Couverture de REDP_262

Article de revue

Un marché sans marchandise ? Répugnance et matching market

Pages 317 à 345

Notes

  • [1]
    GREDEG (Université de Nice Sophia Antipolis). nicolas.brisset@gredeg-cnrs.fr. Je tiens à remercier Maxime Desmarais-Tremblay, Judith Favereau, Cyril Hédoin, deux rapporteurs anonymes, ainsi que le responsable de mon article au sein de la Revue d’Économie Politique pour leurs commentaires.
  • [2]
    Pour une vue d’ensemble, voir Howard [2007].
  • [3]
    Sambuc [2013] souligne néanmoins que la rémunération liée à un contrat à terme et calculée sur une base actuarielle serait nécessairement modeste étant donnée la faible probabilité de décéder dans des conditions permettant la transplantation. Il serait alors nécessaire d’augmenter les réductions de primes d’assurance afin d’en faire des incitatifs efficaces. Or, une telle mesure aurait pour effet pervers une augmentation du prix des organes sur le marché. Cohen [1989] propose un système de marché à terme dans lequel ce n’est plus le donneur mais ses héritiers qui reçoivent une prime à l’organe effectivement prélevé. L’incitation est dès lors déportée sur la possibilité de laisser un héritage plus important.
  • [4]
    Il existe d’autres justifications (Morelon [2003]) : la vente d’un organe représenterait un revenu permettant aux familles dans le besoin de vivre plusieurs mois, voire plusieurs années ; l’achat (ici par l’institution) d’un organe lui confère une valeur impliquant un sentiment de responsabilité de la part du receveur, qui prendra plus volontiers son traitement immunosuppresseur ; le prélèvement d’un organe est une opération lourde, il est donc légitime de la compenser par une rémunération.
  • [5]
    Dans le droit américain, le franchissement d’une frontière intérieure n’est pas requis du moment que l’on peut prouver que l’activité en question relève du commerce intérieur et a un effet sur lui. Dans les fait, cela reviens à interdire le commerce d’organes.
  • [6]
    Je remercie l’un des rapporteurs de la Revue d’économie politique pour m’avoir indiqué ce point.
  • [7]
    Sur la diversité des mécanismes possibles, voir Wallis, Samy, Roth et Rees [2011].
  • [8]
    Pour un résumé, voir Forges, Haering et Lehlé [2013].
  • [9]
    Une autre critique faite à l’appariement marchant a trait à la structure particulière des marchés aux organes. Elle consiste essentiellement à souligner que les différentes particularités propres à l’organe (sa rapide dégradation, l’extrême diversité des types d’organes, autant que de groupes sanguins et que de types HLA, la difficulté à ce que se mettent en place des effets de réputation améliorant la qualité des organes donnés) engendreraient des structures de marchés oligopolistiques remettant profondément en cause l’efficacité des marchés défendue par les économistes proposant ce type d’appariement. Ce problème a fait l’objet de multiples travaux (Sambuc [2012]) et ne concerne pas le type de rejet de la solution marchande renvoyant à la notion de répugnance. On le laissera donc de côté.
  • [10]
    Sur ce point, voir Steiner [2001].
  • [11]
    Pour une défense de Titmuss sur ce point, voir Singer [1973].
  • [12]
    Sur l’utilisation formelle de cette conception, voir Bénabou et Tirole [2003] et Tirole [2003].
  • [13]
    Ce qui reste relativement compatible avec la théorie économique standard de la rationalité en termes de stabilité des préférences en ce qu’il suffit d’expliquer les variations de motivation intrinsèque par des changements de la perception que se fait l’agent de son environnement, ou même de l’environnement lui-même (Frey et Jegen [2001 : 592]).
  • [14]
    Né principalement sous les plumes de Philip Pettit et de Quentin Skinner, le républicanisme moderne consiste en une doctrine à la fois philosophique et politique, s’inscrivant comme via media dans le cadre du débat entre le libéralisme rawlsien et les communautariens. Pour un résumé, voir Spitz [2010].
  • [15]
    Tout comme le fils qui, dans le cadre du droit romain, jouit d’une situation proche de l’esclave : même l’âge adulte acquis, il reste à la merci de son père. Ce qui explique sûrement la place importante du parricide dans la littérature antique.
  • [16]
    Polanyi parle de all purpose money (Polanyi [1977]). Seulement, pour Polanyi, la notion a une réalité dans le monde capitaliste, ce que refuse Zelizer.
  • [17]
    On se concentre ici sur l’existence, et non sur l’évolution ou la constitution de tels marquages.
  • [18]
    Sur ce point, voir (Friedman et Friedman [2006]).
  • [19]
    On pourrait à partir de là considérer certains cas où c’est la rémunération symbolique qui peut être jugée illégitime, comme tombant dans la zone grise des incitations.
  • [20]
    Le marquage marchand, en introduisant l’organe dans une commensurabilité généralisée (Radin [1996]), débouche sur un rapport de pouvoir jugé impropre. Le droit romain consacre ce principe en stipulant que le corps d’un homme libre ne peut faire l’objet d’aucune estimation.
  • [21]
    Notons que la séparation stricte effectuée par Grant entre rémunération et incitation est analytiquement complexe à justifier. En effet, hormis dans le cadre walrassien, qui prend soin de placer la répartition (liée à la rémunération) en amont du marché, les principes d’incitation et de rémunération se confondent au sein de la théorie économique : le marché est en même temps un dispositif de répartition (approche par la rémunération) et un dispositif d’allocation (approche par l’incitation). Pour reprendre le terme utilisé par Saussure afin de qualifier la distinction langue-parole [2002 : 299], nous aurions plus ici affaire à une dualité qu’à une véritable dichotomie. Là où la dichotomie nécessite un partage clair entre ce qui relèverait de la l’incitation et ce qui relèverait de la rémunération, la dualité suggère que nous somme en face d’une même réalité éclairée de deux manière différentes. Un travail conséquent reste donc à faire pour rendre la catégorisation de Grant opérationnelle d’un point de vue analytique, et notamment pour comprendre en quoi la définition qu’elle fournit de l’incitation s’éloigne de sa définition économique (incitation comme déterminant de l’allocation des ressources). Il nous semble que compléter la distinction de Grant en intégrant au raisonnement la notion de marquage social des populations va dans cette direction. Cette note fait suite à la critique aiguisée de Cyril Hédoin, que je remercie.
  • [22]
    Notons néanmoins que le rapport de domination est susceptible de reparaître au sein de la communauté émotionnelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’équipe médicale est souvent amenée à proposer au donneur potentiel (souvent un membre de la famille) un faux alibi médical, de telle sorte qu’il n’ait pas à refuser de donner.
  • [23]
    Même s’il ne faut pas négliger les relations de pouvoir au sein de la famille. Fox et Swazey [2013] soulignent avec beaucoup d’insistance les différentes pressions, de la famille comme du corps médical, exercées sur le donneur potentiel. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’équipe médicale soit prête à offrir à une personne compatible un faux alibi médical afin de pouvoir légitimement refuser de donner.

1. Introduction

1 La notion de répugnance vis-à-vis du marché, développée par Alvin Roth dans son article de référence Repugnance as a Constraint on Markets (Roth [2007]), permet d’aborder la problématique du rejet social du marché pour certains objets qui jusque là n’étaient pas soumis à ce type d’appariement. Roth envisage ce concept de manière simple : il y a répugnance lorsque même en présence d’une offre et d’une demande, la transaction d’un bien est contrainte, voire empêchée, dans la mesure où elle est jugée inappropriée (que ce soit par les agents offreurs et demandeurs ou par des personnes extérieures). Cette définition minimaliste est généralement complétée par une collection d’exemples : organes, argent, etc. (Roth [2014]). L’objectif de cet article est de donner un corps théorique à l’idée de répugnance vis-à-vis du marché, notamment en se focalisant sur un cas étudié par Roth, à savoir l’échange d’organes prélevés sur vif (essentiellement les reins). La marchandisation de l’organe est en effet aujourd’hui largement prohibée, au nom de deux types d’argumentation prenant racines dans une condamnation d’ordre moral. Si ces arguments justifient en tant que tels le rejet des marchés, ils permettent également de souligner que même s’ils étaient mis en place, les individus ne se porteraient pas nécessairement sur de tels marchés.

2 On développera ici l’idée selon laquelle le rejet de la solution marchande a pour origine une certaine manière socialement admise de considérer les organes comme des objets non marchands : ils ne sont pas des marchandises, ils ne peuvent être gérés par le marché. On parlera, d’un marquage social au sens de la sociologue de l’économie Viviana Zelizer. En classant l’organe comme une marchandise, les théories économiques heurtent les représentations (classifications) sociales en place, de telle sorte que, premièrement, le commerce d’organe est prohibé ; secondement la mise en place d’un marché aux organes ne garantit pas que les acteurs s’y portent (d’où le problème d’efficience). Dans les deux cas, c’est l’aspect inapproprié de l’échange marchand qui pose problème : on l’interdit collectivement dans le premier cas, on décide individuellement de ne pas l’utiliser dans le second. On verra que la notion de marquage social permet néanmoins d’aller plus loin que ce simple constat (certains biens sont socialement considérés comme non marchands) : les paiements pour organes prélevés sur vif ne sont pas considérés comme légitimes au sein même de l’ordre marchand. De tels paiements ne sont en effet pas envisagés comme des rémunérations (légitimes) mais comme des incitations au sens de la philosophe Ruth Grant [2012] : ils constituent un moyen politique de détourner autrui de ses propres aspirations. Dans cette perspective, l’appariement marchand ne donnerait pas lieu à des échanges légitimes, mais à la manipulation de populations fragiles. C’est finalement ce dernier point qu’on soulignera comme primordial : plus que les organes, ce sont certaines populations qui sont « marquées » comme fragiles, le marché débouchant sur une situation de domination au sens du philosophe Philip Pettit [1997]. Si la notion de domination au sens de Pettit a déjà été utilisée par Philippe Steiner [2010] pour aborder le problème moral lié au marché aux organes, on entend ici en systématiser l’usage en utilisant la notion de marquage social des populations fragiles. On verra alors la manière dont Alvin Roth, lorsqu’il met au point des dispositifs d’appariement non marchands pour les organes, évite justement que se mette en place un tel rapport de domination.

3 On commencera par évoquer, dans la première section, la solution marchande proposée par certains économistes et refusée dans la quasi-totalité des pays, ainsi que la manière dont Roth, à partir de sa définition minimaliste de la répugnance (fondée sur le simple constat de l’interdiction juridique), est amené à théoriser un mode d’appariement non marchand compatible avec cette répugnance. La deuxième section sera consacrée à proprement parler aux différents types de critiques auxquels les marchés aux organes ont prêté le flanc, critiques auxquelles Roth ne fait pas référence. Ces critiques nous fourniront des éléments importants afin de donner un corps théorique à la notion de répugnance, tâche à laquelle on s’attellera dans la troisième section. Notre analyse débouchera enfin sur quelques réflexions relatives au métier de l’économiste.

2. Roth et la répugnance : le cas des organes

4 La notion de répugnance découle chez Roth du constat du refus social de l’appariement marchand dans le cas de certains biens. Si l’objectif de cet article est d’identifier, en partant du cas de la répugnance des marchés aux organes, les mécanismes de la répugnance, ses soubassements normatifs, il est nécessaire de commencer par évoquer à proprement parler la solution marchande à l’allongement des listes d’attente, avant d’aborder la réponse de Roth à l’opposition à cette marchandisation.

2.1. La solution marchande au manque d’organes

5 Depuis les années 1970, le perfectionnement des techniques de greffe transforme l’organe en ressource pour les professionnels de la médecine comme pour les receveurs. Il devient ainsi un bien économique au sens substantif du terme, c’est-à-dire destiné à être produit, distribué et approprié (Polanyi [1977]). Jusqu’aux années 1970, la greffe reste l’opération de la dernière chance, sans que les questions de coût et de distribution ne soient considérées comme problématiques. Philippe Steiner [2010 : 132] parle à cet effet de « coordination par l’espoir » : l’incertitude ne concerne que l’efficacité de l’acte médical, le taux d’échec étant extrêmement élevé. A partir des années 1970, la maîtrise croissante des techniques médicales pose la question de l’utilisation optimale de cette ressource rare qu’est l’organe. D’autant que l’on constate dans de nombreux pays, par le biais de l’allongement des listes d’attente, de sévères déficits. A la coordination par l’espoir succède la coordination économique. La pénurie croissante contraste avec des possibilités techniques réelles et entraîne un besoin de rationalisation. La question de la rareté pénètre la sphère médicale. On se concentre ici sur la question de la technologie d’appariement entre greffons et malades, et plus particulièrement sur l’appariement des greffons prélevés sur vifs.

6 Devant la pénurie croissante et l’allongement des listes d’attente, certains économistes préconisent une solution marchande. Si plusieurs types d’architectures marchandes ont été proposés, très peu d’entre eux se rapportent à un véritable marché de gré à gré. Kaserman et Barnett [1991] sont parmi les seuls à aller dans ce sens. Becker et Elìas [2007] s’écartent eux du pur modèle de marché. On reviendra ici brièvement les caractéristiques de ces deux modèles, qui adoptent le même point de départ :

7

When an economist sees a persistent gap between demand and supply — as in the demand for and supply of organs for transplants — the next step is usually to look for obstacles to equilibrating that market. (Becker et Elìas [2007 : 3])

8 L’approche de Kaserman et Barnett se situe dans le cadre d’une offre d’organe post mortem, mais s’applique néanmoins très bien au commerce entre vifs, étant donné le peu de spécifications relatives à l’offreur (Sambuc [2013]). En effets, les auteurs utilisent simplement le cadre standard de la théorie des marchés : l’offre d’organes croît avec le prix, le mouvement est inverse pour la demande. Dans un système de don simple, le niveau de l’offre est insuffisant pour satisfaire la demande, alors que l’introduction d’un prix de marché comme variable d’ajustement augmente la quantité offerte. Un tel système implique à la fois un transfert de surplus des receveurs aux donneurs, en ce que les organes gratuits dans un système de don ont désormais un prix, et une augmentation du bien-être collectif via un plus grand nombre de transferts. Ce surplus de bien-être se décompose en un surplus quantitatif pour les demandeurs, et un surplus financier pour les offreurs. Kaserman et Barnett ne tiennent ici pas compte des spécificités du commerce d’organes. Ainsi, passe-t-on simplement d’une situation non marchande à une situation marchande, et ce à travers une analyse comparée des surplus de bien-être. Dans la mesure où l’émergence d’un prix d’équilibre apurerait le marché, la solution marchande semble toute indiquée.

9 De leur côté, Becker et Elìas [2007] tentent d’intégrer à leur modèle certaines contraintes dues à la logistique de la transplantation. Ils envisagent une forme de marché plus crédible, monopsonistique, dans laquel c’est le système de santé qui se porte du côté de la demande, en proposant aux individus d’acheter un de leurs organes. Dans l’état actuel du commerce de rein inter vivo, c’est-à-dire un système ne fonctionnant qu’à partir de dons non rémunérés, la demande excède largement l’offre. Étant dans un cas de don, l’offre est complètement inélastique au coût. La demande est également de nature particulière. Contrairement à un marché de gré à gré, c’est une tierce personne, le médecin, qui décide de placer le patient sur les listes d’attente. On arrive donc, selon les auteurs, à une situation pour le moins paradoxale : plus les progrès de la médecine permettent de faire diminuer le coût unitaire des transplantations (estimé à cent soixante mille dollars), plus les techniques opératoires progressent, plus la demande s’accroît et plus l’écart augmente entre une offre fixe et une demande variable.

10 Afin de résorber l’écart entre offre et demande, les auteurs préconisent la mise en place d’une incitation financière. Le calcul de cet incitatif financier regroupe trois composantes : (i) le risque de décès lors de la transplantation, (ii) la durée de convalescence et (iii) la diminution de la qualité de vie à la suite de l’opération. Limitons-nous aux grands principes de ce calcul.

11

  1. Poser un prix sur le risque fatal suppose de donner un prix à la vie humaine. Becker et Elìas fixent ce dernier à cinq millions de dollars 2005 pour un individu moyen avec un revenu annuel de trente-cinq milles dollars. Considérant le risque de décès à la suite d’un prélèvement de rein à 0,1 %, la compensation sur ce risque est établie à cinq milles dollars.
  2. La compensation de la durée de convalescence, quatre semaines pour un rein, est fixée à deux-mille cinq-cents dollars sur la base du salaire annuel de trente-cinq mille dollars.
  3. En soi, affirment les auteurs, un prélèvement ne doit impliquer aucune détérioration de la qualité de vie, néanmoins : « For now, we arbitrarily add a generous $7,500 to measure the quality-of-life component of the price » (Becker et Elìas [2007 : 10-11]).

12 Soit un prix total de quinze mille dollars, ce qui, venant s’ajouter aux cent soixante mille du coût moyen de la transplantation d’un rein, donne un coût unitaire de cent soixante-quinze mille dollars. Remarquons que le statut de cette somme est difficilement qualifiable. Est-ce une compensation ? Non, dans la mesure où la rétribution de 7 500 dollars n’est pas justifiée comme une compensation de la qualité de vie. Est-ce un prix de marché ajustant l’offre et la demande ? Non, puisque ces notions n’interviennent pas dans le calcul de la rétribution totale. Son introduction aurait, pour les auteurs, deux effets majeurs. D’une part, d’inélastique, l’offre deviendrait extrêmement élastique, ceci parce que le nombre d’organes disponibles est très grand. D’autre part, avec l’augmentation du coût, la demande d’organe baisserait : que l’on considère un remboursement public ou privé, ou même un individu finançant ses propres soins, l’augmentation du coût resserre les conditions d’accès aux soins. Estimant le nombre de demandeurs d’organes à 21 500 en 2001 aux États Unis, Becker et Elìas estiment qu’il pourrait passer à 2 040 personnes, soit 19 460 greffes supplémentaires par an. Soit une augmentation de 44 % du nombre de greffes, si l’on considère que le nombre de reins transplantés en 2001 s’élevait à 13 500. Les auteurs estiment que ce raisonnement suffit à justifier largement l’implémentation d’un marché aux organes.

13 La démonstration est, bien entendu, tributaire du niveau des paramètres choisis (essentiellement la valeur de la vie statistique). Le point essentiel est néanmoins que l’introduction de l’incitation permet à la fois d’augmenter l’offre, mais également de baisser la demande. Un élément supplémentaire s’ajoute au crédit de cette procédure : elle permettrait de faire baisser le temps d’attente. Quand on sait que le taux de chômage chez les patients inscrits sur une liste d’attente pour transplantation est 15 % plus élevé que la normale, et que le taux de mortalité à long terme d’une personne transplantée est de 50 à 80 % plus bas que parmi les patients inscrits sur les listes, cet élément devient extrêmement significatif.

14 Le marché inter vivo peut ensuite être complété par un marché aux organes prélevés post mortem au sein duquel l’incitation financière, celle calculée pour les donneurs vivants, serait reversée aux héritiers. D’autres systèmes ont par ailleurs été envisagés. Notamment celui d’un marché à terme (Hansmann [1989]), au sein duquel le donneur vend aujourd’hui la possibilité de prélèvement de ses organes en cas de « bonne mort » (mort encéphalique). Dans ce cas, la rémunération peut être financière, ou prendre la forme d’une place prioritaire sur les listes d’attente en cas de besoin futur de transplantation [2]. Hansmann évoque en l’occurrence un accord de prélèvement post mortem, c’est-à-dire la session à une compagnie d’assurance d’un droit sur des organes qu’elle pourra par la suite porter sur le marché, qui permettrait d’obtenir une réduction de sa prime d’assurance maladie [3].

15 Au final, le panachage des deux systèmes aurait l’avantage d’allier la flexibilité du prélèvement sur vifs et le plus faible coût du prélèvement post mortem : jusqu’à concurrence du montant de la rémunération, les organes peuvent provenir de prélèvements sur cadavre, puis le marché inter vivo prend le relais afin d’apurer entièrement le marché.

16 Le principal argument en faveur de la mise en place d’un marché aux organes est donc la diminution des listes d’attente par le biais de deux mécanismes : la hausse de l’offre et la baisse de la demande [4].

2.2. Le rejet de la solution marchande et la solution de Roth

17 Dans son article de 2007, Alvin Roth revient sur la difficulté posée par les « marchés répugnants » au design de marché. Un marché est dit répugnant lorsque l’existence d’une offre et d’une demande ne permet pas la mise en place d’un système d’échange par le marché en raison de son aspect inapproprié. L’auteur donne un grand nombre d’exemples de ce type de bien, dont le caractère marchand a été rejeté : argent (prêt à intérêt), prostitution, esclavage, organes, sperme et ovules, assurance vie, etc. Il faut ici distinguer deux cas. Si un marché est jugé répugnant par les offreurs et les demandeurs eux-mêmes (il ne faut alors pas parler d’offreurs et de demandeurs, mais de personnes ayant besoin du bien, et d’autres étant prêtes à le céder), il n’y a ni offre, ni demande. A contrario, si ce ne sont ni les offreurs, ni les demandeurs qui empêchent un marché d’être mis en place, mais un groupe d’individus tiers, alors on peut considérer que c’est la société qui réduit la liberté contractuelle des individus.

18 Le grand nombre de critiques adressées aux commerces d’organes a amené la prohibition quasi généralisée de l’échange marchand. En France, la loi de bioéthique no 94-654 du 29 juillet 1994 stipule qu’« aucun paiement, quelle qu’en soit sa forme, ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments de son corps, ou à la collecte de ses produits », venant ainsi renforcer une interdiction datant de 1976. Aux États-Unis, le National Organ Transplant Act de 1984, va dans le même sens :

19

It shall be unlawful for any person to knowingly acquire, receive, or otherwise transfer any human organ for valuable consideration for use in human transplantation if the transfer affects interestate commerce [5].

20 Pour Schwindt et Vining [1986], ce texte est une réaction directe aux velléités de mise en place de marchés aux organes aux États Unis. Ils mentionnent notamment la tentative de création par le Dr Harvey Jacobs d’une organisation marchande spécialisée dans le commerce d’organes, l’International Kidney Exchange Ldt[6]. L’interdiction quasi généralisée (seul l’Iran autorise la rémunération monétaire des organes) met donc en échec la mise en place de marchés aux organes.

21 Les économistes sont donc conduits à envisager des modes d’appariement alternatifs aux marchés. Selon Alvin Roth, le design économique doit précisément permettre de contourner le refus de la solution marchande. Le design économique est aujourd’hui une pièce centrale de la discipline, consacrée par l’attribution du prix Nobel à plusieurs de ses spécialistes, tels Vernon Smith, Leonid Hurwicz, Roger Myerson, Eric Maskin et Alvin Roth. L’idée centrale est d’élargir l’objet de la théorie économique au-delà de l’appariement marchand et d’envisager, en fonction des différents types de biens, des modes d’appariement reposant sur des mécanismes spécifiques. La notion de mécanisme désigne des procédures formelles destinées à produire une coordination entre les agents d’une population, selon des critères spécifiques (Hurwicz [2006] ; Forges [2007]). Le marché est une sous-catégorie de ces mécanismes, au même titre que les procédures d’enchère ou, ce qui va plus particulièrement nous concerner, les mécanismes d’appariement (matching). Si la théorisation de ces derniers, ainsi que des critères d’optimalité qui les accompagnent (stabilité, absence de manipulation, etc.), datent des années 1960 et des travaux de Gale, Shapley, Shubik et Scarf (Gale et Shapley [1962] ; Shapley et Shubik [1972] ; Shapley et Scarf [1974]), il faut attendre les années 1980 pour que cette théorisation se meuve en ingénierie. La notion d’appariement (non marchand) renvoie à des mécanismes possédants une double caractéristique : l’absence de prix, et le fait que chacun (offreur et demandeur) choisit autant qu’elle est choisie. Tel est, par exemple, le cas du choix des bacheliers arrivant sur le marché des écoles : ils choisissent des établissements autant qu’ils sont choisis par ces derniers. Une troisième caractéristique des mécanismes d’appariement est leur aspect centralisé. La notion de chambre de compensation (clearing house) est en effet centrale dans les réflexions d’Alvin Roth [2002]. La difficulté particulière d’un appariement centralisé est qu’il repose sur les déclarations des agents. On assiste donc à la mise en place d’un jeu impliquant le planificateur et des agents pouvant décider de mentir afin d’atteindre des résultats préférables, ou simplement ne pas être amenés à révéler leurs véritables préférences.

22 Un cas canonique d’ingénierie économique lié aux mécanismes d’appariement est la réforme de 1995, aux États-Unis, du mode de répartition des médecins nouvellement diplômés des hôpitaux. Alors qu’en 1950, les autorités avaient décidé de la mise en place d’une chambre de compensation nationale permettant le respect le plus satisfaisant possible des choix des étudiants, ce système est remis en cause à la fin des années 1980. Cette remise en question est principalement le fait d’une évolution socioculturelle menant à l’instabilité du dispositif. En effet, la part toujours grandissante des couples désirant être affectés dans les mêmes villes n’étant pas prise en compte dans la procédure utilisée, il en résulte une grande instabilité : les jeunes médecins changent rapidement d’établissement après leur première affectation. Ils ne révèlent pas leurs préférences, essentiellement parce que le mécanisme ne leur en donne pas l’opportunité :

23

The assumption that the submitted preference lists are a good proxy for the true preferences needs careful investigation. If instead of reflecting the true preferences, the submitted preferences instead reflect misrepresentations of the preferences induced by experience with the existing clearinghouse, then it could be that a new algorithm would over time elicit quite different preferences, and affect many more applicants than the above calculations suggest. (Roth [2002 : 1361])

24 Une situation dommageable tant pour les jeunes diplômés que pour les hôpitaux. C’est à Alvin Roth que revient la tâche de fournir un système alternatif (Roth et Peranson [1999]). Ce qu’il fera en utilisant un algorithme d’appariement intégrant cette nouvelle donnée. Il parvient donc à concrétiser un résultat souhaité, une stabilité à plus long terme, par le biais de mécanismes spécifiques.

25 Dans le cas des reins prélevés sur vifs, Alvin Roth remarque que la substitution d’une chambre de compensation, mettant en relation des paires de donneur-receveur, à un simple marché permet l’acceptation d’un commerce d’organes. Si ce type de système a pour la première fois été suggéré par Félix Rapaport [1986], et même pour la première fois réalisé en Corée du Sud en 1991, puis en Suisse en 1999, il revient à Alvin Roth et son équipe d’en avoir théorisé les mécanismes fins, les principes, les conditions de fonctionnement, ainsi que d’en avoir testé l’efficacité.

26 Comme nous l’avons vu, le mode d’appariement marchand est massivement rejeté à travers le monde (à l’exception de l’Iran). Une fois ceci admis, deux mécanismes restent à disposition : (1) une inscription sur une liste d’attente pour don post mortem, (2) un don direct au sein d’une paire compatible. Ces deux mécanismes seront le cœur des travaux de Roth, Sönmez et Ünver [2004 ; 2005], destinés à mettre en place des procédures d’appariement les plus performantes possible, que ce soit en termes quantitatifs (nombre de transplantations) ou en termes qualitatifs (amélioration de la compatibilité).

27 Afin de simplifier le détail des différentes stratégies proposées, on ne prendra ici en compte que la compatibilité sanguine sur la base du système ABO (Wallis, Samy, Roth et Rees [2011]). Dans ce cadre, le principe de base du matching market est l’appariement de paires de donneur/receveur (Kidney paired donation) incompatibles grâce au mécanisme simple de l’échange à double sens (2-way Exchange). Imaginons qu’une personne ayant besoin d’un organe connaisse quelqu’un disposé à lui en fournir un (par exemple son conjoint) mais qu’il y ait incompatibilité ABO entre eux. L’idée principale est de mettre ce premier couple en relation avec une autre paire de personnes se trouvant dans une situation analogue, et dont le donneur et le receveur sont respectivement compatibles avec le receveur et le donneur de la première paire. Dans le graphique 1 ci-dessous, le donneur 1, incompatible avec le second membre de sa paire (le receveur 1), donne un rein au receveur 2, appartenant à une autre paire et avec qui il est compatible. Dans le même temps, le donneur 2 fournit un rein au receveur 1. Ce mécanisme simple est la structure de base du market design à la Alvin Roth, permettant de multiples raffinements.

Graphique 1

Échange à double sens

figure im1

Échange à double sens

28 La principale limite de cette structure simple surgit dès lors que certaines paires ont des difficultés à trouver un donneur compatible. C’est tout particulièrement le cas des personnes de groupe sanguin O. Une solution à ce problème est d’élargir la structure à un échange à trois paires (3-Way Exchange) : une paire A donne un organe à une paire B, qui offre un organe à une paire C qui offre elle-même un organe à la paire A. Cette structure résout le problème du groupe O en ce qu’elle évite l’impératif de la double coïncidence. Ce principe peut, bien entendu, être étendu à un plus grand nombre de paires. Il est également possible d’ajouter d’autres sources d’organes, notamment les dons post-mortem, via les listes d’attente : un donneur fournit un organe à un receveur du même groupe alors sur liste d’attente pour don post mortem, en échange d’une place prioritaire sur cette liste d’attente pour son binôme.

29 Ajouter à ces procédures d’allocation des paires d’offreurs et de demandeurs compatibles peut également s’avérer pertinent si l’on considère des donneurs universels (groupe sanguin O), comme dans le cas ci-dessous.

Graphique 2

Double sens avec paires compatibles

figure im2

Double sens avec paires compatibles

30 Une fois envisagé cet ensemble de mécanismes [7], reste à évaluer leur efficacité. Ce travail fût effectué par Roth, Sönmez et Ünver [2004 ; 2005], ainsi que par Saidman, Roth, Sönmez, Ünver et Delmonico [2006]. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la première série de travaux qui, en utilisant des simulations, soumettent à étude l’hypothèse selon laquelle non-seulement un matching market construit sur ces mécanismes permet effectivement d’offrir des opportunités aux personnes en attente sur les listes, mais également que la taille du groupe sur lequel un algorithme d’appariement est utilisé est un élément primordial : plus il est important, plus il y a de mise en relation entre donneurs et offreurs. Dans le modèle conçu par Roth, Sönmez et Ünver [2004 ; 2005], chaque patient ayant besoin d’un organe, et se présentant avec un donneur incompatible, est doté de préférences strictes sur les différents donneurs (préférences fondées sur la compatibilité sanguine, l’âge du donneur et la compatibilité tissulaire), ainsi que sur la possibilité d’avoir une place prioritaire sur la liste d’attente pour donneur mort. Les auteurs montrent que la quantité de transplantations dépend des paramètres suivants :

31

  1. La taille du groupe.
  2. La présence de l’alternative « liste d’attente ».
  3. Le nombre maximum de transplantations pouvant être effectuées en même temps. Autrement dit : la taille maximale des chaînes.
  4. La présence dans le groupe de paires compatibles.

32 Dans le cas où l’alternative de la liste d’attente est absente, les auteurs utilisent la méthode standard du top trading cycles (TTC), initié par David Gale. L’idée en est la suivante : dans une population A composée de paires de donneur-receveur an , on recherche une chaîne L = a 1, a 2,... am dans laquelle chaque paire choisit celle qui la suit, et la paire m choisit la paire 1. Dès lors, l’idée est de partitionner A en chaînes L 1, L 2,... Lk , de telle sorte que L 1 soit une chaîne dans A, que L 2 soit une chaîne dans A\L 1, que L 3 soit une chaîne dans A\L 1 ∪ L 2, etc [8]. Dans leur article fondateur, Shapley et Scarf [1974] montrent que pour ce type de procédure, si chacun des agents a des préférences sur l’ensemble des autres agents, alors il existe au moins une chaîne stable, c’est-à-dire une chaîne L pour laquelle aucune réallocation au sein d’un sous-groupe G de cette chaîne ne pousse G à bloquer la chaîne proposée. La particularité du cas des organes est bien entendu que rien ne garantit que chaque paire ait des préférences sur l’ensemble des donneurs : une paire peut n’avoir aucune préférences sur les autres paires dans la mesure où il n’y a aucun autre donneur compatible. L’ajout du choix de la liste d’attente palie néanmoins ce problème. Roth, Sönmez et Ünver utilisent une procédure alternative, top trading cycles and chains (TTCC) comportant des chaînes, des l-chaînes (w-chains), dans lesquelles l’agent n désigne la liste d’attente.

33 Est considérée lors de cette simulation une population à laquelle on assigne les distributions statistiques suivantes :

34

  1. Le groupe sanguin : 48 % de O, 34 % de B, 14 % de A et 4 % de AB.
  2. La PRA est la probabilité pour un patient d’avoir un cross match positif, c’est-à-dire une incompatibilité avec le donneur relative aux antigènes HLA. Les auteurs considèrent ici une population où 70 % des patients ont un PRA bas (une probabilité d’incompatibilité de 5 % avec un donneur choisi aléatoirement) ; 20 % un PRA moyen (45 %) et 10 % un PRA haut (90 %).
  3. Le genre : 41 % de femmes.

35 Sont considérées deux tailles de population (25 et 100), le cas incluant les paires compatibles et le cas les excluant, sans et avec possibilité de choisir la liste (dans ce cas 40 % des paires incompatibles considèrent ce choix), et enfin le cas réduit à des chaînes à double sens, et le cas non restrictif. Pour les auteurs, les résultats sont probants : la taille du groupe, l’élargissement à tout type de paires, ainsi que la complexification des l-chaînes, rendent les mécanismes d’appariement plus efficaces. In fine, les prélèvements sont effectués en même temps.

36 De part son éloignement vis-à-vis du principe marchand, ce type de système a été légalisé aux États Unis avec le National Organ Transplantation Act. Roth a activement participé à sa mise en place en Nouvelle Angleterre. En avril 2008, un premier échange impliquant 6 paires de donneurs-receveurs a été effectué.

3. Les critiques de la solution marchande

37 Une fois explicités les systèmes théoriques concurrents (marché d’un côté, appariement à la Roth de l’autre), il devient possible de revenir sur la notion de répugnance afin de comprendre la contrainte qui pèse sur le design de marché. On commencera par mettre au jour les critiques les plus communément avancées de la marchandisation, avant d’en explorer les soubassements normatifs dans la section 3. On s’attardera ici sur deux motifs de rejet de la solution marchande. Un premier motif renvoie à l’effet d’éviction que le marché est susceptible d’exercer vis-à-vis du don. Une seconde critique fait valoir les problèmes moraux qu’il y aurait à inciter les individus à vendre leurs organes [9]. Ce sont sur ces deux motifs que l’on s’attardera en ce qu’ils peuvent tous deux être compris comme ce qui sous-tend la répugnance constatée par Roth.

3.1. Motivation et effet d’éviction

38 Une critique récurrente envers l’instauration de marchés aux organes concerne les effets pervers de la rémunération. Ce débat prend racine dans les travaux de Titmuss [1970] relatifs au don du sang. Le sociologue appuie une position relativement courante en sociologie économique. Viviana Zelizer (par exemple [2011]) qualifie cette position de théorie des « mondes hostiles » : le monde social se diviserait en deux types d’agencements incompatibles, d’un côté celui de la solidarité et du lien social, de l’autre l’égoïsme et les agencements marchands. Selon cette vision, toute intrusion du rationalisme marchand viendrait corrompre les mécanismes de solidarités sociales. Inversement, l’intrusion de l’irrationalité de la solidarité au sein des mécanismes marchands mènerait à l’inefficience de ces derniers.

39 Titmuss questionne les demandes de plus en plus fortes, en Angleterre dans les années 1970, d’une mise en place d’un système marchand pour le sang. Il réagit principalement à une publication de l’Institute of Economic Affairs in London de 1968, dans laquelle deux économistes, Cooper et Culyer [1968], défendent que l’introduction d’incitations marchandes augmenterait l’offre de sang en remettant en cause le « monopole de l’altruisme ». La logique est proche de celle que proposeront Becker et Elìas pour les organes. L’argument de Titmuss repose sur une étude comparative du système de rémunération américain et du système de don à l’anglaise. Cette comparaison prouverait l’inefficacité du système marchand, due aux effets désastreux que ce dernier aurait sur le système de don altruiste. Le principal effet du marché serait de dissoudre le don : la mise en place d’une rémunération monétaire éroderait le sentiment de devoir vis-à-vis d’autrui. C’est bien ici une vision antagoniste du marchand et de l’altruisme qui est véhiculée.

40 L’ouvrage de Titmuss suscitera les réactions de deux économistes : Robert Solow [1971] et Kenneth Arrow [1972] [10]. Il ressort de ces deux critiques que si Titmuss souligne les limites d’un système entièrement organisé autour du marché, l’idée selon laquelle le marché devrait étouffer l’altruisme peine à convaincre :

41

Formal philanthropy has always been a prominent element of all economic systems and has shown no signs of diminution. (Arrow [1972 : 345])
[I]f to a voluntary blood donor system we add the possibility of selling blood, we have only expanded the individual’s range of alternatives (Arrow [1972 : 350])

42 D’autre part, Solow [1971 : 1704] souligne que pointer du doigt les problèmes du marché ne permet pas d’en déduire la supériorité du don :

43

I would be tempted to guess (...) that the purchase-and-sale sector made headway in the United States only when the voluntary system proved inadequate to supply the medical needs for blood.

44 C’est avant tout la gratuité théorique de l’argument qui est reprochée au sociologue. Arrow et Solow appellent de leurs vœux une analyse théorique expliquant pourquoi la création d’un marché pour le sang réduirait les dons altruistes [11], c’est-à-dire une justification de la thèse des mondes hostiles. Comme le souligne Steiner [2001], l’argument de Titmuss sera étayé bien plus tard par Bruno Frey ([1997] ; Frey et Oberholzer-Gee, [1997]). Le raisonnement développé par Frey repose sur un raffinement de la perspective comportementaliste standard en économie, qui considère la plupart du temps l’individu comme agissant sous le coup d’incitation provenant de l’extérieur, étant donné un ensemble de préférences donné a priori. Ne pouvant se prononcer sur les préférences des agents, sur leur formation, sur leur évolution, la méthode d’investigation standard est d’expliquer les comportements par les incitations, la plus importante au sein de notre discipline étant la rémunération monétaire fixée par le prix. Frey montre qu’en face de ce type de motivations dites extrinsèques que constitue l’effet prix, le comportement humain peut être orienté par d’autres types d’incitations, dites « intrinsèques », provenant de la satisfaction personnelle tirée de l’activité en tant que telle. Frey utilise ici une distinction provenant de la psychologie, plus particulièrement des travaux d’Edward L. Deci [1971 ; 1972] [12] :

45

It is possible to distinguish between two broad classes of motivation to perform an activity : intrinsic motivation and extrinsic motivation. A person is intrinsically motivated if he performs an activity for no apparent reward except the activity itself [...]. Extrinsic motivation, on the other hand, refers to the performance of an activity because it leads to external rewards (e.g., status, approval, or passing grades). (Deci [1972 : 113])

46 Les travaux de Frey comportent une tentative de prise en compte des deux types de motivations. Il devient ainsi possible de souligner l’effet négatif que peuvent avoir les motivations extrinsèques sur les motivations intrinsèques. Ce que l’on a appelé en psychologie des récompenses (extrinsèques) démotivantes (The Hidden Cost of Reward) : le fait d’offrir une rémunération peut faire baisser l’offre, dans la mesure où l’utilité extrinsèque se substitue à l’utilité intrinsèque et où la perte d’utilité intrinsèque n’est pas compensée par le gain en utilité extrinsèque. Appliqué au don du sang, et a fortiori au don d’organes, ce raisonnement tend à indiquer que la mise en place de mécanismes marchands peut donner lieu à une baisse du don par altruisme au profit d’une augmentation de l’offre pour raisons pécuniaires, sans que rien ne garantisse que les deux effets ne se compensent. Ainsi, cette analyse apporte une première réponse aux interrogations d’Arrow et Solow, en montrant non seulement que l’argent ne peut pas tout acheter (Sandel [2012 : 122]), mais que l’argent peut même entraîner une baisse de l’offre. Comme le résument Frey et Jegen [2001 : 590] :

47

Arguably, the « crowding-out effect » [...], is one of the most important anomalies in economics, as it suggest the opposite of the most fundamental economic « law », that raising monetary incentives increases supply. If the crowding effect holds, raising monetary incentives reduces, rather than increases, supply.

48 La catégorie « motivation intrinsèque » reste néanmoins vide en ce qu’elle est ici simplement ce qui atteint la motivation extrinsèque. Il est toutefois selon nous possible de lui donner plus de contenu à l’aide d’une notion prégnante en sociologie, celle de « rationalité axiologique ». Raymond Boudon [2009 : 77-100] définit la rationalité axiologique comme suit : soit un système compatible d’arguments Q contenant au moins une proposition normative N. On sera rationnel d’un point de vue axiologique quand on accepte N si aucun système d’arguments Q’ préférable à Q et conduisant à préférer N’ n’est disponible. Boudon extrait un exemple de la Richesse des nations, lorsque Smith interroge les raisons pour lesquelles les Anglais considèrent normal et légitime que les soldats soient moins rémunérés que les mineurs. Le système d’arguments est le suivant :

49

[L]e salaire est la rémunération d’un service rendu. A service équivalent, les salaires doivent être équivalents. Dans la valeur d’un service rentrent divers éléments : notamment la durée de l’apprentissage qu’il implique et les risques auxquels il expose celui qui rend. (Boudon [2009 : 80-81])

50 Soldats et mineurs subissent des durées d’apprentissage équivalentes et risquent tous deux leur vie. Néanmoins, étant donnée la promesse de rémunération symbolique que confère la carrière militaire, le principe d’égale rémunération impose une compensation au mineur. Cette compensation peut être pécuniaire, ce qui justifie la plus grande rémunération monétaire de mineurs. Cet exemple est intéressant à double titre. Premièrement en ce qu’il indique que l’on peut faire reposer les croyances normatives sur un socle rationnel (on n’est ici pas très éloigné des arguments développés par John Searle [1972] ou encore Hilary Putnam [2002]). Secondement, en ce qu’il mobilise un arbitrage entre rémunérations pécuniaire et symbolique. On pourrait appliquer cela au don du sang :

51

  1. Accepter de sacrifier une partie de son bien-être au nom d’un plus grand bien-être collectif est une caractéristique du bon citoyen.
  2. Donner son sang représente un coût (en terme de temps par exemple).
  3. Le don du sang mérite une compensation.
  4. Cette compensation peut être intrinsèque : le sentiment d’être reconnu comme un bon citoyen.

52 Ce raisonnement est entièrement découle du fait que l’individu se sent considéré comme faisant partie d’une communauté partageant certains principes axiologiques (prémisse i.), ce qui déclenche un type de rationalité axiologique fondée sur une rémunération symbolique (iv). Ce que montre le la baisse de l’offre, dès lors que l’on propose une rémunération pécuniaire (substitution d’une rémunération extrinsèque à une rémunération intrinsèque dans la proposition iv), est que l’échange monétaire extrait les individus de ce mode de raisonnement en les faisant sortir du cadre défini par la prémisse i. Ainsi la relation entre le donneur et le receveur n’est plus assimilée à une relation entre l’individu et sa communauté, la rémunération intrinsèque disparaissant, ce qui légitime qu’il se demande si la somme proposée est suffisamment importante pour qu’on accepte de prendre un risque. Dans le cas évoqué par Boudon, si la rémunération symbolique du soldat disparaissait avec l’augmentation de sa rémunération monétaire (de soldat, il devient mercenaire), alors cette rémunération devrait être au moins au niveau de celle du mineur.

53 Cette manière de théoriser l’effet d’éviction est donc fondée sur la perception que l’agent a de son environnement et de la tâche qu’on lui propose d’accomplir [13].

3.2. Commerce de détresse et liberté du donneur

54 Le deuxième ensemble de critiques du commerce d’organes que nous aborderons se trouve dans une certaine mesure lié à une hypothèse importante du modèle marchand : l’hypothèse de l’échange volontaire, selon laquelle les agents n’échangent que s’ils le désirent. Si, techniquement, cette hypothèse garantit que le prix se situera entre les prix de réserve des agents, elle contient également un argument régulièrement convoqué par les défenseurs de la solution marchande : les acteurs resteront libres de se porter ou non sur le marché aux organes. Or, les détracteurs des biomarchés affirment que la rémunération a tendance à corrompre l’autonomie de choix à la fois des offreurs, qui vendraient une partie de leur corps dans le but de recevoir un revenu, mais également des personnes ne se proposant pas comme offreurs. L’anthropologue Lawrence Cohen [2003] soutient, par exemple, que la généralisation du marché aux reins dans un pays où la population est fortement endettée transforme le rein en collatéral généralisé au crédit. Il existe ainsi une externalité négative forte au commerce des reins : soit il force les individus à gager un rein pour accéder au crédit, soit il créé un différentiel de taux d’intérêt entre les personnes disposées au gage et celles n’y étant pas disposées. Ces considérations constituent de véritables limites à la logique de marché (Satz [2008]). Titmuss [1970 : 277] avait déjà souligné que la rémunération du sang pouvait impliquer ce type de mécanisme :

55

[T] he commercialization of blood and donor relationships [...] places immense costs on those least able to bear them – the poor, the sick and the inept – increases the danger of unethical behavior in various sectors of medical science and practice, and results in situations in which proportionately more blood is supplied by the poor, the unskilled (and) the unemployed [...] Redistribution [...] of blood and blood products from the poor to the rich appears to be one of the dominant effects of the American blood banking systems.

56 Philippe Steiner [2010 : 288-300] approfondit et systématise cette critique en partant du principe selon lequel c’est ici la nature de la liberté d’une des parties au contrat marchand qui est en jeu. L’argument utilisé par Arrow, Becker et Elìas pour justifier la mise en œuvre de la solution marchande, argument selon lequel tout individu est libre de se proposer ou non sur le marché, renvoie à une conception négative de la liberté, telle qu’elle a été théorisée par Isaiah Berlin [1958]. Dans son célèbre essai, Two Concepts of Liberty, Berlin définit la liberté comme l’absence d’interférence volontaire : « I am normally said to be free to the degree to which no man or body of men interferes with my activity. » (Berlin [1958 : 7]) Les individus ne sont, dans le cadre de cette définition, nullement entravés dans leur volonté d’entrer ou de quitter le marché. A contrario, Steiner utilise une définition républicaine de la liberté [14]. Dans cette perspective, principalement portée par l’œuvre de Philip Pettit [1997], la liberté se définit non pas par l’absence d’interférence, mais de maîtrise arbitraire exercée par autrui sur ma personne. Autrement dit, la liberté se définit par l’absence de domination :

57

Someone has dominating power over another, someone dominates or subjugates another, to the extent that 1. they have the capacity to onterfer, 2. on an arbitrary basis, 3. in certain choices that the other is in a position to make. (Pettit [1997: 52])

58 La liberté est dès lors comprise comme la position dont jouit un individu lorsqu’il vit en présence d’autres personnes qui, en vertu d’un certain dispositif social, s’abstiennent d’exercer sur autrui un pouvoir de domination. Si l’hypothèse d’échange volontaire garantit la compatibilité du dispositif marchand tant avec la liberté négative qu’avec la liberté républicaine, ceci n’est valable que si l’on considère uniquement le marché. Dès que l’on se déplace en amont de celui-ci, la domination arbitraire décrite par Pettit reprend son droit :

59

Le marché n’est pas en lui-même le lieu de formation d’une relation de domination, mais il peut en être le puissant vecteur de diffusion en entérinant, au moyen d’échanges librement consentis, des situations d’inégalité dont la conséquence est la domination subie pour ceux qui ne sont pas en mesure d’accéder à d’autres options en raison de leurs conditions sociales et économiques. (Steiner [2010 : 296]).

60 La neutralité de l’échange, qui assure que les conditions de justice initiales (répartition initiale ou liberté d’échanger) ne sont pas remises en cause par l’échange, est d’ailleurs au cœur de la pensée de Léon Walras : le critère de justice ne saurait être jugé à l’intérieur du marché, ce dernier ne faisant que légitimer la répartition finale au nom de sa propre neutralité vis-à-vis des conditions initiales (Bourdeau [2005]).

61 Steiner reprend à son compte la figure centrale du républicanisme : celle de l’esclave. La définition négative de la liberté rend difficile à comprendre en quoi le bon maître (celui qui n’interfère pas dans les actions de son esclave) domine néanmoins l’esclave (Bourdeau [2012]). Pour Pettit, la relation de domination inscrite dans l’institution de l’esclavage n’a nullement besoin d’être actualisée pour être tangible, du moment que le « bon traitement » dépend uniquement de la volonté propre et arbitraire du maître. De ce fait, l’arbitraire du comportement du maître enferme l’esclave dans une attitude servile à son égard. « Bref, l’esclave ne jouit pas d’un statut social qui l’autorise à regarder le maître droit dans les yeux. » [15] (Bourdeau [2012 : 7-8]) Ainsi, si la possibilité lui est donnée, et même s’il est libre (au sens négatif du terme) de choisir de vendre ses organes sur les biomarchés, l’individu trop peu doté en capital économique pour vivre et faire vivre sa famille, est contraint de prendre ce chemin, l’unique qui s’offre à lui. Sa situation est comparable à celle de l’esclave, privé de liberté au sens républicain du terme, dans la mesure où du moment qu’une part suffisamment importante de la population dont il fait partie décide d’accepter le principe des biomarchés, il n’aura d’autre choix que de s’y porter, surtout si le mécanisme décrit par Cohen se réalise. Dans ce dernier cas, le marché n’augmente pas le nombre de choix qui s’offre à lui – gager ou non un organe comme garantie d’une dette – mais l’oblige à engager un organe dans la mesure où le marché fait augmenter le coût de la conservation de son organe via le taux d’intérêt. La liberté de vendre devient nécessité de mettre à disposition une partie de son corps. Elle transforme la détresse économique en un esclavage partiel. Une analyse plus fine des conséquences potentielles du marché sur la liberté induit donc une remise en cause d’un principe premier de la perspective marchande, soit la souveraineté de l’individu. Notons néanmoins que définir la domination sur l’unique base de l’interférence arbitraire permet mal de comprendre l’acceptation sociale des relations marchandes plus standards. Becker et Elìas soulignent par exemple qu’interdire le commerce d’organes devrait amener à interdire toute activité professionnelle dangereuse, voire toute activité professionnelle tout court, en ce que l’on peut toujours considérer qu’on s’y aliène en raison d’une liberté de choix réduite. On devrait également prohiber le commerce en général, dans la mesure où toute action de vente peut être envisagée du point de vue de la nécessité économique, et donc d’une certaine détresse affaiblissant la liberté au sens républicain du terme.

62

Should poor individuals be deprived of revenue that could be highly useful to them, especially when their organs might save the lives of persons who desperatly need to replace their defective organs? (Becker et Elìas [2007: 21])

63 La notion de domination à la Pettit mène donc, dans le cas des marchés, à un flou sémantique qu’il convient de pallier si l’on veut comprendre la répugnance vis-à-vis de certains marchés, et pas les autres.

4. Donner corps à la répugnance

64 Les critiques de la solution marchande dégagées dans la section précédente amènent à considérer le statut particulier des organes dans nos systèmes conventionnels de représentation. En effet, on souhaiterait défendre que tant la critique technique de l’effet d’éviction que la critique morale du commerce de détresse, reposent sur une représentation particulière de l’organe comme bien fondamentalement non marchand. Non seulement, l’organe n’est pas conventionnellement classé comme marchandise, mais sa marchandisation rompt avec la légitimité même de l’ordre marchand. La légitimité marchande se fonde sur l’idée de rémunération, par opposition au mécanisme de la simple incitation. D’un côté la juste rémunération d’un bien ou d’un service, de l’autre la pratique d’un pouvoir illégitime sur autrui. D’un côté ce qui est dû, de l’autre la manipulation de personnes en détresse. On défendra ici que la frontière entre ces deux catégories (rémunération et incitation) repose certes à première vue sur le marquage social particulier des organes comme objets fondamentalement non marchand, mais surtout sur un marquage social des populations plus susceptibles que d’autres d’approvisionner le marché en organes prélevés sur vif. Ces populations sont perçues comme appartenant à ce que Philip Pettit appelle des « classes de vulnérabilité ».

4.1. Conventions, marquage et incitation : du marchand et du non marchand

65 La notion de répugnance fait directement écho aux critiques techniques et morales des marchés aux organes que l’on a évoquées. On touche ici à l’importance de ce que la sociologue Viviana Zelizer [1979 ; 1997 ; 1985 ; 2005 ; 2011] nomme le marquage social : comme objet non marchand, l’organe ne peut être affecté à un système d’appariement marchand. Le concept de marquage désigne l’idée que les acteurs orientent leurs pratiques, leurs relations envers les objets qui les entourent, en fonction de liens socialement construits qu’ils acceptent comme des données (même si Zelizer théorise l’évolution des ces marquages). Figure de proue de la sociologie économique, Zelizer a produit un grand nombre de travaux concernant les transformations de statut social de différents types d’objets : argent, enfants, relations amoureuses. Pour Zelizer, l’utilisation et la place sociale d’un élément sont déterminées par son marquage, précisément défini comme un phénomène cognitif de classification. L’ambition de Zelizer est de nuancer deux idéologies prégnantes en sociologie économique comme en économie. D’un côté l’idéologie des « sphères séparées », consistant à penser les sphères économiques et sociales comme distinctes, la première étant l’arène de la rationalité froide, la seconde de la solidarité et du sentiment. Cette idéologie mène à la thèse, dite des « mondes hostiles » : toute intrusion de la sphère sociale dans la sphère économique ruine toute possibilité d’action rationnelle ; inversement, l’économie corromprait inévitablement la solidarité de la sphère sociale. L’autre idéologie est celle que Zelizer nomme « nothing but ». Impérialiste, elle amène les économistes à penser le monde social comme entièrement régi par des mécanismes marchands, les sociologues à considérer l’économie comme systématiquement encastrée dans la sphère sociale. Zelizer s’inscrit elle dans une démarche alternative, qu’elle nomme « liens différenciés ». Elle envisage le marquage social comme l’élément primordial, bien qu’évolutif, des pratiques sociales : les acteurs orientent leurs pratiques, leurs comportements vis-à-vis des objets qui les entourent, en fonction de liens socialement construits.

66

In the broadest terms, people create connected lives by differentiating their multiple social ties from each other, marking boundaries between those different ties by means of everyday practices, sustaining those ties through joint activities (includind economic activities), but constantly negotiating the exact content of important social ties. (Zelizer [2005: 32])

67 Refusant le mythe de la corruption du social par l’économie, Zelizer considère uniquement les confrontations entre les différents types de marquages sociaux. Il n’existe chez elle plus de sphère économique ou de sphère sociale en tant que telles, il n’y a que des marquages liés à des organisations de la vie en communauté : l’importance n’est pas la corruption du social par l’économique ou la réduction du social à l’économique, mais le maintien de « bonnes associations » (good matches) entre objets marqués et dispositifs sociaux.

68 Dans un ouvrage de référence [1985], la sociologue montre par exemple que l’enfant, alors qu’il avait pu être considéré comme une source de revenus, une force de travail, a petit à petit acquis un marquage en partie non marchand, redéfinissant ainsi le cercle des actions considérées comme normales vis-à-vis de sa progéniture. En tant qu’élément cognitif de classification, le marquage est de nature conventionnelle :

69

[R]epresentations and practices combine to establish social boundaries between different kinds of social relations. As people erect and enforce such boundaries, they generate three simultaneous effects: First, the boundaries separate social relations whose distinction matters greatly for routine social life. Second, they reinforce the proper matching of meanings, monetary media, and economic transactions within each social relation thus distinguished. Finally, they define the right and obligations of third parties with respect to each sort of social relation. (Zelizer [2011: 85])

70 Le marquage permet de discriminer les objets et de diminuer l’incertitude fondamentale liée au monde social en orientant vers une pratique socialement acceptée.

71

In most such relations, institutional supports, widely shared definitions, and coaching by third parties reduce uncertainty and negotiation; few people, for exemple, have much trouble working out how to behave as student and teacher. (Zelizer [2005: 33-34])

72 Un exemple tiré du travail de Zelizer permettra de mieux saisir le cœur de la notion de marquage. Le sujet d’étude pour lequel elle est certainement la plus connue en France est son travail sur le marquage social de l’argent [1997]. S’opposant à la vision réductrice de l’argent comme pur objet économique [16], Zelizer défend l’idée selon laquelle l’argent est nécessairement marqué et différencié :

73

Despite the commonsense idea that « a dollar is a dollar », everywhere we look people are constantly creating different kinds of money. This book explains the remarkably various ways in which people identify, classify, organize, use, segregate, manufacture, design, store, and even decorate monies as they cope with their multiple social relations. (Zelizer [1997: 1])

74 Elle évoque, par exemple, la manière dont la provenance de la monnaie conditionne la manière de la dépenser. Exemple célèbre, les prostitués ont tendance à affecter l’argent de la prostitution aux loisirs, et seulement l’argent des aides publiques, soigneusement budgétisé, à l’éducation de leurs enfants.

75 Au-delà de l’aspect purement cognitif, le marquage peut également s’inscrire dans les dispositifs légaux, par exemple l’interdiction pure et simple du commerce d’organe ou la régulation des marchés potentiels. Zelizer reconstruit ainsi le questionnement juridique [2005 : 62] :

76

  • Quel type de relation est-ce ?
  • Quels types de droits et obligations sont associés à ce type de relation ?
  • Un de ces droits ou obligations a-t-il été violé par un des protagonistes ?
  • Quelle sanction légale appliquer ?

77 Le passage du marquage comme classification cognitive au marquage comme support de l’appareil juridique nécessite la mobilisation de modes de justification. D’un simple accord de type conventionnel, le marquage se cristallise alors au sein d’un contrat social via la mobilisation de justifications normatives. Ainsi posé, le marquage permet l’étude des conflits de marquages [17], ce qui, comme on l’a vu, concerne directement le cas des organes.

78 Le marquage apparaît dès que l’on questionne les points de vue de Titmuss et Cohen, systématisés par Steiner grâce à la notion de liberté républicaine, dans la mesure où, comme on l’a remarqué, on peine à identifier des raisons objectives et transcendantes à la disqualification de l’organe comme marchandise : l’explication du rejet du marché n’est pratiquement jamais à chercher dans une caractéristique intrinsèque de l’organe, mais dans une représentation sociale vis-à-vis de ce dernier.

79 Les critiques techniques, c’est-à-dire ayant trait à l’efficacité de l’appariement marchand, révèlent d’un mécanisme similaire. Si la rémunération de l’organe peut potentiellement avoir un effet négatif sur l’offre (effet d’éviction), la raison en est précisément un marquage particulier : l’organe n’est pas une marchandise, l’ordre de la rémunération se doit d’être non-monétaire, et le don est le système de distribution symboliquement approprié. Dès lors, rien ne me pousse à me porter sur un marché, où cette rémunération sera moindre, car assimilée à une déviation vis-à-vis du marquage en place (vendre un organe me rapporte moins que le donner). Cette déviation mène la rémunération marchande des organes dans une zone grise, entre les légitimités respectivement du marchand et du non marchand : la rémunération est illégitime dans la mesure où un bien non marchand est assujetti à un mode de distribution qui ne lui convient pas. La rémunération (illégitimement) marchande d’un bien non marchand devient une « incitation », au sens de la philosophe américaine Ruth Grant. Dans son éclairant opus, Strings Attached [2012], Grant définit l’incitation comme une offre respectant les caractéristiques suivantes :

80

  • Elle est un bénéfice extrinsèque tout en n’étant pas la conséquence logique d’un système de rémunération : elle n’est ni un revenu, ni uniquement une compensation. On a par exemple vu que chez Becker et Elìas, une certaine somme d’argent était transférée au donneur au nom de la qualité de vie alors même que les auteurs considèrent qu’il n’y a pas baisse de la qualité de vie.
  • Elle est mise en place dans le but d’entraîner une réponse particulière.
  • Elle est mise en place dans le but de s’écarter du statu quo en motivant une personne à choisir différemment de ce qu’elle aurait choisi sans cette incitation.

81 Pour Grant, en tant que moyen d’orienter les comportements, l’incitation doit être considérée comme une modalité politique d’exercice du pouvoir, à côté de la force et de la persuasion, lorsqu’on définit le pouvoir comme la capacité de détourner les actions d’autrui dans le but d’atteindre d’autres objectifs que les leurs. On comprend dès lors que le vrai problème du marché aux organes n’est pas le dispositif marchand en soi [18], mais la relation de pouvoir que suppose tout dispositif monétaire, dès lors qu’il est perçu comme une incitation et non une rémunération [19]. L’idée de la perception d’une relation de pouvoir renvoie dès lors à la représentation qu’une société se fait des différents groupes de personnes. Si une relation marchande est perçue comme une relation de pouvoir, c’est parce que cette relation implique une population jugée comme dominante vis-à-vis d’une autre, que l’on considère comme fragile. Conformément à la critique de Zelizer, nous ne tombons pas ici dans la caricature des mondes hostiles : il ne s’agit pas d’une incompatibilité entre le marchand et le non marchand, mais d’un conflit de représentation, impliquant un conflit axiologique. Le marquage marchand de l’organe donnerait naissance à des mécanismes, par exemple la possibilité d’utiliser un organe comme collatéral financier, jugés illégitime en ce qu’ils relèvent d’une relation de pouvoir et non du libre consentement. Ce point fût largement débattu dans le cadre des essais cliniques rémunérés : à partir de quel moment considère-t-on que la rémunération d’essais cliniques pose le problème du pouvoir d’une partie de la société, qui jouit de la mise en place de nouveaux médicaments, sur une autre partie de la population, en lui faisant prendre des risques en raison de leurs difficultés économiques ? La notion de « consentement libre » est par essence vide. Elle ne peut être contestée que par l’invocation d’une illégitimité d’ordre conventionnel, à savoir qualifier la contrepartie monétaire d’une transplantation non comme une rémunération (légitime au sein de l’ordre marchand) mais comme une incitation au sens de Grant. Point important, la relation de pouvoir peut également être inversée : demander une rémunération financière à un membre de sa famille est considéré comme illégitime en ce qu’on profite de la détresse (cette fois-ci médicale) d’autrui[20].

82 Le marquage social des objets du quotidien donne ici une substance théorique à la notion de répugnance de marché. Il semble néanmoins que l’on puisse aller plus loin dans l’explicitation des mécanismes liant marquage et répugnance vis-à-vis de l’incitation. Pour ce faire, on peut revenir à l’idée de liberté comme non-domination portée par Philip Pettit [1997]. Un point primordial de l’analyse de Pettit est que la liberté comme non-domination est par essence d’ordre social. Social dans le sens où sa réalisation présuppose l’existence d’un groupe adoptant une attitude intentionnelle via la constitution d’un ensemble de règles. Contrairement à la liberté négative, qui envisage la liberté comme la non-interférence (et, donc, la loi comme interférence), la liberté comme non-domination amène à concevoir la loi comme ce qui protège de l’interférence arbitraire potentielle (la domination). Elle est d’ordre social dans le sens où la vulnérabilité d’un individu dépend de son appartenance à un groupe identifié comme vulnérable :

83

Those who interfere arbitrarily with others, if they are not absolutely random in their choices, do so on the basis of certain markers: this is my wife, this is a black youth, this is an immigrant worker, this is someone old and frail, and so on. And that means that each person, in all likelihood, will belong to a significant vulnerability class or to a number of such classes. (Pettit [1997: 122])

84 Il semble que l’on puisse, à partir de là, défendre que le marquage non marchand de l’organe repose certes sur l’idée d’une manipulation via un mécanisme jugé incitatif, mais surtout sur le marquage social d’une population comme « classe vulnérable » au sens de Pettit. La notion de marquage est ici rendue pertinente dans la mesure où, comme chez Zelizer, le marquage d’une classe d’individus repose également sur la perception de la domination. En effet, le fait d’identifier socialement un ensemble d’individus comme partageant des traits communs faisant d’eux des dominés, c’est-à-dire des personnes soumises à l’arbitraire des décisions d’autrui, repose in fine sur une perception partagée du monde social.

85

And so it is quite possible for me to be forced to think of myself as subordinate to someone who is no more likely to interfere with me than I am to interfere with them. More generally, it is possible for this way of thinking to be established as a matter of common recognition, so that my status, my standing in public perception, becomes that of a subordinate. (Pettit [1997: 88])

86 Dans le cadre du marché aux organes, c’est la place dans un système particulier (le marché) qui provoque la relation de domination. En l’occurrence, ce que l’on reproche au marché dans les différentes critiques que l’on a exploré, est non seulement qu’il créé la situation de domination en allant chercher les groupes de personnes préalablement marqués comme « vulnérables », mais également qu’il participe de ce marquage en instaurant un mécanisme incitatif. Au final, c’est le marquage social d’une population comme vulnérable qui explique que la rémunération des organes soit considérée comme un mécanisme incitatif rompant avec la légitimité de l’ordre marchand, un mécanisme constitutif de la domination d’un groupe sur un autre. Voici les éléments que cette section a tenté de mêler, en utilisant les concepts mobilisés par Viviana Zelizer (marquage social des organes), Ruth Grant [21] (incitation vs. rémunération) et Philippe Steiner (usage de la liberté comme non-domination), et en ajoutant à la notion de marquage social de l’organe celle de marquage des populations (les classes vulnérables de Pettit). Ces éléments permettent à la fois d’expliciter une norme éthique et politique constitutive d’un critère de légitimité de l’ordre marchand, mais également de donner un corps théorique à la notion de répugnance, notion orientée vers l’efficacité pratique des dispositifs d’appariement. Ce dernier point est l’objet de la prochaine section.

87 Voyons maintenant comment il est possible de penser, à partir de là, l’appariement à la Roth comme une manière de réinstaurer de la légitimité dans le cadre d’un échange d’organes.

4.2. Don-contre-don et limite de la solution marchande

88 A partir de cette manière de penser la répugnance, on peut considérer le système d’appariement conçu par Roth comme la construction d’un espace de légitimité dans le but de sortir le commerce d’organes de la zone grise des incitations, en implémentant un dispositif social de répartition conforme au marquage de l’organe. Dégageons trois caractéristiques saillantes du design : premièrement, on sort de la relation monétaire entre le donneur et le receveur. La structure de l’appariement implique que le receveur est confronté – au sein d’une paire – à un donneur qui accepte de faire le sacrifice d’un rein (qui sera échangé). Ainsi, et c’est le deuxième point, l’échange à lieu entre deux paires. Le receveur se voit ainsi d’abord confronté à un membre de ce que Steiner [2010] nomme sa communauté émotionnelle, mais également que l’appariement amène à faire se rencontrer des paires ayant le même intérêt à l’échange (recevoir un organe). Ce dernier point évacue le rapport de domination issu de la conjugaison entre ordre marchand et « classe vulnérable ». Enfin, la structure de l’appariement (les prélèvements se font en même temps) minimise la peur d’un comportement opportuniste, consistant à refuser de donner un rein une fois que le proche a reçu le sien.

89 Ce système est, selon Steiner, relativement proche de la catégorie du don-contre-don mise au point par Marcel Mauss. Malgré la rhétorique classique du don (on parle en effet volontiers de « don d’organe »), le système promu par Roth est certainement le premier à réellement s’apparenter à un système maussien de don-contre-don, caractérisé par la triple obligation de donner, recevoir et rendre. En effet, l’obligation du contre-don (un organe contre un organe) est inscrite, pour la première fois, au cœur de l’appariement économique [22]. Elle en est la condition d’existence, garantie par la simultanéité des interventions chirurgicales. L’échange est essentiellement jugé équitable en ce qu’il implique deux paires et deux organes équivalents. Il ne s’agit plus d’une rémunération injuste, relevant de l’incitation comme mode d’expression du pouvoir d’un individu sur un autre, mais d’un échange entre deux entités appartenant à un même groupe, à savoir le groupe des demandeurs d’organes. Le système de Roth contient néanmoins une particularité supplémentaire, à savoir que la condition sine qua non d’entrée au sein de l’institution d’appariement est le fait d’entretenir une relation affective forte avec une personne prête à donner à un étranger. L’importance donnée à la provenance de l’organe empêche également tout soupçon quant à son origine. Elle garantit en effet qu’il a été « acquis » dans les conditions légales en vigueur.

90 Le mécanisme d’appariement semble donc être entièrement tourné vers une limitation du rapport de pouvoir entre donneur et receveur, d’une part en introduisant une relation d’équivalence, de l’autre en conditionnant l’entrée au sein du système par l’existence d’un don de type affectif [23]. C’est, il nous semble, la raison profonde de l’acceptation par la loi américaine, ainsi que par de nombreux détracteurs de la solution marchande, du système mis en place par Roth et son équipe. Cette acceptation semble dès lors valider notre conception de la répugnance en ce que c’est précisément au moment où l’appariement perd ses caractéristiques « répugnantes » (marquage sociale d’une population comme vulnérable impliquant un mécanisme incitatif rompant avec la légitimité de l’ordre marchand, un mécanisme constitutif de la domination d’un groupe sur un autre) qu’il devient acceptable.

5. Conclusion

91 Cet article a eu pour ambition de revenir sur une notion importante mobilisée par Alvin Roth : celle de répugnance pour le marché. Son objectif a été de fournir à cette dernière une substance théorique capable de rendre compte de l’intuition de Roth. Pour ce faire, on a tenté de systématiser certaines critiques importantes de l’usage du marché comme système d’appariement entre offreurs et demandeurs d’organes. Ceci afin d’en ressortir l’idée suivante : un marché est dit répugnant lorsqu’il fait se confronter deux populations dont on juge que l’une domine l’autre. Cette domination ampute alors le marché de sa légitimité en transformant la juste rémunération en une incitation venant consacrer la domination d’un groupe sur l’autre. Notre analyse repose essentiellement sur une étude des arguments portés par les détracteurs des marchés aux organes au sein des cercles intellectuels et juridiques. Bien nous ayons également choisi d’utiliser certains travaux anthropologiques, une investigation plus complète nécessiterait in fine de questionner la présence de ces mêmes arguments au sein des populations concernées.

92 On a ensuite montré que le système élaboré par Roth n’était pas confronté à ce problème de légitimité. Devant l’existence de résistances sociales à la mise en place de certains types de marchés, deux attitudes sont possibles : considérer ces résistances comme une donnée avec laquelle il s’agit de composer, où les dénoncer comme absurdes. Le fait est que certaines représentations sociales, certains marquages, peuvent reposer sur des normes morales justifiables (c’est à notre sens le cas pour les organes) et débouchant sur des choix politiques dont il ne revient pas à l’économiste ingénieur de juger de la pertinence. Le grand mérite d’Alvin Roth est d’avoir envisagé le métier de l’économiste comme subordonné aux choix de société. Ainsi, si l’on a étudié les normes morales d’un point de vue purement descriptif, donner certaines justifications théoriques à la notion de répugnance permet de s’engager dans un débat relatif à l’éthique du design économique.

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Mots-clés éditeurs : market design, répugnance, marché aux organes, incitation, rémunération

Date de mise en ligne : 29/04/2016

https://doi.org/10.3917/redp.262.0317

Notes

  • [1]
    GREDEG (Université de Nice Sophia Antipolis). nicolas.brisset@gredeg-cnrs.fr. Je tiens à remercier Maxime Desmarais-Tremblay, Judith Favereau, Cyril Hédoin, deux rapporteurs anonymes, ainsi que le responsable de mon article au sein de la Revue d’Économie Politique pour leurs commentaires.
  • [2]
    Pour une vue d’ensemble, voir Howard [2007].
  • [3]
    Sambuc [2013] souligne néanmoins que la rémunération liée à un contrat à terme et calculée sur une base actuarielle serait nécessairement modeste étant donnée la faible probabilité de décéder dans des conditions permettant la transplantation. Il serait alors nécessaire d’augmenter les réductions de primes d’assurance afin d’en faire des incitatifs efficaces. Or, une telle mesure aurait pour effet pervers une augmentation du prix des organes sur le marché. Cohen [1989] propose un système de marché à terme dans lequel ce n’est plus le donneur mais ses héritiers qui reçoivent une prime à l’organe effectivement prélevé. L’incitation est dès lors déportée sur la possibilité de laisser un héritage plus important.
  • [4]
    Il existe d’autres justifications (Morelon [2003]) : la vente d’un organe représenterait un revenu permettant aux familles dans le besoin de vivre plusieurs mois, voire plusieurs années ; l’achat (ici par l’institution) d’un organe lui confère une valeur impliquant un sentiment de responsabilité de la part du receveur, qui prendra plus volontiers son traitement immunosuppresseur ; le prélèvement d’un organe est une opération lourde, il est donc légitime de la compenser par une rémunération.
  • [5]
    Dans le droit américain, le franchissement d’une frontière intérieure n’est pas requis du moment que l’on peut prouver que l’activité en question relève du commerce intérieur et a un effet sur lui. Dans les fait, cela reviens à interdire le commerce d’organes.
  • [6]
    Je remercie l’un des rapporteurs de la Revue d’économie politique pour m’avoir indiqué ce point.
  • [7]
    Sur la diversité des mécanismes possibles, voir Wallis, Samy, Roth et Rees [2011].
  • [8]
    Pour un résumé, voir Forges, Haering et Lehlé [2013].
  • [9]
    Une autre critique faite à l’appariement marchant a trait à la structure particulière des marchés aux organes. Elle consiste essentiellement à souligner que les différentes particularités propres à l’organe (sa rapide dégradation, l’extrême diversité des types d’organes, autant que de groupes sanguins et que de types HLA, la difficulté à ce que se mettent en place des effets de réputation améliorant la qualité des organes donnés) engendreraient des structures de marchés oligopolistiques remettant profondément en cause l’efficacité des marchés défendue par les économistes proposant ce type d’appariement. Ce problème a fait l’objet de multiples travaux (Sambuc [2012]) et ne concerne pas le type de rejet de la solution marchande renvoyant à la notion de répugnance. On le laissera donc de côté.
  • [10]
    Sur ce point, voir Steiner [2001].
  • [11]
    Pour une défense de Titmuss sur ce point, voir Singer [1973].
  • [12]
    Sur l’utilisation formelle de cette conception, voir Bénabou et Tirole [2003] et Tirole [2003].
  • [13]
    Ce qui reste relativement compatible avec la théorie économique standard de la rationalité en termes de stabilité des préférences en ce qu’il suffit d’expliquer les variations de motivation intrinsèque par des changements de la perception que se fait l’agent de son environnement, ou même de l’environnement lui-même (Frey et Jegen [2001 : 592]).
  • [14]
    Né principalement sous les plumes de Philip Pettit et de Quentin Skinner, le républicanisme moderne consiste en une doctrine à la fois philosophique et politique, s’inscrivant comme via media dans le cadre du débat entre le libéralisme rawlsien et les communautariens. Pour un résumé, voir Spitz [2010].
  • [15]
    Tout comme le fils qui, dans le cadre du droit romain, jouit d’une situation proche de l’esclave : même l’âge adulte acquis, il reste à la merci de son père. Ce qui explique sûrement la place importante du parricide dans la littérature antique.
  • [16]
    Polanyi parle de all purpose money (Polanyi [1977]). Seulement, pour Polanyi, la notion a une réalité dans le monde capitaliste, ce que refuse Zelizer.
  • [17]
    On se concentre ici sur l’existence, et non sur l’évolution ou la constitution de tels marquages.
  • [18]
    Sur ce point, voir (Friedman et Friedman [2006]).
  • [19]
    On pourrait à partir de là considérer certains cas où c’est la rémunération symbolique qui peut être jugée illégitime, comme tombant dans la zone grise des incitations.
  • [20]
    Le marquage marchand, en introduisant l’organe dans une commensurabilité généralisée (Radin [1996]), débouche sur un rapport de pouvoir jugé impropre. Le droit romain consacre ce principe en stipulant que le corps d’un homme libre ne peut faire l’objet d’aucune estimation.
  • [21]
    Notons que la séparation stricte effectuée par Grant entre rémunération et incitation est analytiquement complexe à justifier. En effet, hormis dans le cadre walrassien, qui prend soin de placer la répartition (liée à la rémunération) en amont du marché, les principes d’incitation et de rémunération se confondent au sein de la théorie économique : le marché est en même temps un dispositif de répartition (approche par la rémunération) et un dispositif d’allocation (approche par l’incitation). Pour reprendre le terme utilisé par Saussure afin de qualifier la distinction langue-parole [2002 : 299], nous aurions plus ici affaire à une dualité qu’à une véritable dichotomie. Là où la dichotomie nécessite un partage clair entre ce qui relèverait de la l’incitation et ce qui relèverait de la rémunération, la dualité suggère que nous somme en face d’une même réalité éclairée de deux manière différentes. Un travail conséquent reste donc à faire pour rendre la catégorisation de Grant opérationnelle d’un point de vue analytique, et notamment pour comprendre en quoi la définition qu’elle fournit de l’incitation s’éloigne de sa définition économique (incitation comme déterminant de l’allocation des ressources). Il nous semble que compléter la distinction de Grant en intégrant au raisonnement la notion de marquage social des populations va dans cette direction. Cette note fait suite à la critique aiguisée de Cyril Hédoin, que je remercie.
  • [22]
    Notons néanmoins que le rapport de domination est susceptible de reparaître au sein de la communauté émotionnelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’équipe médicale est souvent amenée à proposer au donneur potentiel (souvent un membre de la famille) un faux alibi médical, de telle sorte qu’il n’ait pas à refuser de donner.
  • [23]
    Même s’il ne faut pas négliger les relations de pouvoir au sein de la famille. Fox et Swazey [2013] soulignent avec beaucoup d’insistance les différentes pressions, de la famille comme du corps médical, exercées sur le donneur potentiel. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’équipe médicale soit prête à offrir à une personne compatible un faux alibi médical afin de pouvoir légitimement refuser de donner.

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