Couverture de RERU_104

Article de revue

La territorialisation : proposition pour la compréhension du phénomène par une entrée systémique

Pages 669 à 685

Notes

  • [1]
    - Merci aux réflexions et aux travaux non-publiés de J.-L. MERCIER à ce sujet.
  • [2]
    - Orthographié tel quel.
  • [3]
    - Cf. http://www.ibc-bak.com/

- 1 - Introduction

1 En tant que force destructrice et créatrice, la mondialisation « casse » les structures territoriales établies, et cela avec une intensité et une vitesse inégalées dans le cours de l’histoire. Un territoire peut entrer dans ce nouveau jeu, mais il peut également s’en faire éjecter. Ce processus apparaît comme un fait total qui fonctionne à toutes les échelles géographiques, dans des dimensions continentales, nationales, régionales, locales... ; et il concerne tout autant les faits économiques que sociaux et environnementaux. C’est pourquoi il apparaît nécessaire de démêler la relation entre ce qui se passe ici et là-bas. Chez les géographes, parmi de nombreux travaux, J. MIRLOUP (2002) a déjà posé la problématique de la périmétropolisation et A. MOINE (2006) a proposé un schéma explicatif synthétique. L’entrée retenue par cette contribution s’appuie sur la temporalité. Un système crée son propre temps, depuis sa genèse territoriale jusqu’à son déclin, en passant par des phases de croissance et de maturité. Pour les praticiens des systèmes dynamiques, le temps se définit comme le résultat du fonctionnement d’un système ; ce n’est pas le temps qui crée le système mais c’est le système qui crée son temps (PACAULT et VIDAL, 1975). Le territoire est confronté à une série d’opportunités et de menaces qui, à un moment ou à autre, guident ses choix de développement, convoquent le capital social et l’intelligence collective des acteurs. Pourra-t-on déceler des « moments » qui témoignent de ruptures dans les trajectoires territoriales et qui font ainsi apparaître des phénomènes inscrits et préparés dans le temps long ?

2 Les lieux n’existent pas intrinsèquement mais ils apparaissent parce qu’ils sont mis en problématique et soumis à un protocole scientifique. Un lieu correspond à l’idée de place dans la littérature de langue anglaise lorsqu’il est susceptible de propulser en avant un système territorial (« lucky places », GERTLER, 2003). Le lieu affirme une singularité et un génie propre qui suscitent le questionnement scientifique ; « does place matter ? » s’interrogent volontiers les économistes (HÉRAUD, 2003). En langue allemande, le « Standort » exprime l’idée d’un lieu où quelque chose s’est établi et se maintient, ce qui va dans le même sens que précédemment, celui d’une caractérisation spécifique, d’une aptitude relative à se mouvoir dans le contexte de la mondialisation. Mais la définition même du « territoire » pose problème. La Délégation Interministérielle à l’Aménagement et à la Compétitivité des Territoires (DIACT) évoque « cette boîte noire qui représente tout et rien à la fois ». Quant au terme de « territorialisation », il n’apparaît ni dans Le Petit Larousse (2005), ni dans les Mots de la Géographie (1992), ni encore pour LÉVY et LUSSAULT (2003). Par contre, il est d’usage fréquent dans la littérature géographique anglo-saxonne (territorialization) lorsqu’il s’agit de comprendre comment un jeu d’acteurs se constitue en un lieu donné et le fait entrer dans une logique de projet.

3 Cet article propose un schéma général susceptible d’expliquer le processus de la territorialisation ancré dans l’espace et dans le temps (section 2). Le schéma ainsi établi est confronté à trois cas de figure pris dans l’espace restreint du Sud-Alsace et des régions qui l’entourent (section 3). Il s’agit d’évaluer ensuite l’adéquation entre la réflexion théorique et l’observation du réel, et de revenir sur le processus même de la territorialisation (section 4). Enfin, la section 5 conclut.

- 2 - Proposition de schéma général pour la territorialisation

4 De manière générale, l’approche systémique fait appel à de nombreux éléments et relations, selon des méthodologies d’utilisation difficile (DURAND, 1996). Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer à la compréhension générale d’un territoire parce que trop d’éléments s’y enchevêtreraient au sein de relations multiples et parce que les emboîtements multiscalaires viendraient encore compliquer la donne. Mais on choisira des faits qui apparaissent pertinents pour le cadrage méthodologique de la territorialisation.

2.1. Territoires et géographie

5 Le Tableau 1 tente une synthèse fondée sur une double entrée. D’une part, il essaie de concilier un vocabulaire utilisé par des historiens, des géographes et des économistes dont on trouvera la justification dans une autre publication (WOESSNER, 2007a). D’autre part, il propose une lecture générale du monde à travers une typologie systémique des territoires :

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  • Les territoires métropolitains optimisent les ressources et les informations. Comme il s’agit de systèmes en forte croissance, ils butent en interne sur des pénuries foncières qu’ils résolvent par la périmétropolisation ou encore par la délocalisation des activités industrielles. C’est pourquoi de nombreuses fonctions de commandement s’agrègent dans des noyaux extérieurs, physiquement accessibles en peu de temps, ou bien s’établissent en discontinuité physique tout en jouant sur une forme de proximité organisationnelle.
  • Les métropoles créent des aires-systèmes de plusieurs manières. Elles fonctionnent en archipel selon des logiques de complémentarité et de concurrence. Elles s’adossent à des périphéries pourvoyeuses de ressources. Ou bien encore, elles intègrent un certain nombre de districts à leur croissance. Animés par des communautés de travail, ces districts s’adonnent à la production d’un type de bien ou d’un service. Soit ils restent triviaux et se font concurrence entre eux, soit ils développent des capacités peu soumises à la concurrence grâce à un gap technologique ou encore grâce à une position d’exception due à un patrimoine spécifique.
  • Le monde va-t-il vers une structuration en « taches de léopard » dont les aires-systèmes ponctueraient le fond de la robe constitué par les lieux délaissés ? Mais pour ces derniers le délaissement ne signifie pas l’insularité ; leurs acteurs organisent leur survie, éventuellement en se connectant sur le marché mondial par le crime organisé [des « nids de guêpe » selon l’expression de F. BRAUDEL (1985, p. 36) à propos des montagnes méditerranéennes traditionnelles]. Ou encore, l’Etat et les collectivités peuvent créer des parcs naturels, une manière de s’afficher en tant que défenseurs de la biodiversité tout en accordant un statut honorable à un espace délaissé.

Tableau 1

De la nature des territoires, une esquisse

Type Appellations proches Décliné en...
Métropoles Centre Cœur - Finances : city.
- Innovation technologique : technopôle.
- Habitat / activités : quartier de sweat shops ; edge city ; gated community ; et « campagne anglaise ».
Districts
recourant à des méthodes
de type
industriel
Périphérie
intégrée
Marge - Ressources primaires : (sous)-sol.
- Transformation : districts tayloriens ;
néofordistes ; SPL ; SLI/SRI.
- Tourisme : station, riviera.
- Développement durable : parcs régionaux.
Territoires
délaissés
Périphérie délaissée - Territoire has been.
Enclosures : autocratie, tyrannie militaire ou théocratique.
- Conservatoires : socio-ethnique ; sanctuaire naturel.
figure im1

De la nature des territoires, une esquisse

7 Ainsi, face à la mondialisation, des « régions qui perdent » ne parviennent plus à se maintenir. A l’inverse, de nouveaux entrants apparaissent, à l’image des métropoles fondées sur le big bang des activités financières ou encore sur l’économie de la connaissance. Tous les lieux, quels que soient leur taille, leur profil et leur localisation, devraient ainsi être amenés à se poser la question de leur place dans le champ global. Mais comment clarifier les conditions de la territorialisation au sein d’une région ? Il s’agit de pouvoir identifier un système localisé et de comprendre les étapes de son endogénéisation sur la base d’un jeu d’acteurs confronté à la mondialisation. L’ambition consiste à définir un fil conducteur établi sur la base d’itérations types et utilisable pour l’analyse de la trajectoire de n’importe quel type de territoire.

2.2. Le schéma type de la territorialisation

8 Si la géographie du monde consiste en un emboîtement multiscalaire de systèmes créant par leur interconnexion un seul mégasystème, alors il devrait être possible de modéliser tous les territoires, à quelque échelle que ce soit, et de les regrouper en principaux types lorsqu’ils présentent des caractères communs. Il ne s’agit pas de faire du catalogage ou de l’étiquetage, ce qui ne résisterait d’ailleurs pas à l’infinie diversité et aux nuances subtiles des différents territoires. Mais un corpus explicatif devrait pouvoir montrer comment un système identifié prend sens parce qu’il appartient à un tout qui l’englobe. Le but final vise à dégager un squelette conceptuel pouvant fournir une base de discussion, peut-être une méthodologie pour la connaissance générale du processus de la territorialisation.

9 C’est pourquoi la Figure 1 propose un modèle général relatif aux différentes étapes de la territorialisation. A l’échelle du monde, le patrimoine des différents lieux apparaît extrêmement diversifié, du fait de l’assemblage entre des données topographiques, biogéographiques, historiques, politiques, économiques, culturelles... Néanmoins, les modalités de la trajectoire d’un territoire donné apparaissent communes puisque la variable forçante est à présent universelle.

Figure 1

Itération pour la territorialisation

figure im2
Mise en périphérie Territoire
Phase d’idéation : hostile :
définition de enclosure
Espace “sorti”
la stratégie
Territoire Phase
Espace Territorialisation has been d’activation :
L paasmdeorrpéhaect: ion jeiuntdu’aitcivteeu : rs indsaenrstiolan
foVraçraianbtele : I Projet Tseurrivitisotiree mondialisation
E territorial :
la mondialisation Prototerritoire
réceptif : communauté
U pceorncterapitniotnesdeets épistémique Territoire–
des opportunités archétype

Itération pour la territorialisation

10 La mondialisation suscite une rétroaction selon deux cas de figure principaux :

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  • Faute de système territorial fondé sur le volontarisme, le lieu est amorphe. Il se comporte comme un espace où la mondialisation est subie. Seuls des acteurs extérieurs peuvent mettre les contraintes et les opportunités spécifiques à jour. Il en résulte deux possibilités. Soit le lieu devient une périphérie consentante ou opportuniste qui dépend d’un centre extérieur. Soit il n’intéresse pas les acteurs de la mondialisation, qui vont le laisser en l’état ; malgré tout, le lieu subit un certain nombre de pressions globales, comme le réchauffement climatique ou le désir d’émigration exprimé par certains de ses habitants.
  • Une attitude « responsable » consiste à envisager les contraintes et les opportunités offertes par la mondialisation, avec des analyses de type best practices ou de benchmarking, à l’instar des pratiques des entreprises. Il s’agit souvent de découvrir qu’un cluster anime un territoire ; ou bien, il est question de susciter un développement de ce type. L’Union européenne encourage officiellement cette posture ; en France, la DIACT la soutient avec ses logiques contractuelles (à l’image des Pôles de Compétitivité, des Contrats Métropolitains et des Pôles d’Excellence Rurale). Le lieu apparaît ici comme un prototerritoire prêt à entrer en systémogénèse. Ses caractères latents, non-formulés mais partagés par une partie au moins des acteurs présents, sont révélés par l’impact de la mondialisation. Somme toute, le lieu constitue une « région fragmentée » (FLORIDA, 1995) ; il dispose d’un capital important par le nombre et la variété des éléments qui le composent, mais ceux-ci attendent d’être connectés par les acteurs.

12 Dans le cas du prototerritoire réceptif, qui correspond à une situation propice à la territorialisation endogène, comment le lieu peut-il s’organiser à travers une phase d’idéation, c’est-à-dire de naissance et de mise en forme des idées ? Là encore, deux cheminements peuvent être distingués.

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  • Soit le jeu des acteurs consiste en une territorialisation par intuition, ce que le concept de bricolage au sens donné par C. LÉVI-STRAUSS explicite : dans ce cas, les moyens du bord sont utilisés de manière aléatoire et empirique en conservant à l’usage ce qui semble fonctionner (LÉVI-STRAUSS, 1962, pp. 30-31, en particulier). Par conséquent, il n’apparaît pas nécessaire de formaliser la démarche. Au début du XXème siècle, A. MARSHALL évoquait déjà « l’atmosphère industrielle » pour expliquer le succès des districts industriels dont l’efficacité collective était stimulée par des formes de coopération informelle liées à la proximité (BENKO et LIPIETZ, 2000).
  • Ou bien, une communauté de travail se déploie formellement dans le but de définir un projet territorial. Au sein des entreprises ou de groupes d’entreprises, les économistes distinguent ainsi les communautés de pratique dédiées à la résolution d’objectifs opérationnels (WENGER et LAVE, 1990) et, plus à même de susciter une territorialisation, la communauté épistémique rassemblant des acteurs venus d’horizons divers (KNORR-CETINA, 1999). Cette dernière est structurée par une autorité procédurale. Elle cherche à créer et à partager des connaissances destinées à circuler en-dehors du groupe qui les a produites. Ainsi, les think tanks agissent de manière plutôt discrète mais n’en répandent pas moins leurs analyses ou leurs convictions à travers de nombreux relais comme les médias ou les personnalités charismatiques. Des « chefs de file » de nature différente selon les territoires (comme la grande entreprise de la company town, la chambre professionnelle dans les districts de type Troisième Italie, ou, ailleurs, les représentants des collectivités locales) jouent un rôle essentiel par leur capacité à fédérer les idées et les actions. Grâce à la communauté épistémique, la région devient apprenante selon des articulations compliquées et parfois subtiles (FLORIDA, 1995). En effet, si l’enracinement d’une partie au moins de ses acteurs apparaît nécessaire, le réseau doit rester ouvert (« social open network ») ; il mobilise tous les niveaux d’intervention selon une cascade multiscalaire pertinente par rapport aux buts qu’il se fixe, depuis l’échelle locale jusqu’à celle du monde.

14 Le territoire est alors propulsé dans une phase d’activation, c’est-à-dire dans une dynamique de positionnement au sein de la mondialisation grâce à ses activités basiques. Il en résulte quatre types de territoires :

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  • Le territoire peut rester opposé, voire hostile, à la mondialisation pour des raisons idéologiques, avec le désir manifeste de ne pas devenir une périphérie. Dans ce cas, l’éventualité de ce positionnement est perçue comme une menace pour le pouvoir local, pour les genres de vie traditionnels ou encore comme une atteinte à l’honneur (ce qui avait été résumé par l’attitude du président algérien H. BOUMEDIENE refusant le développement du tourisme international pour « ne pas prostituer le soleil »). Le territoire devient une enclosure qui cherche à se couper de la communauté planétaire. Mais en même temps il ne peut échapper à la mondialisation. D’une manière ou d’une autre, ses frontières sont poreuses. Elles sont traversées par des conflits ou par des échanges de toute nature, impossibles à contenir intégralement.
  • Le territoire ne parvient pas à se renouveler. Par le passé, il a produit des valeurs qui lui appartiennent, il a été puissant économiquement et il lui semble inenvisageable de renoncer à un savoir-faire qui a fait ses preuves. Il peut résister pendant un certain temps, mais sa chute est programmée, avec pour conséquence un inéluctable déclin économique et démographique. Faute d’avoir su désapprendre, il est donc devenu has been. De rares entreprises continuent sur leur trajectoire (« the last standing man »), proposant des biens et des services surannés et élitistes, seulement accessibles à une minorité aisée et cultivée. Le territoire has been recèle un patrimoine important qui sera éventuellement mis en valeur à des fins touristiques.
  • Un benchmarking réussi créera un territoire dénommé suiviste : en adaptant localement les recettes qui ont fonctionné ailleurs, on reproduira plus ou moins complètement une structure territoriale permettant le développement, quitte à devenir un nouveau concurrent ou une sorte de contrefaçon. Comme le suiviste affiche des indicateurs économiques positifs, on pourrait également le qualifier de périphérie heureuse.
  • Ou bien, l’idéation permettra de créer un nouveau mode d’organisation territoriale, lui-même porteur d’innovations technologiques au sens le plus large du terme. Un nouvel archétype spatial apparaît ainsi, fort de son image et de sa notoriété, de ses valeurs et de sa production matérielle. Il sera rapidement imité par les suivistes, à l’image de tous les « Valley » ou « Vallée » qui cherchent à s’inspirer des méthodes sinon de l’aura de la Silicon Valley ou de se contenter d’un marketing territorial condamné à un essoufflement rapide dans bien des cas.

- 3 - Trois illustrations concrètes

16 Le Sud-Alsace... n’existe pas, sauf en tant que circonscription consulaire de la Chambre de Commerce et d’Industrie Mulhouse Sud-Alsace qui regroupe à peu près les deux tiers du sud du département du Haut-Rhin. Les coupures et les frontières sont partout, vers l’Allemagne, vers la Suisse, vers les Vosges et vers le Jura peu franchissables, vers la Franche-Comté, et même vers le reste de l’Alsace : il n’existe aucun programme ou projet de développement économique sur un axe Mulhouse – Colmar – Strasbourg (WOESSNER, 2007b). Il s’agit donc de voir jusqu’à quel point le Sud-Alsace s’insère dans des problématiques multiscalaires ainsi que dans des réseaux qui le dépassent. Tout d’abord, la ville industrielle de Mulhouse offre un cas intéressant d’un point de vue géohistorique. Puis l’apparition du réseau BioValley est analysée à l’échelle d’une région, celle du Rhin supérieur. Enfin, le cas du Pôle de Compétitivité Véhicule du Futur, à cheval sur l’Alsace et la Franche-Comté, suscite de nombreuses interrogations quant à sa crédibilité, du moins dans la manière dont il a été conçu. Dans les trois cas de figure, la problématique de l’innovation constitue une clé pour la compréhension de la territorialisation.

3.1. Une émergence : Mulhouse, cité industrielle au XIXe siècle

17 La ville de Mulhouse a connu une histoire singulière dans laquelle s’inscrit le processus de son émergence industrielle (Figure 2). En tant que ville-Etat médiévale, au demeurant médiocre par sa taille, elle reste engoncée dans le conservatisme religieux protestant durant plusieurs siècles. Puis, une bifurcation se produit en 1746 lorsque l’oligarchie marchande se lance dans l’indiennage (l’impression à la planche sur des toiles de coton) ; les techniciens viennent de Suisse et l’argent est fourni par les grandes familles ; l’exportation des indiennes se fait en contrebande en passant par la Lorraine, du moins jusqu’à l’intégration à la France en 1798 (HAU et STOSKOPF, 2006).

Figure 2

L’émergence d’un territoire, le cas de Mulhouse

figure im3
Territorialisation intuitive Territorialisation de projet
foVraçraianbtele : Meannu1f7a4ct6u : re SIInMd, usStorcieiéllteé Taerrcrhitéotyirpee-
la mode et le coton impprelasnsicohneà la de M1u8l2ho6use, descseanndsance
Bifurcation Emergence

L’émergence d’un territoire, le cas de Mulhouse

18 Le cas mulhousien interpelle particulièrement le sens que l’on peut accorder aux termes de « bifurcation » et d’« émergence » [1]. La fondation de la première manufacture en 1746 s’inscrit dans un processus de bifurcation : le jeu d’acteurs local, tel qu’il existe, acclimate et développe une activité inventée ailleurs. La ville devient alors une ruche bourdonnante et sa population augmente. Grâce à l’esprit d’entreprise de leurs fils et aux capitaux de leurs pères, les grandes familles ne cessent de s’enrichir, ce qui leur permet de renforcer leur pouvoir politique. Le système territorial n’est pas remis en cause dans ses fondements ; mieux, il s’exprime dans sa plénitude en exploitant habilement ses avantages comparatifs.

19 L’émergence vient plus tard, avec la fondation d’une association patronale, la Société Industrielle de Mulhausen (SIM) en 1826, qui définit explicitement un projet territorial au contenu exceptionnel selon les historiens (URSCH-BERNIER, 2005) et qui possède déjà les caractères d’un Système Local d’Innovation (SLI). Ses 43 membres fondateurs écrivent notamment que la SIM souhaite « l’avancement et la propagation de l’industrie par la réunion sur un point central, d’un grand nombre d’éléments[2] d’instruction ; par la communication des découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître » (article 1). D’emblée, une bibliothèque est créée avec ses « collections de modèles et de plans » (article 2) ; la publication d’un bulletin mensuel est assurée (article 3) ; des prix sont décernés « pour l’invention, le perfectionnement ou l’exécution de machines et de procédés avantageux aux arts, aux manufactures, à l’agriculture et à l’économie domestique » (article 4) ; la SIM « s’occupera des recherches scientifiques qui pourraient devenir utiles à l’industrie » (article 6). Enfin, il s’agit de « propager et consolider parmi la classe ouvrière, l’amour pour le travail, pour l’économie et pour l’instruction » (article 10) (Bulletin de la SIM, 1828). A partir de cette émergence, la croissance démographique de la ville est fulgurante - Mulhouse compte 3500 habitants en 1700, 6000 en 1798, 13000 en 1830, 30000 en 1848 sans compter les communes de banlieue - et son industrie se diversifie rapidement en grappe.

20 Vers 1850, le territoire mulhousien est devenu un archétype fort de ses valeurs comme de ses réalités économiques et sociales (avec, par exemple, l’édification de la Cité ouvrière où les familles deviennent propriétaires de leur logement construit dans une cité-jardin). Ce modèle se propage et fait des émules. Les usines mulhousiennes se répandent dans les vallées vosgiennes et vers Bâle, Strasbourg et Belfort, mais aussi au loin, avec des patrons émigrés vers Roanne, Le Havre, Prague, Chemnitz... Tel un essaim constituant une nouvelle ruche, l’archétype s’est-il reproduit intégralement ? Non, car l’essaimage des Mulhousiens s’est fait sur des comportements individuels et opportunistes ; leurs valeurs n’ont pas été acclimatées ailleurs ; le modèle s’est dilué dans les régions d’accueil. En tant que district industriel, le territoire-archétype est donc resté sans descendance avant de dépérir au XXème siècle.

21 Ainsi, on observe la trajectoire d’un système territorial industriel à base endogène qui offre une forte analogie avec un phénomène vivant : naissance, croissance, maturité, déclin et mort. L’identification des différentes étapes et des facteurs explicatifs qui les sous-tendent avec des apports conceptuels offre au minimum une base de discussion avec les historiens (loin d’être épuisée à ce jour pour le cas mulhousien) ainsi qu’une modélisation qui reste à finaliser.

3.2. Une bifurcation en voie de réussite : BioValley, un réseau de réseaux

22 Créé en 1996, le réseau BioValley a pour but de développer l’industrie des sciences de la vie dans l’espace du Rhin supérieur en tant que « life sciences social network ». Il est reconnu comme une organisation ayant débouché sur un succès économique et logiquement appelé à croître encore dans les années qui viennent (NONN et al., 2005).

23 Le territoire impliqué par ce réseau présente des problématiques fécondes :

24

  • Il s’agit d’un cas de reconversion industrielle : comment un territoire réussit-il à quitter le secteur de l’industrie de production pour une activité fondée sur l’économie de la connaissance ?
  • Bâle apparaît comme une ville-Etat, « une petite ville-monde », selon l’expression du cabinet d’architecture bâlois HERZOG et DE MEURON, qui choisit de se renforcer par une stratégie d’alliances. Un archipel urbain se constitue ainsi avec un chef de file et des suivistes où chacun puise dans son réservoir de compétences.
  • L’examen des aléas permet de comprendre comment le système réagit et se construit en termes de bifurcation et d’émergence.

25 Par rapport au cas mulhousien, le schéma est plus simple (Figure 3). Du fait de la permanence de la communauté épistémique au fil des générations, la veille stratégique apparaît comme une évidence ; dotée de moyens puissants, la Basler Analysis und Konjonctur (BAK) a pour mission explicite de la conduire [3]. Les temps de réaction sont donc très courts, l’anticipation sur les problèmes à venir est la règle, et les boucles de rétroaction du système apparaissent efficaces. Par deux fois au moins, le territoire a tiré la conséquence des aléas : en 1986, l’accident chimique de l’usine de Schweizerhalle a démontré que la chimie lourde n’avait plus sa place dans le contexte d’une grande agglomération ; et en 2001, la faillite de la compagnie aérienne Swissair (basée à Zurich) avait gravement menacé l’aéroport de Bâle-Mulhouse.

Figure 3

Itération pour la territorialisation prospective de BioValley

figure im4
Variable forçante : Territorialisation de projet
- contrainte :
Territoire–
les nouveaux pays
suiviste - Bâle, ville-monde
industriels Novartis
inspiré du - Fractales locales :
- opportunité : BioValley
management de la émergences
l’économie de 1996
Silicon Valley
la connaissance Bifurcation

Itération pour la territorialisation prospective de BioValley

26 Avec BioValley, la communauté épistémique bâloise apparaît dans sa force et dans sa continuité. Habituée à ne compter que sur elle-même et donc en perpétuelle recherche de projets, elle est soudée par des valeurs partagées (l’ouverture au monde, le goût du profit, l’éthique protestante et le mécénat) tout comme par des éléments culturels, tels que la permanence du parler alémanique et des fêtes locales. Les imbrications institutionnelles apparaissent compliquées (par exemple, il est ardu de savoir à qui appartient réellement le Port de Bâle), voire moyenâgeuses (comme le découpage en cantons, avec certaines enclaves communales). Si cette situation est source de conflits, elle favorise en fin de compte le dialogue et la recherche de solutions trouvées en commun – sauf avec les Zurichois, rivaux de toujours. Des facteurs nationaux propres à la Suisse sont encore à prendre en compte, comme le système politique confédéral (il n’y a pas de capitale nationale imposant ses contraintes ou distribuant des prébendes), la faiblesse de la pression fiscale sur les entreprises et l’abondance des capitaux internationaux placés dans les banques.

27 En outre, en créant la BioValley, les Bâlois ont estimé qu’ils manquaient de ressources et qu’il leur fallait trouver des partenaires de proximité pour asseoir leur dynamique de croissance (ce qui n’empêche pas de nombreuses connexions globales, en Californie et en Chine notamment). La BioValley s’inscrit dans la continuité ; à l’image de ce qui s’est passé à Mulhouse en 1746, elle constitue une bifurcation qui permet au jeu d’acteurs de se renforcer tout en s’ouvrant à de nouvelles ambitions. Mais une émergence est peut-être en train de se produire selon une logique fractale : à l’imitation du pôle bâlois, de nouveaux territoires se créent, soit en rebondissant sur les capacités des entreprises ou des universités, soit en s’édifiant ex nihilo, toujours avec le soutien des collectivités (Figure 4). Il s’agit de parcs technologiques qui fonctionnent sur le modèle de la « coquille » de la Silicon Valley mais dont le contenu est dédié aux sciences de la vie. Du côté allemand, les villes badoises ne disposaient pas de compétences spécifiques pour ce type de développement. Mais elles ont saisi la balle au bond en constituant des communautés épistémiques fortes d’entreprises industrielles à la recherche d’une reconversion, de fondations semi-privées ou privées, d’universités technologiques ou non, et avec l’appui des collectivités locales.

28 En Alsace, l’émergence est bien moins évidente. Le Sud-Alsace n’a pas été à même d’entrer dans ce jeu et à Strasbourg les discours semblent plus forts que les réalisations... L’Alsace croit encore en un destin de région de production industrielle (quoique chaque jour un peu moins) ; au niveau des collectivités territoriales, elle reste dominée par un éclatement institutionnel qui plombe toute émergence. En outre, le système de recherche universitaire dépend largement de décisions nationales ; on se souvient de l’échec de la « big science » franco-allemande avec le synchrotron finalement accordé par le prince à la ville de Grenoble dans les années 1980. La problématique frontalière ressurgit ainsi : la perméabilité apparaît manifeste entre la Suisse et l’Allemagne mais peu évidente avec la France.

29 Il en découle une hypothèse : un territoire à trois vitesses semble se constituer. Les Bâlois créent la cohésion d’ensemble, les villes allemandes s’agrègent à cette dynamique alors que la partie alsacienne paraît peu apte à intégrer une culture locale-globale (rhénane- californienne) qui semble contradictoire avec les valeurs françaises.

Figure 4

Les nouveaux parcs d’activités de la BioValley (1996-2007)

figure im5
M>2O5IN0S-D5E0025M0 M Strasb ourg
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Illkirch
Bio-parc
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Les nouveaux parcs d’activités de la BioValley (1996-2007)

3.3. Une bifurcation compromise ? Le Pôle automobile Véhicule du Futur

30 Le troisième exemple montre comment les Régions Alsace et Franche-Comté réunissent un certain nombre d’atouts en vue d’une territorialisation, mais que celle-ci semble improbable du fait de problèmes apparemment insolubles. Il s’agit par conséquent de déceler où se situent les faiblesses systémiques de la mise en projet du territoire (Figure 5) :

31

  • Les centres de R&D de l’automobile existent déjà, mais en-dehors du Pôle. Pour PSA, il s’agit de l’Ile-de-France, notamment à Vélizy. Pour les fournisseurs allemands, les plates-formes technologiques se trouvent d’abord autour de Stuttgart et de Munich. Il semble donc difficile d’imaginer des transferts importants venant de régions métropolitaines vers l’Est français. Toutefois, certains fournisseurs relevant du Mittelstand allemand (c’est-à-dire de grosses PMI éclatées en plusieurs établissements) réalisent effectivement de la R&D dans le nord et le centre de l’Alsace.
  • La restructuration des Pôles de compétitivité de l’automobile a commencé pratiquement dès leur apparition, probablement parce qu’aucun « pôle mondial » (susceptible de rayonner à l’échelle globale selon la DATAR) n’avait été créé d’emblée – une lacune surprenante par rapport à l’importance du secteur dans l’économie nationale. Le Pôle Mov’éo, qui résulte de la fusion de Vestapolis (Ile-de-France) et de Normandy Motor Valley, se place « en compétition avec trois autres clusters mondiaux automobiles de très grande réputation : ceux de Détroit aux Etats-Unis, de Kanto Tokaï au Japon et de Stuttgart en Allemagne » (MINEFI, 2006, p. 20). Il semble probable que Mov’éo devienne le chef de file de tous les Pôles automobiles et qu’il redistribue une partie de son activité sur les neuf autres Pôles français qui comportent une composante automobile. Piloté depuis l’Ile-de-France, le réseau de R&D serait alors national.
  • L’articulation entre l’Alsace et la Franche-Comté constitue-t-elle le périmètre pertinent ? Il rassemble différentes sous-régions de caractère disparate (WOESSNER, 2006). Autour de la métropole strasbourgeoise, le Nord-Alsace apparaît riche d’établissements importants, maillons de chaînes multinationales d’abord tournés vers le monde rhénan. Le Sud-Alsace et le Nord Franche-Comté se placent sous la coupe des deux usines géantes de PSA mais ne possèdent pas de point fort technologique. La région de Besançon et le Jura rassemblent de petits districts spécialisés dans la métallurgie ou la plasturgie. Quel chef de file pourrait peser sur la communauté épistémique naissante du Pôle pour intégrer ces éléments en un tout susceptible de créer assez de valeur ajoutée dans le but de perpétuer la croissance ? Inversement, la Bourgogne a été négligée alors qu’un Contrat métropolitain Saône-Rhin a été conclu entre Dijon, Besançon, Belfort-Montbéliard et Mulhouse. Elle possède pourtant un tissu de fournisseurs fédéré par le réseau AutoBourgogne. De même, la frontière nationale apparaît étanche, face au Pays de Bade, sinon au Land du Bade-Wurtemberg tout entier.

Figure 5

Le Pôle automobile Véhicule du Futur : quelles évolutions ?

figure im6
Création d’une Effondrement
Variable forçante : communauté épistémique du système
Bifurcation :
- les nouveaux pays Pôle de compétitivité vers la Suivisme
Véhicule du Futur R&Dautomobile
industriels
- pPaSrAis, iechnef de file Alsace-Franche-Comté Emergence :
nouveaux acteurs Territoire–
et autres activités archétype

Le Pôle automobile Véhicule du Futur : quelles évolutions ?

32 Par conséquent, la communauté épistémique apparaît incomplète et fragile. Les grands centres de commandement lui sont extérieurs. Les moyens institutionnels et financiers des Régions sont faibles. Le territoire ne repose pas sur une assiette idéale et connaît de nombreuses discontinuités. C’est pourquoi trois trajectoires peuvent être envisagées.

33 Le système industriel automobile peut être détruit, comme cela s’est déjà produit dans la branche textile en Alsace et dans la branche horlogère en Franche-Comté. Ce scénario serait celui du « fil de l’eau », conforme à la logique économique du renouvellement global des régions industrielles, que seule une territorialisation efficace pourrait venir contrecarrer. Si le Pôle réussit une bifurcation, il aura été capable de se tourner vers l’économie de la connaissance, avec des fournisseurs susceptibles de concevoir non plus des produits mais des fonctions déclinables pour différents constructeurs et marchés régionaux dans le monde (MICAELLI, 2005). Le Pôle doit alors organiser un réseau fort d’une culture partagée, capable de surmonter les lacunes dues à l’action des centres extérieurs et susceptible de faire travailler ensemble des entreprises très diverses dans leurs modes d’organisation et dans leurs cultures. Les fournisseurs, en particulier, sauveraient les assembliers. On aurait donc une forme de suivisme puisque plusieurs régions d’Europe occidentale se sont déjà engagées dans cette direction. Une troisième évolution possible concerne l’émergence. Dans ce cas, la communauté épistémique introduit de nouveaux acteurs qui l’entraînent vers une territorialisation inédite. Ces entrants se localisent usuellement dans un contexte métropolitain, une place tenue par Strasbourg à l’échelle des deux régions Alsace et Franche-Comté. Ainsi, le Forum Carolus, un think tank créé en 2005 par M. LOOS, alors Ministre de l’industrie et député du Bas-Rhin, propose de reconvertir progressivement l’industrie de production automobile vers le « medical care », une mutation envisageable du fait des parentés entre l’automobile et l’instrumentation médicale. L’idée a été introduite au Forum Carolus par un industriel allemand de la Forêt-Noire, dont l’entreprise conçoit et fabrique différents modèles d’endoscopes destinés à inspecter l’intérieur des corps humains ou des moteurs à combustion. La rupture serait alors radicale dans l’activité basique du territoire ; elle serait la conséquence de nouveaux modes opératoires et d’une organisation réticulaire repensée. Elle pourrait conduire à l’apparition d’un territoire-archétype transfrontalier.

- 4 - Validité de la réflexion

34 La Figure 6 transpose les observations faites dans les trois exemples de la première partie sur le schéma de la Figure 1. Dans le cas de Mulhouse (Flèche 1), l’absence de stratégie a conduit à la mise en périphérie de la région. Sa croissance a été relayée durant les Trente Glorieuses par l’implantation d’établissements industriels décentralisés, comme Peugeot ou Rhône-Poulenc. Puis le mouvement a été stoppé, la croissance s’est arrêtée et aujourd’hui l’agglomération imagine d’abord un destin de plate-forme commerciale alors que la ville était née de l’industrie. Du côté bâlois, la BioValley repose sur une analyse rigoureuse du positionnement de la ville dans la mondialisation. En 1996, à l’issue de discussions serrées, notamment parce que le groupe Roche avait refusé de rejoindre la firme Novartis, le projet a finalement été soutenu par l’ensemble des acteurs présents sur le territoire. A présent, il en résulte un nouvel archétype en tant que territoire transfrontalier et globalisé fondé sur la bigpharma et les biotechnologies (Flèche 2). Enfin, le Pôle Véhicule du Futur a lui aussi suivi une démarche fondatrice qui associe de nombreux acteurs. Mais il semble voué au suivisme parce que, contrairement à la BioValley, le jeu est largement mené du dehors du fait de l’importance de l’action publique et des décisions prises par les sièges sociaux à Paris, ainsi que de la relative faiblesse des compétences technologiques in situ (Flèche 3). Autrement dit, pour réussir un archétype, l’enracinement local des centres de décision ne constitue-t-il pas un impératif incontournable ?

Figure 6

Itération selon les trois exemples

figure im7
Territoire
Trajectoires : Mise en périphérie hostile :
12 : : MBiuolVhaolulesye 1 Phadséefindi’tidioénatdioen : enclosure
3 : Véhicule du Futur la stratégie
Territoire Phase
Espace Territorialisation has been d’activation :
amorphe : intuitive : insertion
pas de réaction jeu d’acteurs dans la
Variable Territoire mondialisation
forçante : 3
Projet suiviste
la mondialisation
Prototerritoire territorial :
2- 3 pceornrcétercpaetipniottinefs : deets 2- 3 céopmismtéumniaquuteé Territoire–
des opportunités archétype

Itération selon les trois exemples

35 Une dernière question se pose : le jeu d’acteurs intuitif engendre-t-il nécessairement un territoire-suiviste et la communauté épistémique un territoire-archétype ? A priori, le bricolage peu réfléchi et mal formalisé ne devrait avoir qu’une portée limitée alors qu’une réflexion élaborée et structurée devrait être capable de repousser les limites de l’évolution jusqu’à l’émergence. Mais n’est-ce pas accorder trop de crédit à l’intelligence collective abstraite ? Une institution est volontiers conservatrice ; un groupe bien établi peut même chercher à freiner ou à orienter une évolution dans le sens qui correspond à ses représentations ; au sein d’un univers très codifié, l’institution peut même devenir « imbécile » lorsqu’elle s’oppose au changement dans le seul but de se reproduire (VEBLEN, 1898). Ce scénario n’est pas à exclure dans une région « qui gagne », à un moment où il faudrait prendre des risques. En effet, dans un contexte de réussite, vaut-il mieux continuer à perfectionner l’existant en lui allouant de nouveaux investissements, ou bien faut-il se tourner vers une stratégie de développement en construisant une nouvelle communauté épistémique en vue d’une émergence ? Chez les « bricoleurs », l’appréhension du risque sera plus intuitive et le jeu d’acteurs sera plus ouvert...

- 5 - Conclusion

36 Ainsi, la problématique de l’innovation, plus précisément de la capacité d’un territoire à constituer un système d’innovation, est cruciale. Toutes les échelles sont convoquées : le monde entier, les cadres nationaux ou supranationaux, les SLI etc. L’économie spatiale propose une grille de lecture avec les concepts de région apprenante (learning region), par exemple. En amont, les compétences nécessaires pour l’établissement d’une prospective territoriale sont interpellées. Les patrimoines jouent eux aussi un rôle clé dans le devenir d’un territoire.

37 La mise en capacité à innover repose sur le volontarisme de la communauté épistémique : il s’agit pour elle d’établir une prospective permettant de créer un territoire apte à se mouvoir dans la mondialisation. La gouvernance autocentrée lui apporte un avantage indéniable. Elle peut fonctionner en tant que réseau, ou comme un réseau de réseaux. Elle est susceptible de faire vivre des clusters (des réseaux d’entreprises et de structures d’intermédiation à la recherche de la compétitivité) de plusieurs manières : en révélant et en formalisant une structure plus ou moins latente ou cachée ; sur la base d’une analyse prospective, en guidant les ressources et les compétences vers une nouvelle articulation des « forces vives » ; et même, sur la base d’une ingénierie de projet sophistiquée, en suscitant la naissance de clusters inédits aux effets de levier considérables par rapport au stock initial d’éléments systémiques.

38 Les réseaux ne s’intéressent plus à des aires euclidiennes. Le principal critère de mesure de la distance séparant les acteurs concerne la proximité organisationnelle, ce qui renvoie à une connaissance fine (et difficile à mesurer) du fonctionnement interne des réseaux de personnes. Sur cette base, le projet fait le territoire, il en dessine la structure dont en découlent les contours. Enfin la problématique du moment favorable fait apparaître la bifurcation et l’émergence comme des étapes cruciales qui se développent selon des contraintes chronologiques. Apparue trop tôt, une innovation reste inutilisée, faute d’adéquation avec les autres éléments du système. Venant trop tard, elle peinera à s’imposer face à la concurrence d’autres territoires. Il s’agit donc de trouver une « fenêtre de tir », qui correspond au moment où la demande devient effective pour une innovation.

39 Les enjeux de la territorialisation apparaissent considérables pour la géographie, voire pour la cartographie lorsqu’il s’agit de représenter des éléments sur des territoires très éclatés et se jouant des échelles. Les économistes, les sociologues et les systémistes utilisent des concepts aisément transposables, à marier avec le champ cognitif qui existe déjà lorsqu’il est question de formes spatiales. Le chantier de la compréhension de la territorialisation est donc ouvert à la fois vers l’interdisciplinarité et vers un approfondissement du champ disciplinaire. Il appelle à la mobilisation de nombreuses ressources et compétences.

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Mots-clés éditeurs : territorialisation, prospective, cluster, systémogénèse, innovation

Date de mise en ligne : 20/01/2011.

https://doi.org/10.3917/reru.104.0669

Notes

  • [1]
    - Merci aux réflexions et aux travaux non-publiés de J.-L. MERCIER à ce sujet.
  • [2]
    - Orthographié tel quel.
  • [3]
    - Cf. http://www.ibc-bak.com/
bb.footer.alt.logo.cairn

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