Notes
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Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste : sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.
1 La fin des progressismes et le tournant à droite du continent latino-américain au milieu des années 2010 ont été souvent associés à un contexte économique extérieur – notamment la baisse du cours des matières premières qui affecte aujourd’hui la capacité redistributrice des gouvernements – ou aux contradictions internes des régimes politiques – corruption, personnalisation du pouvoir, entre autres. En prenant pour objet la construction d’une « nouvelle droite » en Argentine, thème peu exploré par les sciences sociales et détonnant au regard du bipartisme qui avait dominé jusqu’alors cette démocratie, Gabriel Vommaro apporte une contribution à la compréhension non seulement du champ politique argentin mais aussi des dynamiques régionales. Retraçant le processus de constitution du parti Propuesta Republicana (PRO) puis de la coalition Cambiemos, dont le succès à l’élection présidentielle de Mauricio Macri en 2015 a constitué l’aboutissement, l’auteur montre que ces dynamiques gagnent à être comprises à la lumière de la réorganisation et du réinvestissement politique de certaines fractions des classes moyennes-supérieures et supérieures à partir du début des années 2000. Ainsi, loin de se réduire, comme on le prétend parfois, à une entreprise de marketing électoral, pragmatique et désidéologisée, la coalition Cambiemos s’ancre dans des dynamiques historiques et sociales qu’analyse ici G. Vommaro.
2 Au demeurant, l’auteur étudie moins les succès électoraux du PRO et de Cambiemos et la base sociale composite de leur électorat qu’il n’explique la formation d’un noyau partisan s’appuyant sur un groupe socioprofessionnel resserré, composé d’individus hautement qualifiés qui occupent des postes à responsabilités – avocats d’affaires, managers ou dirigeants – dans de grandes entreprises privées. Pour cela, il revient sur la façon dont le PRO est parvenu à mobiliser ces individus, à les « faire s’investir » en politique, plus précisément dans la gestion publique de la ville de Buenos Aires à partir de 2007 puis de l’État à partir de 2015. S’il s’inscrit explicitement dans le sillage d’une sociologie française des partis, l’ouvrage s’adresse ainsi à tous ceux qui s’intéressent aux recompositions des classes supérieures argentines – sous-explorées par les sciences sociales –, de la construction de leurs carrières professionnelles à leur rapport au politique et à l’État.
3 Pour étayer son analyse, G. Vommaro mobilise un matériau de première main dont la restitution sous forme d’extraits d’entretiens, de récits biographiques, de reconstitutions d’événements donne son dynamisme et sa fluidité à un texte qui, se situant aux antipodes de l’académisme jargonnant, est appelé à circuler au-delà des seuls cercles universitaires. En articulant entretiens, étude de la documentation interne des fondations para-partisanes et sources journalistiques, l’auteur contourne en partie la difficulté à s’introduire dans les coulisses de l’entreprise politique PRO, difficulté qui tient autant aux temporalités de la recherche qu’aux caractéristiques du milieu enquêté. On regrettera toutefois que la description ethnographique de scènes sociales particulièrement intéressantes pour étudier la mobilisation et la conversion à la politique des cadres étudiés ne soit pas davantage présente. Par ailleurs, si l’auteur s’efforce de reconstruire de façon originale le déroulé de certains événements organisés par les fondations para-partisanes à partir des films produits à cette occasion, l’usage sociologique de tels témoignages, dont on imagine qu’ils offrent une vision des faits partielle et partiale, aurait sans doute mérité quelque développement réflexif.
4 L’ouvrage est structuré en cinq chapitres qui adoptent différents niveaux d’analyse. Dans le premier, l’auteur retrace la genèse du processus et identifie les deux points d’inflexion dans la formation du groupe « pionnier » de cette entreprise politique : la crise de 2001-2002, puis le conflit de 2008 portant sur les taxes à l’exportation qui a opposé le gouvernement Kirchner et les producteurs agricoles. Épisodes déterminants dans la politisation des élites managériales, ces événements répondaient à des logiques distinctes. En 2001, c’est l’exacerbation de la question sociale qui a consolidé l’engagement public de jeunes avocats d’affaires ou managers imprégnés par une socialisation catholique d’un ethos de l’aide et du don de soi et soucieux de trouver une solution de remplacement au clientélisme d’État pour entrer en contact avec les classes populaires. En 2008, le conflit agraire et la polarisation croissante de la société argentine ont fait prendre conscience à ce même groupe de la nécessité de se doter d’une structure organisationnelle susceptible de constituer une option politique au kirchnerisme. Or, en dépit d’un certain volontarisme, l’offre politique du PRO, fondé en 2005, était alors peu consolidée et ne regroupait que des individus issus pour l’essentiel de familles traditionnelles historiquement proches des milieux politiques.
5 Sur cette base, et postulant que les élites économiques qu’il étudie n’avaient pas un intérêt direct à s’investir dans un champ politique souvent perçu comme hostile et peu rémunérateur, G. Vommaro explore dans les chapitres suivants les modalités du renforcement de cette « nouvelle droite » et les ressorts de son engagement en politique et dans la gestion publique au cours de ces dernières années. L’une des thèses centrales de l’ouvrage est que la politisation de ce groupe et son investissement dans Cambiemos sont moins passés par une mobilisation partisane que par les connexions informelles établies par des fondations avec le parti. G. Vommaro reprend en cela le concept de « milieu partisan » [1] et étend le regard au-delà de la seule structure partisane pour saisir les mécanismes et dispositifs par lesquels une entreprise politique parvient à s’ajuster aux dispositions et pratiques d’un groupe social pour finalement les prendre en charge. Il étudie en particulier le rôle joué par une fondation, G25, créée en 2008 par deux managers – aujourd’hui figures centrales de Cambiemos – et qui s’est donné pour objectif d’attirer des cadres du privé dans les affaires publiques. Dans un contexte politique de « panique morale » croissante, liée à une supposée « chavisation » de l’Argentine, associée à l’avancée du rôle de l’État, à la recomposition de la politique extérieure en rupture avec les États-Unis, à l’opposition au libre-échange ou encore à la régulation des prix, ces fondations, qui s’appuient notamment sur des ressources tirées de la gestion de Buenos Aires, ont agi comme des médiateurs entre ces cadres supérieurs du privé et l’univers partisan. En réinscrivant la politique au cœur des réseaux d’interconnaissance et des espaces de l’entre-soi – jusque dans l’espace privé du domicile familial –, elles ont favorisé la conversion en investissement politique des craintes de ce groupe social, et ce en dépit des réticences largement répandues parmi les classes supérieures vis-à-vis de l’engagement partisan. De fait, dans les événements organisés par G25, notamment à partir de 2013, la référence partisane est peu explicite. Pour autant, ces manifestations constituent des lieux de politisation au sens où des appels moraux à l’engagement y sont formulés, qui reprennent le langage et les formes de la sociabilité ordinaire de ce groupe tout en valorisant les compétences qui le caractérisent – en premier lieu, le savoir-faire gestionnaire – et les valeurs qui l’animent.
6 L’activité de ces fondations rend alors possibles, d’une part, une diffusion territoriale du PRO et de Cambiemos à l’intérieur du pays, d’autre part, la mobilisation significative des femmes, très peu représentées parmi les managers ou les avocats d’affaires. Par-delà le travail moral et organisationnel de mobilisation, l’attention aux trajectoires individuelles, sur lesquelles revient le quatrième chapitre, montre que ces cadres supérieurs étaient d’autant plus sensibles à l’idée de « sauter le pas » en politique que leur carrière professionnelle dans le secteur privé avait atteint un plafond difficile à dépasser et que leur réussite économique était assurée, bien qu’à des degrés variables. Dès lors, et malgré une baisse significative de leurs revenus, ce qu’ils ont trouvé dans la gestion publique, ce sont des rétributions morales et symboliques, en particulier un certain prestige social et une respectabilité dus au fait de s’investir dans le redressement d’un pays perçu comme allant à la dérive. Consacré à l’action de cette élite une fois arrivée au pouvoir, le cinquième et dernier chapitre montre que le passage à la gestion publique est susceptible de s’opérer tout en maintenant une distance vis-à-vis de la sphère partisane. Vécu sous l’angle moral du don de soi, donc comme une activité temporaire, cet investissement est perçu en priorité comme un moyen de valoriser des appétences et des compétences gestionnaires acquises dans le secteur privé. En encourageant l’importation de nouveaux outils de gestion et la mise en œuvre de savoir-faire gestionnaires – au détriment de la compétence technique –, l’irruption de cadres du privé dans le secteur public a contribué en retour à redéfinir les instruments d’action de l’État. Toutefois, l’auteur ne systématise pas son analyse sur cette question.
7 Par son objet et son ancrage empirique, La larga marcha de Cambiemos constitue un apport précieux et (trop) rare à l’étude des recompositions du champ politique argentin, au-delà des transformations bien établies du péronisme. Bien qu’il cède par moments à un biais descriptif, le propos aide à la compréhension d’un processus politique dont on aurait tort de sous-estimer l’importance des réseaux et des institutions qui le fonde. Alors que l’année 2018 est marquée par une dégradation de la situation économique et sociale du pays, G. Vommaro apporte un éclairage sur la capacité de résilience dont fait preuve le gouvernement de M. Macri, au-delà des divisions internes des oppositions partisanes et syndicales. Un regret réside néanmoins qui tient à l’absence dans l’analyse d’une prise en compte systématique de la dimension internationale. Celle-ci est présente en filigrane dans tout l’ouvrage, dans les trajectoires des acteurs qui nous sont présentées ou dans la panique morale générée par la référence au régime vénézuélien, mais elle n’est que rarement mise en perspective avec les recompositions politiques observées à l’échelle du continent. On pourrait pourtant faire l’hypothèse que l’étude du cas argentin renseigne sur les circulations internationales de cadres cognitifs, de pratiques et de modes d’organisation politique entre des fractions des classes dominantes de différents pays. Quelles interactions, quels réseaux d’interconnaissance et relations d’interdépendance cette étude permet-elle d’identifier ? Et dans quelle mesure le cas argentin peut-il s’inscrire dans une dynamique de réorganisation des classes dominantes à l’échelle du continent ? Cette dimension est autant un angle mort de l’ouvrage qu’une piste de recherche heuristique qui amène à considérer le reflux des régimes progressistes par-delà les limites inhérentes à ces processus politiques.
Notes
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[1]
Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste : sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.