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CLERSE, UMR 8019, Université de Lille 1, Faculté des sciences économiques et sociales, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex ; ffrancois. stankiewicz@ univ-lille1. fr Je remercie les deux rapporteurs de la revue, les participants aux journées AFSE (Lyon, mai 2002), les membres du Séminaire Éducation-Travail-Emploi du LEST-IDEP-GREQAM et ceux du Séminaire Économie des Ressources Humaines du CLERSE ainsi que F. Gallouj pour leurs remarques sur une première version de cet article. Néanmoins je reste seul responsable des erreurs et insuffisances qui peuvent subsister.
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[1]
Cette question, abordée par la Théorie néo-classique à partir de typologies opposant progrès neutre et biaisé, est également traitée par d’autres paradigmes. On songe, par exemple, aux thèses marxistes de la déqualification du travail et de l’augmentation de la composition organique du capital.
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[2]
La productivité marginale ne sera ici rien d’autre que la variation de la production (en volume ou en valeur) induite par une dose additionnelle d’un facteur de production (homogène) considéré. En pratique, cette définition conduit in fine à considérer que la productivité marginale d’un facteur de production i représente sa contribution propre à la valeur ajoutée créée par l’entreprise.
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[3]
Cette dénomination signifie non pas que le travail est quasiment fixe mais qu’il est une catégorie intermédiaire entre facteur variable et facteur fixe puisque son coût se compose tout à la fois de coûts variables (salaires) et de coûts fixes (coût d’embauche et de formation à l’entrée).
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L’introduction d’une périodicité irrégulière et plus généralement d’une connaissance imparfaite (en probabilité ou en incertitude) des chocs du progrès technique constitue des variantes possibles de l’analyse qui n’en modifient pas la problématique. Ces développements ne sont pas ici examinés.
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[5]
A titre d’illustration, on prendra l’exemple caricatural d’un poste de peintre en bâtiment pour lequel l’output Q (la surface peinte) est supposé unique et mesurable. La différence d’efficacité productive entre l’individu 2 (bon peintre) et 1 (mauvais peintre) se traduira par l’existence de surcoûts [ Q1 ( c1 ? c2 )]. Le coût au m2 de 1 sera supérieur à celui de 2 ( c1 > c2 ) parce que 1 a besoin de plus de pinceaux (parce qu’il ne les nettoie pas après usage) et de plus de peinture (parce qu’il ne l’étale pas)... Par ailleurs, le travail bien fait de 2 attire des clients alors que celui (de mauvaise qualité) de 1 en fait perdre à l’entreprise. Cette production perdue ( Q2 ? Q1 ) est à l’origine d’un manque à gagner de valeur ajoutée. L’évaluation des surcoûts et des coûts d’opportunité n’est pas toujours aussi simple parce que les outputs réalisés dans le cadre d’un emploi peuvent être multiples à un moment donné et parce que ces outputs peuvent être internes à l’entreprise (par exemple, dans le cas d’un responsable ressources humaines) et non pas directement vendus sur le marché des biens.
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[6]
En revanche calculer ex ante le différentiel ? entre un candidat à un emploi de technicien de maintenance et un candidat à un poste de responsable ressources humaines est ici considéré comme un non-sens.
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[7]
Les modalités de l’apprentissage (formation standardisée ou personnalisée) ont, en effet, des incidences sur les conditions de production (temps disponible pour la production plus ou moins amputé par la durée de formation, surcoûts plus ou moins importants, déterminés par la maîtrise inégale de la nouvelle technologie, etc.).
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[8]
En d’autres termes, les VD sont additives tel que pour les candidats i, j, k, on a : VD ( i ? j ) + VD ( j ? k ) = VD ( i ? k ). Cette condition vaut dans le cas où on ne recrute qu’un seul travailleur, les autres salariés du collectif de travail étant connus (leurs caractéristiques, telles que la pyramide des âges, pouvant évidemment influencer le choix du recrutement). La démarche utilisée permettrait de traiter des configurations plus complexes.
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[9]
Il ne suffit donc pas que la VD de l’outsider par rapport à l’insider, soit VD ( o ? i ), soit positive pour que le recours au marché externe soit profitable (dans l’hypothèse où DS = 0 ). Il faut plus précisément que soit vérifié : [ VD ( o ? i ) ? L ] > 0 où L représente le coût de licenciement de l’insider à la charge de l’entreprise.
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[10]
La VD est, en effet, un différentiel de valeur. Il est exact que si on connaît v1 et v2 (les contributions individuelles des travailleurs 1 et 2), on peut en déduire leur différentiel de valeur. Mais la réciproque n’est pas vraie : connaissant le différentiel ?v (dont on rappelle qu’il est évalué relativement à une même situation de travail), on n’est pas nécessairement en mesure de calculer des valeurs ajoutées individuelles vi ( i = 1,2 ).
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[11]
La fonction de valeur ajoutée, v = f ( Fi ) où Fi est la quantité du facteur i consommée pour créer v (avec i = 1... n ) doit être homogène de degré 1. A cette seule condition, on vérifie l’égalité : v = ?i[F i ( ?v/?Fi ) ].
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[12]
On s’interdit donc d’évaluer la profitabilité de l’entreprise en procédant à des comparaisons du type vi : wi (la valeur créée par un ingénieur comparée à son salaire, la valeur créée par une secrétaire comparée à son salaire...) pour chacun des n salariés ou emplois composant l’entreprise. Il reste que le projet global de l’entreprise doit être rentable : la différence (v? ?iw i ) doit donc être anticipée positive. Mais ceci n’implique pas qu’on sache décomposer v en un ensemble de vi.
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[13]
Le calcul marginal pur (où une seule variable est modifiée, les autres étant maintenues constantes) ne semble pas d’un usage courant. En revanche le calcul à la marge portant sur un ensemble intégré de variables n’a rien d’exceptionnel, par exemple lorsqu’il s’agit pour l’entreprise de décider si elle accroît ou réduit son activité, si elle achète ou vend telle unité de production...
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[14]
On peut déplorer le flou qui entoure souvent la notion de « marginal product of labor ». A cet égard, on prendra soin de distinguer vi (contribution propre du salarié i à la valeur ajoutée totale) et qi (production ou « output » du salarié i). Ainsi la connaissance de qi n’implique pas nécessairement celle de vi. Par exemple dans le cas d’un salarié-vendeur, qi est facile à calculer et peut être considéré comme égal aux ventes (recettes) réalisées. En revanche, déterminer vi (compte tenu de l’ensemble des facteurs de production qui contribuent directement ou indirectement aux ventes) est autrement plus complexe...
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[15]
Ces changements dépendent des chocs du progrès mais également de la politique des mobilités internes conduite par la firme pour prévenir l’ennui et la constitution de « baronnies » (Stankiewicz [1999, p. 92]).
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[16]
On connaît l’anecdote de l’individu qui cherche sa clé sous un réverbère parce que c’est là qu’il y a de la lumière alors qu’il sait pertinemment ne pas l’avoir perdue à cet endroit !
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[17]
L’enquête ESSA (Emploi des Salariés Selon l’Age) a été réalisée par la DARES en 2001 auprès de 3 000 établissements.
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[18]
Selon, par exemple, que la formation a été ou non suivie en alternance ou a comporté des séquences en entreprise.
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[19]
La capacité d’adaptation choisie pourra se révéler trop faible parce que les changements ont été sous-estimés ou, à l’inverse, sur-dimensionnée. Par exemple, l’acuité des dysfonctionnements à court terme (à l’occasion de la mise en place des nouvelles technologies) peut conduire à surestimer le niveau des qualifications nécessaires à moyen terme. L’influence respective des décideurs du recrutement peut également jouer un rôle : le supérieur hiérarchique immédiat est davantage sensible au coût d’intégration (I) qu’au potentiel d’adaptation (A) alors que ce peut être l’inverse pour le responsable ressources humaines.
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[20]
Le plus souvent, en effet, les décideurs sont crédités d’une dotation informationnelle impressionnante qui leur permet de toujours prendre des décisions optimales (le fussent-elles seulement en probabilité). L’erreur comme fait stylisé n’a pas dans ces modèles, d’existence théorique possible. La littérature moderne qui traite des décisions en information imparfaite n’échappe pas nécessairement à cette critique : dans certains modèles, en effet, le décideur est supposé observer imparfaitement la variable y mais il connaît tout (la loi de probabilité) de la variable z qui lui est corrélée (ou supposée telle)... L’épilogue est donc, in fine, toujours heureux.
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[21]
Ce que corroborent avec des nuances les observations statistiques : cf. les différentes enquêtes de l’INSEE et de la DARES [2000] ou Green et al. [2000, p. 95] sur la montée des « problem-solving skills ».
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[22]
La question qui se pose alors est la suivante : l’augmentation de la VD liée à une obsolescence plus rapide des savoirs induit-elle une variation du différentiel salarial ? La réponse est non, en règle générale. En effet, il est vrai que l’accélération des changements (qui diminue la durée de vie des savoirs) oblige à des dépenses de maintenance du capital humain plus importantes. Mais ces formations d’actualisation ne servent, par définition, qu’à maintenir le niveau de qualification. Dès lors que les formations d’actualisation des savoirs n’augmentent pas le niveau de qualification, elles ne sont pas logiquement suivies d’augmentations salariales, ce qui est, par exemple, confirmé par Hanchane et Stankiewicz [2004], à partir d’une exploitation de l’enquête Formation continue 2000 (complémentaire à l’enquête Emploi de mars 2000). Des configurations plus complexes (non explicitées ici) sont néanmoins possibles si on retient une nomenclature moins sommaire que celle utilisée (qui repose sur l’opposition grossière entre travail qualifié et non qualifié).
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[23]
La substituabilité des facteurs est, en effet, une condition nécessaire mais pas suffisante au calcul des productivités marginales. On peut donc tout à la fois affirmer l’incalculabilité des productivités marginales (au sens de vi ) et considérer que les facteurs de production sont plus ou moins substituables. La littérature qui traite de l’impact, à court ou moyen terme, des prix des facteurs sur les combinaisons productives n’est donc pas incompatible avec l’approche proposée.
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[24]
On considère aussi, à la différence de Thurow, que le « job’s marginal product » n’est pas calculable si, du moins, on entend par là la contribution du poste à la valeur ajoutée. Toutefois cela n’interdit pas d’évaluer la production (« output ») du poste.
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[25]
Ce qui correspond à l’hypothèse de Thurow. Il est toutefois possible que les exigences salariales d’un BTS-DUT soient plus grandes que celles d’un Bac pro tel qu’on observe DS > 0. Cet effet-prix lié à un salaire de réserve plus élevé de la main-d’œuvre la plus diplômée accroît, dans l’exemple considéré, la préférence pour les Bac pro (les fait donc grimper dans la file d’attente).
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[26]
Ces normes, qu’il convient d’expliquer, peuvent résulter de l’observation par les individus que tel niveau de diplôme permet (ou permettait) normalement d’accéder à telle catégorie socio-professionnelle. Le décalage entre la situation vécue et la correspondance formation-emploi jugée « normale » produit dès lors une frustration qui influence négativement l’implication au travail et peut aboutir, in fine, à la démission du salarié. Au travers de ces deux effets, le sentiment de déclassement peut donc être à la source d’une perte de valeur.
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[27]
Ainsi la correspondance « normale » emploi-formation peut être définie soit de façon normative (diplôme censé a priori préparer à une cible professionnelle donnée) soit de façon statistique (situation la plus fréquente observée à un moment donné)... Cf., par exemple, Forgeot et Gautié [1997], Nauze-Fichet et Tomasini [2002]...
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[28]
Les trois durées utilisées dans le cadre de l’estimation de fonctions de gains (à la suite de l’approche initiée par Mincer [1974]) sont la durée des études censée représenter le capital humain général accumulé à l’école (schooling) ainsi que la durée totale de l’activité professionnelle (abusivement dénommée « expérience ») et l’ancienneté dans la dernière entreprise censées respectivement refléter le capital humain général et spécifique accumulé en cours d’emploi (on-the-job training).
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[29]
Ainsi, bien que la durée soit la même, le BTS et le DUT ne sont pas des diplômes équivalents. Le BTS apparaît plus professionnalisé et le DUT plus « théorique » : en 1995, il existait 125 spécialités pour les BTS contre 40 seulement pour les DUT (Cahuzac et Plassard [1997]). Il n’est donc pas exclu que le BTS dispose d’un avantage comparatif au regard du coût d’intégration et que le DUT possède un potentiel d’évolution plus important. Cette hypothèse demande évidemment à être vérifiée.
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Comme le souligne toutefois E. Verdier [2002], les modèles éducatifs de référence ont beaucoup varié en France : on a glorifié le système dual allemand (l’alternance écoleentreprise) mais aussi l’ouvrier-bachelier (en référence au Japon où la formation initiale est, au contraire, très peu professionnalisée).
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[31]
Ceci ne permet pas de conclure à une infériorité, en quelque sorte intrinsèque, des filières les plus professionnalisées. La valorité différentielle est, en effet, conditionnelle à l’environnement que le travailleur devra affronter : des changements anticipés faibles et peu fréquents (donc un environnement stable) rendent négligeable le poids de A relativement à I. La formation en apprentissage peut, dans ce cas, être particulièrement efficace.
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[32]
Les « méta-connaissances » sont, si l’on suit la psychologie cognitive, ces savoirs qui permettent d’identifier, d’analyser et de résoudre des problèmes. Ils correspondent à des compétences qu’on appelle « capacité à raisonner », « esprit d’analyse et de synthèse », « aptitudes verbales », « faculté de jugement »... Ces compétences exigent la maîtrise d’opérations élémentaires telles que : savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, savoir extraire l’information pertinente et savoir la reformuler, savoir détecter les liens de causalité entre variables, savoir inférer... La capacité à apprendre est entravée lorsque les métaconnaissances font défaut. On a pu le vérifier pour les « bas niveaux de qualification » (Ginsbourger et al. [1992]) : avant même de songer à augmenter leur stock de savoirs, il s’est révélé nécessaire de leur apprendre à penser au moyen de méthodes telles que les ARL ou le PEI (même si leur efficacité est par ailleurs discutée)... Par ailleurs, la maîtrise des savoirs professionnels théoriques facilite également l’acquisition des savoirs opérationnels : le « know-why » facilite l’appropriation du « know-how ». Ceci explique qu’un informaticien s’approprie plus facilement (qu’un non-informaticien) tel nouvel outil informatique ou un juriste telle nouvelle loi.
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[33]
Selon l’enquête « Formation continue 2000 », 67 % des stages et 69 % des FEST (formations en situation de travail) ont une durée strictement inférieure à une semaine. Par ailleurs, on observe une baisse de la durée moyenne des actions de formation (qui est tombée de 62 heures en 1974 à 40,4 heures en 1999).
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[34]
Pour tenter d’éviter la dégradation du capital humain de leurs salariés (menacés d’être « dépassés » par le progrès), les entreprises peuvent utiliser différents dispositifs : bilans périodiques de compétences, octroi d’un droit annuel de formation (Accord PSA du 4 mars 1999, accord CAP 2010...) ou mise en place d’un « compte épargne formation ». Par exemple, Hewlett-Packard qui intervient dans un domaine où le changement est intense permet à ses salariés de consacrer 5 à 10 % de leur temps de travail pour entretenir et développer des compétences s’écartant de leur première expertise (Brasseur et Picq [2000, p. 133]).
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[35]
On ne nie pas que la question du changement technologique occupe une place importante dans la littérature. Toutefois, l’apparition des nouvelles technologies peut être étudiée au travers de ses effets macroéconomiques (croissance, productivité, variations cycliques...) plus qu’au travers de son impact sur le marché du travail. En outre, même lorsque ces aspects sont traités, ils peuvent l’être sans introduction explicite des coûts d’adaptation. Par exemple, il est admis que les savoirs acquis par l’éducation comparés à ceux issus de l’expérience sur le tas, facilitent l’adaptation aux nouvelles technologies (dans ce sens, Bartel et Lichtenberg [1987] ; Helpman et Rangel [1998] ; Nelson et Phelps [1966] ; Welch [1970] et bien d’autres...). Mais cela ne conduit pas les auteurs à réexaminer le concept de travail ni à reformuler les critères d’efficacité du travailleur.
1. Introduction
1La question initiale peut être formulée comme suit : quel travailleur l’entreprise doit-elle choisir parmi n postulants à un emploi dans une économie où le progrès technique ne modifie pas seulement les paramètres de la fonction de production mais change également la nature même des produits, des procédés et des travailleurs ?
2Dans une telle économie, caractérisée par la « destruction créatrice » des qualifications, le travail comporte nécessairement une double dimension : contribuer à la production des biens vendus par l’entreprise mais aussi adapter le contenu de son capital humain face à l’obsolescence inexorable des savoirs.
3La question de la sélection des travailleurs dans un tel environnement soulève un problème théorique : comment mesurer leur efficacité ? Le critère usuel de productivité marginale du travail paraît, en l’occurrence, inadapté. L’approche développée suggère un critère nouveau, celui de valorité différentielle (VD).
4Plus précisément, après avoir précisé les liens entre progrès et travail, on présente le critère de VD et on en déduit un nouveau principe directeur concernant la sélection des travailleurs. Sont alors discutés, dans cette perspective, les problèmes du biais technologique et de la concurrence pour l’emploi.
2. De la nature du progrès à celle du travail
2.1. Progrès et déformations de la fonction de production
5La théorie néo-classique analyse le progrès comme déformation de la fonction de production. Cette déformation consiste dans la modification des paramètres de celle-ci. En revanche, la nature des variables (Q, K, L) reste inchangée. Cette invariance des variables de la fonction de production constitue, de fait, une hypothèse nécessaire à la comparabilité des productivités marginales du travail ( ?Q/?L ), avant et après progrès technique.
6On peut aussi concevoir un progrès technique qui modifie la nature des variables elles-mêmes : ainsi, sous l’effet des innovations de produits et de procédés, l’output Qa est remplacé par un nouveau produit Qb, les équipements Ki sont déclassés du fait d’installations plus modernes Kj, le travail Li devient obsolète et doit être remplacé par un travail Lj, porteur des nouvelles qualifications... On pourrait appeler « schumpeterien » ce type de progrès, en référence évidemment à la « destruction créatrice » (des produits, des procédés et des qualifications) inhérente à l’« évolution économique » (Schumpeter [1999]).
7Au plan théorique, la comparaison des productivités marginales du travail avant et après progrès technique, soit ( ?Qa/?Li ) et ( ?Qb/?Lj ), devient impossible. La valorisation de Qa et de Qb par leurs prix respectifs (à supposé qu’elle soit possible pour des sous-produits internes à l’entreprise) ne suffit pas à lever le problème dès lors que le progrès technique modifie la nature même des travailleurs : en l’occurrence détruit Li et crée Lj.
2.2. Progrès schumpeterien et nature du travail
8La conception néo-classique du progrès (qui en analyse les chocs sur les productivités marginales) débouche logiquement sur l’étude de l’évolution des rapports K/L et Lq/Lnq (travail qualifié/non qualifié). La conception schumpeterienne soulève d’autres interrogations qui s’ajoutent à la question cruciale de l’orientation du progrès [1]. En effet, les questions liées à la transformation des qualifications et à l’adaptabilité des travailleurs se posent indépendamment de l’existence ou pas d’un biais technologique. Il est, en effet, évident que l’absence de biais en faveur du travail qualifié ne pourrait, en aucun cas, s’interpréter comme le maintien à l’identique, au fil du temps, des qualifications possédées par le travail qualifié (en tant que catégorie générique).
9La prise en compte du processus de destruction créatrice des qualifications oblige à réexaminer les théories qui traitent de l’incitation au travail et de la sélection des travailleurs. En effet, dès lors que le travail comporte une double dimension (produire et s’adapter à l’évolution économique), la théorie de l’incitation se complexifie : à l’incitation à l’effort privilégiée par la Théorie de l’agence, s’ajoute l’incitation « à évoluer », c’est-à-dire à entretenir et à développer son capital humain pour rester capable de produire. Cette incitation à évoluer dont le développement peut s’appuyer sur des instrumentations spécifiques (telles que les « démarches compétences ») est à la source de nouvelles formes d’aléa moral (Stankiewicz [2003]).
10Les implications théoriques concernant la sélection (externe et/ou interne) des travailleurs (seul aspect ici examiné) ne sont pas moins grandes. Si travailler consiste à produire et à s’adapter, l’entreprise devra tenter d’évaluer, au moment du recrutement, tout à la fois la capacité de production et la capacité d’adaptation du salarié. Or, pour ce faire, le critère usuel de productivité marginale du travail, au sens précis qui est le sien [2], paraît inadapté. La définition d’un autre critère d’efficacité est nécessaire.
3. La valorité différentielle comme critère d’efficacité
11La « valorité différentielle » se compose de deux différentiels (non indépendants) : le différentiel ? qui correspond à l’activité d’adaptation du travail et le différentiel ? qui porte sur l’activité de production. La spécificité de la notion proposée est double. Il s’agit, en premier lieu, d’un critère synthétique qui s’efforce de prendre en compte, de façon intégrée, les deux aspects du travail. En second lieu, l’activité d’adaptation ne se réduit pas (comme cela est généralement supposé) à la phase d’intégration consécutive au recrutement.
3.1. Définition des coûts d’adaptation
12Le progrès oblige les travailleurs à modifier leur qualification c’est-à-dire à transformer leur capital humain. La magnitude des chocs est toutefois inégale. Certains chocs sont mineurs (par exemple, tel changement obligeant seulement à actualiser ses connaissances) et d’autres majeurs (si le changement entraîne la disparition de la qualification et oblige à apprendre un autre « métier »). Bien que dans la réalité, il existe toute une gradation de chocs, on supposera ici qu’ils sont seulement de deux types : des chocs mineurs ( c = 1 ) et des chocs majeurs ( c = 2 ). Introduire plus de généralité ne soulèverait, en l’occurrence, aucune difficulté.
13Ces chocs induisent pour l’entreprise un coût d’adaptation noté Ac ( c = 1,2 ). Le coût d’adaptation (évidemment plus faible pour un choc mineur que pour un choc majeur) englobe les coûts de la formation formelle (dont le prototype est le « stage ») mais aussi les coûts correspondant à toutes les autres formes possibles d’apprentissage : formation en situation de travail, formation informelle « sur le tas » assistée par les supérieurs hiérarchiques ou les pairs, participation à des réunions ou à des conférences, auto-formation (par exemple, assimilation d’un manuel de procédures...)... qui comportent un coût pour l’entreprise. La notion de « coût d’adaptation » est donc plus large que celle de coût de formation.
14L’évaluation de l’efficacité du travailleur oblige à prendre en compte les coûts d’adaptation dès lors que ceux-ci sont pour l’essentiel à la charge de l’entreprise et que l’adaptation se réalise principalement pendant le temps de travail. On considère que ce point est admis. L’observation d’une implication forte de l’entreprise dans le financement des coûts d’adaptation s’accorde avec les développements récents de la Théorie du capital humain qui montrent qu’en situation de concurrence imparfaite, les entreprises peuvent financer de la formation générale sans craindre le risque d’un détournement de leur main-d’œuvre. La conclusion de cette énorme littérature (qui n’est pas ici examinée) est que le financement de l’entreprise ne se limite pas aux formations spécifiques, contrairement à ce que stipulent les principes beckeriens (Becker [1964]), formulés, il est vrai, en référence à un univers de concurrence pure et parfaite.
3.2. Définition du différentiel ? des coûts d’adaptation
15L’analyse dont on montrera qu’elle est généralisable à n travailleurs sera menée en raisonnant sur deux individus désignés par les indices 1 et 2. Au début de la période d’emploi, l’entreprise doit supporter un coût d’intégration (noté I) induit par la nécessité, pour la nouvelle recrue, de combler les éventuelles lacunes de sa formation et de se familiariser avec les spécificités de l’emploi et de l’entreprise. Cet aspect a été intégré de longue date par la théorie depuis que Walter Oi [1962] a conceptualisé le travail comme facteur quasi-fixe [3]. Toutefois l’adaptation n’a pas lieu une seule fois pour toutes au moment du recrutement. Elle sera également nécessaire tout au long de la période d’emploi pour s’adapter à l’évolution des produits et des techniques. L’appariement emploi-salarié, fût-il optimal, est donc ici, par définition, toujours provisoire. On notera A ces coûts d’adaptation, à la charge de l’entreprise, postérieurs à la période d’intégration.
16Supposons que les chocs mineurs ( c = 1 ),, comportant un coût Ac
( c = 1 ), se produisent avec une périodicité ?1 et les chocs majeurs ( c = 2 )
avec une périodicité ?2 ( ?1 étant inférieur à ?2 si les chocs mineurs sont
plus fréquents que les chocs majeurs). Dans le cadre de cette hypothèse
d’information illimitée [4] et en considérant un horizon temporel (O, T), l’expression de A (pour des caractéristiques données de l’entreprise et du salarié) est donnée par :
avec r : taux d’actualisation, n ? N*.
17S’il y a effet d’expérience, c’est-à-dire si Ac se réduit au taux ac à chaque
choc (le salarié apprend à apprendre et partant s’adapte de mieux en
mieux), l’expression de A devient :
Au total, le différentiel des coûts d’adaptation (au sens large, y compris les coûts d’intégration) entre deux salariés 2 et 1, noté ? ( 2 ? 1 ) est égal à :
18Puisqu’un coût d’adaptation plus faible correspond, toutes choses égales
par ailleurs, à une valeur ajoutée plus forte, on peut écrire (provisoirement) :
où VD ( 2 ? 1 ) désigne ce qu’on appellera la « valorité différentielle » entre les individus 2 et 1.
3.3. Définition du différentiel ? d’efficacité productive et de la valorité différentielle
19La valorité différentielle entre deux travailleurs dépend de leur capacité
d’adaptation mais aussi de leur efficacité comparée dans la production des
biens et services commercialisés par l’entreprise. On notera ? ( 2 ? 1 ), qui
peut être positif, négatif ou nul, cette différence d’efficacité productive, exprimée en valeur, entre les travailleurs 2 et 1. En fin de compte, l’efficacité
globale relative d’un travailleur est donnée par :
On propose d’appeler VD ( 2 ? 1 ) la « valorité différentielle » tout à la fois parce que l’efficacité du travailleur est estimée par comparaison avec d’autres travailleurs (considérés par rapport à une même situation de travail) et parce que la différence d’efficacité globale (au plan de l’adaptabilité et de la production) est mesurée en termes d’impact sur la valeur créée par l’entreprise. On notera toutefois que la VD ne constitue pas une qualité intrinsèque du salarié bien qu’elle soit évidemment influencée par ses caractéristiques individuelles (âge, diplôme, expérience...). L’efficacité du travailleur est, en effet, contextualisée puisque le niveau de la VD dépend aussi de l’entreprise particulière considérée ainsi que des évolutions de l’environnement qui constituent le cadre de son action.
20Le différentiel ? ( 2 ? 1 ) comprend formellement des surcoûts (surconsommation de moyens, à l’occasion de la production, par le travailleur le moins efficace) et/ou des coûts d’opportunité [5]. Ce différentiel ? est estimé par rapport à une même situation de travail : on comparera ainsi l’efficacité productive de deux travailleurs relativement à un même poste de technicien de maintenance ou relativement à une même fonction de responsable ressources humaines [6].
21Dans l’approche considérée, la gestion de la formation (et de l’apprentissage) est d’une grande importance. L’entreprise, qui cherche à accroître l’efficacité de l’activité de production, s’efforce également de faciliter l’activité d’adaptation. L’objectif de ce qu’on appelle « l’apprentissage organisationnel » est, en effet, de réduire les coûts d’adaptation des salariés au travers de différents dispositifs (centre de ressources, manuels de procédures, partage d’expériences, formation de tuteurs...). Ces politiques d’apprentissage de l’entreprise influencent les valeurs respectives des différentiels ? et ? qui ne doivent pas être considérés comme indépendants [7]. Il reste que la variable significative, servant de critère décisionnel, est la valorité différentielle.
4. La sélection des travailleurs : principe directeur et rationalité procédurale
4.1. Le principe économique directeur
22Examinons d’abord le cas d’un recrutement externe auquel candidatent n travailleurs. La sélection prendra en compte leur valorité différentielle (VD) mais également leur différentiel salarial (DS), ce dernier étant égal à la différence des masses salariales qui auraient à être versées aux candidats, s’ils étaient recrutés, sur la période (O, T). Si le salaire est intégralement déterminé par le poste (marché interne rigide), le différentiel salarial est par définition nul. En revanche, si les salaires peuvent être négociés à l’intérieur d’une fourchette (marché interne souple) et subir l’influence des caractéristiques des candidats et de leurs prétentions salariales, le différentiel salarial entre deux salariés 2 et 1, soit DS ( 2 ? 1 ), peut être différent de zéro, tel que DS ( 2 ? 1 ) : 0.
23Selon ce principe, le salarié 2 sera recruté si VD ( 2 ? 1 ) est supérieur à DS ( 2 ? 1 ) et le salarié 1 si VD est inférieur à DS. L’analyse peut être généralisée au cas où il y a n travailleurs. La transitivité des choix permet, en effet, d’aboutir à un préordre total des candidats [8].
24La VD peut également servir de critère de gestion des mobilités internes. Dans cette perspective, on comparera différents insiders (relativement à un besoin d’emploi donné) mais aussi des insiders avec des outsiders potentiels, compte tenu des coûts de rupture à la charge de l’entreprise [9].
4.2. Les différences avec la Théorie standard
25Le principe directeur proposé diffère de la démarche usuelle de confrontation entre la contribution ( vi ) d’un salarié i à la valeur totale créée par la firme et le salaire ( wi ) qui lui est octroyé. Trois précisions sont indispensables pour écarter des interprétations erronées de la solution analytique proposée :
- On ne recourt pas ici à l’hypothèse néoclassique de la décomposabilité de la valeur totale ( v ) en contributions factorielles individuelles ( vi ) [10]. Cette hypothèse suppose, en effet, que soient vérifiées des conditions extrêmement strictes. Il faut, en premier lieu, que les facteurs de production soient substituables et que les catégories de travail considérées soient homogènes et divisibles (cette dernière condition est, à elle seule, redoutable). Mais ce n’est pas tout. Il faut encore que la somme des contributions individuelles coïncide avec la valeur ajoutée totale, ce qui ne peut être considéré comme vérifié a priori [11].
- On s’interdit donc de considérer, à l’opposé de la pratique courante, qu’une entreprise de n salariés est décomposable en n entreprises d’un seul salarié [12]. Ceci n’implique évidemment pas que l’économiste doive renoncer au calcul marginal (dont la productivité marginale n’est qu’une application particulière) [13] ou qu’il ne puisse pas développer une théorie rigoureuse des incitations reposant sur l’identification d’outputs (performances) individuels [14] ou encore qu’il ne puisse spécifier un modèle économétrique mettant en rapport intrants et extrants.
- L’impossibilité de déterminer les contributions individuelles ( vi ) a des conséquences pour l’analyse de la répartition. La problématique néo-classique qui établit un lien entre rémunération et productivité marginale ne peut, en effet, s’appliquer. Il reste qu’en pratique, l’entreprise doit nécessairement répartir sur une base individuelle une valeur créée collectivement. A cet effet, elle utilise des procédures telles que la « cotation » des emplois qui s’appuie sur divers critères : autonomie, complexité du travail, formation requise... Les « rétributions » et la hiérarchie des salaires qui en résultent, bien qu’elles ne puissent être déterminées à partir des « contributions » (au sens précis de vi ), ne sont donc pas arbitraires. Ces systèmes de rémunération construits par l’entreprise sont soumis à des influences macroéconomiques (si ce n’est démographiques) et ont, au plan microéconomique, une efficacité inégale en ce qu’ils incitent, plus ou moins, au travail. Les déterminants du différentiel salarial ne seront ici qu’évoqués incidemment (cf. 5.2).
4.3. Information limitée et rationalité procédurale
26Le principe directeur désigne comme cruciales des variables telles que l’adéquation au poste, le potentiel d’évolution ou encore l’importance des changements qu’aura à affronter le travailleur [15]. L’information étant limitée, la connaissance que l’entreprise a de ces variables, est nécessairement imparfaite. Ce sont pourtant ces variables là que la firme doit absolument évaluer et non point d’autres sous le prétexte qu’elles seraient plus faciles à saisir [16].
27Pour améliorer la sélection, les entreprises construisent des procédures de recrutement et collectent par différents moyens (entretiens, tests, réseaux...) des informations privées (et coûteuses) sur les candidats. Leurs jugements s’appuient aussi sur des variables repérables telles que l’âge. Ainsi, l’enquête ESSA [17] indique que les deux motifs principaux d’embauche (cités par les entreprises) d’une personne de moins de 30 ans (plutôt qu’une personne de 30 ans ou plus) sont (outre l’abondance des jeunes parmi les candidats) leur « plus grande adaptation aux nouvelles technologies » (cité par 56 % des établissements) et leur « plus grande adaptation au changement » (51 %). Ces motifs ne représentent que 3 % et 5 % pour l’embauche d’une personne de 50 ans ou plus (plutôt qu’une personne de moins de 50 ans). Par contraste, les motifs les plus souvent cités pour les « seniors » sont « les compétences spécifiques » (67 %), « une meilleure connaissance du monde du travail » (45 %) et « une meilleure conscience professionnelle » (42 %) qui ne représentent respectivement que 33 %, 7 % et 9 % pour les moins de 30 ans.
28Ainsi, s’agissant de l’estimation (quelle que soit sa justesse) de la valorité différentielle entre un candidat jeune et âgé, les entreprises confèrent un net avantage relatif au jeune en ce qui concerne la variable A (adaptation) mais le considère inférieur au regard de la variable I (parce qu’il a moins de « compétences spécifiques » et une moindre « connaissance du monde du travail » ce qui imposera une formation plus importante à l’entrée) et du différentiel ? (moindre « conscience professionnelle »).
29Plus généralement, l’évaluation de l’opérationnalité immédiate du candidat (I) est moins difficile que celle de son potentiel d’adaptation. La spécialité du diplôme, le cursus suivi [18], les stages et les emplois antérieurs... fournissent des informations sur les savoir-faire maîtrisés (vérifiables dans certains cas par des tests professionnels) et partant, permettent d’apprécier l’écart plus ou moins grand avec les compétences requises dans le poste à pourvoir. En revanche, le potentiel d’adaptation est plus difficile à jauger parce qu’on ignore le contenu des applications futures (alors qu’il existe une « description » du poste à pourvoir) et parce que le potentiel d’adaptation est une variable complexe qui mêle des déterminants cognitifs et comportementaux. Des pratiques telles que la gestion des cadres à « haut potentiel » (Bournois et Roussillon [1998]) ou des instrumentations telles que les tests « in basket » ou les « assessment centers » ... sont des exemples illustratifs des moyens utilisés par les entreprises pour tenter de détecter la capacité d’adaptation des salariés.
30L’aide à la décision fournie par les procédures de recrutement ou encore par la rationalité procédurale n’a pas toutefois le pouvoir de supprimer les erreurs [19]. Celles-ci sont normales (contrairement à ce qui est usuellement suggéré [20] ) et peuvent être des occasions d’apprendre, à la source de modifications des procédures décisionnelles. La possibilité de jugements erronés (sur l’adaptabilité et l’efficacité productive) ne disqualifie pas nécessairement le principe directeur proposé. Elle traduit simplement que les procédures qui visent, en la matière, à reculer les limites de l’information sont potentiellement diverses mais d’une efficacité inégale au regard de la qualité des recrutements, ce qui joue vraisemblablement à terme sur la position concurrentielle de la firme.
5. Progrès et déformation de la structure des qualifications
31On observe une déformation de la structure des qualifications à l’avantage des niveaux les plus élevés. Quelles explications peut en fournir l’approche proposée ? Le travailleur 2 (ayant la capacité d’adaptation la plus grande) sera ici la figure allégorique du travail qualifié et l’individu 1, celle du travail non qualifié.
5.1. L’effet propre des chocs du progrès
32Selon la théorie néo-classique, l’augmentation relative du travail qualifié s’explique par un choc asymétrique sur les productivités marginales tel que la productivité marginale du travail qualifié s’accroît davantage que celle du travail non qualifié. Il en résulte, toutes choses égales par ailleurs, une croissance des inégalités salariales si on suppose que la hiérarchie des salaires « reflète » les productivités marginales catégorielles du travail.
33Cette « explication » en termes de progrès biaisé recèle un mystère tant qu’on n’a pas, un minimum, indiqué les transformations particulières du travail qui aboutissent à ce que désormais la main-d’œuvre qualifiée est relativement plus demandée. Cette démarche qui aboutit en quelque sorte à endogénéiser le choc du progrès, conduit à s’intéresser aux modifications concrètes du travail, aux nouvelles technologies, aux types d’innovations et aux compétences qu’elles favorisent, aux nouvelles formes d’organisation (groupes de projet, flux tendus...) ainsi qu’aux nouveaux critères de compétitivité (délai, qualité), etc.
34Le problème épistémologique soulevé par cette littérature très riche (non examinée ici) est toutefois le suivant : est-elle cohérente avec le critère rigoureux mais élémentaire de productivité marginale ou doit-on considérer qu’il y a là un « no-bridge » ? Prenons un exemple. On affirme souvent que la préférence accrue pour le travail qualifié s’expliquerait par le fait que le travailleur doit affronter plus souvent que par le passé des situations nouvelles liées à l’accélération des innovations de produits ou de procédés. Ses capacités cognitives seraient en conséquence davantage sollicitées [21], d’où la préférence accrue des entreprises pour le travail qualifié « intelligent ». Cette proposition (peu importe ici qu’elle soit vraie ou fausse) peut-elle être formulée dans le langage de la productivité marginale du travail ? dans celui de la valorité différentielle ? S’agissant de cette dernière, on peut montrer que :
- L’accélération des chocs (qui obligent le salarié à modifier ses savoirs) a toujours pour effet d’accroître la VD moyennant des hypothèses peu restrictives.
- Cette augmentation de la VD accroît la préférence pour le travailleur qui a la capacité d’adaptation la plus élevée, à différentiel salarial inchangé [22]
- Si on suppose que l’adaptabilité croît avec le niveau de qualification, il s’en suit que l’intensification des innovations techniques et organisationnelles accroît la préférence pour la main-d’œuvre qualifiée.
35Plus précisément, une augmentation de la fréquence des chocs (donc une
baisse de ?1 et/ou de ?2 ) ou une magnitude moyenne plus grande (résultant d’une proportion plus forte des chocs de magnitude 2, induite par la
baisse de ?2 /?1 ) ont toujours pour effet d’accroître le différentiel de valeur
VD (ou de façon équivalente |?| ) pour autant que la position relative d’un
salarié i par rapport à un salarié j reste la même quelle que soit la magnitude
des chocs. En d’autres termes si le salarié i est plus adaptable que j face à un
choc mineur ( c = 1 ), il doit l’être aussi face à un choc majeur ( c = 2 ). Si tel
est le cas, on a :
L’effet des chocs sur VD est évidemment d’autant plus amplifié que l’adaptabilité de i relativement à j s’accroît avec la magnitude des chocs, donc que µi (rapport entre le coût d’adaptation à un choc majeur relativement à celui d’un choc mineur pour le salarié i) est faible relativement à µj compte tenu que :
5.2. L’effet propre des variations du différentiel salarial
36 Selon la théorie néo-classique, le progrès modifie les productivités marginales et donc les prix relatifs des facteurs. Mais ceux-ci subissent également d’autres influences qui ont aussi leur part dans la déformation de la structure des qualifications. Dans l’analyse proposée, tout ce qui réduit le différentiel salarial (DS) accroît la préférence pour le travail qualifié et, à l’inverse, tout ce qui augmente le DS renforce la demande de travail non-qualifié. A cet égard, il y a donc convergence avec les prédictions néo-classiques. Deux exemples :
- Supposons que l’offre de travail soit accrue par l’afflux de jeunes encouragés à poursuivre des études dans un système où les coûts de l’éducation sont supportés par la collectivité. Il devrait en résulter une chute du salaire de réserve des diplômés (donc du travail qualifié), ce qui, à VD donné, accroît la préférence pour le travailleur 2.
- L’instauration d’un salaire minimum qui a pour effet de surenchérir le prix du travail non-qualifié, aurait les mêmes conséquences.
37Ces conclusions sont analogues à celles de la théorie standard. Il y a pourtant une différence : dans l’analyse proposée, les salaires ne reflètent pas les productivités marginales (au sens précis de vi ).. En fait, il s’agit là d’une rupture avec l’usage néo-classique plus qu’avec la théorie néo-classique. En effet, bien qu’on observe en pratique une préférence (immodérée) pour les fonctions « convenables » (à facteurs parfaitement substituables), la théorie économique n’exclut pas l’existence de fonctions à facteurs de production complémentaires pour lesquelles des productivités marginales ne peuvent être définies.
38L’analyse proposée place donc l’économiste dans une position analogue à celle qui consiste à expliquer le niveau des prix des facteurs dans une économie où les combinaisons productives sont contraintes par de fortes complémentarités... sans toutefois ici nécessairement postuler la stricte complémentarité des facteurs de production [23]. Cette tâche, on le sait, n’a rien d’impossible. La littérature qui traite de la hiérarchie des salaires (autrement que par référence aux productivités marginales) est donc ici potentiellement transférable...
6. Progrès et concurrence pour l’emploi
6.1. Le réexamen du « Job competition model »
39Le modèle de la « concurrence pour l’emploi » de Thurow [1975,1979] est intéressant à un double titre. S’agissant de la sélection des travailleurs, il permet de dépasser l’opposition sommaire entre travail qualifié et non-qualifié. En second lieu, il introduit explicitement le critère de l’adaptabilité. Toutefois l’analyse proposée s’en démarque radicalement sur deux points au moins. Pour Thurow, la productivité et le salaire sont supposés entièrement déterminés par le poste. On a donc ? = 0 et DS = 0 [24]. En outre, les coûts d’adaptation (A) aux chocs futurs sont ignorés : l’entreprise doit seulement supporter ce qu’on a appelé un coût d’intégration ( I > 0 ) lié aux savoir-faire spécifiques des emplois qui ne peuvent être appris à l’école.
40Dans ces conditions, les plus diplômés dont l’aptitude à être formé (trainability) est supposée la plus grande, sont en tête de la file d’attente pour l’emploi (labor queue). L’approche ici développée aboutit à des propositions différentes en raison même de l’effet propre des variables omises par Thurow : à savoir le différentiel ? et les coûts d’adaptation A.
6.1.1. Les limites au déclassement liées aux valeurs divergentes des différentiels ? et ?
41Considérons un domaine professionnel donné (tel que la maintenance
industrielle) pour lequel il existe une hiérarchie de diplômes telle que les
entreprises peuvent choisir entre un BEP, un Bac pro, un BTS ou un DUT (cf.
Cart et al. [2001, p. 51] pour une présentation de ces diplômes). Si l’on suit
Thurow, les BTS-DUT devraient être recrutés en priorité sur des postes
d’ouvrier qualifié avant même les Bac pro si d’aventure, les emplois de
technicien supérieur sont rationnés. Dans l’approche proposée, il ne suffit
pas que les BTS-DUT aient l’aptitude à être formé la plus grande pour être
nécessairement en tête de la file d’attente. Des Bac pro, symbolisés ici par le
travailleur 1 ayant la capacité d’adaptation et donc d’apprentissage la plus
faible, pourront avoir la préférence des recruteurs si l’inégalité suivante est
vérifiée :
Cette inégalité est possible même dans le cas particulier où DS est égal à 0 [25] La raison en est que l’avantage en termes d’adaptabilité d’un BTS-DUT par rapport à un Bac pro peut être sur-compensé par une implication plus faible dans l’activité productive stricto-sensu. Cette moindre motivation au travail (du BTS-DUT comparativement à celle du Bac pro) peut s’expliquer, en partie, par le sentiment de déchéance que peut éprouver un jeune diplômé qui n’obtient pas un emploi correspondant à son niveau de formation selon les normes sociales en vigueur [26]. Ainsi la prise en compte du différentiel ? introduit des limites à ce qu’on appelle communément le « déclassement » mais dont la mesure recouvre des pratiques diverses [27]. Des investigations empiriques sont nécessaires (et possibles) pour évaluer l’influence respective des différentiels ? et ? dans les choix de recrutement.
6.1.2. De quoi dépend l’aptitude à être formé ? Et si les variables I et A n’étaient pas corrélées...
42Dans le modèle de Thurow, l’entreprise classe les candidats selon l’importance des coûts de formation qu’elle devra supporter pour les adapter à l’emploi vacant. Thurow se focalise donc sur le coût d’intégration (I) mais ignore les coûts d’adaptation aux changements futurs (A). Cette posture ne serait pas trop gênante si les variables I et A étaient corrélées. Or, on a des raisons de penser qu’elles ne le sont pas nécessairement : ainsi un travailleur peut être jugé rapidement « opérationnel » (I relativement faible par rapport aux autres candidats) mais peu « évolutif » (A relativement élevé). L’absence possible de corrélation entre I et A incite à examiner la nature des savoirs qui composent le capital humain, habituellement réduit à un ensemble de durées [28].
6.2. Progrès, obsolescence du capital humain et types de savoirs
43Prendre en compte les types de savoirs permet de mieux caractériser les diplômes [29] mais aussi de mieux comprendre le processus d’obsolescence des qualifications induit par le progrès. On souhaite l’illustrer en s’interrogeant sur les vertus présumées de la formation par apprentissage d’une part et de l’expérience d’autre part.
6.2.1. La formation par apprentissage à l’épreuve du progrès
44La formation par apprentissage, après avoir été encensée [30], est aujourd’hui l’objet de débats (Léné [2002]). Elle permet, certes, d’abaisser le coût d’intégration (I) au travers de l’accumulation de savoirs procéduraux pratiques (les « know-how ») qui ne peuvent être appris à l’école. Mais cet avantage pourrait avoir pour contrepartie une adaptabilité plutôt faible de l’apprenti aux chocs du futur. Ainsi, s’interrogeant sur l’efficacité du système d’apprentissage, Smits et Stromback [2001] concluent : « It teaches the skills of the present rather than the future, and leaves the apprentice trained less well placed to acquire new skills later in life » (p. 145).
45Ce jugement est confirmé par l’analyse empirique réalisée par Blechinger et Pfeiffer [2000] à propos du système dual allemand sur la période 1979-1992 : il y apparaît que le changement technologique a contribué, complémentairement à d’autres facteurs (tels que la fréquence accrue du chômage et des changements d’emploi) à déstabiliser la formation par alternance en réduisant l’applicabilité des savoirs appris même si l’évolution est plus ou moins marquée selon les spécialités de formation considérées [31].
46Ces observations suggèrent que la détention de savoirs opérationnels importants peut coexister avec un potentiel d’apprentissage peu développé. L’explication la plus simple est de supposer que ce dernier ne dépend pas crucialement des savoir-faire maîtrisés par le salarié mais est déterminé par des savoirs d’un autre type tels que les « méta-connaissances » ou les savoirs professionnels théoriques [32]. Il s’agit là d’hypothèses dont la vérification exige de disposer d’évaluations sur le contenu (en termes de savoirs) du capital humain du type de celles qui existent pour la lecture et le calcul (Demeuse [2002].
6.2.2. L’expérience à l’épreuve du progrès
47Les hypothèses minceriennes concernant la fonction de gains ont accrédité une conception oenolique du capital humain, censé bonifier avec le temps. On voudrait ici défendre la thèse selon laquelle une « expérience » élevée (selon l’acception mincerienne) peut correspondre à une employabilité dégradée en raison des défaillances de la formation en cours d’emploi qui n’a pas permis de reconstituer certains types de savoirs détruits par le progrès.
48Partons d’un cas simple : soit deux individus possédant exactement le
même diplôme (d’ingénieur), mais l’un (noté d) sort de l’école alors que
l’autre (noté e) peut se prévaloir d’une activité professionnelle longue de
15 ans. L’arithmétique des durées suggère que le capital humain accumulé
par e est supérieur à celui de d. En fait, on ne peut exclure que l’employabilité de d soit supérieure si le cas suivant est possible :
Il est probable que l’ingénieur débutant manque de pratique (ce qui induit Id > Ie) mais cet handicap peut être surcompensé par une adaptabilité plus grande aux chocs futurs (tel que Ad < Ae). Si tel est le cas, comment expliquer la dégradation au fil du temps de la capacité d’adaptation de e ?
49Une explication possible est la suivante. Les savoirs (théoreticométhodologiques) déterminants de la capacité à apprendre sont fournis pour l’essentiel par la formation initiale et par la formation continue « lourde » alors que l’expérience sur le tas et la formation continue « légère » alimentent le salarié principalement en savoirs pratiques. Or le caractère prioritaire et contraignant de l’activité productive qui explique la fréquence très élevée de la formation continue « légère » [33] peut entraîner, au fil des années, de façon insidieuse, l’obsolescence des savoirs professionnels théoriques qui conditionnent le potentiel d’apprentissage.
50Cette évolution n’a pas toutefois un caractère nécessaire. En premier lieu, les turbulences qui secouent un champ professionnel peuvent être d’une force très inégale. Là où elles sont faibles (procédés très stables), l’adaptabilité peut croître au fil du temps avec le nombre des situations expérimentées sur le tas (l’expertise est dans ce cas détenue par les « anciens » ayant l’expérience du « terrain » la plus longue). En second lieu, l’entreprise peut engager des stratégies qui incitent le personnel en place à entretenir son capital humain [34]. Mais elle peut également procéder au renouvellement de la main-d’œuvre dès que son adaptabilité apparaît dégradée. L’analyse du choix entre ces stratégies possibles appelle évidemment des développements spécifiques tant au plan théorique qu’empirique...
51Les phénomènes passés en revue constituent, pour une large part, des évidences admises. Chacun sait que le progrès modifie les qualifications et que le travailleur doit s’adapter aux innovations techniques et organisationnelles. L’adaptabilité aux changements est une exigence omniprésente... sauf peut-être dans les théories en usage des économistes du travail où elle occupe une place secondaire [35]. La démarche proposée vise à réduire ce décalage en introduisant explicitement dans l’analyse les coûts d’adaptation et en proposant le critère nouveau de valorité différentielle. Celui-ci permet d’intégrer la double dimension du travail : produire (aspect validé par le concept usuel de fonction de production) mais aussi s’adapter à l’évolution économique.
52Bien que l’article se soit focalisé sur le problème spécifique de la sélection des travailleurs, la démarche a été extensive. Un tel choix, qui a permis d’illustrer diverses possibilités heuristiques du cadre logique proposé, impose aussi d’en rester, le plus souvent, au stade des prolégomènes. On est bien conscient que les approfondissements (théoriques et empiriques) nécessaires sont nombreux. Parmi les questions prioritaires que soulève la perspective qui a été dessinée, on mentionnera la suivante. Comment reformuler le concept de capital humain de façon à y intégrer, au-delà de l’effet de la durée des études et de l’activité professionnelle, la nature des savoirs qui conditionnent la capacité d’adaptation à l’évolution économique ?
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Mots-clés éditeurs : travail, capacité d'adaptation, progrès technique, productivité
Date de mise en ligne : 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/redp.141.0111Notes
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[*]
CLERSE, UMR 8019, Université de Lille 1, Faculté des sciences économiques et sociales, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex ; ffrancois. stankiewicz@ univ-lille1. fr Je remercie les deux rapporteurs de la revue, les participants aux journées AFSE (Lyon, mai 2002), les membres du Séminaire Éducation-Travail-Emploi du LEST-IDEP-GREQAM et ceux du Séminaire Économie des Ressources Humaines du CLERSE ainsi que F. Gallouj pour leurs remarques sur une première version de cet article. Néanmoins je reste seul responsable des erreurs et insuffisances qui peuvent subsister.
-
[1]
Cette question, abordée par la Théorie néo-classique à partir de typologies opposant progrès neutre et biaisé, est également traitée par d’autres paradigmes. On songe, par exemple, aux thèses marxistes de la déqualification du travail et de l’augmentation de la composition organique du capital.
-
[2]
La productivité marginale ne sera ici rien d’autre que la variation de la production (en volume ou en valeur) induite par une dose additionnelle d’un facteur de production (homogène) considéré. En pratique, cette définition conduit in fine à considérer que la productivité marginale d’un facteur de production i représente sa contribution propre à la valeur ajoutée créée par l’entreprise.
-
[3]
Cette dénomination signifie non pas que le travail est quasiment fixe mais qu’il est une catégorie intermédiaire entre facteur variable et facteur fixe puisque son coût se compose tout à la fois de coûts variables (salaires) et de coûts fixes (coût d’embauche et de formation à l’entrée).
-
[4]
L’introduction d’une périodicité irrégulière et plus généralement d’une connaissance imparfaite (en probabilité ou en incertitude) des chocs du progrès technique constitue des variantes possibles de l’analyse qui n’en modifient pas la problématique. Ces développements ne sont pas ici examinés.
-
[5]
A titre d’illustration, on prendra l’exemple caricatural d’un poste de peintre en bâtiment pour lequel l’output Q (la surface peinte) est supposé unique et mesurable. La différence d’efficacité productive entre l’individu 2 (bon peintre) et 1 (mauvais peintre) se traduira par l’existence de surcoûts [ Q1 ( c1 ? c2 )]. Le coût au m2 de 1 sera supérieur à celui de 2 ( c1 > c2 ) parce que 1 a besoin de plus de pinceaux (parce qu’il ne les nettoie pas après usage) et de plus de peinture (parce qu’il ne l’étale pas)... Par ailleurs, le travail bien fait de 2 attire des clients alors que celui (de mauvaise qualité) de 1 en fait perdre à l’entreprise. Cette production perdue ( Q2 ? Q1 ) est à l’origine d’un manque à gagner de valeur ajoutée. L’évaluation des surcoûts et des coûts d’opportunité n’est pas toujours aussi simple parce que les outputs réalisés dans le cadre d’un emploi peuvent être multiples à un moment donné et parce que ces outputs peuvent être internes à l’entreprise (par exemple, dans le cas d’un responsable ressources humaines) et non pas directement vendus sur le marché des biens.
-
[6]
En revanche calculer ex ante le différentiel ? entre un candidat à un emploi de technicien de maintenance et un candidat à un poste de responsable ressources humaines est ici considéré comme un non-sens.
-
[7]
Les modalités de l’apprentissage (formation standardisée ou personnalisée) ont, en effet, des incidences sur les conditions de production (temps disponible pour la production plus ou moins amputé par la durée de formation, surcoûts plus ou moins importants, déterminés par la maîtrise inégale de la nouvelle technologie, etc.).
-
[8]
En d’autres termes, les VD sont additives tel que pour les candidats i, j, k, on a : VD ( i ? j ) + VD ( j ? k ) = VD ( i ? k ). Cette condition vaut dans le cas où on ne recrute qu’un seul travailleur, les autres salariés du collectif de travail étant connus (leurs caractéristiques, telles que la pyramide des âges, pouvant évidemment influencer le choix du recrutement). La démarche utilisée permettrait de traiter des configurations plus complexes.
-
[9]
Il ne suffit donc pas que la VD de l’outsider par rapport à l’insider, soit VD ( o ? i ), soit positive pour que le recours au marché externe soit profitable (dans l’hypothèse où DS = 0 ). Il faut plus précisément que soit vérifié : [ VD ( o ? i ) ? L ] > 0 où L représente le coût de licenciement de l’insider à la charge de l’entreprise.
-
[10]
La VD est, en effet, un différentiel de valeur. Il est exact que si on connaît v1 et v2 (les contributions individuelles des travailleurs 1 et 2), on peut en déduire leur différentiel de valeur. Mais la réciproque n’est pas vraie : connaissant le différentiel ?v (dont on rappelle qu’il est évalué relativement à une même situation de travail), on n’est pas nécessairement en mesure de calculer des valeurs ajoutées individuelles vi ( i = 1,2 ).
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[11]
La fonction de valeur ajoutée, v = f ( Fi ) où Fi est la quantité du facteur i consommée pour créer v (avec i = 1... n ) doit être homogène de degré 1. A cette seule condition, on vérifie l’égalité : v = ?i[F i ( ?v/?Fi ) ].
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[12]
On s’interdit donc d’évaluer la profitabilité de l’entreprise en procédant à des comparaisons du type vi : wi (la valeur créée par un ingénieur comparée à son salaire, la valeur créée par une secrétaire comparée à son salaire...) pour chacun des n salariés ou emplois composant l’entreprise. Il reste que le projet global de l’entreprise doit être rentable : la différence (v? ?iw i ) doit donc être anticipée positive. Mais ceci n’implique pas qu’on sache décomposer v en un ensemble de vi.
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[13]
Le calcul marginal pur (où une seule variable est modifiée, les autres étant maintenues constantes) ne semble pas d’un usage courant. En revanche le calcul à la marge portant sur un ensemble intégré de variables n’a rien d’exceptionnel, par exemple lorsqu’il s’agit pour l’entreprise de décider si elle accroît ou réduit son activité, si elle achète ou vend telle unité de production...
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[14]
On peut déplorer le flou qui entoure souvent la notion de « marginal product of labor ». A cet égard, on prendra soin de distinguer vi (contribution propre du salarié i à la valeur ajoutée totale) et qi (production ou « output » du salarié i). Ainsi la connaissance de qi n’implique pas nécessairement celle de vi. Par exemple dans le cas d’un salarié-vendeur, qi est facile à calculer et peut être considéré comme égal aux ventes (recettes) réalisées. En revanche, déterminer vi (compte tenu de l’ensemble des facteurs de production qui contribuent directement ou indirectement aux ventes) est autrement plus complexe...
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[15]
Ces changements dépendent des chocs du progrès mais également de la politique des mobilités internes conduite par la firme pour prévenir l’ennui et la constitution de « baronnies » (Stankiewicz [1999, p. 92]).
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[16]
On connaît l’anecdote de l’individu qui cherche sa clé sous un réverbère parce que c’est là qu’il y a de la lumière alors qu’il sait pertinemment ne pas l’avoir perdue à cet endroit !
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[17]
L’enquête ESSA (Emploi des Salariés Selon l’Age) a été réalisée par la DARES en 2001 auprès de 3 000 établissements.
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[18]
Selon, par exemple, que la formation a été ou non suivie en alternance ou a comporté des séquences en entreprise.
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[19]
La capacité d’adaptation choisie pourra se révéler trop faible parce que les changements ont été sous-estimés ou, à l’inverse, sur-dimensionnée. Par exemple, l’acuité des dysfonctionnements à court terme (à l’occasion de la mise en place des nouvelles technologies) peut conduire à surestimer le niveau des qualifications nécessaires à moyen terme. L’influence respective des décideurs du recrutement peut également jouer un rôle : le supérieur hiérarchique immédiat est davantage sensible au coût d’intégration (I) qu’au potentiel d’adaptation (A) alors que ce peut être l’inverse pour le responsable ressources humaines.
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[20]
Le plus souvent, en effet, les décideurs sont crédités d’une dotation informationnelle impressionnante qui leur permet de toujours prendre des décisions optimales (le fussent-elles seulement en probabilité). L’erreur comme fait stylisé n’a pas dans ces modèles, d’existence théorique possible. La littérature moderne qui traite des décisions en information imparfaite n’échappe pas nécessairement à cette critique : dans certains modèles, en effet, le décideur est supposé observer imparfaitement la variable y mais il connaît tout (la loi de probabilité) de la variable z qui lui est corrélée (ou supposée telle)... L’épilogue est donc, in fine, toujours heureux.
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[21]
Ce que corroborent avec des nuances les observations statistiques : cf. les différentes enquêtes de l’INSEE et de la DARES [2000] ou Green et al. [2000, p. 95] sur la montée des « problem-solving skills ».
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[22]
La question qui se pose alors est la suivante : l’augmentation de la VD liée à une obsolescence plus rapide des savoirs induit-elle une variation du différentiel salarial ? La réponse est non, en règle générale. En effet, il est vrai que l’accélération des changements (qui diminue la durée de vie des savoirs) oblige à des dépenses de maintenance du capital humain plus importantes. Mais ces formations d’actualisation ne servent, par définition, qu’à maintenir le niveau de qualification. Dès lors que les formations d’actualisation des savoirs n’augmentent pas le niveau de qualification, elles ne sont pas logiquement suivies d’augmentations salariales, ce qui est, par exemple, confirmé par Hanchane et Stankiewicz [2004], à partir d’une exploitation de l’enquête Formation continue 2000 (complémentaire à l’enquête Emploi de mars 2000). Des configurations plus complexes (non explicitées ici) sont néanmoins possibles si on retient une nomenclature moins sommaire que celle utilisée (qui repose sur l’opposition grossière entre travail qualifié et non qualifié).
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[23]
La substituabilité des facteurs est, en effet, une condition nécessaire mais pas suffisante au calcul des productivités marginales. On peut donc tout à la fois affirmer l’incalculabilité des productivités marginales (au sens de vi ) et considérer que les facteurs de production sont plus ou moins substituables. La littérature qui traite de l’impact, à court ou moyen terme, des prix des facteurs sur les combinaisons productives n’est donc pas incompatible avec l’approche proposée.
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[24]
On considère aussi, à la différence de Thurow, que le « job’s marginal product » n’est pas calculable si, du moins, on entend par là la contribution du poste à la valeur ajoutée. Toutefois cela n’interdit pas d’évaluer la production (« output ») du poste.
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[25]
Ce qui correspond à l’hypothèse de Thurow. Il est toutefois possible que les exigences salariales d’un BTS-DUT soient plus grandes que celles d’un Bac pro tel qu’on observe DS > 0. Cet effet-prix lié à un salaire de réserve plus élevé de la main-d’œuvre la plus diplômée accroît, dans l’exemple considéré, la préférence pour les Bac pro (les fait donc grimper dans la file d’attente).
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[26]
Ces normes, qu’il convient d’expliquer, peuvent résulter de l’observation par les individus que tel niveau de diplôme permet (ou permettait) normalement d’accéder à telle catégorie socio-professionnelle. Le décalage entre la situation vécue et la correspondance formation-emploi jugée « normale » produit dès lors une frustration qui influence négativement l’implication au travail et peut aboutir, in fine, à la démission du salarié. Au travers de ces deux effets, le sentiment de déclassement peut donc être à la source d’une perte de valeur.
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[27]
Ainsi la correspondance « normale » emploi-formation peut être définie soit de façon normative (diplôme censé a priori préparer à une cible professionnelle donnée) soit de façon statistique (situation la plus fréquente observée à un moment donné)... Cf., par exemple, Forgeot et Gautié [1997], Nauze-Fichet et Tomasini [2002]...
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[28]
Les trois durées utilisées dans le cadre de l’estimation de fonctions de gains (à la suite de l’approche initiée par Mincer [1974]) sont la durée des études censée représenter le capital humain général accumulé à l’école (schooling) ainsi que la durée totale de l’activité professionnelle (abusivement dénommée « expérience ») et l’ancienneté dans la dernière entreprise censées respectivement refléter le capital humain général et spécifique accumulé en cours d’emploi (on-the-job training).
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Ainsi, bien que la durée soit la même, le BTS et le DUT ne sont pas des diplômes équivalents. Le BTS apparaît plus professionnalisé et le DUT plus « théorique » : en 1995, il existait 125 spécialités pour les BTS contre 40 seulement pour les DUT (Cahuzac et Plassard [1997]). Il n’est donc pas exclu que le BTS dispose d’un avantage comparatif au regard du coût d’intégration et que le DUT possède un potentiel d’évolution plus important. Cette hypothèse demande évidemment à être vérifiée.
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[30]
Comme le souligne toutefois E. Verdier [2002], les modèles éducatifs de référence ont beaucoup varié en France : on a glorifié le système dual allemand (l’alternance écoleentreprise) mais aussi l’ouvrier-bachelier (en référence au Japon où la formation initiale est, au contraire, très peu professionnalisée).
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[31]
Ceci ne permet pas de conclure à une infériorité, en quelque sorte intrinsèque, des filières les plus professionnalisées. La valorité différentielle est, en effet, conditionnelle à l’environnement que le travailleur devra affronter : des changements anticipés faibles et peu fréquents (donc un environnement stable) rendent négligeable le poids de A relativement à I. La formation en apprentissage peut, dans ce cas, être particulièrement efficace.
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[32]
Les « méta-connaissances » sont, si l’on suit la psychologie cognitive, ces savoirs qui permettent d’identifier, d’analyser et de résoudre des problèmes. Ils correspondent à des compétences qu’on appelle « capacité à raisonner », « esprit d’analyse et de synthèse », « aptitudes verbales », « faculté de jugement »... Ces compétences exigent la maîtrise d’opérations élémentaires telles que : savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, savoir extraire l’information pertinente et savoir la reformuler, savoir détecter les liens de causalité entre variables, savoir inférer... La capacité à apprendre est entravée lorsque les métaconnaissances font défaut. On a pu le vérifier pour les « bas niveaux de qualification » (Ginsbourger et al. [1992]) : avant même de songer à augmenter leur stock de savoirs, il s’est révélé nécessaire de leur apprendre à penser au moyen de méthodes telles que les ARL ou le PEI (même si leur efficacité est par ailleurs discutée)... Par ailleurs, la maîtrise des savoirs professionnels théoriques facilite également l’acquisition des savoirs opérationnels : le « know-why » facilite l’appropriation du « know-how ». Ceci explique qu’un informaticien s’approprie plus facilement (qu’un non-informaticien) tel nouvel outil informatique ou un juriste telle nouvelle loi.
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[33]
Selon l’enquête « Formation continue 2000 », 67 % des stages et 69 % des FEST (formations en situation de travail) ont une durée strictement inférieure à une semaine. Par ailleurs, on observe une baisse de la durée moyenne des actions de formation (qui est tombée de 62 heures en 1974 à 40,4 heures en 1999).
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[34]
Pour tenter d’éviter la dégradation du capital humain de leurs salariés (menacés d’être « dépassés » par le progrès), les entreprises peuvent utiliser différents dispositifs : bilans périodiques de compétences, octroi d’un droit annuel de formation (Accord PSA du 4 mars 1999, accord CAP 2010...) ou mise en place d’un « compte épargne formation ». Par exemple, Hewlett-Packard qui intervient dans un domaine où le changement est intense permet à ses salariés de consacrer 5 à 10 % de leur temps de travail pour entretenir et développer des compétences s’écartant de leur première expertise (Brasseur et Picq [2000, p. 133]).
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[35]
On ne nie pas que la question du changement technologique occupe une place importante dans la littérature. Toutefois, l’apparition des nouvelles technologies peut être étudiée au travers de ses effets macroéconomiques (croissance, productivité, variations cycliques...) plus qu’au travers de son impact sur le marché du travail. En outre, même lorsque ces aspects sont traités, ils peuvent l’être sans introduction explicite des coûts d’adaptation. Par exemple, il est admis que les savoirs acquis par l’éducation comparés à ceux issus de l’expérience sur le tas, facilitent l’adaptation aux nouvelles technologies (dans ce sens, Bartel et Lichtenberg [1987] ; Helpman et Rangel [1998] ; Nelson et Phelps [1966] ; Welch [1970] et bien d’autres...). Mais cela ne conduit pas les auteurs à réexaminer le concept de travail ni à reformuler les critères d’efficacité du travailleur.