Notes
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[1]
Observatoire France de Sociovision, vague 2016.
-
[2]
Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
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[3]
Olivier Rollot, La génération Y, Paris, PUF, 2012 ou encore Daniel Ollivier et Catherine Tanguy, Générations Y & Z : Le grand défi intergénérationnel, Louvain la Neuve, De Boeck, 2017.
-
[4]
Par exemple, Valérie Segond, « La génération Y révolutionne le travail », Le Monde, 15.02.2018, https://www.lemonde.fr/campus/article/2018/02/15/021-la-generation-y-revolutionne- le-travail_5257316_4401467.html.
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[5]
Une première précision à apporter est de savoir s’il est légitime de prendre dans un seul ensemble « les jeunes ». Il est évident que non et que ma perception est nécessairement biaisée et limitée. Toutefois, les études sociologiques et le ressenti du terrain permettent de dire qu’il en va de même pour les jeunes que pour l’ensemble de la société : l’élément discriminant est l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle. Le clivage le plus net est entre ceux qui sont intégrés dans le marché des diplômes et ceux qui en ont été partiellement ou totalement exclus. Ce qui est posé ici serait à nuancer fortement selon ce clivage, mais l’espace manque.
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[6]
Et encore, il faudrait savoir ce dont on parle : la plupart des analystes prennent dans un sens ensemble « le numérique ». Mais est-il si évident que l’ubiquité offerte par les Smartphones, la numérisation des données, l’utilisation de langages informatiques fassent système du point de vue des sociétés ?
-
[7]
Le philosophe des techniques Andrew Feenberg explique que les technologies sont « de la morale concrétisée ».
-
[8]
Olivier Galland et Bernard Roudet, Une jeunesse différente ? Les valeurs des jeunes Français depuis 30 ans, Paris, La Documentation Française, 2014. Pour une perspective plus large dans le temps et dans l’espace, Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2017.
-
[9]
Olivier Donnat, « Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Éléments de synthèse 1997-2008 », Culture études 5, 2009/5, p. 1-12.
-
[10]
Pascal Sevez, « Rock, rap, slam. Les jeunes et le mystère de la musique », Christus 223, mai 2009, p. 276-282.
-
[11]
Je me suis en partie appuyé sur l’étude nuancée de Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, Paris, MCC, 2014.
-
[12]
Depuis quelques années, j’aime utiliser en classe un épisode de la série Black Mirror qui décrit une société entièrement organisée autour d’un système de notations mutuelles au sein d’un réseau social : de l’avis général de mes élèves, le réalisateur a su dépeindre tout un pan de leur vie…
-
[13]
Sylvia Girel, « Le cosmopolitisme esthético-culturel des jeunes » dans Vincenzo Cicchelli, Sylvie Octobre, Les cultures juvéniles à l’ère de la globalisation : une approche par le cosmopolitisme esthético-culturel, Paris, Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture et de la Communication, 2017, publié dans L’Observatoire 50, 2017/2, p. 74-75.
-
[14]
Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Paris, Gallimard, 2009.
-
[15]
Cité par Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, p. 229.
-
[16]
Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
-
[17]
Sondage réalisé pour l’association Moteurs !, consultable ici : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3704-1-study_file.pdf.
-
[18]
L’INJEP le signalait dès 2013, et les études suivantes ont toutes confirmé la tendance : 20 % des 15-35 ans ont un engagement associatif.
-
[19]
Comme celle conduite en 2007 par SCP communication pour la Fondation de France (justement intitulée « 15-35 ans : les individualistes solidaires ») montre que la notion « d’intérêt général » leur reste largement étrangère. Consultable ici :
https://www.fondationdefrance.org/sites/default/files/atoms/files/valeurs_jeunes_fdf_1.pdf.
1Pour 85 % des Français, « les valeurs de la jeune génération n’ont rien à voir avec celles des générations précédentes [1] ». C’est en effet une des croyances les mieux partagées aujourd’hui : la jeunesse actuelle serait une génération de « mutants ». On lui donne des surnoms, de « Poucette [2] » à « Génération Y ou Z [3] » en passant par « millenials ». Ces enfants seraient différents de leurs aînés parce qu’ils seraient nés avec le numérique. De nombreux essais décrivent leurs valeurs singulières, leurs façons de voir le monde qui obligent les entreprises à s’adapter. Ils auraient un rapport différent au travail, plus volatil, moins rigoureux, plus « éthique » aussi [4]. Certains théorisent parfois des conflits de générations. Ces analyses présupposent que nous avons affaire à une génération nouvelle : elle ne devrait pas penser comme les précédentes (rupture cognitive) ni voir le monde de la même façon (rupture des valeurs). Le fil rouge de ce propos est d’évaluer ce présupposé, d’évaluer cette rupture, si elle existe : quelle est la nouveauté ? Celle de cette jeunesse ? Ou celle d’éduquer des jeunes dans le monde actuel ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une génération nouvelle ou d’une nouvelle condition de la jeunesse ? Qui fait autorité et qu’est-ce qui fait autorité pour elle ? Comment construisent-ils leur monde moral ?
2Ce propos n’est pas celui d’un sociologue, ni d’un philosophe des âges ou d’un historien de la jeunesse. Il s’agit plus prosaïquement d’observations d’un praticien de la jeunesse, à travers son métier d’enseignant en collège et en lycée : j’ai rassemblé des notes en marge de ces heures de travail, des agendas et des copies. Pour leur donner plus d’épaisseur, elles ont été confrontées à des études de sociologie, des enquêtes d’opinion, mais aussi à un questionnaire adressé à une vingtaine d’anciens élèves, entre 18 et 20 ans [5]. Mais cela ne suffit pas tout à fait à expliciter ce qui naît souvent d’une intime conviction : puisse le lecteur pardonner certaines affirmations péremptoires et recueillir ce qu’elles auront, malgré tout, de suggestif.
Une génération nouvelle ?
3À rebours de toutes les analyses sur la génération des millenials et autres digitals natives, il ne me semble pas que nous ayons affaire à une nouvelle génération. Plusieurs raisons me conduisent à douter de cette hypothèse.
4D’abord parce qu’il est difficile de savoir qui est jeune et qui ne l’est pas. En effet, les marqueurs qui séparaient traditionnellement la jeunesse de l’âge adulte fonctionnent de moins en moins depuis les années 1990 : disparition du service militaire, dilution du diplôme comme frontière entre le temps des études et celui du travail ; fragmentation et progressivité de l’entrée dans le monde du travail ; retard de l’âge de l’installation en couple, etc. Ces temps qui ont longtemps été des rites de passage n’en sont plus vraiment. Il est frappant que cette disparition des passages entre les âges de la vie ne concerne pas seulement la jeunesse, mais tous les âges : quand commence l’enfance, l’adolescence, la vieillesse, le grand âge ? Quand sort-on de la vie active ? L’adolescence se prolonge et se dilue, nous devenons « vieux » à des rythmes de plus en plus différents. Cet estompement des âges de la vie correspond à celui des frontières – entre privé/public, travail/loisir, famille/amis, etc. – frontières qui nous habitent encore, même à l’état de traces, car elles ont nourri notre grammaire culturelle, ce qui génère des tensions. Dans ces conditions, l’effet de génération a des chances d’être un leurre. Car il ne faut pas confondre l’effet d’âge et l’effet de génération : s’il y a un effet d’âge, les particularités de la génération actuelle s’estompent avec le temps ; s’il y a effet de génération, ces particularités perdurent.
5À vrai dire, les générations ne naissent que lorsqu’elles disparaissent : ce n’est qu’avec un temps de retard que les générations prennent conscience d’elles sauf dans deux cas de figure. Le premier cas de figure est de subir un commun traumatisme. Ici, l’hypothèse repose sur l’idée que la place nouvelle place prise par le numérique suffirait à faire génération. Mais force est de constater que cette mutation numérique concerne tous les âges de la vie. Le « Y » ou le « Z » des jeunes sont seulement leur façon à eux de vivre avec le numérique [6]. Se pose toutefois la question d’une construction psycho-cognitive singulière du fait d’une utilisation précoce et intense des outils numériques : transformation de la mémoire ; impact sur les capacités d’attention ; passage d’un raisonnement causal à une rationalité par corrélation ; un mode d’accès à la connaissance différent, etc. Les débats font rage sur ces sujets entre expertises et idéologies. Mon expérience d’enseignant me fait dire que pour l’instant, il n’y a pas de transformations cognitives majeures : les tendances décrites me semblent en place depuis les années 1980, avant la généralisation de l’accès à Internet, avant l’apparition des téléphones mobiles. Les transformations de la mémoire concernent toutes les générations, et elles ne sont peut-être pas liées à des outils de communication qu’à une certaine forme d’organisation sociale. Car les technologies ressemblent souvent à la chouette de Hegel : elles concrétisent des forces morales déjà à l’œuvre [7].
6L’autre cas de figure est celui de générations qui rompent consciemment avec leurs aînés, à l’image de la génération 68 dont l’ombre plane sur les analyses sociologiques des âges de la vie en France (sans doute parce que, d’un point de vue historique, la seule véritable génération de l’après-guerre, celle qui a transformé l’ordre familial, la transmission, la façon d’enfanter et peut-être en ce moment la façon de mourir). L’enseignement de l’éducation civique offre un bon observatoire. Depuis les années 1990, le programme en classe de terminale invite à traiter des débats de bioéthique. Il est frappant que les positions des élèves soient en général en phase avec l’opinion publique : rien ne les différencie, sur ces questions, des positions adoptées par leurs parents. Ces « enfants du numérique » expriment souvent une forme de défiance à l’égard de la technologisation du vivant et surtout de sa marchandisation. Cette convergence avec les valeurs de leurs aînés n’est pas un phénomène nouveau : les enquêtes conduites régulièrement sur les valeurs de la jeunesse montrent une convergence croissante [8]. « De façon frappante, nous expliquent les sociologues, sur l’axe opposant tradition et individualisation, les valeurs des jeunes se sont rapprochées du pôle traditionnel de façon très nette entre 1981 et 1990 », plus lentement par la suite mais sans jamais que cela ne s’infléchisse. En même temps qu’elles connaissaient un regain chez les jeunes, les valeurs « traditionnelles » ont décliné parmi les adultes, si bien qu’il est difficile de savoir qui s’est le plus rapproché des autres.
Une situation nouvelle
7Il y a toutefois un point commun entre la génération des baby-boomers et la jeunesse actuelle : c’est par la culture que la jeunesse se fait. Depuis les années 1960, l’idée d’une culture jeune ne s’est jamais démentie. Mais avec une nouveauté pour la jeunesse actuelle : elle la partage en partie avec ses parents. Le dernier opus de Steven Spielberg, Ready Player One, est exemplaire : ce film brasse les références culturelles à la fois des années 1980 et celles de la dernière décennie, toutes accessibles aux parents et aux enfants. Le film de Spielberg n’est pas isolé, une culture commune s’est tissée au gré d’échanges souvent anodins où la hiérarchie des âges est provisoirement mise entre parenthèses. Nous sommes dans une situation très différente de la « contre-culture » des années 1960 qui trouvaient ses racines dans une élite culturelle et politique. Il ne s’agit plus avec les pratiques culturelles de changer le monde, mais de construire un monde à soi à partager entre pairs et affins. Aussi, pour approcher le monde que la jeunesse voit et se donne faut-il commencer par sa culture.
8C’est par la culture que les jeunes s’autonomisent d’abord, surtout pendant l’adolescence. En témoigne la progression de la musicalisation de la vie quotidienne : en 1988, 44 % des 15-29 ans écoutaient de la musique tous les jours, ils sont le double en 2008 [9]. La musique propose un espace d’identification et de reconnaissance, elle est un support de construction identitaire majeur [10]. Cette place de la musique est bien représentative de l’enjeu des consommations et pratiques culturelles. Comment les caractériser [11] ?
9La jeunesse pratique une véritable éducation buissonnière à travers une culture éclectique, autonome, souvent autoréférencée et fonctionnant comme un code de reconnaissance. Cette culture diversifiée est bien entendu largement liée aux industries culturelles qui tout à la fois structurent et s’adaptent à un marché massifié et segmenté.
10La diversité ne permet pas une analyse des contenus moraux, très hétérogènes. Si l’on prend un genre musical aussi en vogue actuellement que le rap, quoi de commun dans les valeurs véhiculées par les chanteurs Bigflo et Oli, Booba ou Orelsan ? Pas plus que les valeurs affichées, il n’y a de médias spécifiques : ni les jeux vidéo, ni les séries, ni les réseaux sociaux ne sont des médias propres à la jeunesse. Ceux-ci en ont par contre des usages spécifiques et c’est là qu’il est possible d’identifier des éléments singuliers. Il convient donc de se pencher sur leurs pratiques culturelles.
La culture en pratique
11Les pratiques culturelles sont d’abord des… pratiques. La jeunesse actuelle développe un goût prononcé pour la pratique amateur, notamment dans le domaine musical (un jeune sur quatre sait jouer d’un instrument), de la danse (un jeune sur cinq, surtout les filles), mais aussi des arts plastiques (notamment le dessin, pratiqué par un jeune sur trois). Ces pratiques peuvent connaître une certaine volatilité parfois : l’important est que pour comprendre, les jeunes ressentent le besoin de faire. Cette appétence se retrouve dans le goût pour les « tutos » ou les youtubers qui apprennent à se maquiller, à bricoler leurs appareils numériques, à faire de la musculation, etc. Cette culture de « maker » correspond bien à l’idée que les jeunes se font d’un objet culturel : il est aussi un moyen de communication, la culture n’a de sens que partagée.
12Leurs pratiques culturelles sont de nature relationnelle. Cela a été bien relevé par les sociologues comme Sylvie Octobre et j’en veux pour preuve leur goût croissant pour les jeux de société, qu’ils s’agissent de jeux en ligne multijoueur ou de jeux de société faits de cartons, de papiers et de pièces de bois ou plastique dont l’offre s’est fortement développée. Autrefois, l’adolescence se définissait plus par des passions, des loisirs, des activités. C’est ce qui faisait le succès des organisations ou mouvements de jeunesse qui étaient organisés autour de propositions. Dorénavant, le choix des relations précède celui des activités. Pour une partie des jeunes, l’« être-ensemble » devient plus important que le « faire-ensemble ». Le partage des émotions, des « délires » est une autre caractéristique. Le but essentiel des activités est en effet d’atteindre cette sorte de communion affective. Les moyens de communication numériques amplifient cette sociabilité de classe d’âge en abolissant les frontières de lieu et de temps : la société des jeunes, comme les flux boursiers, ne s’arrête jamais… Cette mise en relation est aussi mise en concurrence, la popularité devenant un indicateur et un sélecteur. Il y a du « benchmarking » dans la vie en réseau, une compétition pour savoir « qui a la meilleure vie ? », pour se prouver à soi-même que l’on a « la vie parfaite [12] ».
13L’usage intensif des outils de communication numériques touche les jeunes comme les autres. En ce qui les concerne, c’est surtout l’avènement des Smartphones qui a le plus d’impact : en permettant un accès permanent et partout, ils donnent le sentiment d’ubiquité et créent un flux constant, équivalent au flow que recherchent tant de musiciens aujourd’hui. Les Smartphones abolissent des grilles temporelles institutionnelles en place depuis longtemps, donnant aux « anciens » le sentiment d’une porosité croissante des temps. Mais ils ne voient pas que ces outils permettent en même temps une resynchronisation des groupes sociaux, y compris familiaux. On assiste à une capacité des individus à « composer » leurs temps comme ils sont aussi conduits à « composer » avec plusieurs horizons culturels.
14Une importante caractéristique est en effet le cosmopolitisme culturel. Les horizons musicaux ou filmiques ne sont plus exclusivement français ou anglo-saxons, mais asiatiques, européens, africains, latino-américains. Il y a sans doute plusieurs formes de cosmopolitisme, plus ou moins prononcé selon les jeunes et les milieux sociaux, mais peu de catégories sociales y échappent [13]. Cet éclectisme se retrouve dans le désir de partir à l’étranger, pour « vivre une expérience », qui apparaît dans plus de la moitié des motivations d’orientation en classe de terminale : certains analystes y voient le signe d’un doute envers la capacité de la France à leur faire une place, cela peut être parfois vrai, mais il me semble que pour la plupart, cela relève d’une représentation de soi à l’échelle mondiale. Ce cosmopolitisme est bien entendu d’un enjeu plus fort pour tous ceux qui viennent d’arriver en France ou dont les parents sont nés à l’étranger : cela représente plus de 20 % des moins de 18 ans. Ils se retrouvent alors à devoir interpréter ce que Mona Ozouf – revenant sur sa jeunesse entre identité bretonne, foi catholique et école républicaine – a appelé la « composition française [14] ».
15Une dernière singularité de cette jeunesse est la place centrale prise par la « sculpture du corps » comme construction de soi. Comme leurs prédécesseurs, ils sont fortement investis dans la construction d’un style, d’un « look » par le choix des vêtements, des chaussures et autres accessoires de mode. La nouveauté est que le style se soit élargi au corps que l’on tatoue et perce, mais surtout que l’on construit en « allant à la salle », en pratiquant des régimes alimentaires parfois très exigeants et risqués. Le corps est devenu un vêtement, ce qui s’accompagne sans doute d’une pudeur plus forte ou en tout cas plus clairement assumée : un bon indice en est la progression de l’absentéisme chez les lycéens pour les activités d’éducation physique comme la piscine. Cela peut être pour des motivations religieuses chez certaines jeunes filles musulmanes, mais ce phénomène est plus large, touchant tous ceux qui trouvent leur corps « trop » grand ou petit, gros ou maigre.
16Comment rassembler tout cela ? Une série assez populaire parmi les grands adolescents peut nous y aider. Dans la lignée des Simpson, la série d’animation Rick et Morty de Justin Roiland et Dan Harmon suit les mésaventures de Rick Sanchez, un scientifique cynique et fou, et de Morty Smith, son petit-fils, qui partagent leur temps entre une vie domestique et des aventures dans des mondes parallèles. Rick hérite de la contre-culture des années 1960 à la fois son rejet des traditions et son goût pour les technologies perçues comme des « performances ». Il dénonce le modèle familial classique, l’école et le conformisme, contrariant les projets éducatifs des parents de Morty soucieux de la réussite de leur fils. Ce dernier est ainsi tiraillé entre ces différents modèles, mais la solution vient de la capacité des héros à changer de monde. Rick et Morty passent d’un univers à l’autre, explorant d’autres « soi » ou possibilités de soi, voyageant dans l’espace et le temps à toute vitesse, en utilisant des gadgets qui, en fait, extrapolent ce que font les Smartphones pour la jeunesse : ce sont des portails interdimensionnels permettant de se construire une identité dans un monde complexe par essence.
Ceux qui font autorité
17De façon paradoxale, mais pas illogique, si les jeunes aiment naviguer au loin, les repères moraux sont trouvés à proximité. La règle semble être plutôt le prochain que le lointain, plutôt le concret que le théorique. Un signe fort de cela est leur difficulté à comprendre les engagements idéologiques du passé : ce qui animait les soldats de la seconde guerre mondiale est plus complexe à saisir pour les lycéens d’aujourd’hui que les passions nationalistes de la première, surtout celles pour la « petite patrie ».
18Les parents sont la principale source de valeurs, ceux qui font autorité. Ce respect à l’égard des parents s’inscrit dans le contexte d’une famille du contrat, où la négociation et l’explicitation des règles sont constantes. Les jeunes ont bien assimilé que ce n’est plus tant le couple que l’enfant qui « fait famille » : le rythme de vie des familles est largement conditionné par celui de l’apprentissage de l’enfant, de l’école aux activités extrascolaires. Une enquête menée en 2017 sur un échantillon représentatif de jeunes de 14-16 ans montre que l’entente entre les adolescents et leurs parents est bonne, un peu meilleure avec la mère qu’avec le père, les sujets de conflits éventuels portent d’abord sur le « temps passé devant les écrans » et sur les résultats scolaires, bien plus rarement sur les goûts ou les opinions des adolescents [15]. D’autres enquêtes qualitatives montrent que la culture du groupe des pairs prend également une importance grandissante, contribuant, là aussi, à resserrer le sentiment d’identité collective sur les cercles les plus proches, notamment par le biais des réseaux sociaux [16]. Mais il ne me semble pas que l’influence du groupe des pairs prenne le pas sur celle des proches de la famille. Il s’agit plutôt d’un élément parmi d’autres, dans un processus de confrontation où la préférence pour le prochain et le concret sert de boussole.
19Un sondage de l’Ifop en 2017 sondait des jeunes sur « les personnes qui vous inspirent [17] ». Deux types de personnes se détachent : ceux qui s’accomplissent individuellement, sont capables de « performer » (les sportifs, les chercheurs, les entrepreneurs, les youtubers, les comédiens) et ceux qui soignent et accompagnent (médecins, soignants, professeurs, éducateurs). Les autres semblent moins inspirants car leur action semble trop « abstraite » : ils ne permettent pas de réaliser leur personnalité ni d’aider les autres à le faire. Ce même sondage montre la quasi-absence de référents historiques ou idéologiques : ce n’est pas une jeunesse qui collera des affiches de Marx ou graffitera le nom de Jésus sur les murs du théâtre de l’Odéon… De même, la religion ne joue pas un rôle important pour eux (12 % la trouvent très importante dans leur vie), un chiffre stable depuis les années 2000. Il y a l’exception de la religion musulmane, dont l’adhésion est bien plus fortement marquée et revendiquée, avec une influence importante dans la construction des valeurs pour ses membres (sur le statut de l’homosexualité ou de bioéthique par exemple). Mais cela ne me semble pas contredire la préférence pour le prochain, car cette religion est, en France, fortement liée à la pratique familiale.
Qu’est-ce qui est normatif pour eux ?
20Toujours le même sondage de 2017 listait les « ambitions » qui « guident le plus » les actions des jeunes. Voici celles qui recueillaient plus de 10 % des suffrages : être en bonne santé ; avoir un emploi que j’aime ; mener une vie de famille heureuse ; s’épanouir dans mon métier ; faire la fierté de mes parents ; avoir les moyens de m’acheter tout ce que je veux ; voyager dans le monde entier ; être entouré de mes amis ; mener une vie active et saine ; être riche… Ces motivations privées l’emportent très largement. Est-ce le reflet d’un individualisme, d’un dédain à l’égard du collectif ? Mais ces mêmes jeunes sont aussi capables de s’engager fortement dans la vie associative, avec une forte augmentation ces dernières années, les amenant à se rapprocher de leurs grands aînés [18]. Comme quoi les choses ne sont pas si simples… Il me semble que pour comprendre la cohérence de leur monde moral, il faut accepter l’idée que pour eux la vérité morale est de nature relationnelle. Ce qui implique qu’elle soit difficilement universalisable. En d’autres termes, la notion de bien commun est tout sauf évidente, en tout cas sous la forme qu’elle avait prise pour leurs aînés.
Construire des repères dans une pluralité de mondes
21Il est un fait, dans le cadre des cours d’histoire ou d’éducation civique, que l’idée d’un bien commun abstrait et universel est difficile à concevoir. Dans leurs raisonnements moraux, les lycéens sont bien plus prompts à envisager la dimension émotionnelle des décisions, les rapports entre les personnes en cause plus que le respect d’un principe éthique général. Cette difficulté est confirmée aussi dans les études d’opinion [19]. L’idée qu’il puisse y avoir un « bien commun » transcendant les intérêts individuels peine à s’imposer… Ce n’est certes pas propre aux jeunes gens… Par contre, mon expérience m’amène à poser deux bémols : d’une part, si des grands principes comme ceux des droits de l’homme ou de la Règle d’or, si un raisonnement éthique de type kantien, ou encore si l’idée de la défense des « pauvres » ou des « exploités » semblent peu partagés, l’idée que la loi positive doive être respectée est un élément notable d’appréciation dans leurs choix moraux ; l’autre bémol concerne la question écologique, qui ouvre à l’idée d’un bien commun en passant par celle des « biens communs ». Ces bémols soulignent encore une fois la préférence pour le prochain, les espaces concrets d’appartenance, dans leur dimension spatiale ou affective, au détriment de définitions plus larges et plus abstraites. Le raisonnement conséquentialiste convient bien aux jeunes, car il permet de juger de la valeur d’une action par ses effets observables, expérimentables sur les proches. Ces jeunes gens ne veulent pas se payer de mots, préférant juger sur des actes et sur la durée : les proches, notamment la famille, ont une autorité liée au fait que l’on peut voir dans la durée leur façon de vivre. Le raisonnement moral se fait par comparaison, confrontation et non par déduction : l’expérimentation, par soi ou par les autres, prime, ce qui permet d’autoriser l’échec et de valoriser la résilience.
22Ainsi ces jeunes gens ne rejettent-ils pas les autorités, comme celle de la loi, ni l’idée qu’une transmission des valeurs soit possible. Seulement, tout sera passé aux fourches Caudines de l’expérimentation personnelle. On peut parler d’expérimentation parce que la définition de soi se construit plus qu’elle n’est héritée. La formation du jugement moral s’appuie moins sur la réflexion rationnelle que sur la confrontation des références éducatives, par un processus de feed-back.
23Cela a plusieurs conséquences. D’abord, une faible confiance dans « la société » qu’expriment les jeunes, qui peut parfois prendre la forme d’une indifférence à l’égard de certaines catégories de la population, mais aussi d’une plus forte solidarité vis-à-vis de la famille et des proches et d’un fort engagement associatif. Le désamour à l’égard de l’engagement politique n’est pas signe d’un individualisme forcené, mais d’une impossibilité de s’identifier dans des structures dont les fondements philosophiques se sont effondrés : partis, syndicats, mouvements religieux, tous avaient en commun le partage de grands principes universels et d’un récit commun. De fait, le moins que l’on puisse dire est que les jeunes ne montrent guère d’empressement à adhérer à des modes organisés de vie en groupe… à moins qu’elles soient éphémères, sans leader affiché, ni slogan, comme certains moments politiques des dernières années l’ont montré. La mobilisation est possible sur des objectifs délimités, en visant une efficacité immédiate. Je rapprocherais cela du fait que ces jeunes perçoivent positivement la figure du chef d’entreprise. Il ne s’agit pas du grand patron, mais plutôt du start uper (idéalisé, ou sous la forme minimale du youtuber), de l’autoentrepreneur. L’entrepreneur est celui qui construit son monde et s’accomplit, celui qui propose un monde immédiat et tangible.
24Car la finalité qui ordonne ce monde moral est l’accomplissement de soi. Bien souvent, les jeunes gens disent aux adultes : cessez de nous peindre un avenir sombre, laissez-nous construire notre avenir ! Laissez-nous construire notre monde car nous savons que le monde commun a disparu et s’est effondré ! Je relie cela à la forte présence des dystopies dans les fictions populaires parmi les jeunes, des productions d’Hollywood aux mangas. Si le monde commun a disparu, l’idée de monde persiste : il y a une pluralité de mondes, et il nous reste à les parcourir et les partager. Ce qui explique pourquoi la valeur cardinale est le respect. Le respect de l’autonomie de l’autre n’est pas d’abord aux yeux de la jeunesse un respect de la sphère privée : il s’agit avant tout de laisser à chacun la possibilité de construire son monde. Si le respect disparaît, la pluralité des mondes n’est plus possible. L’atteinte au respect est une atteinte à l’existence de l’autre, non parce qu’il faudrait préserver un espace privé et intime en deçà des récits collectifs (national, idéologique, religieux) comme en régime libéral classique, mais parce qu’il n’y a rien d’autre que ces mondes. Un tel respect suppose donc qu’il y ait un minimum d’ordre public : ces jeunes gens souhaitent que la loi et l’État soient respectés, trouvent souvent que l’école cherche trop peu à se faire respecter. Régulièrement, des enquêtes d’opinion montrent que les jeunes attendent un renforcement de l’autorité.
25La jeunesse actuelle vit avec le deuil de la possibilité d’un monde commun et la conviction que chacun doit construire son monde.
Brève conclusion sous la forme de points d’attention pour un éducateur
26Quels enjeux éducatifs en retenir ? Pour ces jeunes gens, d’une certaine façon, importe plus la façon dont les choses se sont construites que ce qui est construit. L’éducateur doit savoir articuler vertus et savoirs techniques, professionnels, et surtout relationnels. Car en définitive, la relation primera toujours : la vérité morale ne peut avoir qu’une nature communicative. L’autre défi est la question du temps : comment construire un temps commun dans une situation où la chronologie est autant fragmentée ? Il me semble que se situe là la possibilité ou non de retrouver les chemins d’un bien commun au-dessus des seuls biens communs, la possibilité d’espérer un monde commun au-delà de la pluralité des mondes.
Mots-clés éditeurs : autorité, éducation, respect, valeurs morales, jeunesse
Date de mise en ligne : 30/08/2019
https://doi.org/10.3917/retm.305.0011Notes
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[1]
Observatoire France de Sociovision, vague 2016.
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[2]
Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
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[3]
Olivier Rollot, La génération Y, Paris, PUF, 2012 ou encore Daniel Ollivier et Catherine Tanguy, Générations Y & Z : Le grand défi intergénérationnel, Louvain la Neuve, De Boeck, 2017.
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[4]
Par exemple, Valérie Segond, « La génération Y révolutionne le travail », Le Monde, 15.02.2018, https://www.lemonde.fr/campus/article/2018/02/15/021-la-generation-y-revolutionne- le-travail_5257316_4401467.html.
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[5]
Une première précision à apporter est de savoir s’il est légitime de prendre dans un seul ensemble « les jeunes ». Il est évident que non et que ma perception est nécessairement biaisée et limitée. Toutefois, les études sociologiques et le ressenti du terrain permettent de dire qu’il en va de même pour les jeunes que pour l’ensemble de la société : l’élément discriminant est l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle. Le clivage le plus net est entre ceux qui sont intégrés dans le marché des diplômes et ceux qui en ont été partiellement ou totalement exclus. Ce qui est posé ici serait à nuancer fortement selon ce clivage, mais l’espace manque.
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[6]
Et encore, il faudrait savoir ce dont on parle : la plupart des analystes prennent dans un sens ensemble « le numérique ». Mais est-il si évident que l’ubiquité offerte par les Smartphones, la numérisation des données, l’utilisation de langages informatiques fassent système du point de vue des sociétés ?
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[7]
Le philosophe des techniques Andrew Feenberg explique que les technologies sont « de la morale concrétisée ».
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[8]
Olivier Galland et Bernard Roudet, Une jeunesse différente ? Les valeurs des jeunes Français depuis 30 ans, Paris, La Documentation Française, 2014. Pour une perspective plus large dans le temps et dans l’espace, Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2017.
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[9]
Olivier Donnat, « Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Éléments de synthèse 1997-2008 », Culture études 5, 2009/5, p. 1-12.
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[10]
Pascal Sevez, « Rock, rap, slam. Les jeunes et le mystère de la musique », Christus 223, mai 2009, p. 276-282.
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[11]
Je me suis en partie appuyé sur l’étude nuancée de Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, Paris, MCC, 2014.
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[12]
Depuis quelques années, j’aime utiliser en classe un épisode de la série Black Mirror qui décrit une société entièrement organisée autour d’un système de notations mutuelles au sein d’un réseau social : de l’avis général de mes élèves, le réalisateur a su dépeindre tout un pan de leur vie…
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[13]
Sylvia Girel, « Le cosmopolitisme esthético-culturel des jeunes » dans Vincenzo Cicchelli, Sylvie Octobre, Les cultures juvéniles à l’ère de la globalisation : une approche par le cosmopolitisme esthético-culturel, Paris, Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture et de la Communication, 2017, publié dans L’Observatoire 50, 2017/2, p. 74-75.
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[14]
Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Paris, Gallimard, 2009.
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[15]
Cité par Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, p. 229.
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[16]
Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
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[17]
Sondage réalisé pour l’association Moteurs !, consultable ici : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3704-1-study_file.pdf.
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[18]
L’INJEP le signalait dès 2013, et les études suivantes ont toutes confirmé la tendance : 20 % des 15-35 ans ont un engagement associatif.
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[19]
Comme celle conduite en 2007 par SCP communication pour la Fondation de France (justement intitulée « 15-35 ans : les individualistes solidaires ») montre que la notion « d’intérêt général » leur reste largement étrangère. Consultable ici :
https://www.fondationdefrance.org/sites/default/files/atoms/files/valeurs_jeunes_fdf_1.pdf.