Notes
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[1]
Archives du King’s College, Cambridge, The Papers of John Maynard Keynes, GBR/0272/PP/JMK/SE/ 11/1-7.
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[2]
Keynes a levé 5 000 livres sterling auprès du financier de la City, Sir Ernest Cassel. Voir Moggridge (1983, p.7).
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[3]
Voir la section consacrée au marché des changes à terme dans A Tract on Monetary Reform (Keynes, 1923, p. 136), ainsi que la version originale de cette section citée par Moggridge (1971, p. 113). Voir également le texte de Keynes (1923) sur la spéculation sur les matières premières, reproduit dans Moggridge (1983, pp. 255-266) et analysé par Fantacci et al. (2010).
1Le grand public juge souvent les économistes sur leurs capacités de prévision. Au lendemain de la crise financière mondiale de 2008, les universitaires qui avaient prédit les turbulences des marchés ont connu leur heure de gloire, tandis que la plus grande partie de la profession s’est vue priée de faire son autocritique. Vu sous cet angle, le principal objectif de l’analyse économique serait donc de réaliser des prédictions fiables : les économistes seraient les météorologues des marchés financiers.
2De nombreux économistes professionnels pensent en effet que leurs prévisions d’experts leur confèrent un avantage lorsqu’il s’agit d’investir ou de spéculer. Après tout, ils ont passé de nombreuses années à étudier les déterminants de la croissance économique, du cours des actions ou des taux de change : pourquoi, dans ce cas, ne pas mettre à profit ces connaissances en investissant eux-mêmes ? L’idée même que l’expertise économique puisse être utilisée pour réaliser des profits sur les marchés financiers va toutefois à l’encontre de l’une des théories économiques les plus classiques. D’après la « théorie de l’efficience du marché », le prix d’un actif refléterait déjà toutes les informations disponibles sur ses fondamentaux et s’il ne dispose pas d’informations privées, même le plus doué des économistes ne devrait pas être mieux placé que l’investisseur moyen pour prédire les futurs rendements du marché.
3John Maynard Keynes est un exemple marquant d’économiste ayant également investi et spéculé. Il a investi dans des actions tant pour son propre compte que pour celui du King’s College à Cambridge (Chambers et Dimson, 2013 ; Chambers et al., 2015) et a spéculé sur les matières premières (Fantacci et al., 2010). Il a également investi sur le marché des changes dans les années 1920 et 1930 (Moggridge, 1983 et 1992 ; Skidelsky, 1992). À cette époque, la volatilité des changes était à son apogée. Après la fin de la Première Guerre mondiale, une ère nouvelle de taux de change flottants a vu le jour, marquée par une forte instabilité des devises et les difficultés rencontrées par de nombreux pays pour revenir au système de taux de change fixes de l’étalon-or. Les années 1930 ont ensuite été rythmées par des attaques spéculatives sur les principales devises, conduisant finalement à la disparition du système international de l’étalon-or. De nombreux investisseurs ont essayé de tirer parti de ces fluctuations spectaculaires des taux de change. Un marché des changes à terme a émergé à Londres au début des années 1920, le volume des transactions a considérablement augmenté et la spéculation sur ce marché a littéralement explosé (Einzig, 1937 ; Atkin, 2005).
4Keynes l’universitaire était l’un des meilleurs experts de son temps sur les questions de taux de change. Dans son livre A Tract on Monetary Reform, publié en 1923, il analysait le fonctionnement du marché des changes à terme et formulait pour la première fois la théorie de la parité des taux d’intérêt couverte, bien connue des économistes actuels. Il possédait également des convictions très fortes concernant les politiques de change (Keynes, 1923). Dans son livre de 1919, The Economic Consequences of the Peace, il soutenait que les lourdes réparations imposées à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale finiraient par affaiblir les économies et les monnaies d’Europe continentale (Keynes, 1919). Il exprimait également de sérieux doutes quant au système de l’étalon-or restauré au milieu des années 1920 et critiquait Winston Churchill, chancelier de l’Échiquier, pour avoir rétabli la convertibilité-or de la livre sterling à sa parité d’avant-guerre en avril 1925 (Keynes, 1925).
5Une nouvelle étude détaillée montre que Keynes essayait aussi d’exploiter ses connaissances en macroéconomie pour formuler des prédictions sur les cours futurs des devises et en tirer profit, pour son propre compte, en spéculant activement sur le marché des changes (Accominotti et Chambers, 2016). D’une manière générale, il souscrivait un contrat à terme pour acheter ou vendre une devise étrangère (contre la livre sterling), puis clôturait ensuite la position au moyen d’un achat ou d’une vente au comptant dans les jours précédant la date de livraison du contrat à terme. Entre août 1919 et mai 1927, puis entre octobre 1932 et mars 1939, il a passé 354 ordres de ce type, qu’il a tous répertoriés dans ses livres d’investissement personnels, conservés dans les archives du King’s College, à Cambridge [1]. Sa position spéculative (toutes devises étrangères cumulées) a culminé à 250 000 livres sterling en décembre 1936, un montant qui correspondrait aujourd’hui à quelque 15 M£.
6La stratégie de spéculation de Keynes était fondée sur son analyse des fondamentaux macroéconomiques et politiques des pays dont il essayait de prédire les évolutions de taux de change. Contrairement à de nombreux investisseurs en devises, il ne suivait aucune règle d’analyse technique, mais essayait d’identifier les écarts éventuels entre les taux de change de marché et leur valeur « fondamentale » afin de prédire leurs fluctuations futures. Une analyse approfondie de ses transactions révèle qu’il joignait le geste à la parole. Conformément au pessimisme que lui inspiraient les devises d’Europe continentale après la signature du traité de Versailles, il misait presque toujours sur la baisse du franc français, du mark allemand et de la lire italienne par rapport à la livre sterling et au dollar américain entre 1919 et 1925. Après 1933, ses doutes vis-à-vis du système de l’étalon-or l’ont conduit à parier sur l’effondrement des devises de deux pays qui étaient jusqu’alors restés fidèles au principe de la convertibilité-or : la France et les Pays-Bas.
7Bon nombre des prédictions de Keynes relatives aux taux de change se sont avérées correctes à moyen ou long terme. Les devises d’Europe continentale ont fini par connaître une forte dépréciation dans les années 1920 et le mark allemand a sombré dans l’hyperinflation en 1923. De la même façon, sa spéculation contre le franc français et le florin néerlandais s’est révélée justifiée lorsque ces deux monnaies ont été dévaluées en septembre 1936. Dans quelques cas toutefois, les prévisions de Keynes n’ont pas été justes. Ainsi il a ouvert des positions longues sur le dollar américain juste après que Franklin Delano Roosevelt a suspendu l’étalon-or en avril 1933, une décision qui a été suivie par une dépréciation de 40 % de la devise américaine.
8Quels résultats le grand économiste a-t-il obtenus en sa qualité de spéculateur en devises ? Le graphique infra montre les profits mensuels cumulés réalisés par Keynes sur ses investissements en devises entre août 1919 et mai 1927 et entre octobre 1932 et mars 1939, exprimés en livres sterling. Keynes a réussi à générer des profits cumulés positifs à la fin des deux périodes au cours desquelles il a spéculé. Néanmoins ses profits étaient également très volatils. Il a enregistré une perte considérable en mai 1920, lorsque les devises européennes sur lesquelles il prenait des positions courtes se sont d’abord appréciées par rapport à la livre sterling et au dollar américain. Il a toutefois réussi à lever des fonds auprès d’un riche financier de la City afin de poursuivre la mise en œuvre de la même stratégie et a fini par récupérer cette perte (Moggridge, 1983) [2]. Une tendance similaire émerge dans les années 1930 lorsque ses transactions en francs français et en florins néerlandais ont généré d’importantes pertes cumulées entre 1934 et 1936, avant que les deux monnaies soient finalement dévaluées et qu’il puisse réaliser des profits en septembre 1936. Lorsque nous ajustons son taux de rendement en fonction du risque et que nous le comparons à celui d’autres stratégies simples de spéculation technique accessibles aux investisseurs de l’époque, nous constatons que Keynes n’obtenait que des résultats modestes en tant que spéculateur (Accominotti et Chambers, 2016). Ses performances étaient amoindries par les difficultés qu’il avait à prédire avec justesse le moment exact des retournements sur le marché des changes.
Graphique - Gains (pertes) cumulé(e)s de Keynes, 1919-1939 (en livres sterling)
Graphique - Gains (pertes) cumulé(e)s de Keynes, 1919-1939 (en livres sterling)
Note : ce graphique illustre les gains (pertes) cumulé(e)s de Keynes en livres sterling entre août 1919 et mai 1927 et entre octobre 1932 et février 1939.9Les profits finalement substantiels que Keynes a tirés de ses activités de spéculation en devises ne semblent donc pas avoir résulté en premier lieu de ses capacités supérieures de prédiction ou de son expertise, mais ont probablement récompensé sa faculté à adopter un horizon d’inves tissement à long terme ainsi que sa capacité à prendre des risques importants et à allouer des capitaux pour arbitrer les écarts de taux de change par rapport à leurs valeurs fondamentales. Dans le droit fil de cette observation, la littérature financière récente interprète également les rendements importants générés par plusieurs stratégies simples de spéculation sur devises comme une compensation des risques pris et comme une conséquence des « limites à l’arbitrage » prévalant sur les marchés financiers en raison du manque de capital alloué aux transactions ou de la myopie des investisseurs (Shleifer et Vishny, 1997 ; Lyons, 2001 ; Lustig et Verdelhan, 2007 ; Menkhoff et al., 2012a et 2012b). Fait intéressant, Keynes lui-même rapportait dans ses écrits que les spéculateurs en devises n’étaient pas rémunérés pour leurs capacités de prédiction supérieures, mais pour leur faculté à allouer des ressources à l’arbitrage et à assumer les risques qui en découlent [3]. L’historique des transactions en devises de Keynes montre donc qu’il n’est pas chose aisée de traduire une expertise économique en prévisions précises de marché et en profits réels, même pour quelqu’un qui était considéré comme le plus grand économiste de son temps.
Bibliographie
Bibliographie
- Accominotti O. et Chambers D. (2016), « If You’re So Smart: John Maynard Keynes and Currency Speculation in the Interwar Years », The Journal of Economic History, n° 76, pp. 342-386.
- Atkin J. (2005), The Foreign Exchange Market of London, New York: Routledge.
- Chambers D. et Dimson E. (2013), « John Maynard Keynes: Investment Innovator », Journal of Economic Perspectives, n° 27, pp. 213-228.
- Chambers D., Dimson E. et Foo J. (2015), « Keynes the Stock Market Investor: a Quantitative Analysis », Journal of Financial and Quantitative Analysis, n° 50, pp. 843-868.
- Einzig P. (1937), The Theory of Forward Exchange, Macmillan.
- Fantacci L., Marcuzzo M. C. et Sanfilippo E. (2010), « Speculation in Commodities: Keynes’ ‘Practical Acquaintance’ with Futures Market », Journal of the History of Economic Thought, vol. 32, n° 3, pp. 397-418.
- Keynes J. M. (1919), The Economic Consequences of the Peace, Macmillan.
- Keynes J. M. (1923), A Tract on Monetary Reform, Macmillan.
- Keynes J. M. (1925), The Economic Consequences of Mr. Churchill, Hogarth Press.
- Lustig H. et Verdelhan A. (2007), « The Cross-Section of Foreign Currency Risk Premia and Consumption Growth Risk », American Economic Review, n° 97, pp. 89-117.
- Lyons R. (2001), The Microstructure Approach to Exchange Rates, Cambridge MIT Press.
- Menkhoff L., Sarno L., Schmeling M. et Schrimpf A. (2012a), « Carry Trades and Global Foreign Exchange Volatility », Journal of Finance, n° 67, pp. 681-718.
- Menkhoff L., Sarno L., Schmeling M. et Schrimpf A. (2012b), « Currency Momentum Strategies », Journal of Financial Economics, n° 106, pp. 660-684.
- Moggridge D. E. (éd.) (1971), The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. 4, Cambridge University Press.
- Moggridge D. E. (éd.) (1983), The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. 12, Cambridge University Press.
- Moggridge D. E. (1992), Maynard Keynes: an Economist’s Biography, Routledge.
- Shleifer A. et Vishny R. W. (1997), « The Limits of Arbitrage », The Journal of Finance, n° 52, pp. 35-55.
- Skidelsky R. (1992), John Maynard Keynes: the Economist as Saviour, 1920-1937, Macmillan.
Notes
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[1]
Archives du King’s College, Cambridge, The Papers of John Maynard Keynes, GBR/0272/PP/JMK/SE/ 11/1-7.
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[2]
Keynes a levé 5 000 livres sterling auprès du financier de la City, Sir Ernest Cassel. Voir Moggridge (1983, p.7).
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Voir la section consacrée au marché des changes à terme dans A Tract on Monetary Reform (Keynes, 1923, p. 136), ainsi que la version originale de cette section citée par Moggridge (1971, p. 113). Voir également le texte de Keynes (1923) sur la spéculation sur les matières premières, reproduit dans Moggridge (1983, pp. 255-266) et analysé par Fantacci et al. (2010).