Notes
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[1]
Je renvoie aux réflexions que j’ai pu développer dans mon ouvrage Sur les pistes du bonheur. La sagesse biblique (Source de Vie, Toulouse, 2000, en particulier p. 28-41) au sujet des proverbes comme forme de base de la pensée sapientielle et témoins d’une pensée ouverte.
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[2]
J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, Paris, PUF, 1988, p. 18.
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[3]
On trouve 28 occurrences du verbe « écouter » (šm‘) dans le livre des Proverbes (1, 5.8.33 ; 4, 1.10 ; 5, 7.13 ; 7, 24 ; 8, 3.32.33.34, etc.).
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[4]
Voir J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, p. 13 : « Pour parler, il faut que je puisse m’entendre, mais pour m’entendre, il faut qu’on m’ait, de façon prévenante, c’est-à-dire en me devançant, en venant au-devant de moi, entendu et parlé. Nous avons été écoutés avant même que de parler. »
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[5]
Voir Ps 1.
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[6]
S. Kierkegaard, Un compte rendu littéraire, Œuvres complètes (trad. Tisseau), t. VIII, Paris, Éd. de l’Orante, 1979, p. 216.
-
[7]
J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, p. 55.
-
[8]
J. Rassam, Le silence comme introduction à la métaphysique, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1980, p. 17.
-
[9]
J.-L. Chrétien, p. 16.
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[10]
J.-L. Chrétien, p. 17.
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[11]
Le fait que les anciens manuscrits ne les respectent pas ne change rien sur le fond. Il ne s’agissait que d’une nécessité d’économiser un matériau cher, car rare. La lecture supposait le rétablissement des espaces entre les mots, au moins dans l’esprit du lecteur.
-
[12]
J. Rassam, p. 18.
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[13]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 187.
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[14]
Cette vue est celle de l’expressionnisme, qu’on a pu définir comme « le postulat de la philosophie allemande » (B. Parrain, cité par J. Rassam, p. 22).
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[15]
L. Lavelle, La parole et l’écriture, Paris, L’Artisan du Livre, 1942, p. 64 – cité par J. Rassam, p. 19.
-
[16]
Éternellement.
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[17]
J.-L. Chrétien, p. 17.
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[18]
Voir Jb 28.
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[19]
Ce tournoiement n’a rien du mouvement de l’aigle couvant ses petits. Rien n’est plus étranger à la théologie de ce texte que l’idée d’une création par fécondation du chaos primitif. Voir, entre autres, C. Westermann, Genesis 1-11, Minneapolis, 1985, p. 107.
-
[20]
Rûah Elohîm.
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[21]
Ce thème de la séparation fondatrice se poursuit dans le récit suivant, celui du péché primordial (Gn 2, 4b-3, 26). Ainsi l’homme est d’abord distingué de la glaise du sol, l’humain de l’humus. Puis il est distingué des animaux par le geste du créateur qui lui insuffle, en un bouche-à-bouche divin, son souffle. L’Adam sera ensuite distingué d’Ève, dans une opération qui souligne autant la complémentarité que l’indispensable séparation. Il n’est pas jusqu’à l’interdit primordial qui ne constitue un élément de séparation pour une communion excluant la fusion.
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[22]
En hébreu biblique, un nom commun suivi du nom d’Elohim exprime souvent le superlatif. Voir J.C.L. Gibson, Davidson’s Introductory Hebrew Grammar Syntax, Edinburgh, 1994, p. 46 ; B. K. Waltke et M. O’Connor, An Introduction to Biblical Hebrew Syntax, Winona Lake, Indiana, 1990, n. 33 p. 154 ; D. Winton Thomas, « A Consideration of Some Unusual Ways of Expressing the Superlative in Hebrew », VT 3 (1953), p. 204-209.
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[23]
Le Pentateuque samaritain, les Septante et le Syriaque lisent ici : « au sixième jour ». Ces lectures marquent la difficulté de considérer le « cesser de faire » comme partie intégrante de l’œuvre de création.
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[24]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, p. 190.
-
[25]
J. Rassam, p. 19.
-
[26]
Voir J. Moltmann, Dieu dans la Création, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei » 146, 1988, p. 355 : « Cela signifie que [Dieu] n’a pas seulement créé et fait l’univers, mais qu’il le laisse exister devant sa face et coexister avec lui : un monde fini, temporel coexiste avec le Dieu infini, éternel. Le monde n’a donc pas seulement été créé par Dieu, mais il existe aussi devant Dieu et vit avec Dieu. En accédant à son repos, Dieu laisse la création exister telle qu’elle est de sa part. Dans son repos présent, toutes les créatures viennent à elles-mêmes et développent leur forme propre. Dans son repos, elles acquièrent toutes leur liberté essentielle. »
-
[27]
J. Rassam, p. 29.
-
[28]
De la même façon, l’ordre donné à Abraham par Dieu d’offrir en holocauste son fils Isaac (Gn 22) dévoile ce vers quoi tend son amour possessif de père qui ligote par les liens de l’affection ce fils tant espéré, l’empêchant ainsi de grandir en liberté. L’animal qui sera sacrifié à sa place ne sera pas l’agneau, l’animal fils, mais un bélier, animal père.
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[29]
L’image du glaive ou de l’épée pour qualifier la parole sera reprise explicitement en Is 49, 2 puis dans le Nouveau Testament en He 4, 12 et Ap 1, 16 ; 19, 15.
-
[30]
L’hébreu joue ici sur les mots puisque le substantif qui renvoie en premier lieu au ventre maternel sert aussi à indiquer les sentiments de pitié et de compassion.
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[31]
Au lieu du substantif « fils », accolé d’un possessif, utilisé jusque-là dans le discours des deux femmes, on rencontre ici un participe passif sans possessif, littéralement « celui qui a été enfanté ».
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[32]
Le temps du récit se rapproche de celui de l’histoire, le temps racontant du temps raconté, signalant le climax de l’action.
-
[33]
Voir Jn 11.
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[34]
Récit apocryphe du deuxième siècle de notre ère, composé sans doute en grec au sein d’une communauté judéo-chrétienne de Syrie (voir l’édition critique en français des fragments qui nous sont parvenus dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 247-254). Certains voudraient y retrouver le fruit d’une source sur la passion et la résurrection de Jésus, indépendante des évangiles canoniques (thèse de J.D. Crossan et H. Koester). Mais il semble qu’il faille plutôt reconnaître là « un pastiche, fait au iie siècle, qui reprend des traditions des évangiles canoniques, remodelées par le souvenir et la vive imagination de chrétiens qui ont maintes fois entendu lire et prêcher les évangiles » (J.-P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire, t. I, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 77).
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[35]
Notamment lorsqu’il mentionne les signes cosmiques qui accompagnent la mort de Jésus : tremblement de terre, tombeaux qui s’ouvrent et saints endormis qui s’éveillent (Mt 27, 51-53).
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[36]
Mt 26, 39.42 ; Mc 14, 36 ; Lc 22, 42.
-
[37]
B. Sesboué, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, Paris, Cerf, 1982, p. 269.
-
[38]
Chez Matthieu, Marie de Magdala et l’autre Marie (28, 1) ; chez Marc, Marie de Magdala et Marie mère de Jacques auquel se joint Salomé (16, 1), toutes faisant partie du groupe des femmes « qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée » (15, 40) ; Luc conserve la présentation collective des femmes qu’il avait choisie dans la scène de la mise au tombeau (24,1) ; Jean centre le regard sur la seule Marie de Magdala (20, 1).
-
[39]
Voir Lc 24, 16-17.
-
[40]
L’auteur de cet article a expérimenté cela récemment, lors du décès de ses parents : dès la nouvelle connue, la famille et les amis proches se rassemblent dans la maison en deuil.
-
[41]
Le sabbat est aussi mémoire de la libération d’Égypte. Depuis longtemps, ces deux mémoires sont enchevêtrées.
-
[42]
J. H. Newmann, Lectures on the Doctrine of Justification, Londres, 1938, p. 249-250.
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[43]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, p. 164.
-
[44]
J.-L. Chrétien, p. 17-18.
-
[45]
Voir Lc 9, 60.
1« Parole opportune, parole importune » : si on questionne la Bible sur le thème du colloque de l’atem, le lieu vers lequel se tourner en première instance pourrait bien être la littérature sapientielle. Car tout à la fois les sages observent les paroles – leurs qualités, leurs liens avec les actes, leurs effets et leurs valeurs éthiques –, ils en collectent et en façonnent pour l’instruction. Le plus souvent, ils les assemblent et les cisèlent en une forme brève et dense, le m?š?l ou proverbe, qui ouvre la pensée, invite à la réflexion et appelle l’interprétation [1].
Les lèvres instruites du sage
2La parole est donc le canal privilégié de l’enseignement des sages. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit aussi le sujet de leur réflexion, comme en témoigne ce proverbe :
« Il y a l’or et toutes sortes de perles,mais la chose la plus précieuse, ce sont les lèvres instruites ».
4Ces lèvres instruites profèrent donc des paroles de valeur. Mais pour cela, il importe qu’elles se relient à des oreilles car il n’est pas de sagesse authentique sans écoute attentive. « On n’est tout ouïe que si l’on est tout lèvres, comme on n’est tout lèvres que si l’on est tout ouïe [2]. » En témoigne cette invite postée à l’orée du livre des Proverbes, adressée à celui qui s’est déjà avancé sur les chemins de la sagesse : « Que le sage écoute et il augmentera son savoir » (Pr 1, 5). Elle ne cesse de résonner tout au long du livre [3] et sera encore reprise par Ben Sira quelques siècles plus tard : « Une oreille attentive, voilà ce que désire le sage » (Si 3, 29). Ce dernier verset n’est d’ailleurs pas sans soulever une ambiguïté d’interprétation : faut-il comprendre que l’idéal du sage est d’être tout entier une oreille déployée pour l’écoute, ou bien que le sage recherche l’hospitalité d’une oreille accueillante à sa parole ? Les deux lectures sont pertinentes. Car si le sage demeure sans cesse en gagé dans l’écoute de l’autre – en quelque sorte il en fait profession –, il est aussi vrai qu’il ne peut parler qu’à la condition d’être d’abord écouté [4]. Pour la sagesse, la profération d’une parole juste ne peut donc provenir que d’un cœur ajusté à l’écoute, s’ouvrant en profondeur à la présence d’un autre, à sa parole aussi bien qu’à son silence. N’est-ce pas cette qualité-là qu’invoque Salomon dans le songe de Gabaon quand il demande à Dieu de lui donner « un cœur qui écoute » (1 R 3, 19) ? La réponse divine traduit l’équivalence entre écoute et sagesse : « Puisque tu as demandé cela… Voici que je fais selon ta parole : je te donne un cœur sage et capable de discerner… » (1 R 3, 12).
5Coulant de l’extérieur vers l’intérieur, la parole de vérité irrigue donc le cœur de celui qui l’accueille [5], mais ce courant de vie ne saurait s’y arrêter : il se prolonge jusqu’au bout de la main, levier de l’action.
« Garde mes préceptes et tu vivras…Fixe-les à tes doigts, inscris-les sur la tablette de ton cœur ».
7L’écoute débouche sur un agir et même le requiert. C’est pourquoi l’hébreu biblique ne connaît pas d’autre verbe qu’« écouter » pour exprimer l’obéissance. De l’oreille au cœur, du cœur vers la main, la parole de sagesse se fraie un chemin de vie et de vérité.
8Les lèvres instruites du sage connaissent aussi le poids et la mesure des mots, comme l’exprime bien un proverbe rapporté par Ben Sira, en des termes rejoignant le thème de ce colloque :
« Tel se tait et passe pour sage,tel autre se fait détester pour son bavardage.Tel se tait parce qu’il ne sait que répondre,tel autre se tait, connaissant le moment propice.Le sage sait se taire jusqu’au bon moment,mais le bavard et l’insensé manquent l’occasion ».
10Le thème du bavardage nous renvoie donc à l’économie de la parole ainsi qu’à son accord avec le « bon moment », le kairos. S’il est un taire qui confesse son impuissance à dire quelque chose de sensé, il en est un autre qui attend l’occasion favorable. Dans cette perspective, se taire n’est pas refuser de parler : c’en est plutôt une condition essentielle. Comme l’affirmait Kierkegaard, en écho lointain à ces meš?lîm bibliques : « Qu’est-ce que bavarder ? C’est abolir la disjonction passionnée entre se taire et parler. Seul un homme qui sait essentiellement se taire sait essentiellement parler ; et seul celui qui sait essentiellement se taire, sait essentiellement agir [6]. »
Approche phénoménologique
11Les chemins de la parole nous ramènent donc à son autre, le silence, comme à sa condition d’effectuation puisque « depuis toujours et à jamais silence et parole l’un à l’autre s’appartiennent [7] ». Avec Joseph Rassam, précisons cette appartenance réciproque : « la parole ne peut s’accomplir qu’en liaison intime avec un silence primordial dont elle apparaît d’abord comme une rupture, alors qu’elle en est l’expression ou la modulation [8]. » Dans une approche phénoménologique, ce silence-là se décline selon trois modalités d’apparition : avant, pendant et après la prise de parole.
12Dans sa première modalité, le silence précède la parole. Chez celui qui s’apprête à parler, il ouvre le temps de la réflexion. C’est le moment où les mots qui conviennent à la pensée sont choisis, affûtés, affinés et le discours mis en forme. C’est le silence d’avant la première note de musique, le silence de la toile blanche avant que le peintre n’y pose son pinceau, le silence de la masse informe avant que le sculpteur ne la marque de son burin. Du côté du destinataire, le silence est également requis pour se disposer à l’écoute, dans un jeûne imposé à ses propres pensées afin de se tourner en toute disponibilité vers une parole venue d’ailleurs. Ce silence de l’écoute, nous l’avons vu, est un espace indispensable à la prise de parole de celui qui désire s’exprimer. Encore convient-il que le locuteur ne tente pas de l’occuper ainsi que d’un pays conquis, en un rapt de l’échange de sens qui rendrait passif son partenaire de dialogue, enfermé dans les filets d’une parole ligotant sa liberté. Il est pareillement un impérialisme de l’écoute quand celle-ci prétend déjà tout savoir de ce qu’exprime celui vers qui elle dirige son attention. « Il y a des acceptions de l’écoute parfaite où elle se renverse en complète violence et en totale emprise. Nous ne voulons pas parler à ceux qui savent trop bien et par avance, nous ne voulons pas parler pour qu’on finisse nos phrases à notre place, nous ne prenons pas la parole pour nous dessaisir du lieu de notre être [9]. » Pour être vraie, l’écoute exige donc une kénose. Elle « commence par le vide et le dessaisissement, et non pas par la mise en branle et en œuvre d’un savoir écouter préalablement acquis et possédé [10] ». Une authentique écoute de la parole se fonde, elle aussi, dans un silence primordial aux pieds duquel elle se tient, humblement attentive. C’est pourquoi ce silence fondateur demande à se prolonger par un autre mode tout aussi indispensable à la vérité de la parole : le silence qui réside dans les interstices du dialogue.
13Typographiquement, ce silence-là correspond aux blancs entre les mots, sans lesquels le sens est impossible à déchiffrer [11]. Ces silences tout à la fois séparent et unissent. Ils « ne sont pas des vides, ils font corps avec la parole ». Distinguant les mots afin de rendre la lecture compréhensible, ils les unissent par le sens qu’ils rendent ainsi possible. Par là, « ce silence assure la continuité spirituelle du sens à travers la discontinuité sonore des mots [12] ». C’est aussi le temps de la respiration permettant de reprendre souffle afin de poursuivre, par celui-ci, le flux d’une diction intelligible et intelligente. C’est encore le silence qui dégage à celui qui écoute un espace indispensable pour accueillir la signification de la parole à lui adressée.
14Plus fondamentalement, au moment même où la parole s’avance, ce silence l’ouvre sur un au-delà d’elle-même qui l’enveloppe et lui confère un sens plus réel et plus profond qu’il n’était d’abord apparu. Vladimir Jankélévitch évoquait à ce sujet la voix du Dieu de l’exode qui retentit depuis la nuée : « …?????? ??????, ???? ??????, dit le Deutéronome : n’est-ce pas du milieu de la nuée que Dieu proclame la loi ? Le silence est ce qui nous permet d’entendre une autre voix, une voix parlant une autre langue, une voix venue d’ailleurs… [13] » Si donc, dans l’acte d’élocution, parole et silence sont inextricablement liés, c’est que tous deux sont ordonnés à un troisième terme. Plus précisément, l’écoute de la parole se fait aussi écoute du silence qui l’enveloppe, dans l’attitude d’humble ouverture au mystère qui les dépasse et les remplit. Bien évidemment, cette perspective suppose qu’on s’abstienne de réduire le réel au langage et de saper ainsi la possibilité d’existence d’un au-delà du langage [14].
15Cela nous mène vers la dernière acception du silence qu’une approche phénoménologique de la parole invite à reconnaître : le silence dans lequel la parole s’accomplit et par lequel d’une certaine manière elle se prolonge, sans lequel, enfin, elle ne peut résonner et déployer toutes ses virtualités. En effet, quand la parole cesse de s’énoncer, un silence d’accueil est nécessaire afin que le sens s’actualise chez les partenaires du dialogue (et pas uniquement chez celui qui écoute). « Quand il semble que la parole retourne au néant, loin de perdre sa dignité, elle se résout dans la pensée silencieuse à laquelle elle avait donné une figure fugitive pour y chercher une sorte d’épreuve d’elle-même qui devait la rendre plus distincte et plus belle [15]. » C’est le silence qui peut accueillir une belle interprétation du Chant de la Terre de Gustav Mahler, page symphonique dont les ultimes accords résonnent sur un mot, plusieurs fois répété par la contralto, qui révèle l’identité de la contrée vers laquelle cette musique désire conduire ses auditeurs : ewig [16]. Ce silence est aussi celui de l’amour, lorsque les paroles ont cherché à exprimer l’indicible, alors qu’elles se retirent, laissant l’homme au seuil d’un mystère qu’il lui appartient alors de contempler et de jouir dans la paix du cœur. Il marque que la parole n’est pas le tout de la communication, mais un moyen appelé à céder devant plus grand que soi, ainsi que le serviteur de la parabole qui doit se dire quelconque car il n’a fait que son devoir. De la même façon que « nulle parole humaine n’est première, comme si elle se confondait avec l’origine et inaugurait le sens [17] », nulle parole digne de ce nom ne peut prétendre avoir le dernier mot et s’affirmer le port ultime : elle ne fait qu’ouvrir à plus grand qu’elle. Ce plus grand, c’est le sens ou le Sens. Les sages diraient : c’est cette Sagesse introuvable pour un esprit humain livré à ses seules ressources, si développées soient-elles, celle dont le livre de Job affirme qu’« elle se dérobe aux yeux de tout vivant et se cache aux oiseaux du ciel », elle dont « l’homme ignore le chemin » mais qui est connue de Dieu seul et dont lui seul peut indiquer l’accès [18]. Parole et silence tendent vers elle : ils ne la possèdent pas ni n’en disposent, mais s’ouvrent à sa manifestation.
16À partir de cette approche phénoménologique, je propose de lire à présent quelques textes bibliques susceptibles d’éclairer en retour la problématique de ce colloque.
Le premier récit de création (Gn 1, 1-2, 4a)
17D’emblée, la Bible nous situe face à la Parole, celle de l’acteur divin : « Alors Dieu dit… » (Gn 1, 3). Cette parole survient sur fond de tohu-bohu, que Gn 1, 2 décrit comme un milieu hostile à la vie humaine. Les images négatives s’entassent : « tohu » et « bohu », soit désertique et inhospitalier ; « ténèbre » sur « abîme » ; « vent de Dieu », c’est-à-dire violent, « sur la face des eaux ». Un mouvement agite ce milieu, mais en boucle stérile, fermée sur elle-même [19] : « un vent de Dieu [20] tournoyant sur la face des eaux ».
18Qu’est-ce donc que ce silence d’avant la parole ? Un tumulte qui ne laisse aucun sens émerger ? Sans doute n’est-il pas gros de promesses puisque la parole divine vient trancher dans ce milieu fusionnel, effectuant une séparation originelle, première d’une série qui ordonne en distinguant [21]. Les versets 2 à 5 nomment par cinq fois la lumière, depuis la parole qui l’appelle à l’existence jusqu’à sa nomination en « jour ». Le passage par la phase de séparation (au verset 4) n’est pas anecdotique. En réalité, il décrit ce que la parole divine effectue au cœur même de l’indifférencié tohu-bohu : elle partage comme un glaive, faisant advenir la vérité et la vie – qui pour la sagesse sont tout un. De ce point de vue, le silence initial est plutôt de l’ordre d’un brouhaha que la parole efficace fait taire (nous verrons plus avant comment la parole de jugement de Salomon correspond à cette opération salvatrice). Mais on peut aussi le considérer comme un terreau indispensable à l’effectuation de l’œuvre divine de création. D’ailleurs, l’expression « vent de Dieu », qui indique en première lecture un vent très violent [22], introduit le nom même d’Elohim au sein du chaos primordial. C’est dire que celui-ci n’est pas indépendant de Dieu. De plus, dans le texte biblique, la Parole n’a pas le premier mot : avant que ne s’élance le premier wayyo’mer Elohim, il y a quelque chose. La parole ne se confond donc pas avec le réel, et le chaos initial pourrait bien voiler un en deçà où se tient un sens précédant toute prise de parole. D’ailleurs la Sagesse ne déclare-t-elle pas avoir été créée par YHWH comme « prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes », « établie dès le principe, avant l’origine de la terre » (Pr 8, 22) ? Partant de là, la première page de la Bible égrène dix paroles divines sans que, pour l’instant, un autre locuteur ne réponde. Autour d’elles se déploie un silence riche de sens.
19Le silence instauré entre les huit premières, énoncées sur les éléments de la création, n’est pas synonyme de néant puisque dans cet espace s’effectue le grand passage du chaos à l’existence en un ordre soigneusement organisé. Ce silence fourmille de vie, d’abord séparation entre les éléments primordiaux, puis surgissement de corps et de vivants portant leurs propres semences. Ézéchiel entendait là un grand bruit (Ez 37, 7), qui n’est pas sans rapport avec « le bruit pareil au grondement de la mer » annonçant le retour de Dieu dans son temple (Ez 43, 2). Certes, du point de vue de Dieu, parler et faire coïncident. Gn 1, 3 l’exprime de la manière la plus brève qui soit. Mais du point de vue du lecteur ou de l’auditeur, le faire ne se déplie qu’après l’énonciation de la parole. Diffractés dans le texte, parole et silence ne sont donc que les deux faces d’une même réalité, « non point récit, non point langage, nulle voix qu’on puisse entendre, mais pour toute la terre en ressortent les lignes et les mots jusqu’aux limites du monde » (Ps 19, 4-5).
20Aux deux dernières paroles, qui s’adressent à l’humain, créé simultanément homme et femme, ne succède aucune apparition d’êtres nouveaux. Elles fixent au couple primordial une mission et précisent les conditions de son exercice sans qu’il soit question de la réalisation de cet ordre. Serait-ce alors que la parole reste en suspens, ineffectuée ? Ou bien qu’elle appelle l’homme à lui porter réponse, c’est-à-dire à parler à son tour ? Le silence du septième jour incline vers la seconde interprétation. Car le septième jour, Dieu se tait et rien ne se fait. Cependant, ce jour-là est partie intégrante de la création puisque « Dieu termina au septième jour [23] le travail qu’il avait fait. Il cessa au septième jour tout le travail qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour, il le consacra car alors, il avait cessé tout son travail, que lui, Dieu, avait créé en faisant » (Gn 2, 2-3). Trop souvent le créer est réduit au faire. Or celui-là déborde celui-ci. Créer intègre plusieurs phases toutes indispensables : faire se séparer, faire (du neuf), cesser de faire et bénir. De même que le créer ne s’arrête pas au faire, il ne cesse pas avec l’abstention de parole divine. Celle-ci a besoin du silence final dans lequel elle résonne pour s’épanouir en bénédiction. Les chants de louange qui célèbrent la vie et le Créateur de toute vie (par exemple, celui que fait monter le Ps 104) ne viennent pas rompre ce silence : ils l’expriment et en résonnent. Mutatis mutandis, on peut dire de cette louange ce que Jankélévitch écrit de la musique : « le silence est le désert où fleurit la musique, et la musique, cette fleur du désert, est elle-même une sorte de mystérieux silence [24] ».
21Dans la semaine inaugurale, le septième jour est le seul à être consacré par Dieu : le silence dans lequel la parole se résout est donc, lui aussi, consacré par Dieu comme sceau final posé sur la parole créatrice. Dès lors, ce silence devient, selon la belle définition de Joseph Rassam, « le lieu où se tient toute présence sans laquelle aucune parole n’aurait de sens [25] ». Dieu était présent au chaos (Gn 1, 2). Désormais, l’humain et les êtres vivants sont présents à la Présence qui, dans son silence, les appelle à la communion.
22Le silence du septième jour est enfin un temps donné à la création pour exister devant Dieu [26], c’est-à-dire, du point de vue de la parole, un silence qui ouvre à l’interlocuteur l’espace de la réponse. Il est donc autant silence d’accomplissement que silence inaugural d’une nouvelle prise de parole, attendue par Dieu qui parla le premier. La pertinence, la qualité et donc la vérité de cette nouvelle parole sont mesurables à la façon dont elle s’ajuste à la parole divine primordiale. Car « la parole vraie est toujours la réponse à une attente. Voilà pourquoi c’est par le silence et dans le silence que se réalise l’accord de la parole et de la vérité. La parole se trouve accordée à la vérité lorsqu’elle répond à cette attente que la vérité suscite dans l’esprit [27]. » Une réflexion sur le silence du Samedi saint permettra de confirmer cette approche du sabbat, septième et dernier jour de la création.
Le jugement de Salomon (1R 3, 16-28)
23Un autre récit biblique fait écho à celui qui ouvre la Bible. Il met en scène Salomon précisément après qu’il a demandé – et obtenu – ce cœur qui écoute, disposition caractéristique du sage comme nous l’avons vu plus haut. Il s’agit du fameux « jugement » sur l’affaire présentée par deux femmes, deux prostituées, qui ont eu chacune un enfant. L’un est mort pendant la nuit, sous le poids de sa mère. Les femmes se disputent la possession du survivant, chacune prétendant qu’il est « son » fils. Elles exposent le cas au roi en des témoignages contradictoires car identiques. Le roi leur répond d’abord en résumant la situation :
Celle-ci dit : « C’est mon fils qui est vivant et le tien qui est mort », et celle-là dit : « Non, c’est ton fils qui est mort et le mien qui vit ! »
25L’intervention de Salomon manifeste d’abord que son écoute a été attentive. Elle met ensuite en évidence que ces deux discours sont bouclés sur eux-mêmes de telle sorte qu’ils ne peuvent accoucher d’une quelconque vérité. Elle met enfin en évidence les possessifs qui prolifèrent : « mon/ton… tien/mien… ».
26La seconde parole du roi permet de sortir de ce face-à-face mortifère, au sein duquel l’enfant vivant semble à son tour étouffer :
« Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre ».
28En donnant cet ordre, le roi met en évidence le sort que le discours des femmes réserve à l’enfant encore en vie [28]. Mais sa parole ne se contente pas de constater, elle fait advenir. Par une parole décisive, coupante comme un glaive [29], Salomon rétablit la présence niée d’un père étrangement absent depuis le début de l’épisode : ordonnant un partage, sa parole sépare l’enfant de la mère. Elle brise le flot des paroles se réfléchissant sans fin et permet ainsi à la vérité d’émerger hors d’un cercle qui enclôt et trop embrasse. Car la vérité est elle-même ordonnée à la survie et au bonheur de l’enfant, qui a besoin pour grandir et devenir lui-même d’échapper à la possession étouffante qui se dit et se répète : « mon fils… ton fils ». La parole du roi permet à la véritable mère, une prostituée (voir verset 16), de laisser monter du plus profond de ses entrailles – « car ses entrailles s’étaient enflammées » (verset 26) – le cri révélant que c’est bien de ses entrailles à elle [30] qu’est sorti l’enfant vivant. Plus encore, ce cri dévoile qu’elle vient de passer d’un amour captatif à l’amour véritable : elle accepte de perdre l’enfant pour le laisser vivre. Le cordon est coupé : elle n’appelle plus l’enfant « mon fils », mais « le nouveau-né [31] ». La parole ne se contente donc pas de démêler le vrai du faux pour laisser la vérité apparaître en pleine clarté. Elle transforme celui qui accepte de la recevoir dans toute sa force. Elle le fait accéder à une humanité plus authentique. En l’occurrence, la prostituée se voit reconnaître, de la bouche même du roi, la dignité de mère : « Donnez-lui l’enfant vivant, ne le mettez pas à mort ; c’est elle la mère » (verset 27).
29Dans ce récit où chaque parole compte, le silence est tout d’abord du côté du roi, silence que le bavardage des femmes occulte entièrement. Leur logorrhée empêche la vérité de se manifester. Le silence du roi adossé à son écoute précède l’énoncé du jugement – en termes bibliques : la manifestation de la vérité. Mettant un terme au déroulement en boucle du discours des femmes, la parole du roi instaure un silence radical, celui d’une mort programmée, qui permet au sens d’émerger et de transformer les acteurs du drame. Car cette parole surgissant d’un silence et instaurant un autre est efficace en ce qu’elle restitue à chacun sa véritable personnalité : le fils devient enfant reconnu dans sa valeur propre ; la prostituée est reconnue comme mère ; et l’autre femme dévoile que ses paroles n’accouchent que de la mort. Le silence est aussi celui de l’enfant : silence fragile, critique puisqu’il frôle la mort. Mais n’est-ce pas du sein de ce silence que la vérité peut s’énoncer ? Silence, enfin, du texte sur les suites de l’histoire pour les principaux acteurs. À la différence d’une certaine littérature, les textes bibliques sont peu diserts sur les sentiments intérieurs des personnages. Aucun voyeurisme n’est toléré. Après avoir dit l’essentiel, la parole se livre au lecteur dans le silence, descendant au plus profond de lui comme pluie et neige qui fécondent la terre.
Le silence du Samedi Saint
30Le grand silence du Samedi saint est signifié par la liturgie quand elle fait taire toute cloche depuis le Jeudi saint au soir et ne convoque plus de grande célébration après celle du Vendredi saint, avant de rassembler les chrétiens autour du feu qui luit au cœur de la grande nuit de Pâques. Il inscrit dans l’histoire des hommes le silence qui recouvre les textes évangéliques depuis la mise au tombeau de Jésus jusqu’aux premières manifestations du Ressuscité. Alors que les quatre évangiles ralentissaient le rythme au fur et à mesure que se déroule la passion de Jésus, pour atteindre un véritable arrêt sur image à l’instant où il meurt [32], ils se taisent après l’ensevelissement pour ne reprendre le fil du récit qu’au matin du premier jour de la semaine, avec les manifestations inaugurales du Ressuscité. Entre ces deux moments, nous sommes en présence d’un blanc textuel, à peine occupé par Matthieu qui mentionne les précautions prises par les grands prêtres et les pharisiens pour que les disciples de Jésus ne viennent enlever le corps et faire ainsi accroire que leur maître est ressuscité (Mt 27, 62-66). Dans l’histoire racontée, cette ellipse du récit coïncide avec le moment de la résurrection de Jésus. Comment l’interpréter ?
31Il convient d’abord de remarquer que ce silence contraste avec les récits de résurrection dont les évangiles ne sont pas avares, particulièrement avec celui de Lazare que le quatrième évangile rapporte en grand détail [33]. Il tranche aussi avec l’évangile apocryphe dit « de Pierre [34] », qui narre la sortie du sépulcre du Christ ressuscité, portant sa croix et entouré de deux anges, dans un style apocalyptique dont l’évangile de Matthieu fait par ailleurs un certain usage [35]. À ce point, on pourrait objecter que les évangélistes du corpus canonique n’ont pas raconté la résurrection parce qu’il n’y eut pas de témoin. Mais ils ne se privent pas de rapporter des paroles que nul n’a pu entendre ou de relater des faits que personne n’a pu voir, comme c’est le cas dans la scène située au jardin de Gethsémani. Aussi bien la prière adressée par Jésus à son Père [36] que le détail de la sueur perlant de son front « comme des gouttes de sang tombant à terre » (Lc 22, 44) ne peuvent être recueillis par des témoins : les trois textes ont pris soin de mentionner que Jésus est alors éloigné des disciples qui l’ont suivi en ce lieu et qui, de plus, se sont abandonnés au sommeil. Il faut donc conclure que le blanc dont les récits canoniques recouvrent la résurrection de Jésus est intentionnel et non pas subi par défaut d’information.
32Une première interprétation à caractère théologique peut y reconnaître l’affirmation du caractère supra-historique de la résurrection. Ce silence textuel manifeste que la Résurrection « constitue une déchirure de notre finitude et, en tant que telle, échappe aux vérifications [37] ». La résurrection de Jésus jaillit du cœur de l’histoire pour la transcender et atteindre l’homme en tout point de l’espace et du temps. Parce qu’elle n’est pas racontée, elle peut puissamment rejoindre le silence des profondeurs de l’homme, là où se tient la Présence. Ou plutôt : parce qu’elle s’opère à la racine de toute l’histoire, dans un silence au-delà de toute parole, elle ne peut être racontée.
33Une seconde lecture identifie dans ce silence un espace dégagé pour la foi. La résurrection de Jésus ne s’impose pas, elle demeure dans la pénombre du mystère. Ce silence n’est donc pas refus d’engager un dialogue ou d’avancer une parole. Bien au contraire : il appelle la parole de la foi dont Paul affirme dans l’épître aux Romains qu’elle est tout à la fois sur « les lèvres qui confessent que Jésus est Seigneur » et dans le cœur qui « croit que Dieu l’a ressuscité des morts » (voir Rm 10, 8-9). Le silence des évangiles provoque et attend cette parole de foi, mais il ne l’oblige pas. Il respecte ainsi la liberté de la réponse humaine au geste de salut.
34Nous pouvons avancer plus loin dans l’interprétation en regardant de chaque côté de ce silence. À ses bords, nous trouvons des femmes. Elles sont présentes au moment de la mise au tombeau, au moins dans les trois évangiles synoptiques (Mt 27, 55-56 ; Mc 15, 40-41 ; Lc 23, 49). Jean est le seul à ne pas mentionner de femmes à ce moment du récit. Chez lui, ce sont Nicodème et les disciples qui sont les uniques acteurs de l’ensevelissement. En revanche, lui seul mentionne la présence de la mère de Jésus au pied de la croix de son fils. Nous retrouvons les femmes au matin du premier jour de la semaine. Cette fois, les quatre évangiles sont unanimes, même s’ils varient sur le nombre et l’identification de celles-ci [38]. Avec ces femmes, il faut donc écouter ce grand silence du Samedi saint.
35En une première approche, sur le versant du Vendredi saint, il est stupeur qui répond aux grandes catastrophes ou succède au fracas des combats. Il est alors comme une retenue d’air pour celui qui est assommé, asphyxié par le choc. Silence d’après les pleurs, quand le corps épuisé, vidé de ses forces, n’en peut plus… Silence quand, en proie à une vive douleur qui égare le sens, on ne veut plus rien entendre. La parole doit alors faire preuve de retenue, ne pas tenter de combler hâtivement ce silence-là. Face aux grands malheurs, il est une charité trop pressée et des théologies trop bavardes. Celui qui souffre a droit au respect de son silence. Mieux : à l’écoute de son silence. Même Éliphaz, Bildad et Çophar, les trois amis de Job venus le plaindre, le consoler et l’abreuver de discours vertueux parfaitement inadéquats, commencent par respecter sa douleur muette : « De loin, fixant les yeux sur lui, ils ne le reconnurent pas. Alors ils éclatèrent en sanglots. Chacun déchira son vêtement et jeta de la poussière sur sa tête. Puis, s’asseyant à terre près de lui, ils restèrent ainsi durant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adressa la parole, au spectacle d’une si grande douleur » (Jb 2, 12-13). De même, Jésus respecte le désarroi des deux disciples faisant route vers Emmaüs, les laissant exprimer leur trouble (Ac 24, 18 s.). Le silence du Samedi saint est d’abord de cet ordre.
36Le silence qui suit la mort du Christ en croix et sa mise au tombeau contraste avec les chants de la Pâque qui montent des maisons de Jérusalem. La rumeur de la fête alentour renforce le désespoir ressenti. Disciples, famille et amis de Jésus sont frappés, abasourdis par ce qui vient de se passer, enfermés dans leur tristesse, comme le seront encore au soir de la Résurrection les deux disciples en chemin vers Emmaüs [39]. Mais les textes évangéliques nous les font imaginer regroupés, comme ils le seront encore au jour de la Pentecôte (Ac 1, 13 s.) ou bien après l’arrestation de Pierre (Ac 12, 12), priant ensemble et puisant dans l’unité du groupe les forces nécessaires pour surmonter l’épreuve [40]. C’est ce silence-là que traduisent admirablement les mises au tombeau des xve et xvie siècles où les personnages semblent figés dans une souffrance qui sait rester digne. Les gestes prennent alors tout leur sens : une main qui presse un bras ou se pose sur une épaule, un bras qui entoure un corps ou le retient afin qu’il ne chute. Quand il n’y a plus de mots, il reste le témoignage d’une présence, toute discrète.
37En ce lieu-là surgit quelque chose de neuf : précisément le poids d’une présence, la densité de l’existence, même si celle-ci semble réduite au plus infime souffle. L’autre ne dit rien, mais il est là. Je ne suis pas capable d’entendre quelque parole que ce soit, mais j’ai besoin de le savoir là, auprès de moi, d’entendre sa respiration qui accompagne le souffle ténu m’attestant que je suis encore vivant, après avoir vu la mort en face. Au pied de la croix, les femmes étaient là, présentes dans leur silence. Elles ne parlent pas, mais contemplent le grand mystère. Au bord du sépulcre, elles sont encore là, ne disant rien mais regardant. Leur présence silencieuse accompagne l’agonie de Jésus et son ensevelissement.
38Ce silence est aussi celui de la mère, qui tient son enfant contre elle. Marie en Pietà, qui recueille le corps de Jésus descendu de croix, incarne ce visage de la mère que, consciemment ou non, nous cherchons quand nous sommes au comble de la douleur, proche de la mort, au bord du précipice, quand nous sommes au creux de la maladie, abattus bien loin des rumeurs de la vie, enfoncés sous des couches de souffrance. N’est-ce pas, d’une certaine façon, la demande irraisonnée d’un second enfantement ?
39C’est vers celui-ci que nous conduit un second type de silence, suggéré par l’évangéliste Luc : « Et le sabbat, elles se tinrent en repos, selon le précepte » (Lc 23, 56). Luc fait allusion au repos du septième jour de la création [41], dont nous avons vu qu’il concluait une semaine et préparait une suite qu’il appelle. Le huitième jour, une autre vie commence, à la fois prolongement d’un premier acte qui l’a permise et distinction radicale d’avec lui grâce à la césure que marque le sabbat. Des paroles de Jésus, rapportées dans l’Évangile de Jean, prennent alors tout leur sens : « C’est votre avantage que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16, 7). Il faut mourir à un certain type de présence de Jésus pour que le Christ accomplisse son œuvre de salut. Tel est aussi le sens de la parole du Ressuscité à Marie de Magdala : « Cesse de me toucher, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais pars vers les frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” » (Jn 20, 17). Le cardinal Newman paraphrasait ainsi cette déclaration : « Remonter d’ici-bas en corps et en âme jusqu’à mon Père, c’est descendre en esprit de mon Père vers vous. Alors je vous serai présent, quoique invisible, plus réellement présent qu’aujourd’hui. Alors vous pourrez me saisir d’une étreinte invisible, mais plus réelle [42] ». Ce silence-là est donc ambivalent : marquant la fin d’une existence faite de chair et de sang, il prépare à une nouvelle dimension de l’être, il inaugure une autre qualité de présence. Dans le grand sabbat du Samedi saint, ce silence du Verbe de Vie qui a proféré des paroles faisant vivre dans l’espérance et la joie, ouvre sur un temps nouveau où la Parole relue à la lumière de la Résurrection engendre une plénitude de sens : « Je vous dis ces choses pendant que je demeure encore avec vous ; le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jn 14, 25-26). « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant, vous n’avez pas la force de les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière » (Jn 16, 12-13).
40Voilà donc une troisième approche du silence : celui qui précède l’apparition de toute parole véritable, celui de l’écoute attentive dont nous avons vu que toute parole ne pouvait surgir qu’en ce lieu. « Silence prophétique qui prophétise le surgissement de quelque chose [43] », silence du grand sabbat qui annonce le surgissement du tombeau. Attentives au silence et au mystère qu’il recouvre, ne confondant pas le créer avec le faire, les « saintes » femmes savent déjà que l’être est au-delà et que tout n’est pas achevé alors même qu’on ne peut plus agir. Dans la tradition juive, la femme n’est-elle pas gardienne du sabbat et de son silence ? De plus, et par nature, la femme est du côté de l’enfantement. De la même manière que Luc nous parle de l’enfant Jésus « emmailloté et couché dans une mangeoire » avec un vocabulaire évoquant le crucifiement et la mise au tombeau, le regard des femmes contemplant le tombeau où Jésus est enseveli peut lentement découvrir, sous les apparences d’un sépulcre, le berceau d’une nouvelle naissance.
41Telle est l’expérience qu’elles font au petit matin de Pâques. Venues dans les trois évangiles synoptiques vers un tombeau pour porter à un cadavre les derniers soins du grand reposement, elles vont en repartir, apôtres d’une parole nouvelle et inouïe. De même que la lumière de Pâques ne jaillit pas hors de nos ténèbres, cette parole ne vient pas rompre le grand silence du Samedi saint, elle en surgit, prototype de toute parole de vérité. Car « toute parole digne de ce nom est matinale et se lève en tremblant dans l’incertitude de l’aube. Elle s’avance “face à ce qui se dérobe” […] La mesure de la parole est de parler à l’impossible [44]. »
42La vie n’est donc plus du côté d’un passé embaumé, pas plus que la vérité ne peut surgir d’une parole fossilisée, fût-elle revêtue des apparats du discours dogmatique. Le Fils de l’Homme n’appelle-t-il pas ceux qui veulent le suivre à laisser les morts enterrer les morts [45] ? La parole vivante ne retient pas : le Christ lance ces femmes vers un monde à évangéliser, c’est-à-dire à nourrir d’une parole capable de convertir le silence de la stupeur en cris d’enfantement.
Conclusion
43« Proclame la parole, insiste à temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d’instruire », demande Paul à Timothée (2 Tim 4, 2). Le contraste pourrait sembler flagrant avec le propos de Ben Sira qui engageait notre réflexion : « Le sage sait se taire jusqu’au bon moment ». Contraste n’est pas contradiction. La mise en regard de ces deux conseils permet de rappeler que prise de parole et retenue de la parole ne sont pas deux attitudes antagonistes, mais deux moments l’un à l’autre indispensables. « Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler », énonçait déjà le Qohélet (3, 7). L’adéquation au moment favorable ne se réduit pas à une question de stratégie, mais ressortit à la constitution ontologique de la parole. Toute parole vraie trouve son appui sur un silence fondamental dont elle émerge, qui la soutient et vers lequel elle conduit, riche des traces qu’elle inscrit dans l’histoire des hommes. La parole opportune ne pourra donc naître qu’accordée au silence qui est écoute d’un mystère enveloppant toute communication et conduisant à la communion sans fusion avec le Verbe fait chair.
Notes
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[1]
Je renvoie aux réflexions que j’ai pu développer dans mon ouvrage Sur les pistes du bonheur. La sagesse biblique (Source de Vie, Toulouse, 2000, en particulier p. 28-41) au sujet des proverbes comme forme de base de la pensée sapientielle et témoins d’une pensée ouverte.
-
[2]
J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, Paris, PUF, 1988, p. 18.
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[3]
On trouve 28 occurrences du verbe « écouter » (šm‘) dans le livre des Proverbes (1, 5.8.33 ; 4, 1.10 ; 5, 7.13 ; 7, 24 ; 8, 3.32.33.34, etc.).
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[4]
Voir J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, p. 13 : « Pour parler, il faut que je puisse m’entendre, mais pour m’entendre, il faut qu’on m’ait, de façon prévenante, c’est-à-dire en me devançant, en venant au-devant de moi, entendu et parlé. Nous avons été écoutés avant même que de parler. »
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[5]
Voir Ps 1.
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[6]
S. Kierkegaard, Un compte rendu littéraire, Œuvres complètes (trad. Tisseau), t. VIII, Paris, Éd. de l’Orante, 1979, p. 216.
-
[7]
J.-L. Chrétien, L’arche de la parole, p. 55.
-
[8]
J. Rassam, Le silence comme introduction à la métaphysique, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1980, p. 17.
-
[9]
J.-L. Chrétien, p. 16.
-
[10]
J.-L. Chrétien, p. 17.
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[11]
Le fait que les anciens manuscrits ne les respectent pas ne change rien sur le fond. Il ne s’agissait que d’une nécessité d’économiser un matériau cher, car rare. La lecture supposait le rétablissement des espaces entre les mots, au moins dans l’esprit du lecteur.
-
[12]
J. Rassam, p. 18.
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[13]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 187.
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[14]
Cette vue est celle de l’expressionnisme, qu’on a pu définir comme « le postulat de la philosophie allemande » (B. Parrain, cité par J. Rassam, p. 22).
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[15]
L. Lavelle, La parole et l’écriture, Paris, L’Artisan du Livre, 1942, p. 64 – cité par J. Rassam, p. 19.
-
[16]
Éternellement.
-
[17]
J.-L. Chrétien, p. 17.
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[18]
Voir Jb 28.
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[19]
Ce tournoiement n’a rien du mouvement de l’aigle couvant ses petits. Rien n’est plus étranger à la théologie de ce texte que l’idée d’une création par fécondation du chaos primitif. Voir, entre autres, C. Westermann, Genesis 1-11, Minneapolis, 1985, p. 107.
-
[20]
Rûah Elohîm.
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[21]
Ce thème de la séparation fondatrice se poursuit dans le récit suivant, celui du péché primordial (Gn 2, 4b-3, 26). Ainsi l’homme est d’abord distingué de la glaise du sol, l’humain de l’humus. Puis il est distingué des animaux par le geste du créateur qui lui insuffle, en un bouche-à-bouche divin, son souffle. L’Adam sera ensuite distingué d’Ève, dans une opération qui souligne autant la complémentarité que l’indispensable séparation. Il n’est pas jusqu’à l’interdit primordial qui ne constitue un élément de séparation pour une communion excluant la fusion.
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[22]
En hébreu biblique, un nom commun suivi du nom d’Elohim exprime souvent le superlatif. Voir J.C.L. Gibson, Davidson’s Introductory Hebrew Grammar Syntax, Edinburgh, 1994, p. 46 ; B. K. Waltke et M. O’Connor, An Introduction to Biblical Hebrew Syntax, Winona Lake, Indiana, 1990, n. 33 p. 154 ; D. Winton Thomas, « A Consideration of Some Unusual Ways of Expressing the Superlative in Hebrew », VT 3 (1953), p. 204-209.
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[23]
Le Pentateuque samaritain, les Septante et le Syriaque lisent ici : « au sixième jour ». Ces lectures marquent la difficulté de considérer le « cesser de faire » comme partie intégrante de l’œuvre de création.
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[24]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, p. 190.
-
[25]
J. Rassam, p. 19.
-
[26]
Voir J. Moltmann, Dieu dans la Création, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei » 146, 1988, p. 355 : « Cela signifie que [Dieu] n’a pas seulement créé et fait l’univers, mais qu’il le laisse exister devant sa face et coexister avec lui : un monde fini, temporel coexiste avec le Dieu infini, éternel. Le monde n’a donc pas seulement été créé par Dieu, mais il existe aussi devant Dieu et vit avec Dieu. En accédant à son repos, Dieu laisse la création exister telle qu’elle est de sa part. Dans son repos présent, toutes les créatures viennent à elles-mêmes et développent leur forme propre. Dans son repos, elles acquièrent toutes leur liberté essentielle. »
-
[27]
J. Rassam, p. 29.
-
[28]
De la même façon, l’ordre donné à Abraham par Dieu d’offrir en holocauste son fils Isaac (Gn 22) dévoile ce vers quoi tend son amour possessif de père qui ligote par les liens de l’affection ce fils tant espéré, l’empêchant ainsi de grandir en liberté. L’animal qui sera sacrifié à sa place ne sera pas l’agneau, l’animal fils, mais un bélier, animal père.
-
[29]
L’image du glaive ou de l’épée pour qualifier la parole sera reprise explicitement en Is 49, 2 puis dans le Nouveau Testament en He 4, 12 et Ap 1, 16 ; 19, 15.
-
[30]
L’hébreu joue ici sur les mots puisque le substantif qui renvoie en premier lieu au ventre maternel sert aussi à indiquer les sentiments de pitié et de compassion.
-
[31]
Au lieu du substantif « fils », accolé d’un possessif, utilisé jusque-là dans le discours des deux femmes, on rencontre ici un participe passif sans possessif, littéralement « celui qui a été enfanté ».
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[32]
Le temps du récit se rapproche de celui de l’histoire, le temps racontant du temps raconté, signalant le climax de l’action.
-
[33]
Voir Jn 11.
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[34]
Récit apocryphe du deuxième siècle de notre ère, composé sans doute en grec au sein d’une communauté judéo-chrétienne de Syrie (voir l’édition critique en français des fragments qui nous sont parvenus dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 247-254). Certains voudraient y retrouver le fruit d’une source sur la passion et la résurrection de Jésus, indépendante des évangiles canoniques (thèse de J.D. Crossan et H. Koester). Mais il semble qu’il faille plutôt reconnaître là « un pastiche, fait au iie siècle, qui reprend des traditions des évangiles canoniques, remodelées par le souvenir et la vive imagination de chrétiens qui ont maintes fois entendu lire et prêcher les évangiles » (J.-P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire, t. I, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 77).
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[35]
Notamment lorsqu’il mentionne les signes cosmiques qui accompagnent la mort de Jésus : tremblement de terre, tombeaux qui s’ouvrent et saints endormis qui s’éveillent (Mt 27, 51-53).
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[36]
Mt 26, 39.42 ; Mc 14, 36 ; Lc 22, 42.
-
[37]
B. Sesboué, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, Paris, Cerf, 1982, p. 269.
-
[38]
Chez Matthieu, Marie de Magdala et l’autre Marie (28, 1) ; chez Marc, Marie de Magdala et Marie mère de Jacques auquel se joint Salomé (16, 1), toutes faisant partie du groupe des femmes « qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée » (15, 40) ; Luc conserve la présentation collective des femmes qu’il avait choisie dans la scène de la mise au tombeau (24,1) ; Jean centre le regard sur la seule Marie de Magdala (20, 1).
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[39]
Voir Lc 24, 16-17.
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[40]
L’auteur de cet article a expérimenté cela récemment, lors du décès de ses parents : dès la nouvelle connue, la famille et les amis proches se rassemblent dans la maison en deuil.
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[41]
Le sabbat est aussi mémoire de la libération d’Égypte. Depuis longtemps, ces deux mémoires sont enchevêtrées.
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[42]
J. H. Newmann, Lectures on the Doctrine of Justification, Londres, 1938, p. 249-250.
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[43]
V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, p. 164.
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[44]
J.-L. Chrétien, p. 17-18.
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[45]
Voir Lc 9, 60.