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Article de revue

Le pape François. De la vocation prophétique à l'institution missionnaire

Pages 87 à 102

Notes

  • [1]
    M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 60-63.
  • [2]
    J. Ratzinger, Mon concile Vatican II, Perpignan, Artège, 2011, p. 248
  • [3]
    La Porte latine, http://laportelatine.org/vatican/sanctions_indults_discussions/27_juin_2013​/05_07_2013_francois_lumen_fidei.phpDICI n° 279 du 19 juillet 2013. C’est l’auteur qui souligne.
  • [4]
    J. O’Malley, L’Évènement Vatican II, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 261.
  • [5]
    Cardinal Ratzinger, Carême de Notre-Dame de Paris, Paris, Presses de la Renaissance, 2001, p. 168.

1Une année après l’entrée du cardinal Bergoglio dans le ministère de l’évêque de Rome, nous pouvons tenter une brève analyse de l’impact de l’action dans l’opinion publique de ce successeur imprévu de Pierre. Il s’agit ici de reconnaître son effet social, compte tenu de l’étonnant impact de cette personnalité dans les représentations habituelles de la religion et de la papauté. Nous ne proposons pas une évaluation théologique ou spirituelle de son ministère, mais une mise en relief des relations sociales initiées dans l’interprétation médiatique de l’action du nouveau pape. Elle fut abondante dans les livres, les journaux et les télévisions ; surprenante aussi par la diversité des opinions enthousiastes qui se sont exprimées jusqu’à leur consécration « à la une » dans les journaux internationaux.

2D’après ce qu’ont rapporté certains cardinaux dans la presse, dans les jours précédant le conclave, le cardinal Bergoglio aurait invité ses confrères à élire quelqu’un qui représenterait l’altérité par rapport au monde ecclésiastique habituel ; il en aurait critiqué le « narcissisme théologique », la propension à s’enfermer dans ce qu’il appelle « l’autoréférentialité », c’est-à-dire dans la logique du « même », une tendance « autiste » qui vise à se répéter en miroir, sans recevoir le message de la réalité dans sa différence. Michel Foucault avait décrit cette problématique du « même » dans Les Mots et les Choses il y a cinquante ans [1]. De même le futur pape appelait à sortir de nos territoires habituels pour fréquenter les périphéries géographiques, culturelles et morales de notre temps. Qu’une telle présentation du rôle du pape ait obtenu les suffrages d’un conclave âgé ne pouvait que surprendre et susciter des commentaires. Il y en eut.

3Pour décrire les enjeux publics de la problématique du pape François, nous pensons retenir dans une approche sociologique ce qui a trait à la culture, à l’action et à la communication.

De nouveaux paradigmes culturels

4S’il y a une différence d’expression entre Benoît XVI et le pape François, ce qui est normal ne serait-ce qu’au titre de leur différence d’expérience humaine, il importe de remarquer combien la démarche cognitive est continue : l’importance de l’expérience et de l’histoire comme principe d’interprétation de la théologie. Ainsi que l’observait déjà l’abbé Ratzinger en 1965 au cours du concile Vatican II :

5

La faiblesse incontestable de la théologie médiévale tient ici à ce que, dans son effort de raisonner avec des concepts universels, elle n’a pas suffisamment aperçu le caractère historique particulier du sacerdoce néotestamentaire. Elle a ainsi abouti à un aplatissement considérable de ce sacerdoce néotestamentaire au niveau d’une idée générale du prêtre telle qu’elle apparaît dans l’histoire des religions [2].

6Et c’est bien cette conception abstraite et anhistorique du langage médiéval que l’on retrouve dans une recension critique de l’encyclique par l’un des membres de la Fraternité Saint-Pie-X en octobre, lorsqu’il remarque en regrettant les références subjectives et expérimentales de l’encyclique :

7

La foi se définit comme l’adhésion de notre intelligence aux vérités révélées par Dieu, à cause de l’autorité de Dieu qui les révèle. La vie spirituelle a pour principe la foi, qui reçoit de la révélation la connaissance proprement intellectuelle et donc conceptuelle du mystère […] foi et charité doivent rester formellement distinctes dans leur définition, aux yeux du magistère et de la théologie[3].

8Or, le contournement de cette séparation conduira les auteurs de l’encyclique Lumen fidei publiée par le pape François à définir la foi catholique en des termes tout autres :

9

Croire signifie s’en remettre à un amour miséricordieux qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente l’existence et qui se montre puissant dans sa capacité à redresser les déformations de notre histoire.
[n° 13]

10Ou encore :

11

La foi transforme la personne tout entière, dans la mesure où elle s’ouvre à l’amour. C’est dans cet entrecroisement de la foi avec l’amour que l’on comprend la forme de connaissance propre à la foi, sa force de conviction, sa capacité d’éclairer nos pas. La foi connaît dans la mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une lumière.
[n° 26]

12En amont de ces expressions théologiques, nous apercevons la différence d’approche culturelle : d’une part, une vision de la Révélation en termes de savoir objectivé, de maîtrise de la vérité par l’autorité demandant une soumission intellectuelle acceptée une fois pour toutes et entraînant la possession définitive d’une appartenance institutionnelle ; d’autre part une approche subjective en catégories interpersonnelles de rencontre, de découverte d’une vérité incarnée en relations humaines, de quête et d’expérience dans une histoire particulière. Et le critique traditionnaliste d’évoquer en le récusant chez le pape l’immanentisme d’un Maurice Blondel au siècle dernier.

13Or, il est devenu clair que par son langage quotidien et officiel, le pape François choisit d’abord la relation et les catégories de l’humanisme personnaliste, comme l’ont fait de différentes façons ses prédécesseurs pour exprimer l’essentiel de la foi chrétienne en perspectives d’engagement. Par là sa parole interpelle, au sens fort du mot, ses contemporains en termes de compagnonnage historique et non d’assertions universelles extérieures à l’expérience de l’homme. Cette logique de la rencontre était, certes, implicite dans les écrits de Jean-Paul II et surtout de Benoît XVI, mais elle n’a pas été perçue comme telle dans les moyens généraux de communication sociale. Elle ne pouvait pourtant pas manquer à Joseph Ratzinger depuis le temps de son doctorat à Freising quand il se reconnaissait dans les méditations de Romano Guardini. Ceci lui a valu quelques difficultés universitaires. Mais l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi fut entendu dans l’opinion publique en termes d’autorité fermée, et interprété selon les catégories antécédentes d’une formulation contraignante ; la représentation culturelle de son rôle social défigurait son message.

14À l’encontre, la posture toute de spontanéité du pape François, dès le lendemain de son élection, a laissé place à une écoute réfléchie du message doctrinal et à des interprétations plurielles de l’expérience croyante. Intégrant des paramètres de gradualité dans la recherche spirituelle des personnes, se refusant à donner des directives en surplomb à la conscience des uns et des autres, il a fait parler son message selon des catégories ouvertes à la réalité de ce temps de crise. Non qu’il ait amoindri ou édulcoré les valeurs doctrinales ou morales du christianisme, mais il a renvoyé chacun à une relation entre sa liberté et la vérité reçue de Dieu. Il a entendu des paroles autres dans la mesure où sa propre parole apparaissait autre que celle qui dominait dans les esprits modernes en mal de liberté morale.

15D’un pape à l’autre, il n’est pas nécessaire d’évaluer les continuités, elles se rejoignent au-delà des différences d’expression, mais l’impact culturel de l’un et de l’autre nous semble différer en ce qu’il renvoie aux situations de crises de l’Église, maintes fois évoquées dans les moyens de communication sociale alors. Les divers conflits dépeints par la presse en matière de mœurs, de finances ou de fonctionnement appelaient une clarification des responsabilités et des messages communiqués par le Saint-Siège dans le monde actuel. Or le visage de François, cet homme venu d’ailleurs, c’est-à-dire de l’ouest de l’Ouest, et non plus de la vieille Europe comme d’habitude, ni même de l’Amérique du Nord, annonçait une modification de la donne culturelle où s’inscrit la communication ecclésiale. Et dès le départ, par le refus des insignes traditionnels de la puissance pontificale (appartement, véhicule, vêtement), le pape François s’est fait voir en homme détaché des signes symboliques de l’autorité, en responsable créatif de ses comportements au mépris des contraintes protocolaires. Il s’est affirmé en maître du jeu et critique des habitudes protectrices de l’exercice de l’autorité. Il a parlé par ses gestes, ses sourires, ses déplacements, ses rencontres imprévues, ses prises de parole quotidiennement reproduites dans le monde entier. Ainsi son message a été perçu alors comme une présence personnelle et non comme celui d’une fonction sociale codée d’avance qui l’aurait privé de créativité et de liberté d’expression. Les secteurs de la société et de l’Église les moins coutumiers du langage ecclésiastique y ont été sensibles.

16La simplicité et la proximité qu’il dégage ne sont pas seulement des attitudes de comportement généreux, elles traduisent beaucoup plus une rupture par rapport aux symboles traditionnels du pouvoir pontifical. Il n’est pas étonnant que certains aient vu là une « désacralisation » de son ministère. En effet, au cours du xixe siècle, la vulnérabilité de l’autorité du pape et de ses États avait conduit les responsables de la Curie à amplifier les rites protocolaires de l’autorité politique romaine pour signifier la puissance de l’autorité spirituelle quand déclinaient ses pouvoirs temporels ; il est inutile de rappeler les splendeurs artistiques ou la pompe des manifestations et des audiences d’alors. Or c’est en tournant le dos à ces pratiques ostentatoires d’un pouvoir temporel que le pape François a acquis une reconnaissance cordiale des croyants et de beaucoup d’incroyants. Ce qui nous fait découvrir combien le « sacré » de nos sociétés s’est déplacé : c’est par sa simplicité et sa proximité que François s’est révélé le détenteur d’une authenticité, généralement absente des relations des hauts responsables de la société. Il nous étonne en nous dévoilant la séduction de la simplicité dans un monde complexe et instable. Son autorité est alors aimable et empathique, le sacré est devenu relationnel et horizontal.

17Le capital culturel de relations, de répartition de rôles, de progression des carrières ou même le recours à de nouveaux mécanismes de fonctionnement de l’information, tout ce qui est l’appareil d’État que constitue la curie romaine s’est trouvé ébranlé, remis en question, devenant par là fragile et incertain. Il rappelle en son exhortation apostolique : « La papauté aussi, et les structures centrales de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. » Ce qui a inquiété les uns qui redoutent le changement, ce qui a souri à d’autres qui récusent tous les « centralismes », et a entraîné une mise en première ligne de la décision pontificale. Il va de soi alors que la responsabilité de l’avenir institutionnel est désormais assumée par le pape François lui-même. Or celui-ci, en définissant l’institution non par la sécurité de son fonctionnement ritualisé mais par le dynamisme de sa mission pour l’humanité, privilégiant les pauvres et les situations périphériques, se voit exposé à l’incertitude des crises à venir dans les espaces culturels où l’Église a trouvé ses appuis traditionnels. Entre la reproduction des acquis et la fécondation des espoirs du monde contemporain, un espace et un capital nouveau sont à trouver, sinon à inventer.

18L’enjeu du ministère du pape François est bien celui d’une nouvelle adéquation de la tradition de l’Église avec une opinion publique désormais mondialisée. Il ne s’agit pas seulement des « tweet » ou d’autres moyens modernes d’action, ni même ni même d’évoquer ici les grands rassemblements comme les JMJ, mais d’une nouvelle communication ecclésiale dans une situation dépourvue de repères pour les uns, ou se retrouvant pour d’autres dans un système de références totalitaires et fondamentalistes. Toutes les cultures du monde sont en conflit, à la fois dans la parcellisation concurrente des héritages et dans la mise en place d’une mondialisation libérale globalisante dont la finalité primordiale est l’argent sous toutes ses formes de corruption. Cela, le pape le sait et il le dit, comme il a conscience des limites de sa puissance pour répondre aux attentes culturelles qui se font jour. Le monde arabe comme les cultures asiatiques véhiculent des modèles sans amarres, et les inculturations traditionnelles du catholicisme seront de plus en plus mises à l’épreuve. L’avenir du « vivre ensemble » se joue dans les compétitions culturelles de notre temps. Et François est mis au croisement de ces concurrences.

Les paradoxes de l’action

19Dès son élection, le pape François a rappelé son origine de religieux jésuite. Un fils de saint Ignace rendant au peuple de Dieu le service du ministère de Pierre. Depuis plusieurs siècles, les papes, souvent italiens, étaient issus uniquement du clergé diocésain. Dans le rapport à la pastorale et à la vie ecclésiale, les références des séculiers et des religieux diffèrent : le religieux, par ses vœux de pauvreté, est formé selon une logique de la dépossession, c’est-à-dire qu’il n’a pas comme tel de perspectives de carrière ou d’appropriation de son œuvre. Ses missions comme ses responsabilités sont temporaires et il ne saurait y avoir une dignité, un titre ou une propriété matérielle qui lui soit attribué pour le reste de sa vie ; toutes ses sécurités comme ses repères d’identité sont communautaires. Tandis que depuis des siècles, jusqu’au concile Vatican II, le prêtre séculier recevait un « bénéfice » temporel, ce qui lui assurait la sécurité et une identité sociale jusqu’à sa mort ; il était « inamovible » comme curé, sauf privation par condamnation prévue par le droit. Selon cette perspective, toute mutation de fonction, pour être légitime, devait correspondre à une promotion et à l’accession à des « bénéfices » supérieurs. En ce sens la carrière, dévalorisée dans la perspective des religieux, devait être la forme normale de répartition des tâches dans l’institution ecclésiastique comme dans un parcours personnel d’existence.

20Ce qui était la norme de fonctionnement dans les diocèses ou les services du Saint-Siège s’est vu remis en cause lors du concile Vatican II. Pour permettre une meilleure fluidité des tâches et des missions en vue de l’évangélisation, la mobilité des responsabilités fut reconnue comme normale. Car le caractère rigide du système bénéficiaire précédent empêchait le renouveau des services et des ministères, souvent maintenus en l’état pour des raisons individuelles. Par ailleurs, cette condition d’attente de promotion par avancement quasi administratif favorisait un esprit de compétition dans l’accomplissement de services, tant à la Curie que dans les diocèses. Très rapidement, le pape François devait le remarquer, et il s’en ouvrait à plusieurs reprises : « Quand l’attitude [dans la curie romaine] n’est pas celle du service des Églises particulières et de leurs évêques, alors la structure de la Curie grandit comme une pesante douane bureaucratique, d’inspection et d’inquisition et qui ne permet pas l’action du Saint-Esprit et la croissance du peuple de Dieu », dit-il lors des vœux en décembre 2013.

21Le langage est bien celui d’un jésuite appelant au discernement des esprits. Maintes fois le pape François a recommandé de fuir les « mondanités » et de se soumettre à l’évangile dans la radicalité de l’obéissance. Nous le disions, dès les premiers jours de son pontificat il a tenu à visiter les lieux romains de la compagnie et à reconnaître la sainteté du père Favre, compagnon de saint Ignace. Autrement dit, c’est le service de la foi et la plus grande gloire de Dieu qui inspirent une âme totalement fondée sur la fidélité chrétienne. Aussi, devant cette finalité essentielle, toutes les réalités institutionnelles ou « mondaines » doivent céder le pas. Nous le constatons, ses homélies quotidiennes sont truffées de ces appels à une exigence évangélique et à un sens éprouvant du service de Dieu en Église. Par le renouvellement de la vie des congrégations ou des communautés religieuses dont il fait le thème essentiel de la prochaine année pastorale de l’Église universelle, par son regard vif vers les pauvretés de ce monde et ses recommandations urgentes de servir une « Église pauvre pour les pauvres », nous pouvons comprendre qu’il s’agit d’abord d’un renouveau intérieur que le pape jésuite projette comme avenir de l’Église.

22Mais une telle volonté de convertir spirituellement le fonctionnement de l’institution ecclésiale passe néanmoins par des structures. À celles qui sont établies depuis longtemps, y compris le concile Vatican II, le pape a fait appel pour un renouveau des consciences et des personnes qui y servent, avec le respect des expériences et des statuts des uns et des autres. À la suite de Benoît XVI, il s’est d’abord présenté comme l’évêque d’une Église locale, le diocèse de Rome, voulant éviter les confusions médiatiques qui l’érigeaient en puissant dirigeant international, à l’instar d’un président d’une organisation non gouvernementale ou d’une association humanitaire mondiale. À Noël 2013, contrairement aux habitudes, il a offert des vœux uniquement en langue italienne à ses diocésains, et non dans les différentes langues parlées dans le monde comme le faisaient urbi et orbi ses prédécesseurs. Mais, en même temps, le pape François a demandé à huit cardinaux représentant diverses parties du monde de l’assister dans son ministère. Or ceux-ci n’étaient pas issus de la Curie, dont les membres sont pourtant d’origines multiples, mais d’Églises diocésaines. En fait, cette initiative pour ouvrir le ministère pétrinien au souci de toutes les Églises avait été déjà suggérée au Concile Vatican II par Maximos IV, le 6 novembre 1963 pour exprimer la collégialité pastorale des évêques [4].

23Or, cette « universalité concrète » est de l’ordre du conseil libre, la décision demeurant la mission de l’évêque de Rome. Par ailleurs, il s’agit uniquement de cardinaux et non d’évêques de « base », c’est-à-dire exprimant comme auxiliaires ou émérites des facettes diverses du ministère épiscopal – dans son choix de ses coopérateurs, le pape aurait pu donner la parole à des prêtres et à des laïcs, à des hommes et à femmes, à des jeunes et à des anciens, faisant ressortir la diversité du peuple de Dieu. Notons encore que des nominations importantes, comme celle du nouveau secrétaire d’État, ont été révélées avant l’une de ces réunions et non après consultation de cet organisme nouveau.

24Tout cela nous révèle la prudence concrète du pape dans ses interventions sur le corps institutionnel de l’Église. Il entend modifier l’esprit ecclésial plutôt que d’imposer des modifications de structures. Il dit dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium : « Il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour » (n° 44). Le changement passe par l’ouverture des mentalités et des cœurs à la nouveauté de l’Esprit ; là encore le discernement intérieur prime sur les ruptures de fonctionnement, la conversion pour lui est l’âme de l’action. Les affaires de « pouvoir » ne sont pas sa priorité, il le dit encore dans l’exhortation apostolique, citant Jean-Paul II : « Lorsque nous parlons de pouvoir sacerdotal nous sommes dans le concept de la fonction, non de la dignité et de la sainteté » (n° 104), « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur elle-même (27) ».

25Selon cet esprit, le pape François reprend constamment ses appels à regarder les périphéries et les pauvres, il prône avec fermeté une attention missionnaire pour déterminer le fonctionnement de l’Église par la vie du monde actuel et non selon les habitudes internes de gestion de l’institution. L’exhortation apostolique Evangelii gaudium appelle à l’audace et à l’innovation ; ainsi préconise-t-il à propos des mutations urbaines :

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Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières de se mettre en relation avec Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui suscite les valeurs fondamentales […]. Il est indispensable d’arriver là où se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville.
[n° 74]

27La démarche est particulièrement significative : il s’agit bien d’un changement de modèle d’action pastorale. Nous n’avons pas ici une tactique pédagogique pour attirer dans l’Église des non-pratiquants, ni un projet prosélyte qui viserait à faire passer nos traditions dans les comportements des populations non catholiques ; l’évangélisation envisagée par le pape incite à un décentrement intellectuel pour que la Parole de Jésus rencontre les non-croyants et leurs valeurs, là où ils sont. Comme le préconisaient déjà Jean-Paul II et Benoît XVI, l’Église se révèle missionnaire dans le dialogue hors ses murs, elle s’offre au monde comme un « espace d’Alliance entre Dieu et l’humanité [5] ». Et notre pape François de fustiger vertement les multiples tendances à une fermeture des chrétiens sur eux-mêmes ; ainsi souligne-t-il dans la même exhortation Evangelii gaudium les périls d’une « mondanité spirituelle » qui réduit l’évangélisation à

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un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse et classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les énergies s’usent dans le contrôle […]. Ni Jésus-Christ, ni les autres n’intéressent vraiment […] le principal bénéficiaire n’est pas le peuple de Dieu mais plutôt l’Église en tant qu’organisation. Dans tous les cas, elle est privée du sceau du Christ incarné, crucifié et ressuscité, elle se referme en groupes d’élites, elle ne va pas à la recherche de ceux qui sont loin, ni des immenses multitudes assoiffées du Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique, mais la fausse jouissance d’une autosatisfaction égocentrique.
[nos 94-95]

29Le pape François nous arrive « du bout du monde », comme il l’a dit lui-même. Ce qui le conduit à passer au crible de l’Évangile le fonctionnement de nos vieilles communautés catholiques. Une fois encore il désavoue nos tendances au repli sur nos acquis d’hier :

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Le message que nous annonçons a toujours un revêtement culturel, mais parfois dans l’Église nous tombons dans une sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec laquelle nous pouvons manifester plus de fanatisme qu’une authentique ferveur évangélisatrice […]. Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de tous les continents, en exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités adoptées par les peuples européens à un moment précis de leur histoire, car la foi ne peut pas être enfermée dans les limites de la compréhension et de l’expression d’une culture particulière. Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le mystère de la rédemption du Christ.
[nos 116-117, c’est l’auteur qui souligne]

31Cette citation rejoint d’autres remarques sur le nécessaire décentrement culturel des catholiques, elle fait écho à maintes observations de la théologie sud-américaine des années 1970, elle rejoint des analyses de sociologues remettant en cause « l’arbitraire culturel » ou l’ethnocentrisme de nos sociétés classiques, elle en fait apparaître les prétentions à un « pouvoir symbolique » revendiqué et imposé aux autres cultures par les forces dominantes des sociétés développées. Nous pouvons voir en amont de cette critique « évangélique » faite par le pape l’appel à une réinterprétation du langage de la communauté chrétienne en Europe. Par ailleurs, il en souligne les affadissements spirituels et les réductions à des mondanités désespérantes et spirituellement vides.

32En filigrane nous apercevons l’originalité de ce que des professionnels des organisations appelleraient la stratégie de changement sous-jacente aux propos du pape François : plutôt qu’en ayant recours à des mesures juridiques ou administratives pour imposer de nouvelles normes, c’est par la confrontation culturelle, et ici spirituelle, qu’il entend ouvrir l’Église à une nouvelle pratique de dialogue et de concertation au nom du message chrétien, c’est dans l’échange des représentations et des projets communautaires qu’il fait voir les chemins d’une évangélisation. Ce qui ébranle les privilèges de formules et de significations dont les Européens s’estimaient les maîtres et les propriétaires. Cela avait été aperçu par les papes précédents, de Jean XXIII à Benoît XVI, mais nous pourrions dire qu’avec le pape François, le chantier s’ouvre à nouveau vers une mondialisation des expériences pastorales et des synthèses théologiques.

La concurrence des images

33Lors de ses adieux à son clergé de Rome, Benoît XVI a mis en relief le concile Vatican II comme source d’un vrai renouveau de l’Église. Il opposait le concile virtuel, tel qu’il fut mis en scène dans les médias, au concile réel auquel il avait participé personnellement comme expert théologien. Ainsi, observait-il,

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le Concile des journalistes ne s’est pas réalisé, naturellement, à l’intérieur de la foi, mais à l’intérieur des catégories des media d’aujourd’hui, c’est-à-dire hors de la foi, avec une herméneutique différente. C’était une herméneutique politique : pour les media, le Concile était une lutte politique, une lutte de pouvoir entre divers courants dans l’Église.

35Ainsi, selon Benoît XVI, il y a un écart entre le spectacle médiatique et la réalité spirituelle qui se décline dans le registre de la foi. Dans ces conditions, comment pouvons-nous interpréter le déferlement d’informations sur le pape François et les multiples valorisations diverses de son action pastorale ou sociale ? S’il ne suscite pas la foi personnelle des commentateurs, en quoi son discours de croyant semble-t-il répondre aux intérêts culturels, politiques, spirituels de la presse et de l’opinion publique de notre temps ?

36Là encore, il convient de retrouver le contexte historique de l’élection de ce pape inconnu du reste du monde lorsqu’il était en Argentine. La démission de Benoît XVI le 11 février 2013 n’était attendue par personne dans la presse mondiale. Le vieillard, assailli par les questions de mœurs, de finances et de gouvernance instable de l’Église romaine, semblait résister, mais en s’étiolant dans une atonie médiatique. Et il ne manquait pas en Europe de journalistes qui désertaient les manifestations d’une Église catholique en récession, tant démographique que culturelle, estimaient-ils. Or la décision de Benoît XVI, exprimée de façon discrète et souriante, est apparue comme un acte de courage exceptionnel, tant dans l’histoire de l’Église que dans le contexte politique où tant d’acteurs se crispent sur le pouvoir et s’y maintiennent, soit par la force violente, soit par des manipulations hypocrites des constitutions. La papauté avait d’ailleurs connu de telles pratiques aux xve et xvie siècles. Benoît a révélé son véritable caractère, celui d’un serviteur généreux et sage, image à l’opposé du masque que l’opinion publique lui avait imposé, celui du « panzer cardinal » de la rigidité doctrinale. L’audace de se reconnaître faible et serviteur, de s’effacer pour que d’autres prennent place, a témoigné d’un autre système de valeurs que celui qui régnait dans les arènes politiques du reste du monde. C’est par cette première différence que l’attente du successeur s’est mise en perspective. Alors les mythologies habituelles sur les secrets et les rites de l’Église, les concurrences pour la succession appuyées sur les fantasmes des « vaticanologues » ont pu se donner libre cours, mais le temps de préparation du conclave étant bref sans trop d’ampleur, ce fut une étape discrète et peu commentée.

37L’élection, dont les résultats étaient imprévisibles selon les critères habituels de la presse, a pris de front les standards de l’opinion publique. François, dès le premier instant de sa parution en public, a bousculé le protocole de la puissance et de la majesté pour se livrer comme croyant au regard de tous, priant en frère universel. Nous l’avons noté, il a séduit par sa simplicité, il a été reconnu par sa proximité de tous. Ici l’image se fait message, et en de multiples occasions, déplacements ou rencontres, il fait de cette présence discrète et personnalisée le signe qu’il habite intérieurement son ministère et n’est pas tributaire des protocoles et des apparats. Élu pape, il demeure personnel et libre, il s’impose par une différence où s’exprime l’humilité au-delà des appareils, la joie et le sourire au-delà des problèmes et des contradictions. En un monde fragile, il témoigne d’une force discrète.

38Toutes ces observations relèvent pour nous de l’image sociale que le pape François s’est donnée dans la conscience d’être en harmonie avec ses convictions de religieux et de chrétien, certes, mais qui dans la concurrence des images devient une représentation contestataire des formes dominantes de la puissance selon la culture contemporaine. Contrairement à ce que nous évoquions à propos du pouvoir temporel du pape au xixe siècle, lorsque les signes symboliques de la puissance temporelle ont été renforcés alors que les États pontificaux disparaissaient, le pape François simplifie sa présentation publique pour exprimer une différence chrétienne dans l’exercice du pouvoir. C’est une question de « manière d’être » qui l’emporte sur les fonctions de chef d’État et lui ouvre un autre style d’autorité et de relation avec les communautés chrétiennes.

39Si ses prédécesseurs avaient tenté de se situer sur le même registre, cette différence n’avait pas été perçue dans l’opinion publique ; celle qui a été incarnée durant cette année par le pape François a rayonné sur l’ensemble du monde, provoquant l’enthousiasme et suscitant des proximités culturelles. Néanmoins l’audience du nouveau pape a été accueillie positivement par les puissants de ce monde qui le sollicitent pour des conversations, de quelque obédience ou famille politique qu’ils soient. Ce qui a valu paradoxalement au pape d’être classé comme le quatrième personnage important du monde, et de faire la « une » des grands magazines internationaux. Et donc d’acquérir d’autres formes de pouvoirs dans la société. Il s’agit alors d’un capital relationnel important pour le successeur de Pierre, il est à la fois politique, certes, mais aussi moral et spirituel. Et pour François, sans doute, fragile et ambigu.

40Cela s’est manifesté à plusieurs reprises : le jeudi saint par la célébration du lavement des pieds à la prison où des jeunes de diverses communautés religieuses, en particulier musulmans, ont répondu à l’appel d’un pape que l’on a vu à genoux devant eux ; par la proposition d’une rencontre entre Syriens pour un dialogue politique afin de faire taire les armes, par exemple et qui a été suivie en partie d’effet. Plus spectaculaire encore fut le voyage impromptu du pape à Lampedusa pour accueillir les migrants venus au risque de leur vie, dans la souffrance, la faim, la soif et la mort, tenter de trouver du travail dans une Europe qui ne les veut pas. Faisant cela, François ne pouvait espérer aucun résultat politique, l’Europe les refusait, l’Afrique voyait là une perte de matière grise et de main-d’œuvre jeune ; quand on sait combien les passeurs exploitent les migrants, les motivations qui les animent pour une telle aventure demeurent peu claires pour nous, comme pour eux, d’une certaine manière. François est allé leur tendre la main et les reconnaître, il s’est servi de son image publique pour affirmer par un cri la dignité de l’homme comme valeur universelle et expression de la charité du chrétien. Une fois encore, l’initiative ne pouvait être « rentable » politiquement selon les valeurs en vigueur dans les mentalités contemporaines. Mais c’est sans doute cette liberté éthique fortement relayée dans les moyens de communication sociale qui reçoit l’estime des peuples en un temps où la puissance de l’argent et la violence de la guerre semblent à beaucoup les seules forces efficaces.

41Mais c’est peut-être ses libres propos sur la sexualité, lors d’une conférence de presse dans l’avion au retour des Journées mondiales de la jeunesse, qui ont rencontré le plus fort écho. Sur différents points, tels que l’homosexualité, la contraception, les divorcés remariés, il a entendu situer ces questions vives de l’univers moral occidental dans une vision plus large et plus spirituelle de l’existence chrétienne. Si les spécialistes ne voient là qu’une continuité de la distinction classique entre le péché et le pécheur, la majorité des catholiques de souche considérait les positions de la hiérarchie comme des motifs d’exclusion et de rejet social, culturel et moral. Le langage moral de l’Église a été longtemps reçu comme une condamnation de l’autre, entraînant une perte de dignité personnelle dans les familles. Ce que le pape François a rappelé, c’est que la foi est plus large que des réglementations morales, que le mal lui-même peut ouvrir à de nouvelles libertés, que la bonté de Dieu ne se réduit pas à un règlement de comptes en poids de culpabilité.

42Le climat médiatique de ces temps favorables au pape François a porté les commentateurs à interpréter de tels propos comme une nouveauté dans la « dogmatique » catholique et, à partir de là, une proposition comme celle d’un prochain synode sur la famille – instance première pour le bonheur commun, selon les sondages – a permis une espérance de liberté et de responsabilité, alors que nos sociétés ont conscience d’être fragiles et particulièrement vulnérables. En contrepoint, il importera de trouver des repères pour indiquer les raisons de vivre et d’agir dans la population mondiale en plein réaménagement culturel et moral…

43Au cours de sa réflexion sous forme d’exhortation apostolique reprenant les débats sur la nouvelle évangélisation, le pape François insiste sur la dimension sociale de la foi, or là, il propose une critique assez radicale du libéralisme dominant en ce monde et décrit notre époque comme l’heure d’un combat spirituel et moral que l’Église doit mener pour sortir la société de ses diverses impasses. C’est bien cet horizon qui le dynamise au-delà des mises en scène des médias et des tactiques des acteurs politiques internationaux, mais il lui faudra tenir en même temps les exigences de vérité et de fidélité selon l’Évangile et les contraintes d’une communication à l’échelle d’un monde en mal de vérité :

44

Une foi authentique – qui n’est jamais confortable et individualiste – implique toujours un profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur la terre […]. Tous les chrétiens, et aussi les pasteurs, sont appelés à se préoccuper de la construction d’un monde meilleur.
[Evangelii gaudium, n° 183]

45Bien qu’elles l’applaudissent en ce moment, le pape François sait que ce monde meilleur ne peut être le fruit des forces libérales actuellement en compétition.

46Maintenant, nous sommes à l’heure où les déclarations d’intention du pape François sont largement connues et fortement approuvées par une grande part du monde catholique, bien des chrétiens de culture loin de l’Église habituelle s’y retrouvent aussi. Mais il lui faut préparer l’avenir de l’institution mondiale qu’est l’Église, et cela dans un contexte instable. Et c’est là que les relations du pape avec la Curie sont un enjeu capital. À lire ce que le pape a écrit, il semble qu’il ait souffert dans le passé du centralisme, de l’esprit bureaucratique d’interlocuteurs peu sensibles aux réalités pastorales ou aux conflits éprouvants qui furent les siens en Argentine ; nous avons noté ses reproches au carriérisme des uns, au rigorisme doctrinal ou moral des autres. Mais, nous le voyons bien, il lui faudra définir à nouveaux frais les rapports de la Curie avec le pape, puis avec les conférences épiscopales, voire avec les patriarcats. La Curie est-elle un secrétariat de l’évêque de Rome ou un gouvernement de l’Église universelle ?

47Dans le cadre de médias internationaux, quand nous avons sur nos ordinateurs chaque matin l’homélie du Saint-Père dans sa chapelle de Sainte-Marthe, comment articuler les responsabilités dans l’Église diocésaine et le ministère du successeur de Pierre ? Le double synode sur la famille, après une consultation mondiale, ne laissera pas de poser des questions nouvelles sur la fonction magistérielle dans l’Église catholique. Et d’innover quant au ministère épiscopal, au rôle du peuple de Dieu et des fidèles laïcs par rapport à la tradition et à l’élaboration du langage de la foi. D’autant qu’un thème comme celui de la famille a de fortes implications dans les mentalités de notre temps.

48Enfin, et le pape François le sait parfaitement, son prophétisme évangélique doit se traduire dans la gestion économique et institutionnelle des communautés. Dans le monde entier cette difficulté est souvent assurée en termes de rapports de force, ce qui est contraire à l’esprit de l’Évangile. Et en ce sens, sa « gouvernance » se doit d’être un message de miséricorde et de communion. C’est dire que François est le pape de notre avenir.

Notes

  • [1]
    M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 60-63.
  • [2]
    J. Ratzinger, Mon concile Vatican II, Perpignan, Artège, 2011, p. 248
  • [3]
    La Porte latine, http://laportelatine.org/vatican/sanctions_indults_discussions/27_juin_2013​/05_07_2013_francois_lumen_fidei.phpDICI n° 279 du 19 juillet 2013. C’est l’auteur qui souligne.
  • [4]
    J. O’Malley, L’Évènement Vatican II, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 261.
  • [5]
    Cardinal Ratzinger, Carême de Notre-Dame de Paris, Paris, Presses de la Renaissance, 2001, p. 168.
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