”, Ecological Economics, 2018, vol. 147, issue C, p. 383-398.
-
[4]
Voir Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Garnier-Flammarion, 2012 ; Frédéric Baule, Xavier Becquey et Cécile Renouard, L’entreprise au défi du climat, Paris, Éditions de l’Atelier, 2015 ; Alain Grandjean et Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Éditions de l’Atelier, 2017 ; Swann Bommier et Cécile Renouard, L’entreprise comme commun, ECLM, 2018.
-
[5]
Voir Satish Kumar, Soil. Soul. Society, Lewes, Leaping Hare Press, 2013.
-
[6]
Voir Onora O’Neill, Towards Justice and Virtue. A constructive account of moral reasoning, Cambridge University Press, 1996.
-
[7]
Voir Michael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Montrouge, Bayard, 2004, trad. de C. Fort (Thick and Thin: Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame Press, 1994).
-
[8]
Voir Clive Hamilton, Growth Fetish, Londres, Pluto Press, 2003 ; Dominique Meda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Paris, Flammarion, 2018.
-
[9]
Comme le Schumacher College, en Angleterre, ou le Sustainability Institute (adossé à l’Université de Stellenbosch) en Afrique du Sud.
-
[10]
Voir les travaux du J-PAL, du MIT : Esther Duflo, Le développement humain. Lutter contre la pauvreté, Paris, Éd. du Seuil, 2010.
-
[11]
Voir Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012.
-
[12]
Voir Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010 (Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990) ; Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, LLL, 2015 ; Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la Révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.
-
[13]
Voir Cécile Renouard, « Éthique des frontières et justice des communs », dans Guilhen Antier, Jean-Daniel Causse et Céline Rohmer (dir.), Politique des frontières. Tracer, traverser, effacer, Revue d’éthique et de théologie morale, hors-série n° 14, Paris, Éd. du Cerf, 2017, p. 135-159.
-
[14]
Michaël Walzer, Morale maximale, morale minimale, Montrouge, Bayard, 2004, p. 6.
-
[15]
Voir Michaël Walzer, De l’exode à la liberté. Essai sur la sortie d’Égypte, Paris, Calmann-Lévy, trad. de Micheline Pouteau, 1986 (Exodus and Revolution, New York, Basic Books, 1985).
-
[16]
Voir Michaël Walzer, « Universalisme et valeurs juives », trad. de P-E Dauzat, Raisons politiques, Paris, Presses de Sciences Po, août 2002 (« Universalism and Jewish Values », 2001).
-
[17]
Held by all, owed to all.
-
[18]
Held by all, owed to none.
-
[19]
Pape Francois, Encyclique Laudato si’, chapitre 4, 2015.
-
[20]
Cécile Renouard, « Justice écologique et responsabilité politique de l’entreprise », Études, mai 2014, p. 39-49.
-
[21]
Patrick Riordan, Global Ethics and Global Common Goods, Bloomsbury, 2015.
-
[22]
Voir Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Paris, Éd. du Seuil, 2010.
-
[23]
Voir Pierre Calame, Vers une société mondialisée responsable et solidaire, Éditions ECLM, à paraître.
-
[24]
Ainsi en 2017, la Nouvelle Zélande a accordé un statut juridique et des droits à la rivière Whanganui.
-
[25]
Saint Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, n° 165-168 : « Première humilité. La première sorte d’humilité est nécessaire au salut éternel. Elle consiste en ceci : je m’abaisse et m’humilie autant qu’il m’est possible, afin d’obéir en tout à la loi de Dieu notre Seigneur. Ainsi, même si l’on me constituait le maître de toutes les choses créées en ce monde, ou même au prix de ma propre vie temporelle, je n’envisagerais pas d’enfreindre un commandement soit divin, soit humain, qui m’oblige sous peine de péché mortel. Deuxième humilité. La seconde est une humilité plus parfaite que la première. Elle consiste en ceci : je me suppose parvenu à ce point que je ne cherche ni ne m’attache à posséder la richesse plutôt que la pauvreté, à vouloir l’honneur plutôt que le déshonneur, à désirer une vie longue plutôt qu’une vie courte, étant égal le service de Dieu notre Seigneur et le bien de mon âme ; et en outre, même en échange de tout le créé, ou même au risque de perdre la vie, je n’envisagerais pas de faire un péché véniel. Troisième humilité. La troisième est l’humilité la plus parfaite. Incluant la première et la seconde, elle consiste en ceci : afin d’imiter le Christ notre Seigneur et de lui ressembler effectivement davantage, je veux et je choisis la pauvreté avec le Christ pauvre plutôt que la richesse, les humiliations avec le Christ humilié plutôt que les honneurs, étant égale la louange et la gloire de la divine Majesté ; et je préfère être regardé comme un sot et un fou pour le Christ, qui le premier a passé pour tel, plutôt que comme un sage et un prudent en ce monde. »
-
[26]
Par exemple, Gildas Verret, Sauvons le climat, Éditions Rustica, 2019, p35 : « Pour émettre 1,6 t. CO2, il suffit d’acheter : 5500 euros de livres et journaux, ou 4500 euros de voiture neuve, ou 3800 euros de matériel informatique et électronique, ou 2000 euros d’électroménager ou 800 euros de ciment. »
Introduction
1Toute démarche éthique mobilise des principes, des attitudes, des processus. La question écologique et climatique invite à une telle démarche, relative à la visée de transformations de nos modèles économiques et de nos modes de vie, de façon à assurer les conditions d’un monde vivable pour les plus vulnérables et pour les générations futures. Dans cette perspective, comment relier la référence au bien commun qu’est la préservation de la maison commune, la planète Terre, tout en honorant la diversité des conceptions du bien-vivre ? Nous nous proposons d’étudier si et comment des expériences concrètes, telle celle du Campus de la Transition, créent les conditions de l’avènement d’une justice écologique et sociale, d’une éco-justice des communs susceptible d’être réitérée dans d’autres contextes, cette expérience étant elle-même inspirée par diverses institutions et par les apports spécifiques de ceux et celles qui y contribuent.
2Le Campus de la Transition [1] est une initiative reliant formation, recherche et expérimentation au service de la transition écologique, sociale, économique et culturelle de nos sociétés, dans un contexte de « schisme de réalité [2] » entre les intentions affichées par la communauté internationale et la réalité des trajectoires des États et sociétés de la planète qui, si elles se poursuivent, conduisent à des dégradations de la qualité de vie sur notre planète bleue, à des désastres écologiques, économiques et sociaux, jusqu’à un possible effondrement planétaire [3]. L’association « Campus de la Transition » a été créée en décembre 2017 par un collectif d’enseignants-chercheurs, étudiants et praticiens, dans une perspective non confessionnelle et ouverte à la dimension spirituelle de la personne. Le projet tire son inspiration de l’encyclique Laudato si’ et du souci d’une écologie intégrale reliant « le cri de la terre et le cri des pauvres », des travaux menés depuis quinze ans par plusieurs membres de ce collectif afin de contribuer à la transformation du capitalisme financiarisé et mondialisé [4], ainsi que d’expériences éducatives holistiques et pluridisciplinaires, comme celle du Schumacher College fondé en 1991 par Satish Kumar [5] et d’autres acteurs, dans une perspective d’inspiration gandhienne. Plusieurs membres de l’association se sont installés à Forges, en Seine-et-Marne, à l’été 2018, pour occuper les lieux (un château et plusieurs bâtiments, dans un domaine de 12 hectares) mis à disposition par la congrégation des religieuses de l’Assomption à laquelle j’appartiens : l’objectif est de favoriser la « mise en transition » du domaine et de ceux qui y vivent et y séjournent, en lien avec des acteurs du territoire – élus et fonctionnaires des collectivités territoriales, agriculteurs, entrepreneurs, membres d’associations – et différents réseaux, et de proposer des formations aussi bien académiques (à destination d’étudiants d’universités, d’écoles de commerce et d’écoles d’ingénieurs) que professionnelles, reliées au travail de recherche-action, d’expérimentation et d’expérience personnelle comme collective qui se vivent sur place.
3L’hypothèse que je développerai ici, dans le prolongement des analyses de la philosophe Onora O’Neill [6], est la nécessaire conjugaison entre les principes, les attitudes et les processus, en vue d’une expérience transformatrice. Les registres de la justice et celui de la vertu peuvent être distingués et articulés afin de réaliser la transition écologique et sociale, en identifiant des obligations universelles et parfaites, liées à des conditions à défendre en toutes circonstances, et des obligations universelles et imparfaites relatives à des vertus sociales, à des attitudes nécessaires mais non exigibles. Dans cette perspective, mobiliser la notion d’expérience permet de s’interroger à la fois sur ce que nous reconnaissons comme obligations universelles et parfaites, c’est-à-dire le niveau de morale fine [7] que nous voulons cultiver dans des territoires, et sur le travail collectif nécessaire relatif à des vertus individuelles et collectives pour le faire advenir durablement dans diverses cultures.
4Cette question n’a rien d’abstrait ; elle fait écho à une interrogation lancinante pour moi, comme pour d’autres, au sein de l’équipe du Campus de la Transition, dans un « éco-lieu » cherchant son identité dans son rapport au monde et à ses transformations nécessaires. Nous avons défini notre posture comme « radicale et non marginale ». Ceci ouvre un large espace de débats et de positions sur les choix à faire : comment proposer des modes de vie les plus décarbonés et solidaires possibles, tout en vivant des formes variées de convivialité et tout en n’étant pas des épouvantails pour tous ceux qui sont très loin de partager le diagnostic ou le désir de mettre de l’ordre dans leurs choix quotidiens, personnels et professionnels ? Comment une initiative locale contribue-t-elle à créer une dynamique sociale, du commun, et des conditions de sociétés plus justes à d’autres échelles – méso et macro ? Nous voyons bien qu’il faut à la fois améliorer la conscience de nos obligations et responsabilités collectives, de ce que nous devons en justice aux plus vulnérables, aux générations futures, etc., et trouver des chemins – attitudes et processus – qui favorisent la mise en œuvre de projets transformateurs relatifs à cette obligation de justice.
5Je commencerai par proposer une réflexion sur les notions d’expérience et d’expérience collective, comme étant une façon d’articuler les aspects fins et épais de la morale, puis tenterai de montrer comment la distinction entre obligations universelles et parfaites et obligations universelles et imparfaites donne des clés pour caractériser la justice relative à la transition écologique et sociale, que je nomme aussi justice des communs ; je présenterai la façon dont le niveau des obligations universelles (parfaites et imparfaites) est abordé au sein de l’expérience du Campus pour identifier les attitudes et processus qui favorisent un tel avènement de la justice.
Expérience et universel
6Comment accroître la conscience de la gravité des enjeux écologiques et sociaux qui rendent impossible le maintien des pratiques du business as usual, de modes de vie assis sur une croissance insoutenable [8] ? Le projet du Campus de la Transition, comme d’autres expériences éducatives voisines [9], repose sur l’idée que l’expérience individuelle et collective peut permettre de faire bouger les lignes. Il s’agit d’une démarche qui relie les différentes dimensions de l’existence et refuse de se cantonner au seul registre de la compréhension intellectuelle des problèmes. La perspective pédagogique est souvent résumée comme une expérience « tête-corps-cœur ».
7L’expérience n’est donc pas comprise au sens des expériences scientifiques, qu’elles soient faites en laboratoires selon des protocoles normés, ou qu’elles soient dites « naturelles », revendiquant leur scientificité en particulier par la méthodologie d’échantillonnage qui les sous-tend, comme l’ont prôné certains économistes soucieux de proposer des transformations des politiques de développement à partir de tests réalisés sur des populations tirées aléatoirement au sort [10].
8Il ne s’agit pas non plus d’une perspective surplombante, fruit d’une vision théorique qui chercherait à s’appliquer sur le terrain, mais bien d’abord d’une ouverture à ce qui se vit et se partage concrètement dans un lieu, lui-même animé par un projet ne se voulant pas totalisant même s’il vise à intégrer les différentes dimensions de l’existence concrète dans une perspective réflexive et critique vis-à-vis de l’organisation de nos sociétés.
9L’expérience vécue implique également de ne pas se situer dans un registre de performances accumulées et empilées les unes sur les autres, dans lesquelles les événements se succèdent à grande vitesse et disparaissent aussi vite. L’expérience, pour être reconnue comme telle et goûtée, suppose du temps. Un des aspects clés des formations et séjours au Campus est relatif à leur dimension immersive : loger sur place, participer aux travaux collectifs, pouvoir échanger toute une soirée avec d’autres participants ou membres de la communauté sur place, méditer dans la nature au petit matin, tout ceci déplace certaines habitudes et favorise la lutte contre la rapidacion, l’accélération de nos sociétés.
10L’expérience implique donc une considération pour ce qui marque durablement, laisse une trace, et est lié à une relecture, une interprétation personnelle et collective – en allemand, l’expérience ainsi vécue est l’Erfahrung, distincte de l’Erlebnis, ponctuelle et fugace [11].
11Une telle expérience est sans doute avant tout personnelle, intime dans ses retentissements ; est-elle transmissible, peut-elle être vécue à plusieurs, devenir collective ? Peut-elle être liée à une démarche éthique partagée, à de mêmes orientations et décisions ? Au-delà du commun d’un groupe particulier dans un contexte spécifique ? La question se pose, par exemple, pour le Campus de la Transition.
12En effet, le projet du Campus de la Transition, fortement marqué par le souci d’offrir la possibilité d’une expérience en commun, favorise-t-il la création de communs ? Les travaux menés depuis une trentaine d’années par différents économistes et chercheurs ont permis de montrer l’insuffisance des catégories du public et du privé pour définir les biens et ressources et les conditions de leur gestion pérenne [12]. Je définis les communs comme une démarche d’interprétation et d’action collective en vue de la production, de la répartition et de l’usage des biens au service du lien social et écologique [13]. L’objectif sous-jacent aux expériences éducatives, pédagogiques, humaines vécues dans un lieu spécifique comme celui du domaine de Forges, en dialogue avec d’autres lieux et réseaux, est bien la création de communs réplicables avec des adaptations à d’autres contextes, dans une ouverture à l’universel. De ce point de vue, il n’est pas question de faire du lieu où se déploie le Campus une bulle isolée, y compris sur le territoire de Forges et du sud de la Seine-et-Marne. Nous cherchons à faire en sorte que puissent se dessiner des compréhensions partagées des biens sociaux et écologiques, des biens communs que nous voulons reconnaître, valoriser, nourrir, dans un va-et-vient entre la diversité des itinéraires et des cultures, et l’universalité des problèmes rencontrés (notamment autour du climat, de la perte de biodiversité, de la pollution et de la culture du déchet, des ressources minérales en voie d’épuisement, de la précarité énergétique, etc.).
13Michaël Walzer développe à cet égard une articulation féconde entre la morale épaisse et la morale fine (thick and thin) : la morale fine désigne un cœur de valeurs reconnues universellement, quelle que soit la culture, alors que la morale épaisse correspond aux représentations partagées à l’intérieur d’une culture et d’une culture politique particulière. La morale fine exprime des aspirations partagées à travers les sociétés et les âges, mais elle prend toujours chair dans des histoires et des contextes spécifiques, épais. « Dans le discours moral, la finesse et l’intensité vont ensemble alors qu’avec la densité vient la qualification, le compromis, la complexité et le désaccord [14]. » Selon lui, l’expérience première est celle de l’épaisseur de la culture, et c’est dans la critique d’une tradition culturelle à partir d’autres traditions ou à l’intérieur de cette tradition que s’élaborent le questionnement éthique, la démarche éthique. Il en va d’une reconnaissance partagée par des personnes de différentes traditions de mêmes expériences collectives, politiques, à commencer par celle de la sortie de l’esclavage, de l’émancipation à l’égard des tutelles aliénantes. Walzer dénomme cette expérience l’universel réitératif [15] ou « universel de basse altitude [16] ». C’est une expérience démocratique jamais assurée, toujours à reprendre, et sans doute toujours partielle. Dans le cadre du Campus, il s’agit bien de faire émerger des diagnostics communs et d’en déduire des axes de transformation possibles dans notre propre territoire et au-delà, dans le croisement avec d’autres expériences. L’expérience d’émancipation reconnue par celles et ceux qui jouent le jeu de la vie collective sur place est liée notamment à la capacité à beaucoup réduire ses exigences matérielles et financières : le fait de cultiver une partie de ses légumes, de s’approvisionner auprès d’agriculteurs locaux en légumes non calibrés qui partiraient à la poubelle, de chercher à préparer une alimentation végétarienne goûteuse et variée, en privilégiant la convivialité et la sobriété heureuse, tout ceci aide à revisiter les critères d’une vie prospère. Les échanges entre les habitants sur place et ceux et celles qui passent, membres de l’association, étudiants, jeunes ou moins jeunes professionnels attirés par le projet, montrent l’importance des échanges sur nos représentations du bien-vivre et sur les moyens de faire converger nos quêtes dans certaines expériences partagées.
14Ceci nous conduit à tenter de définir les critères de ce qui est une expérience éthique universelle, au sens de cet universel de basse altitude ou universel réitératif.
15Cette perspective peut permettre de dessiner des obligations et des droits universels, supposant des principes incarnés à la fois dans des institutions et des règles, et dans des attitudes ou vertus : dans la ligne des distinctions reprises par Onora O’Neill entre les obligations universelles et les obligations spécifiques, à chaque fois parfaites ou imparfaites, il s’agit de mettre un accent particulier sur ce que seraient des obligations universelles et parfaites, « requises de tous et dues à tous [17] », qui doivent trouver une expression dans un système économique et juridique, ou sur des obligations universelles et imparfaites, « requises de tous et dues à personne [18] », qui s’incarnent dans les attitudes et les caractères dans diverses situations. Dans cette perspective, la justice peut être définie comme une obligation universelle et parfaite, qui consiste à rejeter le mal commis direct (dans le cadre d’une guerre ou d’une agression) et indirect (sur le tissu social et l’environnement). Les vertus sociales sont des obligations universelles et imparfaites ; elles concernent, notamment, le rejet de la négligence et de l’indifférence, le soin direct pour les autres au-delà de la justice ; elles contribuent à soutenir la confiance et les connexions sociales, ainsi que la qualité de l’environnement naturel et humain.
L’éco-justice des communs
16Le projet de Campus de la Transition cherche à vivre et à enseigner, dans une logique d’expérience et d’expérimentation à différentes échelles, les principes de modèles économiques et de modes de vie qui soient cohérents avec les réquisits d’une éco-justice des communs – très proche de ce que le pape François évoque dans le terme d’écologie intégrale [19]. Cette éco-justice articule ainsi obligations parfaites et imparfaites, justice et vertu.
17Elle est constituée par trois principes directeurs relatifs aux différentes dimensions socio-culturelle, économique et politique de l’existence sociale : la reconnaissance (des plus vulnérables) ; la création et le partage durable et équitable des richesses ; la participation et/ou représentation des êtres affectés [20].
18Pour chaque principe de l’éco-justice, sont en jeu à la fois une obligation universelle et parfaite, minimale, de justice (ne pas nuire, directement ou indirectement, de manière socio-culturelle, économique ou politique), et une obligation universelle et imparfaite, liée à une vertu sociale, qui est davantage contextuelle (formes de reconnaissance et d’attention à chacun, critères d’équité, type de participation ou de représentation solidaire).
19À partir de là, pour réfléchir à une démarche éthique universelle, la visée est d’établir, par une démarche interprétative, le noyau (thin) d’obligations universelles et parfaites – devant informer le fonctionnement des institutions et être assorties de contraintes ; et de voir comment elles sont liées à des contextes où elles s’incarnent et se déploient de façons variées, contextes spécifiques qui donnent aussi lieu à des principes spécifiques, parfaits ou imparfaits.
20Si la justice consiste en une obligation universelle et parfaite, au sens mentionné ci-dessus, elle peut être mise en lien avec la notion de biens communs mondiaux [21] : ces biens sont précisément ceux auxquels toute personne devrait avoir accès, dont elle ne saurait être privée sans que cela attente à son intégrité, aux conditions d’une vie décente et digne.
21La démarche des communs rajoute à cette perspective centrée sur les biens communs (qui correspond notamment au deuxième principe de l’éco-justice, centré sur la création et le partage des richesses, aujourd’hui et demain), les modalités du processus, à la fois du point de vue politique (participation et représentation des affectés) et les attitudes du point de vue socio-culturel (reconnaissance – notamment des plus vulnérables, confiance, coopération dans l’interdépendance).
L’expérience au service de la justice des communs
22Nous avons insisté sur la notion d’expérience, comme vecteur de cette dynamique. En effet, il existe un va-et-vient entre une dimension plus théorique et abstraite, le niveau des principes et obligations reconnus, et la vérification de leur déploiement dans l’existence concrète. Il s’agit d’approfondir les contours de ces principes dans leur dimension épaisse, enracinée dans des contextes historiques, culturels, politiques, etc. et dans deux directions : d’un côté, les règles et institutions qui rendent possible leur identification et leur mise en œuvre ; de l’autre, les attitudes/vertus qui favorisent leur incarnation, leur enracinement dans les manières d’être et de vivre.
23L’expérience du Campus de la Transition, selon l’approche de l’éco-justice des communs, vise à adopter concrètement ces principes, en s’y essayant avec d’autres, dans une association d’obligations universelles et parfaites, et universelles et imparfaites.
24L’obligation de justice passe par une reconnaissance, en priorité des invisibles et vulnérables : ceci concerne l’identification des impacts de nos actions aujourd’hui sur les êtres vivants, humains et non humains, de manière directe et indirecte. Elle consiste dans un premier temps à tenter d’identifier les personnes et les êtres qui font l’objet d’une occultation, voire d’un mépris dans nos manières d’être et de vivre, dans le périmètre direct de nos activités et plus largement : de façon positive, il s’agit de cultiver une attention à chacun et à tout ce qui est, notamment aux plus fragiles, dans notre collectif lui-même et dans notre relation aux personnes du territoire. La charte relationnelle des habitants de la « communauté » au service du Campus parle de soin, d’attention, de joie et de discernement, qui sont l’expression du désir de s’ouvrir à l’altérité et de prêter attention aux points de tension et situations qui nourrissent l’enfermement en soi, les œillères à l’égard du mal commis. Ce souci de la justice sociale implique aussi une attention portée, dans le cadre des formations, aux mécanismes collectifs par lesquels une partie de la population mondiale est reléguée dans le cadre de chaînes de production mondiales qui les rendent invisibles, en font des esclaves modernes ou des citoyens de second rang, contribuent à nourrir des spirales de mépris et de violence.
25L’obligation de justice consiste du point de vue économique à ne pas nuire, directement et indirectement, aux personnes et aux milieux naturels et humains, par une création et un partage durable et équitable des richesses et ressources : dans le contexte du Campus, ceci impose d’établir des objectifs et des garde-fous (par exemple en vue d’être carbone neutre en 2028, dix ans après la création du projet) et des trajectoires (sobriété, réduction des consommations de plastique, énergies fossiles et minerais, eau, déchets). Là encore, cette exigence se décline tant au niveau local qu’au niveau de la réflexion systémique, dans les cours et formations, afin de réfléchir aux règles, aux instruments de mesure et d’évaluation, aux dispositifs aptes à transformer les logiques extractivistes, productivistes et consuméristes mortifères.
26L’obligation de justice concerne enfin la dimension politique, par la participation et représentation des affectés aux décisions qui les concernent : ceci a des conséquences dans la façon d’envisager des modes de gouvernance qui permettent d’inscrire le long terme et la voix des sans voix dans ces structures ; d’où aussi un lien avec les réflexions sur les modèles économiques et les institutions politiques de la transition : on peut penser aussi bien aux réflexions en vue de favoriser des démocraties écologiques [22], aux démarches de plaidoyer et autres initiatives de la société civile devant les tribunaux pour demander des comptes aux États de leur irresponsabilité vis-à-vis du climat et des biens communs mondiaux [23], aux évolutions du droit afin de protéger la nature, jusqu’au statut juridique pour des êtres vivants [24].
27La vertu intervient dans toutes ces dimensions, au double sens des attitudes et des processus à inscrire dans la chair du monde, dans le dépassement de soi que cette perspective suppose afin de faire advenir des changements à la hauteur des défis. Ceci invite à reconnaître la diversité des chemins et des engagements, et la plus ou moins grande radicalité de ceux et celles qui participent au projet, qui séjournent sur place, qui sont renvoyés dans leurs différents lieux professionnels, d’étude et de vie.
28Ce point fait écho aux réflexions menées par ailleurs sur des attitudes éthiques et supra-éthiques vécues diversement, certains allant jusqu’au troisième degré d’humilité décrit par saint Ignace [25]. Le premier degré d’humilité qui consiste dans le choix de respecter les « commandements » divins, peut être associé au refus de nuire. On pourrait dire qu’il a trait à l’obligation de justice universelle et parfaite, mais il reste très général dans sa définition et pourrait être rapproché de ce que Walzer désigne sous le terme de morale fine, un cœur de valeurs, de principes reconnus comme partagés par tous, mais qui demandent à être incarnés dans des cultures. Le deuxième degré est l’attitude d’indifférence, correspondant à la lutte contre le péché véniel qui peut être liée au souci de remplir des obligations universelles et imparfaites, de cultiver des vertus sociales. Le troisième degré fait sortir d’une logique éthique pour déborder vers une dimension supra-éthique, celle du don de soi par amour, par le choix radical de la pauvreté aussi bien matérielle que spirituelle. Une telle posture peut être lue dans certains comportements, qui ne sont pas nécessairement reliés par leurs auteurs à un choix spirituel, mais qui visent à la plus grande cohérence et solidarité possible avec les enjeux du soin de la demeure commune. Ainsi dans le prolongement des calculs effectués par Gildas Veret, ingénieur devenu permaculteur et formateur en permaculture [26], et du mouvement « Résistance climatique » fondé par Claire et Gildas Verret en 2018, un ensemble de personnes se sont engagées dans plusieurs décisions marquantes : ne plus jamais prendre l’avion, ne pas circuler plus de 2000 km par an en voiture, consommer une nourriture bio et locale, n’acheter que des choses/objets déjà utilisés… Leur objectif est précisément de proposer des actions concrètes et quantifiées pour « d’abord ne pas nuire ». Ils sont un exemple de la figure du prophète qui personnalise l’obligation universelle et parfaite de la justice. Il ne s’agit pas de dire que tous les citoyens sont appelés à vivre du jour au lendemain de cette manière. Mais de tels parcours invitent à mesurer l’ampleur des transformations nécessaires, dans différents domaines. Ils engagent sur des chemins qui favorisent la reconnaissance des responsabilités collectives, le discernement des options possibles pour nos institutions et pour nous-mêmes. Il nous reste à mettre en œuvre ces vertus qui inscrivent dans des trajectoires les attitudes et les processus participatifs, démocratiques et solidaires, à même de transformer l’essai au niveau collectif.
Conclusion
29L’expérience façonne chaque itinéraire personnel ; nos expériences partagées orientent nos itinéraires collectifs : pour le Campus de la Transition, cette expérience consiste dans l’accès facilité et durable à des informations et à des personnes informées, dans une démarche de « co-hospitalité » où nous apprenons les uns des autres, l’ouverture à des interrogations radicales partagées avec d’autres, la pratique quotidienne de manières de faire et de vivre renouvelées en commun. C’est l’expérience qui permet de prendre conscience de la nécessité de définir des règles de justice écologique et sociale répondant au principe « ne pas nuire » et assurant l’accès de tous, aujourd’hui et demain, aux biens communs mondiaux permettant de mettre en œuvre ces obligations universelles et nécessaires. C’est l’expérience qui façonne un certain type d’hommes et de femmes incarnant des vertus écologiques et sociales. C’est l’expérience qui peut alors soutenir la construction de processus politiques, économiques, sociaux, transformant les institutions. L’expérience locale et située est maillée avec une expérience en réseaux, en commun, au croisement des diverses échelles de l’action. Elle demande à être nourrie dans la durée, et c’est notamment de ce point de vue qu’elle repose sur un exercice et un combat spirituels.
Mots-clés éditeurs : expérience, Campus de la Transition, communs, écologie, vertus, justice
Date de mise en ligne : 06/03/2020
https://doi.org/10.3917/retm.307.0059Notes
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[1]
Voir campus-transition.org.
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[2]
Voir Amy Dahan et Stefan Aykut, Gouverner le climat, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
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[3]
Voir David W. Orr, Confronting climate collapse, Oxford University Press, 2009 ; Emmanuel Bovari, Gaël Giraud et Florent Mc Isaac, “Coping with Collapse: A Stock-Flow Consistent Monetary Macro-dynamics of Global Warming”, Ecological Economics, 2018, vol. 147, issue C, p. 383-398.
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[4]
Voir Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Garnier-Flammarion, 2012 ; Frédéric Baule, Xavier Becquey et Cécile Renouard, L’entreprise au défi du climat, Paris, Éditions de l’Atelier, 2015 ; Alain Grandjean et Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Éditions de l’Atelier, 2017 ; Swann Bommier et Cécile Renouard, L’entreprise comme commun, ECLM, 2018.
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[5]
Voir Satish Kumar, Soil. Soul. Society, Lewes, Leaping Hare Press, 2013.
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[6]
Voir Onora O’Neill, Towards Justice and Virtue. A constructive account of moral reasoning, Cambridge University Press, 1996.
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[7]
Voir Michael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Montrouge, Bayard, 2004, trad. de C. Fort (Thick and Thin: Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame Press, 1994).
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[8]
Voir Clive Hamilton, Growth Fetish, Londres, Pluto Press, 2003 ; Dominique Meda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Paris, Flammarion, 2018.
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[9]
Comme le Schumacher College, en Angleterre, ou le Sustainability Institute (adossé à l’Université de Stellenbosch) en Afrique du Sud.
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[10]
Voir les travaux du J-PAL, du MIT : Esther Duflo, Le développement humain. Lutter contre la pauvreté, Paris, Éd. du Seuil, 2010.
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[11]
Voir Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012.
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[12]
Voir Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010 (Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990) ; Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, LLL, 2015 ; Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la Révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.
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[13]
Voir Cécile Renouard, « Éthique des frontières et justice des communs », dans Guilhen Antier, Jean-Daniel Causse et Céline Rohmer (dir.), Politique des frontières. Tracer, traverser, effacer, Revue d’éthique et de théologie morale, hors-série n° 14, Paris, Éd. du Cerf, 2017, p. 135-159.
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[14]
Michaël Walzer, Morale maximale, morale minimale, Montrouge, Bayard, 2004, p. 6.
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[15]
Voir Michaël Walzer, De l’exode à la liberté. Essai sur la sortie d’Égypte, Paris, Calmann-Lévy, trad. de Micheline Pouteau, 1986 (Exodus and Revolution, New York, Basic Books, 1985).
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[16]
Voir Michaël Walzer, « Universalisme et valeurs juives », trad. de P-E Dauzat, Raisons politiques, Paris, Presses de Sciences Po, août 2002 (« Universalism and Jewish Values », 2001).
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[17]
Held by all, owed to all.
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[18]
Held by all, owed to none.
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[19]
Pape Francois, Encyclique Laudato si’, chapitre 4, 2015.
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[20]
Cécile Renouard, « Justice écologique et responsabilité politique de l’entreprise », Études, mai 2014, p. 39-49.
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[21]
Patrick Riordan, Global Ethics and Global Common Goods, Bloomsbury, 2015.
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[22]
Voir Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Paris, Éd. du Seuil, 2010.
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[23]
Voir Pierre Calame, Vers une société mondialisée responsable et solidaire, Éditions ECLM, à paraître.
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[24]
Ainsi en 2017, la Nouvelle Zélande a accordé un statut juridique et des droits à la rivière Whanganui.
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[25]
Saint Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, n° 165-168 : « Première humilité. La première sorte d’humilité est nécessaire au salut éternel. Elle consiste en ceci : je m’abaisse et m’humilie autant qu’il m’est possible, afin d’obéir en tout à la loi de Dieu notre Seigneur. Ainsi, même si l’on me constituait le maître de toutes les choses créées en ce monde, ou même au prix de ma propre vie temporelle, je n’envisagerais pas d’enfreindre un commandement soit divin, soit humain, qui m’oblige sous peine de péché mortel. Deuxième humilité. La seconde est une humilité plus parfaite que la première. Elle consiste en ceci : je me suppose parvenu à ce point que je ne cherche ni ne m’attache à posséder la richesse plutôt que la pauvreté, à vouloir l’honneur plutôt que le déshonneur, à désirer une vie longue plutôt qu’une vie courte, étant égal le service de Dieu notre Seigneur et le bien de mon âme ; et en outre, même en échange de tout le créé, ou même au risque de perdre la vie, je n’envisagerais pas de faire un péché véniel. Troisième humilité. La troisième est l’humilité la plus parfaite. Incluant la première et la seconde, elle consiste en ceci : afin d’imiter le Christ notre Seigneur et de lui ressembler effectivement davantage, je veux et je choisis la pauvreté avec le Christ pauvre plutôt que la richesse, les humiliations avec le Christ humilié plutôt que les honneurs, étant égale la louange et la gloire de la divine Majesté ; et je préfère être regardé comme un sot et un fou pour le Christ, qui le premier a passé pour tel, plutôt que comme un sage et un prudent en ce monde. »
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[26]
Par exemple, Gildas Verret, Sauvons le climat, Éditions Rustica, 2019, p35 : « Pour émettre 1,6 t. CO2, il suffit d’acheter : 5500 euros de livres et journaux, ou 4500 euros de voiture neuve, ou 3800 euros de matériel informatique et électronique, ou 2000 euros d’électroménager ou 800 euros de ciment. »