Notes
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[1]
J.-J. ROUSSEAU, Lettre à Jean-André Deluc, Môtiers, 1er août 1765, CC 4555 (CC = Correspondance complète, éd. Ralph A. Leigh, t. 1-14, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1965-1971, t. 15-51, Oxford, The Voltaire Foundation, 1972-1998). Voir Otto Schäfer, « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux. Nature végétale, culte de Rousseau et piété protestante », dans : J. Reiling et D. Tröhler (éd.), Entre hétérogénéité et imagination. Pratiques de la réception de Jean-Jacques Rousseau. Travaux sur la Suisse des Lumières, 15, Genève, Slatkine, 2013, p. 323-343.
-
[2]
« Lettres sur la botanique », OC, t. 4, p. 1151 (« Lettre première » ; OC = Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin & Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, 5 vol.).
-
[3]
Les rêveries du promeneur solitaire, 7e promenade, OC, t. 1, p. 1061 sv.
-
[4]
Les champignons dont le rattachement classique au monde végétal ne fut jamais vraiment satisfaisant (absence de chlorophylle, présence de chitine, etc.) sont désormais considérés comme un règne à part ; la fonge s’ajoute donc à la faune et à la flore.
-
[5]
Originellement, les deux opuscules ont été publiés sous anonymat.
-
[6]
J. Offray de La Mettrie, L’homme machine, Leyde, Elie Luzac fils, 1748, p. 108.
-
[7]
p. 54.
-
[8]
p. 96.
-
[9]
p. 91.
-
[10]
p. 101.
-
[11]
J. Offray de La Mettrie, L’homme-plante, Potsdam, Voss, s. d. [1748], p. 7.
-
[12]
p. 23.
-
[13]
p. 29-31.
-
[14]
p. 31.
-
[15]
p. 33.
-
[16]
p. 44 sv.
-
[17]
p. 48 [marquée 84 dans l’édition originale].
-
[18]
Cette supposition concorde avec l’absence de l’hypothèse athée (en contraste avec L’homme machine), avec les flagorneries indirectement adressées à Frédéric II de Prusse, son protecteur (p. 26 sv), et avec une note (n° 3, p. 14 sv) où l’auteur renie des livres qui lui seraient faussement attribués – dont L’homme machine.
-
[19]
J. G. Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, livre 5, III. Cité d’après H. W. Ingensiep, Geschichte der Pflanzenseele, Stuttgart, Kröner, 2001, p. 306.
-
[20]
J.-M. Drouin, L’herbier des philosophes, Paris, Éd. du Seuil, 2008, p. 57.
-
[21]
Le titre original est : Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären. J. W. von Goethe, Werke (Hamburger Ausgabe), vol. 13 (Naturwissenschaftliche Schriften I), München, Beck, 1981, p. 64-101. L’opuscule est subdivisé en 123 paragraphes.
-
[22]
INGENSIEP, p. 345 sv.
-
[23]
§ 30 et 113.
-
[24]
§ 39 et 40.
-
[25]
J. Lacoste, « La métamorphose des plantes », dans : Littérature, vol. 86, 1992, p. 72-84.
-
[26]
Les § 29-30, 39, 67, 84, 94, 102 et, surtout, la répétition (Wiederholung) finale des § 112 sv.
-
[27]
Ainsi les forces plus spirituelles qui remplacent au § 113 les sucs plus purs des § précédents. Goethe donnera une formulation encore différente de sa théorie dans le poème La métamorphose des plantes composé en juin 1798 et dédié à sa femme Christiane Vulpius.
-
[28]
Distique classé dans les Épigrammes. Voir l’original allemand « Das Höchste », dans : F. Schiller, Sämtliche Werke, vol. 3 (Gedichte, Erzählungen, Übersetzungen), Zurich, Buchclub Ex Libris et München, Winkler-Verlag, 1975, p. 198.
-
[29]
« 15e Lettre », dans vol. 5 (Philosophische Schriften, vermischte Schriften), Zurich, Buchclub Ex Libris et Munich, Winkler-Verlag, 1972, p. 354 sv.
-
[30]
Le rapprochement entre le modèle végétal de l’humain, d’une part, et le motif anthropologique fondamental du jeu, d’autre part, se retrouve dans les réflexions de Schiller sur la théorie des jardins où, là encore, il s’agit de s’engager dans une voie médiane entre l’ordre et la liberté, la nature et l’art (« Über den Gartenkalender auf das Jahr 1795 », vol. 5, p. 707-714.
-
[31]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, 1970.
-
[32]
Plus précisément : mutation aléatoire – sélection aveugle.
-
[33]
J. Bauer, Das kooperative Gen. Abschied vom Darwinismus, Hambourg, Hoffmann & Campe, 2008.
-
[34]
Paris, Albin Michel, 2003.
-
[35]
G. N. Amzallag, L’homme végétal. Pour une autonomie du vivant, Paris, Albin Michel, 2003, p. 27.
-
[36]
p. 277.
-
[37]
p. 198.
-
[38]
p. 231.
-
[39]
p. 251 sv.
-
[40]
p. 296.
-
[41]
p. 135 sv.
1 « Je vais devenir plante moi-même ». L’exclamation enthousiaste de Rousseau [1] passionné d’herborisation n’est pas à prendre à la lettre. Mais elle indique une piste insolite de compréhension de la condition humaine à partir de la réflexion sur l’autre branche du vivant, complémentaire de celle, animale, à laquelle nous rattachent nos ascendances phylogéniques de Primates. Pour le citoyen de Genève, l’attention faite, dès le plus jeune âge, à l’organisme végétal, et notamment à la disposition harmonieuse de ses composantes morphologiques, exerce un effet éducateur, stabilisant et moralisant sur l’être humain en prévenant « le tumulte des passions » et en portant « à l’âme une nourriture qui lui profite en la remplissant du plus digne objet de ses contemplations [2] ». Le caractère de la plante forme le caractère humain, et la pacification qui émane de l’observation du végétal, selon l’expérience personnelle de Rousseau lui-même, ne peut être offerte par l’étude ni du minéral ni de l’animal, autrement dit par l’approche des deux autres règnes classiques de la nature [3]. Certes, les affinités rousseauistes pour les plantes et pour la botanique de terrain relèvent de l’expérience autobiographique et du développement de la vie intérieure à partir du jeu entre observation et contemplation : le philosophe ne formule ni une anthropologie formelle de rapprochement de l’humain et du végétal ni une comparaison quelconque entre les substrats biologiques respectifs. Mais sa manière de se comprendre soi-même, voire d’inviter l’humain à devenir soi-même en assimilant le végétal, constitue néanmoins, par son immense rayonnement culturel, une brèche particulièrement visible dans une tradition occidentale dominante de définition de l’humain sur la base d’un rapport de continuité et de discontinuité avec le seul animal.
2 Les métamorphoses mythologiques de l’antiquité gréco-romaine (que l’on retrouve dans de nombreuses traditions vernaculaires du monde entier) conféraient à l’humain des virtualités de transformation et de révélation autant zoomorphes que phytomorphes : la nymphe Daphné muée en laurier-rose côtoie le lycanthrope ou loup-garou. Or, par la suite, l’homme végétal a été totalement marginalisé dans la réflexion philosophique et théologique occidentale au profit d’un concept hiérarchique reposant sur l’évidence conjuguée de l’œuvre du sixième jour dans la Genèse et de l’antique échelle de nature (scala naturae), motif d’extraction platonicienne et aristotélicienne. Dans l’échelle des êtres, l’animal s’interpose entre le végétal et l’humain. La triple stratification de l’âme, tirée d’Aristote, en âme végétative, sensitive et intellective déclasse le végétal en soubassement assurant les fonctions vitales élémentaires ; le végétal réduit au végétatif est privé de son originalité. Quant au récit de la création en sept jours (le récit sacerdotal de la lecture historico-critique contemporaine), il place la création du couple humain dans la continuité de celle des animaux terrestres (œuvre du sixième jour, Gn 1, 24-31) alors qu’il en détache la création du végétal en l’associant à la formation de la terre ferme (œuvre du troisième jour, Gn 1, 9-13). La vision actuelle de la place de l’humain dans l’ensemble du vivant, vision inspirée de la vulgarisation de l’évolution biologique, ne fait que confirmer, sur une autre base argumentative, l’écart entre l’humain et le végétal et, d’autre part, l’inscription de l’humain dans un rapport de continuité et de discontinuité avec l’animal.
3 Opter pour une compréhension de l’humain qui intègre des points communs que celui-ci partage spécifiquement avec le végétal c’est donc aller à l’encontre de l’évidence couramment admise. Mais c’est en même temps se donner un angle d’approche différent, original et nullement incompatible avec ce que la biologie peut dire de la manière dont l’organisme humain se construit, se régule et se déploie. Car l’énoncé fondamental de la vision évolutionniste est l’unité du vivant. Quelles que soient les différences habituellement admises entre l’organisme végétal et l’organisme animal, ces derniers sont issus, l’un et l’autre, d’une évolution commune s’étendant sur trois milliards d’années et qui n’a bifurqué qu’il y a 700 millions d’années. Il n’est pas absurde du tout de penser que certaines spécificités de l’humain se reconnaissent mieux par analogie avec des phénomènes particulièrement frappants dans le monde végétal. Il s’agirait alors de potentialités du vivant que le végétal réalise de la façon la plus apparente mais que l’humain affirme à son tour, sur un mode plus poussé peut-être que chez sa parenté phylogénique directe. On peut penser aussi, en généralisant encore bien davantage, que le végétal fournit certaines clés de compréhension du vivant quel qu’il soit, clés qui changent notre compréhension non seulement de l’humain (au sens biologique du mot) mais aussi de l’animal et du fongique [4].
Entre réductionnisme et émergentisme : l’ambivalence du rapprochement entre l’humain et le végétal
4 La mise en relation, voire l’explicitation d’un lien de parenté, sur le plan biologique, entre l’humain et le végétal peut prendre la forme de deux démarches contrastées dirigées par des intentions opposées. La première démarche, réductionniste, cherche à montrer que les caractères fondamentaux de l’humain se confondent avec ceux, analogues, du végétal : la spécificité de l’humain ne vient qu’après et elle est toute relative. Un représentant classique de ce type de réflexion est La Mettrie connu pour son pamphlet L’homme machine (1748) mais auteur également d’un petit ouvrage de style similaire et intitulé L’homme-plante (1748) [5]. La deuxième démarche, émergentiste, met l’accent sur l’apparition progressive de niveaux de complexité supérieurs dont les caractéristiques originales ne peuvent être entièrement déduites des niveaux inférieurs dont ils sont issus. Le végétal est habité d’une dynamique d’élévation dont les manifestations se reflètent jusque dans l’humanité de l’humain. Cette démarche émergentiste de l’articulation entre le végétal et l’humain est déjà très nette, sans être qualifiée toutefois par ce terme technique, dans la biologie et l’anthropologie du classicisme allemand (dit de Weimar), chez Herder, Goethe et Schiller.
Un exemple classique de réductionnisme : l’homme-plante de La Mettrie
5 Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) tient à prouver surtout, en matérialiste convaincu, qu’il n’y a « dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée [6] ». Tout est pétri de matière : « la Nature n’a employé qu’une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les levains [7] ». Cette affirmation implique en particulier l’absence de différence de nature entre l’homme et les animaux : il n’y a que des différences de degrés qui les séparent. Et puisque les animaux représentent des automates ou des machines – La Mettrie sait gré à Descartes de l’avoir montré – l’humain est lui-même comparable au mécanisme d’une horloge. Ses marques distinctives traditionnelles – le philosophe matérialiste fait ironiquement allusion à la station debout – ne le mettent nullement à part car les hommes « ne sont au fond que des Animaux et des Machines perpendiculairement rampantes [8] ». Par conséquent, « l’Âme raisonnable, n’est que l’Âme sensitive appliquée à contempler les idées, et à raisonner [9] ».
6 Quelle est alors dans cette conception anthropologique matérialiste la place de la plante et de l’analogie entre l’humain et le végétal ? On observe à cet égard un flottement dans le raisonnement de La Mettrie ou plutôt un déplacement de l’accent entre L’homme machine et L’homme-plante. Dans L’homme machine, le médecin-philosophe soutient une analogie complète entre l’humain et le végétal ou, ce qui est la même chose, entre l’animal et le végétal. Il formule sa conviction en référence à l’organogenèse de l’embryon humain.
C’est une Végétation frappante. Ici ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes ; là ce sont des feuilles et des fleurs ; Par tout brille le même Luxe de la Nature ; et enfin l’Esprit Recteur des plantes est placé, où nous avons nôtre âme, cette autre Quintessence de l’homme./ Telle est l’Uniformité de la Nature qu’on commence à sentir, et l’Analogie du règne Animal et Végétal, de l’Homme à la Plante [10].
8 Dans L’homme-plante, en revanche, on observe un raisonnement plus différencié. La première partie de cet écrit explicite le titre programmatique en énumérant de nombreuses analogies entre le végétal et l’humain, dans les domaines de l’anatomie et du métabolisme (rapport aux éléments et notamment au feu et à l’air – « Les Poumons sont nos Feuilles [11] »), ainsi que de la sexualité et de la reproduction (« Mêmes Ovaires, mêmes Œufs, même Faculté Fécondante [12] »). L’argumentation aboutit à une diagnose botanique fort curieuse de l’espèce humaine, formulée en langue latine selon les règles de l’art linnéen [13].
9 La deuxième partie, par contre, est consacrée « à la différence des deux Règnes [14] » [animal et végétal]. La Mettrie revient ici à l’assimilation de l’humain à l’animal, projet qu’il avait déjà défendu avec beaucoup de verve dans L’Homme machine. D’homme-plante il n’est plus question ; au contraire, en introduisant une loi générale selon laquelle les besoins des organismes induiraient leur mobilité et leur intelligence (l’instinct des animaux et l’âme des humains), La Mettrie déclare la plante libre de besoins et dépourvue de sentiment – à l’opposé de l’humain : « L’Enfant collé au Téton de sa Nourrice qu’il tête sans cesse, donne une juste idée de la Plante. Nourrisson de la Terre, elle n’en quitte le Sein qu’à la Mort [15] ». Le philosophe abandonne totalement l’analogie entre l’âme humaine et l’âme végétale (dont il nie l’existence alors que dans L’homme machine il avait attribué aux végétaux un « esprit recteur »). Une dissociation fondamentale se fait jour : le végétal et le minéral partent d’un côté, l’animal et l’humain de l’autre. L’auteur développe des considérations très classiques sur l’échelle des êtres [16] : « l’Homme non seulement n’est point entièrement une Plante, mais n’est pas même un Animal comme un autre [17] ». La Mettrie reste fidèle à son système tout en lui donnant des contours plus accommodants – sans doute aussi pour des raisons tactiques [18].
Un exemple classique d’émergentisme : le végétal modèle de l’humain dans le classicisme de Weimar
10 L’intérêt marqué que porte le classicisme de Weimar à la compréhension de l’organisme végétal va de pair avec la place centrale du concept de formation (Bildung) sur les plans anthropologique et pédagogique. « [T]out l’art du végétal est de former par élévation [hinaufzubilden] un niveau supérieur en partant de l’inférieur [19] ». Sans que le concept soit prononcé, l’idée d’émergence est parfaitement présente dans ce propos de Herder. C’est Goethe, cependant, qui a consacré les recherches les plus étendues et la théorisation la plus poussée à l’interprétation morphologique du végétal ; il a d’ailleurs forgé lui-même le terme de morphologie [20] promis à un grand avenir par le développement spectaculaire, au cours du xix e siècle, de la morphologie comparative des organismes. Dans la Métamorphose des plantes (1790) [21], Goethe cherche à montrer que « tout est feuille [22] » : à partir d’un seul organe, la feuille, se forment toutes les parties appendiculaires de la plante par modulation et variation infinies, depuis les cotylédons du germe jusqu’aux pièces florales. La fascination du poète naturaliste s’attache à ce dynamisme d’auto-organisation – comme nous dirions aujourd’hui – où la fin du cycle (la formation de la graine) rejoint le commencement (la germination) et où la reprise permanente d’un modèle de base se déploie dans des variations infinies sur le mode à la fois de l’élévation et de la multiplication des possibles cohérents.
11 L’aspect de l’élévation se voit, entre autres, dans les considérations de Goethe sur l’induction de la floraison [23], son explication spéculative étant scientifiquement dépassée mais néanmoins très parlante : un excès de nutriments empêcherait la formation de l’inflorescence à cause de la nécessité d’évacuer d’abord, dans l’appareil végétatif, les sucs bruts ou rudes (roh), seuls les sucs inaltérés, plus fins, plus filtrés [24], plus purs, voire même plus spirituels (geistiger) permettraient l’apparition des fleurs. L’analogie avec l’humain, avec l’idéal de formation de la personnalité, grâce aussi à l’autodiscipline, est évidente. Pour Goethe, une relation d’analogie détermine aussi le lien entre la nature et l’art : l’auto-déploiement organique dont la nature fournit la démonstration régit aussi l’art véritable [25]. Ce n’est certainement pas par hasard que la disposition de la matière dans le petit traité sur la métamorphose des plantes reproduit le motif fondamental de la variation dans l’itération et de la concentration dans l’élévation : de précieux passages récapitulatifs placés à des endroits cruciaux [26] traduisent dans la forme la substance du contenu. La récapitulation varie les termes utilisés jusque-là, leur surajoutant parfois une expression allant enfin au bout de la pensée de l’auteur [27].
12 On doit à Friedrich Schiller un poème liant l’humain au végétal par l’idéal implicite de la formation harmonieuse qui est élévation en même temps : « Cherches-tu le plus haut, le plus grand ? La plante peut te l’apprendre. Ce qu’elle est sans le vouloir, sois-le par la volonté. C’est cela [28] ». Schiller suggère un élément volontariste là où Goethe insinue davantage l’auto-déploiement de la vie intérieure ; mais sur l’essentiel, ils sont d’accord : la plante, par la dynamique à la fois ordonnée et variée qui caractérise sa croissance, sa floraison, sa maturation, sa reproduction, par sa soumission à une loi générale et sa liberté dans l’expression particulière est le modèle de l’accomplissement humain. Le plaidoyer de Schiller pour la pulsion ludique de l’humain, dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), concorde parfaitement avec son éloge du modèle végétal : le jeu en tant que « forme vivante » (lebende Gestalt) [29] représente la synthèse des nécessités morales de la raison et d’un autre ordre de nécessités que sont les besoins de la vie et de la nature [30].
La plante et « l’homme végétal » dans l’ émergentisme contemporain
13 Dans les termes de la biologie actuelle, la conception émergentiste de l’organisme végétal met l’accent sur la morphogenèse modulaire des plantes (la variation à l’infini de modules de base), sur l’autonomie du vivant qui s’y affirme et sur le potentiel évolutif qui y est attaché. Par autonomie du vivant il faut entendre un développement autodirigé par des interactions internes coordonnées qui s’étendent même à la modification du génome : à l’encontre d’un dogme longtemps valable et jadis popularisé par le néo-déterminisme probabiliste d’un Jacques Monod [31], l’organisme intervient lui-même sur son patrimoine héréditaire. La génétique moléculaire actuelle n’en est plus à la vision d’un simple assemblage de gènes « égoïstes » (Richard Dawkins) et soumis séparément au « hasard pur » (J. Monod) de mutations aléatoires. La vision unidirectionnelle d’un mécanisme irréversible de transcription et de traduction des gènes est également dépassée. La découverte par Barbara McClintock (1902-1992) des transposons (éléments transposables du génome susceptibles de créer de nouveaux gènes) et bien d’autres phénomènes de régulation génique (étudiés par la discipline de l’épigénétique) n’évacuent pas, il est vrai, le rôle important joué par le mécanisme mutation-sélection [32] mais en relativisent considérablement la portée [33]. En se basant sur le jeu autorégulateur du génome il n’est plus tabou de supposer des finalités. En comparaison avec l’ambiance réductionniste généralisée encore des années 1970, l’émergentisme a marqué des points.
14 Ce changement de climat intellectuel se reconnaît tout particulièrement dans la conception actuelle de l’organisme végétal. On sait désormais qu’un arbre peut se composer de plusieurs ensembles ramifiés dont le génome diffère : la raison n’en est pas connu mais le phénomène comme tel contredit la représentation classique d’un individu immuable au génome uniforme et dont l’expression seulement des gènes diffère d’un type de cellule à l’autre. Par ailleurs, le développement du végétal est influencé, d’après les découvertes récentes, par de nombreuses réactivités insoupçonnées : mécanismes de communication chimique (avec d’autres plantes ou avec des animaux), capacités de reconnaissance qui conduisent à la non-pénétration des couronnes d’arbres de certaines familles (le botaniste Francis Hallé a forgé le terme imagé de « timidité des arbres ») ou à des réactions d’évitement des systèmes racinaires de pieds voisins de la même espèce (même de pieds prélevés par bouturage sur un pied-mère identique).
15 Est-ce que ces évolutions récentes dans la représentation de l’organisme végétal se reflètent dans une conception biologique renouvelée de l’organisme humain ? C’est partiellement le cas. Certaines pistes sont travaillées dans le livre de Gérard Nissim Amzallag, L’homme végétal. Pour une autonomie du vivant [34]. L’auteur polémique contre le réductionnisme de l’homme-machine et, plus généralement, du vivant-machine. Il met en avant, à l’aide de nombreux exemples empiriques et expérimentaux, les facultés d’auto-organisation et d’autorégulation du vivant. Ce parti-pris a d’autres implications :
la sélection naturelle est censée déterminer les chances de succès en privilégiant constamment les individus les plus performants eu égard aux forces de concurrence (l’équivalent du rapport qualité/prix des machines mises sur le marché) [35].
17 Amzallag voit donc un parallèle entre l’alternative machine vivante et vivant auto-organisateur, d’une part, et les perspectives dominantes de la sélection concurrentielle ou alors de la coopération et de la symbiose d’autre part. Ce lien structurel tient au fait que le hasard aveugle est le seul facteur d’innovation des machines vivantes. Or, innovation ne veut pas dire amélioration – à moins que la machine ne passe avec succès l’épreuve du risque d’élimination par les lois de la jungle. Le comportement réel des organismes dans les conditions naturelles ne répond cependant pas à l’attente théorique de maximisation des performances ; interviennent en réalité des mécanismes de modération autorégulatrice et d’association mutualiste. L’organisme est un tout capable autant de croissance que d’autolimitation (phénomène observable chez les végétaux), de différenciation mais aussi de mort cellulaire programmée (importance des nécroses partielles dans la morphogenèse, phénomène animal autant que végétal [36]).
Plutôt que l’expression aveugle et rigoureuse d’une information préexistante, d’un ‘plan de construction et de fonctionnement’, [les êtres vivants] tirent leur fiabilité d’une interaction continuelle avec le milieu dans lequel est intégré en permanence le résultat de leur propre activité [37].
19 Sans constituer ses références exclusives, les végétaux représentent les modèles privilégiés de la « capacité auto-harmonisante [38] » du vivant que défend l’auteur. Un aspect particulièrement original de cette approche est la prise en compte du fonctionnement cérébral, le cerveau n’étant pas plus un ordinateur que le vivant n’est une machine [39]. Notamment le phénomène de dissociation autonome, c’est-à-dire les morts partielles perceptibles dans l’embryogénèse, plus radicalement encore dans la métamorphose (de la chenille en papillon, par exemple), mais aussi dans les réorganisations radicales du cerveau à certaines phases de la vie (en particulier à l’adolescence) représentent un phénomène incompatible avec l’idée du vivant-machine. Marqué par la néoténie caractéristique de l’humain, c’est-à-dire sa juvénilisation même à l’âge adulte, le cerveau peut être qualifié d’organe végétal.
[L]’image la plus appropriée pour se représenter le cerveau n’est pas celle d’une machine sophistiquée (un ordinateur, par exemple), mais plutôt celle d’un végétal, organisme comportant des modules plus ou moins homologues (les feuilles), et qui ne cesse son développement toute la vie durant [40].
L’homme augmenté ?
21 Le concept d’homme végétal au sens émergentiste interroge fondamentalement les conceptions anthropologiques dominantes de l’human enhancement. La perspective de l’homme augmenté repose dans une large mesure sur la représentation de l’humain comme machine dont les propriétés les plus compétitives dans les situations données sont à stimuler, à renforcer, à pousser au maximum de leur performance. Un tel projet peut paraître d’autant plus plausible, plus naturel si l’on peut dire, que nous nous sommes adaptés à la « société-machine [41] » dans laquelle nous vivons. Il ne l’est pas – et le décentrement par le concept émergentiste d’homme végétal peut nous en rendre conscients. Il est même fort probable que la stimulation sélective de l’une ou l’autre capacité partielle, et surtout une augmentation intégrée et durable entre en conflit avec l’autonomie du vivant dont nous représentons la forme humaine.
Pour un élargissement de l’anthropologie théologique
22 En théologie, c’est la création à l’image de Dieu (Gn 1, 26-28) qui constitue généralement le noyau de la spécificité anthropologique. Comme nous l’avons exposé en introduction, l’interprétation classique de cette notion fait appel, bien souvent, à la discontinuité entre l’humain et l’animal (parole, raison, voire la station debout de l’an-thropos tourné vers le haut). Même l’interprétation barthienne, plus originale, relève de cette approche : l’humain représente essentiellement un être relationnel – figuré dans le récit par la complémentarité du couple humain, la médiation du relationnel étant finalement la parole adressée et reçue. En cela encore, l’humain se distingue de l’animal (Voir Gn 2, 20).
23 Une perspective plus large, plus riche, suppose l’incarnation, c’est-à-dire l’intégration dans l’homme véritable de toute l’épaisseur du vivant. La lecture christologique de la création à l’image de Dieu élargit la référence à la création et au vivant par l’idée de récapitulation : tout subsiste en Christ, tout est réuni en Lui (voir Col 1, 17). Et l’humain est appelé à devenir conforme (symmorphos Rm 8, 29 ; Ph 3, 21), voire une même plante (symphytos Rm 6, 5) avec le Christ. La récapitulation représente un thème anthropologique ancien alimenté de sources bibliques autant que philosophiques (la correspondance stoïcienne entre macrocosme et microcosme). Récapitulant le vivant, l’humain ne relève pas seulement de la branche animale. Il intègre aussi la branche végétale du vivant – avec les affinités qui l’y relient et avec les différences radicales qui l’en distinguent. Car récapitulation ne veut dire ni omnivalence ni omnipotence. L’humain n’épuise pas en lui, et de loin, toute la signification du végétal. Mais il a besoin aussi de cette forme de vie tout autre pour se l’appliquer à lui-même et pour mieux se comprendre.
Notes
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[1]
J.-J. ROUSSEAU, Lettre à Jean-André Deluc, Môtiers, 1er août 1765, CC 4555 (CC = Correspondance complète, éd. Ralph A. Leigh, t. 1-14, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1965-1971, t. 15-51, Oxford, The Voltaire Foundation, 1972-1998). Voir Otto Schäfer, « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux. Nature végétale, culte de Rousseau et piété protestante », dans : J. Reiling et D. Tröhler (éd.), Entre hétérogénéité et imagination. Pratiques de la réception de Jean-Jacques Rousseau. Travaux sur la Suisse des Lumières, 15, Genève, Slatkine, 2013, p. 323-343.
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[2]
« Lettres sur la botanique », OC, t. 4, p. 1151 (« Lettre première » ; OC = Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin & Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, 5 vol.).
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[3]
Les rêveries du promeneur solitaire, 7e promenade, OC, t. 1, p. 1061 sv.
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[4]
Les champignons dont le rattachement classique au monde végétal ne fut jamais vraiment satisfaisant (absence de chlorophylle, présence de chitine, etc.) sont désormais considérés comme un règne à part ; la fonge s’ajoute donc à la faune et à la flore.
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[5]
Originellement, les deux opuscules ont été publiés sous anonymat.
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[6]
J. Offray de La Mettrie, L’homme machine, Leyde, Elie Luzac fils, 1748, p. 108.
-
[7]
p. 54.
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[8]
p. 96.
-
[9]
p. 91.
-
[10]
p. 101.
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[11]
J. Offray de La Mettrie, L’homme-plante, Potsdam, Voss, s. d. [1748], p. 7.
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[12]
p. 23.
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[13]
p. 29-31.
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[14]
p. 31.
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[15]
p. 33.
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[16]
p. 44 sv.
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[17]
p. 48 [marquée 84 dans l’édition originale].
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[18]
Cette supposition concorde avec l’absence de l’hypothèse athée (en contraste avec L’homme machine), avec les flagorneries indirectement adressées à Frédéric II de Prusse, son protecteur (p. 26 sv), et avec une note (n° 3, p. 14 sv) où l’auteur renie des livres qui lui seraient faussement attribués – dont L’homme machine.
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[19]
J. G. Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, livre 5, III. Cité d’après H. W. Ingensiep, Geschichte der Pflanzenseele, Stuttgart, Kröner, 2001, p. 306.
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[20]
J.-M. Drouin, L’herbier des philosophes, Paris, Éd. du Seuil, 2008, p. 57.
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[21]
Le titre original est : Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären. J. W. von Goethe, Werke (Hamburger Ausgabe), vol. 13 (Naturwissenschaftliche Schriften I), München, Beck, 1981, p. 64-101. L’opuscule est subdivisé en 123 paragraphes.
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[22]
INGENSIEP, p. 345 sv.
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[23]
§ 30 et 113.
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[24]
§ 39 et 40.
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[25]
J. Lacoste, « La métamorphose des plantes », dans : Littérature, vol. 86, 1992, p. 72-84.
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[26]
Les § 29-30, 39, 67, 84, 94, 102 et, surtout, la répétition (Wiederholung) finale des § 112 sv.
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[27]
Ainsi les forces plus spirituelles qui remplacent au § 113 les sucs plus purs des § précédents. Goethe donnera une formulation encore différente de sa théorie dans le poème La métamorphose des plantes composé en juin 1798 et dédié à sa femme Christiane Vulpius.
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[28]
Distique classé dans les Épigrammes. Voir l’original allemand « Das Höchste », dans : F. Schiller, Sämtliche Werke, vol. 3 (Gedichte, Erzählungen, Übersetzungen), Zurich, Buchclub Ex Libris et München, Winkler-Verlag, 1975, p. 198.
-
[29]
« 15e Lettre », dans vol. 5 (Philosophische Schriften, vermischte Schriften), Zurich, Buchclub Ex Libris et Munich, Winkler-Verlag, 1972, p. 354 sv.
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[30]
Le rapprochement entre le modèle végétal de l’humain, d’une part, et le motif anthropologique fondamental du jeu, d’autre part, se retrouve dans les réflexions de Schiller sur la théorie des jardins où, là encore, il s’agit de s’engager dans une voie médiane entre l’ordre et la liberté, la nature et l’art (« Über den Gartenkalender auf das Jahr 1795 », vol. 5, p. 707-714.
-
[31]
J. Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, 1970.
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[32]
Plus précisément : mutation aléatoire – sélection aveugle.
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[33]
J. Bauer, Das kooperative Gen. Abschied vom Darwinismus, Hambourg, Hoffmann & Campe, 2008.
-
[34]
Paris, Albin Michel, 2003.
-
[35]
G. N. Amzallag, L’homme végétal. Pour une autonomie du vivant, Paris, Albin Michel, 2003, p. 27.
-
[36]
p. 277.
-
[37]
p. 198.
-
[38]
p. 231.
-
[39]
p. 251 sv.
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[40]
p. 296.
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[41]
p. 135 sv.