Notes
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[1]
Sur l’histoire de ces bombardements atomiques qui n’eurent pas lieu, voir Michael D. Gordin, Five Days in August : How World War II Became a Nuclear War, Princeton, Princeton University Press, 2007.
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[2]
Martin J. Sherwin, Gambling with Armageddon : Nuclear Roulette from Hiroshima to the Cuban Missile Crisis, 1945-1962, New York, Alfred A. Knopf, 2020, p. 56 (je traduis toutes les citations de cette note croisée).
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[3]
Sur la consultation démocratique et la responsabilité du décideur, en France et au Royaume-Uni, voir Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, chap. 7 et conclusion.
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[4]
On trouve quelques exceptions notables. D’abord, l’ouvrage d’Avner Cohen, The Worst-Kept Secret : Israel’s Bargain with the Bomb (New York, Columbia University Press, 2010), histoire et critique de la politique israélienne d’amimut (« ambigüité ») qui se confronte directement à l’enjeu démocratique du secret nucléaire. Du côté de l’anthropologie, ou de l’histoire des sciences, les effets structurels du secret sur la politique nucléaire – interne ou internationale – ont été aussi étudiés. Voir Joseph Masco, The Nuclear Borderlands : The Manhattan Project in Post-Cold War New Mexico, Princeton, Princeton University Press, 2006 ; Hugh Gusterson, Nuclear Rites : A Weapons Laboratory at the End of the Cold War (1996), Berkeley, University of California Press, 2008 ; John Krige, Sharing Knowledge, Shaping Europe : U.S. Technological Collaboration and Nonproliferation, Cambridge, The MIT Press, 2016.
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[5]
Alex Wellerstein, Restricted Data. The History of Nuclear Secrecy in the United States, Chicago, University of Chicago Press, 2021, p. 2 (ci-après Restricted Data).
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[6]
Peter Galison, « Secrecy in Three Acts », Social Research, 77 (3), 2010, p. 960-961.
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[7]
Daniel Salisbury, Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate : How the UK Government Learned to Talk about the Bomb, 1970-1983, Abingdon, Oxon ; New York, Routledge, 2020 (ci-après Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate).
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[8]
Gaurav Kampani, India’s Nuclear Proliferation Policy : The Impact of Secrecy on Decision Making, 1980-2010, New York, Routledge, 2020, p. 5 (ci-après India’s Nuclear Proliferation Policy).
-
[9]
Ken Young, Warner R. Schilling, Super Bomb : Organizational Conflict and the Development of the Hydrogen Bomb, Ithaca, Cornell University Press, 2019, p. 157.
-
[10]
Scott D. Sagan, Jeremi Suri, « The Madman Nuclear Alert : Secrecy, Signaling, and Safety in October 1969 », International Security, 27 (4), 2003, p. 150-183.
-
[11]
Voir, en tant que référence sur cette question, M. J. Sherwin, Gambling with Armageddon : Nuclear Roulette from Hiroshima to the Cuban Missile Crisis, 1945-1962, op. cit.
-
[12]
Sur l’usage du secret nucléaire afin d’ignorer les conséquences sanitaires des essais, voir par exemple Sébastien Philippe, Tomas Statius. Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, Paris, PUF, 2021.
-
[13]
Par exemple, Annette Schaper, Harald Müller, « Torn Apart : Nuclear Secrecy and Openness in Democratic Nuclear-Weapon States », dans Matthew Evangelista, Harald Müller, Niklas Schoernig, Democracy and Security. Preferences, Norms and Policy-Making, New York, Routledge, 2009, p. 143-165.
-
[14]
Thomas Jonter, The Key to Nuclear Restraint : The Swedish Plans to Acquire Nuclear Weapons during the Cold War, Londres, Palgrave Macmillan, 2016 ; B. Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, op. cit., chap. 2.
-
[15]
Plus généralement, comme l’écrit Daniel Deudney, la réalisation des possibilités destructrices de la fission en tant que technique dépend de la configuration sociale et des formes de contraintes (restraint) existantes. Une fois la fission découverte, nous vivons dans un contexte matériel où les armes nucléaires sont possibles, mais où leur invention ne devient pas pour autant inévitable. Daniel H. Deudney, Bounding Power : Republican Security Theory from the Polis to the Global Village, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 59, note 46.
-
[16]
J. Krige, Sharing Knowledge, Shaping Europe : U.S. Technological Collaboration and Nonproliferation, op. cit., p. 101.
-
[17]
Jeffrey T. Richelson, Spying on the Bomb : American Nuclear Intelligence from Nazi Germany to Iran and North Korea, New York, W. W. Norton, 2007.
-
[18]
Sur ce programme, et sur le choix américain de diffuser certaines informations sur les programmes nucléaires, voir Jacob Darwin Hamblin, The Wretched Atom : America’s Global Gamble with Peaceful Nuclear Technology, New York, Oxford University Press, 2021.
-
[19]
Jean-Damien Pô, Les moyens de la puissance : les activités militaires du CEA, 1945-2000, Paris, Ellipses, 2001, p. 11.
-
[20]
Andrew Feenberg, « The Ambivalence of Technology », Sociological Perspectives, 33 (1), 1990, p. 35-50.
-
[21]
Erik Gartzke, Matthew Kroenig, « Nukes with Numbers : Empirical Research on the Consequences of Nuclear Weapons for International Conflict », Annual Review of Political Science, 19 (1), 2016, p. 409.
-
[22]
Robert A. Dahl, Controlling Nuclear Weapons : Democracy versus Guardianship, Syracuse, Syracuse University Press, 1985.
-
[23]
Elaine Scarry, Thermonuclear Monarchy : Choosing between Democracy and Doom, New York, W. W. Norton & Company, 2014 ; Hans Born, Gill Bates, Heiner Hänggi (eds), Governing the Bomb : Civilian Control and Democratic Accountability of Nuclear Weapons, Oxford, Oxford University Press, 2010.
-
[24]
P. Galison, « Secrecy in Three Acts », art. cité, p. 959.
-
[25]
Dennis F. Thompson, « Democratic Secrecy », Political Science Quarterly, 114 (2), 1999, p. 181-193.
-
[26]
P. Galison, « Removing Knowledge », Critical Inquiry, 31 (1), 2004, p. 229-243.
-
[27]
Kjølv Egeland, Thomas Fraise, Hebatalla Taha, « Casting the Atomic Canon : (R) evolving Nuclear Strategy », European Journal of International Security, en ligne, 9 décembre 2021, p. 1-18 ; B. Pelopidas, « Nuclear Weapons Scholarship as a Case of Self-Censorship in Security Studies », Journal of Global Security Studies, 1 (4), 2016, p. 326-336.
-
[28]
Leon V. Sigal, « Review : Israel and the Bomb by Avner Cohen », Political Science Quarterly, 114 (2), 1999, p. 349.
-
[29]
B. Pelopidas, « Dépasser le panglossisme nucléaire », dans Thomas Meszaros (dir.), Les stratégies nucléaires. Ruptures et continuités. Un hommage à Lucien Poirier, Berne, Peter Lang, 2019, p. 441-464.
1 Il y a un peu plus de 75 ans, le 6 août 1945, explosait la première bombe atomique au-dessus d’Hiroshima. Quelques jours plus tard, une deuxième ravageait Nagasaki. Une troisième attendait d’être préparée sur l’île de Tinian [1]. Le projet Manhattan, qui présida à la production de ces armes, « fut l’entreprise la plus secrète de la seconde guerre mondiale » [2] : ni le Congrès ni le secrétaire d’État américain ni le vice-président n’en eurent préalablement connaissance. Aujourd’hui, plus de 13 000 armes nucléaires existent sur la planète. Bien plus destructrices pour la plupart que celles qui explosèrent au-dessus du Japon, elles sont toujours entourées du plus grand secret. Sur les neuf pays qui possèdent désormais une capacité nucléaire militaire, cinq sont des démocraties. Citoyens et parlementaires y sont peu consultés sur ces questions, le secret rendant difficile l’information du public, ainsi que la mise en responsabilité des décideurs [3].
2 Le secret nucléaire militaire se trouve dans une marginalité paradoxale : si aucun spécialiste n’ignore son existence, il n’a pas fait l’objet d’un grand nombre d’études [4]. La plupart des commentateurs et experts se contentent de le mentionner, et parfois se lamentent de l’obstacle méthodologique qu’il constitue. Le secret nucléaire n’est pas absent de la littérature, il est, en quelque sorte, sous-problématisé. La parution récente de trois ouvrages qui lui sont consacrés offre donc l’occasion de s’interroger sur le sujet, et de faire apparaître tout l’intérêt qu’a la recherche à se saisir de cette question.
3 Dans Restricted Data : The History of Nuclear Secrecy in the United States, Alex Wellerstein retrace avec une grande précision l’histoire du secret nucléaire américain depuis sa création jusqu’à l’ère Obama. Il montre notamment la nouveauté radicale de la question soulevée par le projet Manhattan – comment transformer un fait naturel en secret d’État ? « N’importe quel scientifique, dans n’importe quel laboratoire, dans n’importe quel pays, pourrait le répliquer et le redécouvrir », et ce à la différence, par exemple, d’un plan de guerre [5]. Inaugurant le système moderne de classification systématique, le secret nucléaire inaugure également ce que Peter Galison a nommé la « nouvelle ontologie du secret » [6], centré sur les savoirs naturels. Sur le plan quantitatif, le projet Manhattan est tout aussi unique. Plus de 500 000 personnes y ont travaillé dont seules quelques-unes connaissaient sa finalité (Restricted Data, p. 56). Pourtant, en dépit de son exceptionnalité, ce secret n’a jamais été absolu et n’a jamais cessé d’être contesté et négocié par une multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents (ibid., p. 3).
4 Dans Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate : How the UK Government Learned to Talk about the Bomb (1970-1983), Daniel Salisbury adopte une autre perspective, et cherche à expliquer les évolutions du discours du gouvernement britannique relatif à sa stratégie et à sa politique nucléaires. Longtemps silencieux en la matière, celui-ci a opté, à la fin des années 1970, pour une stratégie de persuasion qui impliquait une plus grande information du public [7]. Choisissant l’explication par les party politics, D. Salisbury montre que ce que le gouvernement a révélé au public était largement le produit d’un arbitrage entre les intérêts de l’État, ceux du public et ceux du parti au pouvoir, la transparence allant, en l’occurrence, à l’encontre des intérêts des dirigeants du Labour, élus sur une plateforme antinucléaire, mais choisissant néanmoins de poursuivre la modernisation de l’arsenal britannique.
5 Enfin, dans India’s Nuclear Proliferation Policy : The Impact of Secrecy on Decision-Making, Gaurav Kampani étudie la façon dont le secret a constitué un obstacle au développement du programme nucléaire indien. Il montre que le secret a favorisé un développement en silo qui a maintenu les décideurs en situation de « rareté informationnelle », tout en excluant des acteurs épistémiques de la société civile, dont la contribution aurait permis un avancement plus rapide du programme, et en permettant à d’autres acteurs de dissimuler leurs échecs et leurs faibles performances [8]. En conclusion, G. Kampani fait de la forme du secret nucléaire un facteur d’explication des réussites, ou des échecs, des politiques de nucléarisation. Son étude va au-delà de la simple constitution de l’arsenal, puisqu’il montre également comment le secret excessif a rendu l’arsenal indien virtuellement inutilisable avant 1998, aucun officier de l’armée de l’air n’étant informé des plans de guerre (p. 95).
6 À plusieurs égards, ces ouvrages ne peuvent être comparés : ils étudient des cas différents, utilisent des méthodes différentes et se posent des questions différentes. Toutefois, ils ont en commun une intention : faire du secret nucléaire un objet de science politique. L’objectif peut paraître incongru pour A. Wellerstein qui est historien des sciences. Néanmoins, par l’ampleur et la précision de son travail, il démontre combien la science politique doit se saisir du secret nucléaire si elle veut comprendre le national security state américain.
7 Parce qu’il lie le secret, choix politique, aux armes nucléaires, artefact technologique, le secret nucléaire pose la question du lien entre technologie et politique. J’interroge ici ce lien de plusieurs manières. Tout d’abord, en montrant comment les trois auteurs définissent leur objet car cerner les contours du secret nucléaire n’est pas une opération seulement formelle, cela revient à déterminer l’étendue de ses effets politiques. Ensuite, en identifiant les causes du secret nucléaire, ce qui permet de distinguer les effets qui relèvent du déterminisme technologique de ceux qui relèvent des choix politiques. Enfin, en tentant de produire une évaluation correcte des effets de la « révolution nucléaire » sur les systèmes politiques internes.
Les ontologies du secret
8 La définition du secret nucléaire paraît évidente : il renvoie aux régimes de secret d’État relatifs aux armes nucléaires. Le processus de fabrication d’une arme atomique, par exemple, est un secret nucléaire. Dans ce cas, il s’agit d’un secret technologique. C’est le premier niveau possible, développé par A. Wellerstein. En historien des sciences, il définit le secret nucléaire comme un ensemble de savoirs scientifiques et de techniques maintenus hors du champ du connaissable par l’État. Logiquement, l’élément déclencheur de sa chronologie est la découverte de la réaction en chaîne, au début de la seconde guerre mondiale, et la tentative du physicien Léo Szilard de convaincre différents physiciens de ne pas publier leurs travaux, tâche assumée ensuite par le gouvernement américain (Restricted Data, p. 15-19). La découverte de la fission de l’atome, puis l’invention de l’arme nucléaire impliquent l’existence de savoirs naturels « dangereux », dont l’État doit assurer la garde. Dès lors, l’étude du secret nucléaire devient celle du gouvernement par l’État de ces savoirs scientifiques et techniques. Cette définition, que l’on pourrait qualifier d’essentialiste, permet de mettre en lumière l’exceptionnalité du secret nucléaire, intrinsèquement lié à une forme technologique particulière et aux savoirs permettant de réaliser cet artefact.
9 Cependant, les designs d’armement ne représentent qu’un niveau du secret nucléaire. Savoir comment fabriquer une arme ne suffit pas. Encore faut-il une infrastructure politique capable de rendre sa production matériellement possible, c’est-à-dire un programme nucléaire, lequel implique différentes institutions étatiques et un ensemble de choix politiques, que l’État, là encore, garde secrets. G. Kampani traite de ce deuxième niveau. En s’intéressant à l’organisation entre les différentes branches du complexe nucléaire indien, il démontre comment ce secret peut modifier les résultats d’une politique publique de prolifération. Au demeurant, ce secret intra-étatique n’est pas propre au programme indien. La politique nucléaire britannique a longtemps été définie par quelques personnes seulement, sans consultation du cabinet (Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate, p. 15), et les historiens débattent encore pour savoir combien de membres de l’administration Truman connaissaient le nombre réel de têtes dans l’arsenal nucléaire américain [9]. Constitué comme une forme d’« État dans l’État », le programme nucléaire est dans ce cas l’objet principal du secret nucléaire, et l’administration, son sujet. Le secret ne recouvre pas l’arme elle-même, mais la stratégie de production choisie par l’État.
10 Le royaume du secret nucléaire peut-il pour autant être réduit au programme nucléaire et à ses produits ? Lorsque Richard Nixon décide en 1969 d’augmenter, à l’insu des Américains, le niveau d’alerte des forces nucléaires pour envoyer un signal à l’URSS [10], aucun savoir scientifique n’est en jeu. C’est le régime de secret exceptionnel entourant les affaires nucléaires qui rend cette action possible et donne son sens politique au signal. Ainsi, dans le cas de la crise des missiles de Cuba, il a fallu attendre presque trente ans pour savoir exactement comment cette crise nucléaire s’était déroulée, et à quel point le monde était passé tout près de la catastrophe [11]. Pour D. Salisbury, le secret nucléaire recouvre l’ensemble « des informations de base au sujet des décisions (...), les vecteurs nucléaires, le nombre de têtes nucléaires, et même les justifications basiques pour la possession d’armes nucléaires » (Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate, p. 15). À ce niveau, le secret ne porte ni sur les savoirs ni sur le programme, mais sur la politique nucléaire. Il détermine ce que les citoyens peuvent, ou ne peuvent pas, savoir des choix effectués par l’État. Cette troisième définition couvre tous les niveaux de secrets, depuis le gouvernement d’une technologie particulière à la politique générale d’un État en la matière. Les secrets nucléaires ne sont pas seulement des savoirs scientifiques, des designs d’armements ou des capacités techniques. Ils incluent l’usage qui est fait de ces armes par l’État, lequel choisit, entre autres, de se nucléariser, de modéliser son arsenal, d’en définir les possibilités d’utilisation et d’informer la population sur ses effets sanitaires (un aspect négligé par les trois auteurs [12]). Ils renvoient à l’ensemble des pratiques relatives, d’une manière ou d’une autre, au gouvernement des technologies nucléaires militaires et aux institutions en charge de ce gouvernement. Les saisir exige une perspective globale sur les implications politiques des armes nucléaires au sein d’un État.
Les ambivalences de la technologie
11 Il convient dès lors de se demander quels sont les facteurs qui permettent d’expliquer l’apparition et l’évolution des régimes de secret nucléaire. Et d’ailleurs pourquoi il existe un secret nucléaire. On serait tenté d’adopter un biais déterministe, qui relierait directement l’exceptionnalité du secret à l’exceptionnelle capacité de destruction des armes. C’est plus ou moins la posture des travaux en études de sécurité dont les auteurs considèrent le secret nucléaire comme une conséquence logique des exigences de la dissuasion nucléaire et de la non-prolifération [13]. L’agentivité de l’État est principalement visible à travers son choix d’abuser, ou non, de ce secret pour d’autres buts. La détermination technologique pèse, il est vrai. Mais comment ?
12 Aucun des trois auteurs n’adopte une approche déterministe du secret nucléaire. Comme l’écrit A. Wellerstein, le « secret a toujours été controversé et contesté » (Restricted Data, p. 3). Il n’a de même jamais constitué un secret absolu (ibid., p. 250-255, 340-347). Il faut en fait considérer, avec D. Salisbury, trois facteurs conjoints pour expliquer les formes de régime de secret : la sécurité, la diplomatie et les considérations domestiques d’un État (Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate, p. 18).
13 Certes, il y a le risque que d’autres États fassent l’acquisition d’armes nucléaires ou de savoirs relatifs à ces armes, mais la possibilité qu’une arme nucléaire tombe aux mains de terroristes ou qu’une arme « faite-maison » soit fabriquée sur la base de sources ouvertes a également beaucoup inquiété l’administration américaine (Restricted Data, chap. 6 notamment). La principale caractéristique de la technologie nucléaire, à savoir son immense capacité de destruction, explique une telle inquiétude. Ensuite, les conceptions stratégiques, comme le choix de la dissuasion nucléaire, expliquent l’ambigüité maintenue autour des capacités nucléaires : une stratégie de dissuasion implique une certaine transparence sur ses capacités et un certain secret sur ses vulnérabiltiés (Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate, p. 24, 42). Or ces considérations ne sont pas déterminées. La dissuasion n’est que l’une des stratégies possibles, et la prolifération n’est pas inévitable. Certains États comme la Suède possèdent la plupart des savoirs nécessaires à la construction d’un armement nucléaire mais ne montrent aucun signe d’intérêt en la matière [14]. Aussi la « dangerosité » des savoirs nucléaires ne relève-t-elle pas des caractéristiques intrinsèques de la réaction en chaîne, mais de l’appréhension sociale générale qui est faite de ses possibilités [15].
14 D’où l’intérêt de la variable diplomatique. Celle-ci a fortement marqué non seulement la politique indienne, qui ne pouvait se doter d’un arsenal nucléaire sans risquer une réaction américaine (India’s Nuclear Proliferation Policy, p. 105-106), mais aussi celle du Royaume-Uni, accusé de ne pas suffisamment protéger ses secrets (Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate, p. 18), critique que la France a essuyée, elle aussi [16]. Se cacher de l’adversaire, comme de l’allié, constitue une motivation importante, l’espionnage américain dans ce domaine étant intensif [17]. Cependant, la variable internationale peut aussi parfois favoriser certaines formes de transparence, comme dans le cas du programme Atoms for Peace, étonnamment peu mentionné dans ces ouvrages [18].
15 Cacher au public et au pouvoir parlementaire un programme nucléaire, controversé et coûteux, semble une constante de l’histoire nucléaire, qui justifie de prendre en compte la variable domestique. En France, le général de Gaulle estimait que, pour assurer la pérennité du programme nucléaire face à un public hostile, « rien ne [valait] le secret » [19]. Aux États-Unis, le Congrès a été le troisième acteur, avec le Japon et l’Allemagne, auquel l’existence du projet Manhattan devait être dissimulée. D. Salisbury insiste sur la justification sécuritaire, mais montre bien qu’au Royaume-Uni les contraintes domestiques sont un élément d’explication du choix du secret par le Labour comme de la transparence par les conservateurs. Un État démocratique n’est jamais insensible aux contrepouvoirs, et c’est la faible implication du Parlement qui explique la facilité du secret britannique. A. Wellerstein explique, lui aussi, la transparence américaine par des facteurs internes : une presse d’investigation développée, un Congrès soucieux d’être informé, capable d’obtenir des concessions de l’exécutif, et un mouvement culturel favorable à la transparence de manière générale.
16 Sur ce point, on peut émettre quelques critiques. Certes, l’importance des facteurs internes est avérée, mais la transparence des États-Unis s’explique aussi, certainement, par leur position hégémonique : leurs politiques de non-prolifération imposaient au Royaume-Uni ou à l’Inde des contraintes qu’eux-mêmes ne subissaient pas. En se focalisant uniquement sur la chronologie des différents gouvernements britanniques, D. Salisbury n’envisage pas que le choix de la transparence des conservateurs ait pu être influencé par le fait que le programme de modernisation gardé relativement secret par le Labour était bien trop avancé pour être arrêté sans un coût trop important. Ignorer la chronologie technologique présente ainsi quelques risques. Multiplier les variables complique inévitablement la question de la causalité.
17 Ce constat confirme le caractère non déterministe du secret nucléaire. S’il est contraint, l’univers des possibles n’est pas réduit à un choix en particulier. En somme, la technologie est ambivalente [20]. Pour cette raison même, le fait que les trois auteurs n’aient pas de position théorique claire sur son rôle est probablement décevant. Certes, la nature ambivalente de la technologie n’est nulle part aussi bien illustrée que dans la conclusion de Restricted Data, où A. Wellerstein se livre à une analyse contrefactuelle. Si ses conclusions sont incertaines, mais c’est souvent le propre du contrefactuel, il indique clairement que le gouvernement américain disposait de plusieurs choix, et que le secret n’est qu’un régime parmi d’autres possibles. De même, G. Kampani conclut India’s Nuclear Proliferation Policy en proposant une comparaison des différents régimes de secret en fonction de leur degré d’ouverture. L’approche comparative permet effectivement de déterminer le poids de chacune des variables de manière plus pertinente qu’une approche monographique, et d’isoler plus précisément ce qui relève vraiment de la technologie elle-même. Cela ouvre plusieurs perspectives pour la recherche.
Politique, démocratie, épistémologie : trois raisons d’interroger le secret nucléaire
18 Reste à s’interroger désormais sur les effets du secret nucléaire et sur la manière dont la science politique peut s’en saisir. La lecture des ouvrages respectifs de A. Wellerstein, G. Kampani et D. Salisbury permet d’ouvrir au moins trois pistes.
19 Étudier le secret nucléaire revient tout d’abord à analyser les effets politiques de la nucléarisation sur l’État. Les études de sécurité nucléaire ont analysé l’effet des politiques domestiques sur les choix nucléaires, mais pas l’inverse [21]. Comment les armes nucléaires affectent-elles l’État qui les développe ? La façon dont les régimes de secret se mettent en place et interagissent avec les structures politiques constitue une porte d’entrée pertinente, surtout si l’on considère avec A. Wellerstein que « les systèmes de secret [nucléaire] ne sont pas seulement des politiques qui peuvent être activées ou désactivées ; mais finissent par être profondément ancrés dans le fonctionnement de l’État » (Restricted Data, p. 400). Comment cet ancrage se traduit-il ? Quelles pratiques induit-il ? Un État nucléarisé diffère-t-il seulement matériellement d’un État non nucléaire ?
20 La question de la démocratie, ensuite, se pose. Cet enjeu s’inscrit dans une plus longue lignée de travaux, tels ceux de Robert Dahl [22]. Les processus de décision, plus que les régimes de secret, constituent cependant le cœur de cette littérature [23]. En démocratie comme ailleurs, les programmes nucléaires ont toujours débuté secrètement, et se sont poursuivis sous un très faible contrôle démocratique, rendu possible par le secret. D. Salisbury montre bien que les gouvernements britanniques, soucieux de garder la politique nucléaire à l’abri des débats et des critiques, sont parvenus, en dépit des exigences du débat démocratique, à maintenir le secret sur les décisions prises. Plus encore, le secret nucléaire se caractérise par une temporalité exceptionnelle, théoriquement illimitée [24], qui va à l’encontre de la conception moderne du secret démocratique dont la légitimité est fondée sur sa temporalité : le secret est démocratiquement acceptable s’il est conditionné à la révélation, à une date fixée, de la nature de l’action étatique [25]. Il est surprenant qu’aucun des trois auteurs ne se pose vraiment la question des implications de cette pratique du secret sur le fonctionnement de la démocratie. Comment concilier ces régimes particuliers avec la gouvernance des États modernes ? La politique nucléaire aurait-elle rendu la pratique du pouvoir plus secrète en général ?
21 Enfin, le secret nucléaire comporte une importante dimension épistémologique. P. Galison définissait la classification comme l’action de « retirer des savoirs » [26], le design d’une bombe H, par exemple, impliquant aussi de garder le fonctionnement même de la fusion nucléaire (Restricted Data, p. 301-308). L’intérêt porté par G. Kampani aux « acteurs épistémiques », exclus de la production des savoirs relatifs au programme nucléaire indien, illustre les effets anti-épistémologiques du secret nucléaire. Mais qu’en est-il pour les sciences sociales ? Le champ des nuclear security studies se caractérise par un nombre important d’hypothèses trop rapidement considérées comme des axiomes [27]. Le secret n’y est pas étranger, puisque, comme l’écrivait Leon Sigal, « l’histoire nucléaire est partout occultée par le secret. (...) La plupart des théoriciens continuent d’opiner à propos de la dissuasion malgré une très faible compréhension des plans et des pratiques nucléaires » [28]. Dans quelle mesure le secret affecte-t-il ce que l’on sait, ou croit savoir des armes nucléaires ? Cette vulnérabilité épistémique, entendue comme la difficulté à estimer correctement la véracité de ce que l’on tient pour vrai [29], présente des défis à la fois sur le plan épistémologique – comment évaluer la validité des savoirs relatifs au nucléaire ? – et sur le plan politique – comment déterminer les choix politiques désirables, dans l’impossibilité de connaître leurs conséquences ?
22 Les trois ouvrages étudiés ici font tous du secret nucléaire un objet de sciences sociales. Leur lecture permet à la fois de mieux le comprendre, mais aussi d’identifier les pistes de recherches qu’il ouvre à la science politique : comprendre comment l’État en vient à changer sous l’influence des armes nucléaires, évaluer cet effet en termes de gouvernance démocratique et déterminer le champ du connaissable et de l’imaginable en matière nucléaire. Il convient de noter que la France, désormais, demeure la seule démocratie où le secret nucléaire n’a pas fait l’objet d’une étude approfondie.
Notes
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[1]
Sur l’histoire de ces bombardements atomiques qui n’eurent pas lieu, voir Michael D. Gordin, Five Days in August : How World War II Became a Nuclear War, Princeton, Princeton University Press, 2007.
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[2]
Martin J. Sherwin, Gambling with Armageddon : Nuclear Roulette from Hiroshima to the Cuban Missile Crisis, 1945-1962, New York, Alfred A. Knopf, 2020, p. 56 (je traduis toutes les citations de cette note croisée).
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[3]
Sur la consultation démocratique et la responsabilité du décideur, en France et au Royaume-Uni, voir Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, chap. 7 et conclusion.
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[4]
On trouve quelques exceptions notables. D’abord, l’ouvrage d’Avner Cohen, The Worst-Kept Secret : Israel’s Bargain with the Bomb (New York, Columbia University Press, 2010), histoire et critique de la politique israélienne d’amimut (« ambigüité ») qui se confronte directement à l’enjeu démocratique du secret nucléaire. Du côté de l’anthropologie, ou de l’histoire des sciences, les effets structurels du secret sur la politique nucléaire – interne ou internationale – ont été aussi étudiés. Voir Joseph Masco, The Nuclear Borderlands : The Manhattan Project in Post-Cold War New Mexico, Princeton, Princeton University Press, 2006 ; Hugh Gusterson, Nuclear Rites : A Weapons Laboratory at the End of the Cold War (1996), Berkeley, University of California Press, 2008 ; John Krige, Sharing Knowledge, Shaping Europe : U.S. Technological Collaboration and Nonproliferation, Cambridge, The MIT Press, 2016.
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[5]
Alex Wellerstein, Restricted Data. The History of Nuclear Secrecy in the United States, Chicago, University of Chicago Press, 2021, p. 2 (ci-après Restricted Data).
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[6]
Peter Galison, « Secrecy in Three Acts », Social Research, 77 (3), 2010, p. 960-961.
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[7]
Daniel Salisbury, Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate : How the UK Government Learned to Talk about the Bomb, 1970-1983, Abingdon, Oxon ; New York, Routledge, 2020 (ci-après Secrecy, Public Relations and the British Nuclear Debate).
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[8]
Gaurav Kampani, India’s Nuclear Proliferation Policy : The Impact of Secrecy on Decision Making, 1980-2010, New York, Routledge, 2020, p. 5 (ci-après India’s Nuclear Proliferation Policy).
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[9]
Ken Young, Warner R. Schilling, Super Bomb : Organizational Conflict and the Development of the Hydrogen Bomb, Ithaca, Cornell University Press, 2019, p. 157.
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[10]
Scott D. Sagan, Jeremi Suri, « The Madman Nuclear Alert : Secrecy, Signaling, and Safety in October 1969 », International Security, 27 (4), 2003, p. 150-183.
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[11]
Voir, en tant que référence sur cette question, M. J. Sherwin, Gambling with Armageddon : Nuclear Roulette from Hiroshima to the Cuban Missile Crisis, 1945-1962, op. cit.
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[12]
Sur l’usage du secret nucléaire afin d’ignorer les conséquences sanitaires des essais, voir par exemple Sébastien Philippe, Tomas Statius. Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, Paris, PUF, 2021.
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[13]
Par exemple, Annette Schaper, Harald Müller, « Torn Apart : Nuclear Secrecy and Openness in Democratic Nuclear-Weapon States », dans Matthew Evangelista, Harald Müller, Niklas Schoernig, Democracy and Security. Preferences, Norms and Policy-Making, New York, Routledge, 2009, p. 143-165.
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[14]
Thomas Jonter, The Key to Nuclear Restraint : The Swedish Plans to Acquire Nuclear Weapons during the Cold War, Londres, Palgrave Macmillan, 2016 ; B. Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, op. cit., chap. 2.
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[15]
Plus généralement, comme l’écrit Daniel Deudney, la réalisation des possibilités destructrices de la fission en tant que technique dépend de la configuration sociale et des formes de contraintes (restraint) existantes. Une fois la fission découverte, nous vivons dans un contexte matériel où les armes nucléaires sont possibles, mais où leur invention ne devient pas pour autant inévitable. Daniel H. Deudney, Bounding Power : Republican Security Theory from the Polis to the Global Village, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 59, note 46.
-
[16]
J. Krige, Sharing Knowledge, Shaping Europe : U.S. Technological Collaboration and Nonproliferation, op. cit., p. 101.
-
[17]
Jeffrey T. Richelson, Spying on the Bomb : American Nuclear Intelligence from Nazi Germany to Iran and North Korea, New York, W. W. Norton, 2007.
-
[18]
Sur ce programme, et sur le choix américain de diffuser certaines informations sur les programmes nucléaires, voir Jacob Darwin Hamblin, The Wretched Atom : America’s Global Gamble with Peaceful Nuclear Technology, New York, Oxford University Press, 2021.
-
[19]
Jean-Damien Pô, Les moyens de la puissance : les activités militaires du CEA, 1945-2000, Paris, Ellipses, 2001, p. 11.
-
[20]
Andrew Feenberg, « The Ambivalence of Technology », Sociological Perspectives, 33 (1), 1990, p. 35-50.
-
[21]
Erik Gartzke, Matthew Kroenig, « Nukes with Numbers : Empirical Research on the Consequences of Nuclear Weapons for International Conflict », Annual Review of Political Science, 19 (1), 2016, p. 409.
-
[22]
Robert A. Dahl, Controlling Nuclear Weapons : Democracy versus Guardianship, Syracuse, Syracuse University Press, 1985.
-
[23]
Elaine Scarry, Thermonuclear Monarchy : Choosing between Democracy and Doom, New York, W. W. Norton & Company, 2014 ; Hans Born, Gill Bates, Heiner Hänggi (eds), Governing the Bomb : Civilian Control and Democratic Accountability of Nuclear Weapons, Oxford, Oxford University Press, 2010.
-
[24]
P. Galison, « Secrecy in Three Acts », art. cité, p. 959.
-
[25]
Dennis F. Thompson, « Democratic Secrecy », Political Science Quarterly, 114 (2), 1999, p. 181-193.
-
[26]
P. Galison, « Removing Knowledge », Critical Inquiry, 31 (1), 2004, p. 229-243.
-
[27]
Kjølv Egeland, Thomas Fraise, Hebatalla Taha, « Casting the Atomic Canon : (R) evolving Nuclear Strategy », European Journal of International Security, en ligne, 9 décembre 2021, p. 1-18 ; B. Pelopidas, « Nuclear Weapons Scholarship as a Case of Self-Censorship in Security Studies », Journal of Global Security Studies, 1 (4), 2016, p. 326-336.
-
[28]
Leon V. Sigal, « Review : Israel and the Bomb by Avner Cohen », Political Science Quarterly, 114 (2), 1999, p. 349.
-
[29]
B. Pelopidas, « Dépasser le panglossisme nucléaire », dans Thomas Meszaros (dir.), Les stratégies nucléaires. Ruptures et continuités. Un hommage à Lucien Poirier, Berne, Peter Lang, 2019, p. 441-464.