Notes
-
[1]
Ces massacres ont eu lieu en 1965, 1972, 1988, 1991, en écho plus ou moins direct aux vagues de violences qui ont secoué son voisin rwandais. Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, 2012 ; Stefan Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, Anvers, Intersentia, 2010.
-
[2]
Les pourparlers entre les diverses parties au conflit ont été initiés sous l’égide de l’ancien Président tanzanien Julius Nyerere puis se sont déroulés sous la médiation de l’ancien chef d’État sud-africain Nelson Mandela. L’accord d’Arusha a été signé en présence des Secrétaires généraux de l’Union africaine et de l’ONU, ainsi que des représentants de l’Union européenne et de nombreux chefs d’État africains.
-
[3]
Le CNDD-FDD (Le conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie) et le PALIPEHUTU-FNL (Le Parti pour la libération du peuple hutu/Front national de libération) ont signé des accords de cessez-le-feu : le premier avec le gouvernement de transition en novembre 2003 ; le second avec le gouvernement élu du CNDD-FDD en septembre 2006.
-
[4]
René Otayek, « La problématique “africaine” de la société civile », dans Mamoudou Gazibo, Céline Thiriot, Le politique en Afrique : état des débats et pistes de recherche, Paris, Karthala, 2009, p. 209-226.
-
[5]
La justice de transition est investie par une multitude d’acteurs qui, à des degrés divers, participent à l’objectivation de normes et d’outils de rétablissement de la paix par la justice et à la définition de cet espace de pratiques et de discours aux frontières floues et mouvantes. Stephanie Vieille, « Transitional Justice : A Colonizing Field ? », Amsterdam Law Forum, 4 (3), 2012, p. 58-68. L’expression « justice de transition » peut ainsi être une « boîte à outils polyvalente » permettant à la fois de regrouper une gamme de pratiques plus ou moins hétérogènes et de légitimer un certain nombre de pratiques professionnelles et de champs d’expertise. Elle englobe, notamment, la justice de transition classiquement entendue comme punitive (volet criminel) et rétributive (volet non pénal, symbolisé notamment par les Commissions Vérité et Réconciliation). Sandrine Lefranc, « “Du droit à la paix”. La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (174), 2008, p. 48-67, et « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la justice transitionnelle », Droit et société, 3 (73), 2009, p. 561-589.
-
[6]
John Braithwaite, « Responsive Regulation and Developing Economies », World Development, 34, 2006, p. 884-898.
-
[7]
Par exemple, S. Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, op. cit..
-
[8]
Les élections de 2005 ont permis l’accès au pouvoir du CNDD-FDD, constitué en parti politique, et signifié ainsi la fin de la transition politique.
-
[9]
Expression de l’International Crisis Group pour désigner un régime formellement démocratique mais se transformant de facto en dictature. International Crisis Group, « Burundi : Bye-Bye Arusha ? », Africa Report, 192, 25 octobre 2012.
-
[10]
Francesco Cavatorta (ed.), Civil Society Activism under Authoritarian Rule. A Comparative Perspective, Londres, New York, Routledge/ECPR Studies in European Political Science, 2013.
-
[11]
Chaque organisation est représentée par un ou deux délégués, ce qui fait que 130 à 140 individus ont déjà participé aux réunions du GR depuis sa création. En avril 2013, une quarantaine d’organisations de la société civile étaient régulièrement présentes aux réunions.
-
[12]
Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion » Critique internationale, 5, 1999, p. 97-120.
-
[13]
Johanna Siméant, « Protester/mobiliser/ne pas consentir. Sur quelques avatars de la sociologie des mobilisations appliquée au continent africain », Revue internationale de politique comparée, 20 (2), 2013, p. 125- 143 ; Mounia Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
-
[14]
Entre 2011 et 2013, nous avons réalisé en binôme et individuellement plus d’une cinquantaine d’entretiens. Pour garantir la sécurité de nos interviewés locaux, nous utilisons des pseudonymes.
-
[15]
Cet article a été préparé dans le cadre du projet « Irène - Les professionnels internationaux de la paix. Sociologie et histoire d’une ingénierie transnationale », financé par l’Agence nationale de la recherche et dirigé par David Ambrosetti, Sandrine Lefranc et Guillaume Mouralis (CNRS- ISP Nanterre). Une version préliminaire en a été présentée au Congrès annuel de l’Association française de science politique de Paris en 2013.
-
[16]
Dominés par le parti Uprona (Unité et progrès national) jusqu’à l’instauration du multipartisme en 1992.
-
[17]
Première République sous Michel Micombero (1966-1976) ; deuxième République sous Jean-Baptiste Bagaza (1976-1987) ; troisième République sous Pierre Buyoya (1987-1993).
-
[18]
Eva Palmans, « L’évolution de la société civile au Burundi », L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2005-2006, 2006, p. 209-231.
-
[19]
Christophe Sebudandi, Gérard Nduwayo, Étude sur la stratégie et le programme d’appui à la société civile burundaise, Bujumbura, Programme des Nations unies pour le développement, Projet d’appui à la gouvernance démocratique, janvier 2002.
-
[20]
C’est une tendance constante : par exemple, le site pro-gouvernemental Agnews assimile la société civile à une opposition du parti à dominante tutsi Uprona, en arguant du fait que « la » société civile de l’Uprona mène le débat de l’opposition politique burundaise (http://burundi-agnews.org) (consulté le 24 septembre 2014).
-
[21]
S. Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, op. cit., p. 39-135.
-
[22]
Si les massacres ont été perpétrés à l’encontre de populations tutsi et hutu, l’impulsion de la réponse judiciaire à ces événements a été fortement marquée par les capacités de mobilisation d’organisations « protutsi » telles qu’AC-Génocide.
-
[23]
Entretien avec un avocat de l’ONG, La Haye, 31 mai 2012.
-
[24]
Ibid..
-
[25]
Fabienne Hara, « La diplomatie parallèle ou la politique de la non-indifférence : le cas du Burundi », Politique africaine, 68, 1997, p. 80.
-
[26]
S. Lefranc, « “Du droit à la paix”. La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », art. cité, p. 48-67 ; Sara Dezalay, « Des droits de l’homme au marché du développement », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (174), 2008, p. 68-79.
-
[27]
International Crisis Group, « Burundi : Bye-Bye Arusha ? », art. cité.
-
[28]
Entretien avec L. C., Bujumbura, 22 avril 2014.
-
[29]
Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) – Direction de la Coopération pour le Développement (DCD-CAD), Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide, 2005.
-
[30]
Entretien avec un ancien chef de mission d’ASF au Burundi, Bujumbura, 20 décembre 2011.
-
[31]
Entretien avec R. N., consultant international spécialiste des questions de justice au Burundi, Bruxelles, 12 juin 2013.
-
[32]
Entretien avec L. C., ancien responsable de la politique sectorielle de la Coopération technique belge, Bujumbura, 22 avril 2014.
-
[33]
Entretien avec un ancien membre du Bureau du HCDH au Burundi, Bujumbura, 15 avril 2014.
-
[34]
La mission de La Benevolencija est de promouvoir la responsabilisation (empowerment) des minorités – ethniques ou sociales – victimes de haine et/ou de formes de violences à travers les médias (notamment, mais pas exclusivement, la radio).
-
[35]
Entretien réalisé avec le membre d’une des ONG « fondatrices » du GR, Bujumbura, 29 avril 2011.
-
[36]
La notion de structure d’opportunités politiques a été élaborée par Doug McAdam dans Political Process and the Development of the Black Insurgency 1930-1970, Chicago, Chicago University Press, 1982. Elle a ensuite été amendée, précisée et critiquée par divers auteurs. Pour un état des lieux de la littérature, voir Lilian Mathieu, « Contexte politique et opportunités », dans Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010.
-
[37]
Sidney Tarrow, Power in Movement : Collective Action, Social Movements and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
-
[38]
Entretien avec un membre de SFCG, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[39]
Entretien avec le représentant d’une ONG locale, JL. B4, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[40]
Charte minimale des membres du GR, document de travail, 2006.
-
[41]
Les rapports sont accompagnés d’une lettre introductive, signée par l’une des organisations du GR. Cette tâche est assumée à tour de rôle par les membres désirant se charger de la présentation des documents auprès du gouvernement, des bailleurs de fonds et autres destinataires éventuels du plaidoyer.
-
[42]
Entretien avec le délégué d’une ONG locale, JL. B3, 30 avril 2013, à Bujumbura.
-
[43]
Entretien avec un membre du GR, JL. B17, par téléphone, 12 juin 2013.
-
[44]
Entretien avec le délégué d’une ONG internationale au Burundi, JL. B18, par téléphone, 9 juin 2013.
-
[45]
Entretien avec Jean, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[46]
Dans la mesure où les conflits entre positions individuelles et positions institutionnelles ne sont pas rares, le GR a décidé d’anonymer les contributions des individus dans la rédaction des comptes rendus de réunions du GR.
-
[47]
Entretien, Bujumbura, 29 avril 2013.
1 depuis son indépendance en 1962, le Burundi a vécu plusieurs crises politiques liées aux massacres de grande ampleur entre Hutu et Tutsi, les deux groupes ethniques majoritaires du pays [1]. En octobre 1993, le pays a de nouveau plongé dans la violence de masse après l’assassinat du premier président démocratiquement élu, le Hutu Melchior Ndadaye. L’accord de paix dit d’Arusha, conclu en 2000 via une médiation internationale [2] et signé par plusieurs formations politiques burundaises, à l’exclusion cependant des principaux groupes rebelles [3], prévoit un processus de démilitarisation, la constitution d’un gouvernement de transition et l’organisation d’élections démocratiques. Il envisage également la mise en place de mécanismes de « justice de transition » : une Commission nationale Vérité et Réconciliation, une Commission d’enquête judiciaire internationale et un Tribunal pénal international.
2 L’essor d’une « société civile » locale, à partir du milieu des années 1990, a été impulsé par un processus global, sur le continent africain, de libéralisation politique, et favorisé par le tournant des politiques internationales d’aide au développement vers un tiers-secteur porteur du double projet de bonne gouvernance et de démocratisation [4]. L’accord d’Arusha a donc ouvert la voie à un champ d’action et d’intervention nouveau, à la fois pour la société civile locale et pour les acteurs internationaux. Les investissements de bailleurs de fonds, d’organisations internationales, de diplomaties bilatérales et d’organisations internationales non gouvernementales (OING) ont ainsi accompagné l’émergence d’un marché professionnel et militant national spécialisé dans la justice de transition [5].
3 Les travaux portant sur l’après-conflit au Burundi ont analysé ces transformations à l’aune d’un double postulat : l’existence d’une « société civile régulatrice » [6], productrice de paix sociale contre l’État, et la promotion de la justice transitionnelle [7], conçue comme une « boîte à outils » universelle par des professionnels internationaux. Nous montrerons que la « cause » de la justice de transition est confrontée à une double contrainte, locale et internationale. Au niveau local, les mobilisations s’inscrivent dans une logique d’accommodement face au durcissement du régime issu de la transition politique de 2005 [8]. Ce contexte de « démocrature » [9] influe sur le positionnement de la société civile locale et internationale comme sur celui des acteurs diplomatiques et des bailleurs de fonds investis au Burundi. Au niveau international, c’est une logique de conformité qui préside, et qui, ce faisant, reflète, d’une part, la dépendance de la société civile locale et internationale à l’égard des bailleurs de fonds internationaux, d’autre part, l’impératif de s’adapter aux transformations des orientations de ces derniers. Cette double contrainte pèse autant sur les discours que sur les pratiques des acteurs mobilisés pour la mise en place de mécanismes de justice de transition. Elle rend dès lors pertinente l’étude des contours du plaidoyer, pris à la fois ici en tant que forme d’action collective et d’engagement individuel, et en tant que modalité de confrontation au pouvoir et/ou d’influence sur des politiques publiques. Le contexte répressif du régime actuel, qui impose d’étudier les conditions et les possibilités du plaidoyer en dépassant le simple postulat d’une « transition » [10], implique également de s’interroger sur les frontières entre cette forme d’action collective et la justice de transition comme forme négociée, politiquement, d’action publique. Nous nous intéresserons en particulier au Groupe de réflexion sur la justice de transition (ci-après GR), collectif de plus de soixante organisations de la société civile locale et internationale [11] ayant pour but d’influer sur le processus de mise en place des institutions de justice de transition prévues par l’accord d’Arusha. Le fait qu’en tant que collectif le GR n’emploie pas le terme de « plaidoyer » pour qualifier ses actions fait de ce réseau un objet particulièrement propice pour étudier la dynamique d’accommodement réciproque qui découle des contraintes locales et internationales. Il permet en effet d’observer la circulation d’une pratique internationale sans que le registre sémantique de cette pratique accompagne sa diffusion au niveau local. Ce plaidoyer qui ne dit pas son nom favorise ainsi des logiques d’extraversion, à savoir la mobilisation de ressources que procure le rapport à l’international, et permet de légitimer une gamme variée de pratiques en accompagnant l’expansion de secteurs d’activités professionnels locaux [12] : la professionnalisation d’agents locaux via des pratiques et des vocables internationaux renforce leur positionnement au niveau local.
4 Notre analyse s’inscrit dans l’approche proposée par des travaux invitant à contextualiser, historiquement, les conditions et les effets des actions collectives [13]. Nous nous appuyons pour cela sur une enquête qualitative comprenant l’étude de documents (mémorandums, publications) produits par le GR et ses organisations membres et sur une série d’entretiens [14] conduits auprès de personnes travaillant au sein d’ONG nationales et internationales, d’organisations internationales et de juristes. Nous dessinerons tout d’abord brièvement l’espace dans lequel s’inscrit le plaidoyer sur la justice de transition au Burundi, en particulier au sein du GR. Les rapports ambigus entre gouvernement et bailleurs de fonds internationaux imposent une oscillation constante de la définition de la justice, entre politique publique et cause militante. Nous mettrons ensuite l’accent sur les différentes tensions – entre pouvoir étatique et société civile, entre rapport au politique et rapport au droit, entre prescriptions internationales et dynamiques locales – qu’il est essentiel de prendre en compte pour comprendre les stratégies et les registres d’action mobilisés pour promouvoir la justice de transition en tant que cause, et montrerons comment les contraintes induites par le contexte burundais affectent les modalités de fonctionnement du GR. L’analyse du sens que les acteurs donnent à leurs engagements au sein du groupe nous permettra de souligner les effets sur l’action collective de la circulation des savoirs et des pratiques, d’une part, des dynamiques de professionnalisation, d’autre part [15].
Une société civile entre pouvoir répressif et internationalisation
5 Si la structure de la société civile burundaise a été déterminée par une tension constante entre champ politique et tiers-secteur, sa croissance a été impulsée par plusieurs vagues d’internationalisation depuis la crise de 1993. De 1966 à 1993, les régimes mono-ethniques (à dominante tutsi) et mono-partisans [16] des trois Républiques dirigées par des militaires [17] ont contrôlé étroitement toute forme d’association privée [18]. Cette contrainte a été maintenue après la libéralisation relative du régime à la fin des années 1980. Le langage des « droits de l’homme » n’a été mobilisé qu’au début des années 1990 par la Ligue Iteka, première ONG du pays créée en 1990, pour dénoncer le système mono-partisan et regrouper les fondateurs du parti d’opposition Frodebu (Front pour la démocratie au Burundi), qui est arrivé au pouvoir quelques mois avant le déclenchement de la crise de 1993. La constitution de la « société civile » comme « un lieu de passage et/ou de repli » [19] permet cependant au gouvernement burundais de la délégitimer, voire de la réprimer en l’assimilant à l’« opposition » [20]. Jusqu’en 1993, les régimes répressifs du Burundi ont agi dans un contexte de relatif isolement du pays et les massacres ont été perpétrés dans une quasi-indifférence internationale [21]. La réponse politique à ces crises a donc été d’abord interne ; elle s’est faite par des décrets lois adoptés par l’exécutif et des procès militaires expéditifs fortement marqués par un clivage ethnique, le pouvoir et les institutions judiciaires étant à dominante tutsi. De même, après les massacres de 1993, c’est d’abord sous une pression interne [22] que des procès ont eu lieu à partir de 1996-1997, devant des juridictions civiles, pour juger les assassins présumés du Président Ndadaye et les individus soupçonnés d’avoir participé aux tueries.
6 Les réponses à ces crises successives se sont également inscrites dans la poursuite des liens avec la Belgique en tant qu’ancienne puissance mandataire. En 1991, la Ligue Iteka a fait appel à des avocats belges pour intervenir dans le cadre des procès intentés contre des membres du groupe extrémiste hutu, le Palipehutu. À partir de 1998, l’organisation belge Avocats sans frontières (ASF) a fourni une défense aux accusés des procès relatifs aux massacres de 1993. L’action de cette ONG, créée dans la mouvance « sans-frontiériste » et après le génocide au Rwanda (comme RCN (pour Réseau Citoyens-Citizens Network)-Justice & Démocratie, autre ONG belge), s’inscrit également dans une transformation de l’aide au développement belge. Son entrée sur le terrain burundais s’est faite, selon un ancien président de l’organisation, à la faveur d’une « conjoncture favorable » [23] : la crise de l’aide au développement belge provoquée par la situation dans les Grands Lacs et la suspension de l’aide versée au Burundi à la suite de l’embargo provoqué par le second coup d’État du Major Buyoya en 1996. Réginald Moreels, alors ministre belge de la Coopération au Développement et ancien président de MSF-Belgique, a impulsé la reprise de la coopération via les canaux informels d’ONG, en particulier d’ASF, et en se focalisant sur la justice : « C’est comme ça que la justice a été introduite dans l’aide au développement. C’était une primeur » [24].
7 Le Burundi est ainsi devenu le laboratoire d’une « pratique multipolaire et privée de la diplomatie » [25]. L’intervention d’autres ONG internationales visant à reconstruire la paix sociétale « par le bas » a élargi les réseaux d’intervention au-delà de l’orbite belge. Ainsi, l’ambassadeur Ahmedou Ould-Abdallah, à l’époque Représentant spécial pour le Burundi du Secrétaire général de l’ONU, a obtenu des financements de l’agence de développement des États-Unis, USAID, pour favoriser l’investissement sur le terrain d’autres ONG, telles la britannique International Alert (IA) et l’américaine Search for Common Ground (SFCG). Ces investissements s’inscrivaient dans le cadre d’un tournant global des politiques internationales d’intervention et d’aide au développement en faveur de la « prévention » des conflits et de leur résolution « par le bas » [26]. Ils ont contribué à une forte expansion de la société civile burundaise qui s’est accentuée ensuite, lors de la transition politique de 2005, avec l’intervention de nouvelles ONG spécialisées dans la justice de transition, comme la hollandaise Impunity Watch. Les formations d’avocats et de magistrats, y compris hutu, fournies par ASF ou RCN-Justice & Démocratie, ont contribué à une profonde transformation des institutions judiciaires burundaises : d’une dizaine en 1993, les avocats sont actuellement (en 2015) plus de 400. Cependant, les ingérences incessantes du pouvoir en place dans les procédures judiciaires ont révélé les limites de ces réformes et la fragilité de la société civile locale et internationale. Ainsi, lorsqu’en 2006 le gouvernement a décidé une nouvelle libération massive de prisonniers du « contentieux de 1993 », ASF a dû transformer ses missions au Burundi, sans cependant réagir publiquement afin de ne pas s’opposer frontalement au régime.
Une « cause » entre contraintes politiques et diplomatiques
8 Si la réponse internationalisée à la crise de 1993 s’est d’abord faite au niveau des institutions judiciaires locales et de leur réforme, la question de la « justice de transition », elle, a été l’objet de longues et difficiles négociations politiques entre le gouvernement et l’ONU, sous l’égide du Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) au Burundi. La nomination en 2011, par le Président Nkurunziza, d’un comité technique, essentiellement politique et proche du pouvoir, chargé d’élaborer un projet de loi sur la Commission Vérité et Réconciliation, a cependant trahi une « captation du processus par le pouvoir » [27], qui a été confirmée en avril 2014 avec l’adoption par l’Assemblée nationale burundaise, boycottée par l’opposition parlementaire, d’une loi prévoyant explicitement un contrôle du processus par le gouvernement via la nomination des membres de la Commission. La dissociation entre ces deux questions – la réforme des institutions judiciaires et l’instauration des mécanismes de justice de transition prévue à Arusha – s’est traduite par une distinction ambiguë et fluide entre la justice en tant que cause militante et la justice en tant que coopération technique. La cause de la justice a été ainsi déterminée par la contrainte politique exercée par un régime de plus en plus répressif et par le positionnement des diplomaties et des bailleurs de fonds internationaux. Les investissements des ONG internationales centrés sur la réforme des institutions judiciaires étaient au départ ad hoc et décentralisés : un ancien chef de mission d’ASF décrivait ainsi « une véritable guerre de positions » [28] pour l’accès à des financements internationaux limités. La réorientation des politiques internationales de développement à partir du milieu des années 2000 a cependant conduit à une intégration de ces projets de réforme de la justice dans le cadre des relations bilatérales avec le gouvernement burundais. Impulsée par la Déclaration de Paris de 2005 [29], qui souligne l’« appropriation » comme condition de l’efficacité de l’aide au développement, cette réorientation suivait également la volonté des bailleurs de fonds internationaux non plus de « préparer » la transition mais de l’« accompagner » dans le contexte des élections de 2010.
9 La réforme des institutions judiciaires s’est vue par conséquent progressivement reformulée en tant qu’aide budgétaire et non plus en tant qu’aide par projet. La Belgique, qui reste le principal bailleur de fonds en matière de justice au Burundi, a créé à cette fin un « groupe sectoriel justice et État de droit », comprenant un coordinateur burundais rattaché au ministère de la Justice ainsi que des représentants de bailleurs de fonds internationaux et d’ONG internationales. En pratique, cela signifie que la justice n’est plus conçue comme un domaine d’action pour le tiers-secteur mais comme une politique publique. Depuis 2010, ASF a vu par exemple ses projets de formation de juristes « repris » par la Coopération belge tout en devant se plier à un impératif d’« approche partenariale plutôt que d’exécution directe » [30]. Les ONG internationales doivent par conséquent légitimer leur action par le renforcement des capacités de partenaires locaux tout en élargissant leurs sources de financement, et ce en s’accommodant des fluctuations des orientations des bailleurs de fonds. ASF s’est ainsi réorientée vers la question de l’« accès aux droits » en installant des caravanes de services juridiques dans les zones rurales. L’exemple d’ASF souligne toute l’ambiguïté d’un investissement dans la justice à la fois comme appui technique et mobilisation militante. « C’est le problème d’une militance politique combinée avec une approche technique sans capacité politique. En plus, l’absence de capacité politique n’est pas relayée par les bailleurs de fonds. Or, sans cette dimension politique peu de choses peuvent aboutir » [31]. Cette situation conduit à une forme de tango diplomatique entre bailleurs de fonds et gouvernement, qui se traduit par une division du travail symbolique entre coopération technique et dénonciation militante que déplorent certains acteurs : « Je ne remets pas en cause la capacité de dénonciation, mais elle m’énerve… J’ai profondément milité pour que le dialogue [avec le gouvernement] cesse d’être simplement droit-de-l’hommiste. On jugeait systématiquement les non-avancées sur la base du 1 % de dossiers emblématiques… On a essayé de déconnecter les deux dialogues. On laisse l’autre aux diplomates… Il s’agit d’avoir un dialogue politique et stratégique constructif : viril mais correct ! » [32]. L’ambiguïté de ce positionnement diplomatique est particulièrement visible en ce qui concerne le Bureau du HCDH au Burundi qui se retrouve placé sous une double casquette, du fait de sa fusion avec la mission des Nations unies au Burundi (BNUB). Ce double positionnement implique à la fois d’engager un dialogue sur les réformes structurelles et d’accompagner le processus de mise en place des mécanismes de justice de transition, tout en dénonçant les dérives autoritaires du gouvernement. Selon un ancien membre du Bureau du HCDH décrivant ces difficultés, en particulier face aux exécutions extra-judiciaires pratiquées par le gouvernement : « Il y a [plusieurs] démarches, soit la silent diplomacy, soit les déclarations publiques… Vous avez toute une flopée d’options, et parmi les options, vous avez aussi celle de voir avec les bailleurs pour qu’ils passent le message. Mais les bailleurs préfèrent souvent que ce soit nous qui le fassions parce qu’ils ont leurs intérêts à eux… Il y a plusieurs options, le problème c’est de savoir laquelle choisir » [33].
10 La cause de la justice au Burundi est donc déterminée par un fort degré de dépendance et d’accommodement à la fois au pouvoir et aux bailleurs de fonds internationaux. Cette double contrainte influe sur les contours du plaidoyer : d’une part, l’impossibilité – ou le risque – d’une opposition frontale aux autorités va de pair avec l’aménagement et la croissance d’espaces professionnels non gouvernementaux promus par les bailleurs de fonds internationaux ; d’autre part, l’utilisation du droit comme arme politique dans la trajectoire de l’État burundais a contribué à définir les frontières de l’espace du plaidoyer sur la justice de transition : promue en dehors des institutions juridiques nationales, la cause de la justice oscille au gré des rapports diplomatiques entre État burundais, diplomaties et bailleurs de fonds internationaux. Pour autant, comme le soulignent la structure et les stratégies du GR, la justice est non seulement une ressource politique de mobilisation et de contestation, mais aussi un enjeu fluide permettant de s’accommoder de cette double contrainte.
Un plaidoyer qui ne dit pas son nom
11 Les logiques de professionnalisation et de circulation de savoir-faire au sein du GR produisent un alignement a minima des membres du collectif autour du lexique de droit international, ce qui leur permet de s’assurer une légitimité dans les arènes locale et internationale.
Une action collective difficile et cyclique
12 Depuis 2005, le gouvernement burundais et l’ONU ont entamé des négociations pour mettre en place les mécanismes de justice de transition prévus par l’accord d’Arusha. S’inquiétant de la politisation du processus, un petit nombre d’ONG internationales ont organisé des réunions de membres de la société civile afin d’« échanger » sur la question de la justice de transition. Le GR a été formellement créé au printemps 2006 à l’initiative de SFCG et de l’organisation hollandaise La Benevolencija. Il regroupe des ONG internationales et locales des droits de l’homme et du développement (Ligue Iteka, Human Rights Watch, Global Rights), des ONG de promotion de la paix à travers la médiation et la résolution pacifique des conflits (SFCG, La Benevolencija [34]), ainsi que des associations locales de victimes (AC-Génocide, Association pour la mémoire et la protection de l’humanité contre les crimes internationaux- AMEPCI, Centre Ubuntu), des entités confessionnelles (Commission épiscopale Justice et Paix, ministère pour la Paix et la Réconciliation sous la Croix), des organisations intergouvernementales (HCDH, BNUB, Comité international de la Croix-Rouge-CICR) et des chercheurs et experts.
13 Ses actions s’inscrivent dans une dynamique cyclique rythmée par le calendrier politique et électoral et par la disponibilité de financement des bailleurs de fonds. Toutefois, si le collectif affiche la volonté de « contrecarrer un processus annoncé comme très politique » [35], la question de la mise en place de mécanismes de justice de transition reste avant tout déterminée par l’agenda politique burundais. En témoigne l’intensification des réunions au sein du collectif lors des « consultations nationales » de 2009 et lorsque le gouvernement a annoncé la création en 2011 du comité technique chargé de rédiger le projet de loi pour la création de la Commission Vérité et Réconciliation. Et dès que la question de la justice de transition a quitté l’agenda politique au moment des échéances électorales de 2010, le nombre de réunions du GR a brutalement diminué.
14 S’il répondait aussi à une réorientation des financements des bailleurs de fonds internationaux vers l’encadrement des élections et, par conséquent, à une baisse de l’allocation de fonds pour les questions de justice de transition, le recul des actions de plaidoyer au sein du GR n’a pas été sans rapport avec la perception, aussi bien par les bailleurs de fonds que par les membres du GR eux-mêmes, des risques d’un nouvel embrasement sur le terrain. L’exacerbation des tensions politiques au moment des élections souligne le caractère fragile des alliances polarisées autour des deux groupes ethniques majoritaires. De plus, le fait que les violences passées aient été commises aussi bien par des Hutu que par des Tutsi rend la question de la justice de transition particulièrement sensible.
15 Pourtant, expliquer les stratégies de plaidoyer produites au sein du GR uniquement par des « structures d’opportunités politiques » [36], des « cycles de mobilisations » [37] ou la disponibilité des ressources conduirait à négliger une dimension importante des logiques de l’action collective dans le contexte burundais : la difficulté de fédérer les membres du GR autour d’une stratégie unique et proactive masque une dynamique plus large de légitimation des actions individuelles des membres à travers le collectif. Une position commune se révèle compliquée dès lors que les organisations membres du collectif n’ont pas les mêmes objectifs institutionnels ni la même conception de ce qui doit être privilégié en termes de pratiques de justice transitionnelle. Certaines de ces organisations favorisent une approche punitive de la justice de transition. Pour des ONG comme Impunity Watch ou Amnesty International par exemple, la paix durable ne peut être envisagée qu’à partir des poursuites pénales. À l’inverse, SFCG et La Benevolencija (pour ne citer que deux ONG très actives au Burundi) privilégient des pratiques de réconciliation « par le bas » via un dialogue intercommunautaire inclusif. Cette polarisation sur ce qu’implique la justice de transition a été flagrante lors des consultations nationales organisées par le gouvernement burundais en 2009. Ainsi, ASF et Amnesty International ont refusé de signer les recommandations formulées par le GR à l’égard du gouvernement burundais et de l’ONU car elles ont estimé que de telles consultations contrevenaient à leurs mandats. Pour ces deux organisations, il est inconcevable que la décision d’éventuelles poursuites judiciaires soit laissée aux citoyens burundais, comme le suggérait le texte des recommandations approuvé par le GR. Par ailleurs, SFCG s’abstient de toute prise de position trop marquée au sein du GR pour ne pas nuire à sa légitimité institutionnelle en tant que médiateur de conflits, censé donc être neutre [38]. De même, l’ONU et le CICR, malgré leur participation active au sein du collectif, « ne peuvent pas » [39] prendre position sur les actions de plaidoyer produites au sein du GR, d’abord parce que leurs mandats respectifs imposent la neutralité, ensuite en raison de leurs rapports avec le gouvernement.
16 L’informalité apparaît ainsi comme une formule de compromis : elle permet au collectif d’exister en tant que tel tout en préservant « l’autonomie, l’identité et la philosophie de chaque organisation » [40]. La souplesse de l’engagement et la fluidité des règles régissant les prises de décision au sein du collectif permettent aux organisations membres d’agir de concert avec les autres membres du collectif tout en se positionnant individuellement sur chaque action de plaidoyer émanant du GR. La participation de l’ensemble des organisations membres est assurée tout au long du processus, de la discussion au vote du texte. Seules les organisations qui se sentent « à l’aise » pour s’exprimer publiquement sur la question faisant l’objet d’un plaidoyer signent les recommandations. Cette informalité, gage de participation et de représentativité, joue dès lors un rôle majeur dans la légitimation du collectif et de ses prises de position publiques. De fait, si ces documents ne sont pas envoyés au nom du GR [41], celui-ci apparaît dans l’en-tête de tous les mémorandums, rapports et recommandations. Cette mise en avant de la « marque » du groupe renforce sa légitimité en tant que représentant de la société civile sur la question de la justice de transition, tout en conférant à ces prises de position un caractère collectif qui émane des multiples signatures. Paradoxalement, cette plasticité des règles contribue à l’unité et à la légitimité du GR.
17 Par ailleurs, la prise en compte des différentes perceptions que les membres du GR ont de la justice de transition et l’importance accordée à la « marque » de celui-ci en tant que collectif soulèvent la question des motivations qui président aux engagements institutionnels au sein du GR. À cet égard, il faut tenir compte de deux facteurs : d’une part, la circulation de savoir-faire au sein du GR et les logiques de professionnalisation qui en découlent, d’autre part, la dépolitisation de la cause de la justice de transition à travers l’adoption d’un lexique très internationalisé, forgé au sein du GR et légitimé par ce dernier.
Les standards internationaux comme registre unificateur et dépolitisant
18 La forte internationalisation du GR se manifeste d’abord par le rôle moteur qu’y tiennent encore les organisations internationales, par ailleurs à l’origine de la création du GR, pour tout ce qui est organisation de réunions, mise à l’agenda des sujets soumis à discussion, rédaction des documents de plaidoyer... Les organisations locales se contentent de jouer un rôle mineur, leur participation au GR leur permettant surtout d’avoir accès à une expertise liée à des savoir-faire internationaux. Les représentants des organisations burundaises perçoivent le GR comme un cadre privilégié de formation : « On apprend, on voit ce qui se fait ailleurs, dans d’autres pays, en Afrique du Sud, au Rwanda » [42] ; « dès qu’un membre du GR a besoin d’un expert – pour se positionner dans la presse ou participer à une formation – c’est parmi les membres des ONG qui ont intégré le collectif que l’on va d’abord chercher un intervenant » [43]. Il en découle un alignement des acteurs locaux sur les acteurs internationaux et, ce faisant, un cadrage des actions de plaidoyer émanant du GR conforme aux prescriptions internationales. En retour, les internationaux utilisent l’espace du GR pour justifier leur ancrage local face à leurs bailleurs de fonds : « Si on a un projet à présenter, on cherche notre partenaire [local] au sein du groupe de réflexion, on les connaît déjà, on sait ce qu’ils font, s’ils sont sérieux ou pas… » [44].
19 Cette dynamique de formatage des discours et des pratiques par l’international affecte la professionnalisation des organisations et des agents locaux. Pour les délégués d’organisations burundaises membres du GR, la participation au collectif est considérée comme un impératif pour l’évolution de leurs carrières. L’accès à des modèles de « bonnes pratiques » en matière de justice de transition et la maîtrise d’un lexique spécialisé légitiment leur positionnement professionnel tout en leur ouvrant des possibilités d’accès à des postes au sein d’ONG et d’organisations internationales. Les entretiens réalisés auprès des Burundais soulignent à quel point la professionnalisation est pour eux synonyme d’internationalisation, elle-même gage de légitimité pour leur expertise. On retrouve dès lors dans le GR un certain nombre de Burundais porteurs de multiples casquettes : au sein même du collectif, ils opèrent simultanément dans une arène très internationalisée (en tant que délégués d’une OING) et très locale (comme délégués d’une association de victimes).
20 C’est par exemple le cas d’Antoine. En 2015, il représente deux organisations au sein du GR, mais, depuis la création du collectif en 2006, il a déjà siégé en tant que délégué de quatre organisations différentes. Ce Burundais diplômé en science politique déclare une formation spécialisée en « droits de l’homme et résolution pacifique des conflits ». Il parle cinq langues (trois langues locales, le français et l’anglais), a participé à plusieurs formations, au Burundi et à l’étranger, et a été lauréat de prix internationaux. Son cursus témoigne de ses multiples engagements et fonctions : employé d’ONG internationales, « bénévole » et « porte-parole » d’organisations locales, « stagiaire au ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique », « correspondant de [son organisation] auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda », « formateur » en droits de l’homme et éducation à la paix, « superviseur d’enquêtes » et « chercheur ». Le parcours d’Antoine, qui se définit comme un « acteur de la société civile », illustre bien les logiques de multi-positionnalité des acteurs investis dans la cause de la justice de transition aussi bien que dans l’espace de la société civile burundaise. Par ailleurs, il révèle les dynamiques de professionnalisation qui sont à l’œuvre au sein du GR. Les positions multiples occupées et revendiquées par Antoine lui assurent un double ancrage – local et international – et lui confèrent une légitimité accrue ayant un impact dans ces deux espaces. D’autres profils similaires montrent que les Burundais circulent aisément d’une organisation à l’autre sans quitter le GR. Ainsi, Caroline a été pendant un moment représentante d’une ONG internationale – dont l’objectif est la réconciliation « par le bas » – et siège en 2015 au GR en tant que représentante d’une autre ONG internationale ayant pour but de lutter contre l’impunité. C’est le primat du langage de l’international au sein du collectif, langage qu’elle maîtrise parfaitement, qui lui a permis de circuler entre ces différentes organisations sans que les orientations propres à chacune constituent un obstacle.
21 En outre, c’est aussi par leur engagement dans le GR que les locaux trouvent une manière d’exprimer leur vécu : « C’est très important pour moi d’être le délégué [de l’organisation] car cette histoire de Commission Vérité et Réconciliation nous concerne tous, pas seulement en tant que délégué, mais aussi comme citoyen burundais… J’ai le droit de savoir, j’ai le droit de m’exprimer aussi sur ce qui s’est passé » [45]. Le collectif apparaît ainsi comme un espace d’expression légitime des revendications individuelles. Paul, par exemple, parle de sa « volonté » de voir mis en place un Tribunal pénal pour juger les atrocités commises, bien que l’institution religieuse qu’il représente au sein du GR soit en faveur d’une justice non punitive. Le fait que l’on puisse ainsi avoir une position personnelle vis-à-vis de la justice de transition qui soit en contradiction avec le positionnement institutionnel que l’on est censé représenter [46] s’explique, selon lui, par le « respect des standards internationaux, ce sur quoi nous sommes tous d’accord » [47].
22 Le collectif apparaît autant comme un espace de professionnalisation que comme un cadre où les expériences personnelles du conflit – et, surtout, les perceptions individuelles du processus de justice de transition – peuvent être exprimées et légitimées par le respect du droit international. Ce cadrage des savoir-faire et des discours est renforcé par un processus de judiciarisation des sorties de crise commun à d’autres contextes d’après conflit. L’investissement massif de la communauté internationale dans la négociation de l’accord d’Arusha, et surtout dans le suivi de sa mise en œuvre, favorise l’invocation des normes internationales comme moyen privilégié de mettre fin aux cycles de violence au Burundi. Parce que l’accord de paix prévoit aussi bien une solution judiciaire et punitive (Tribunal pénal ad hoc) que la modalité restauratrice d’une Commission Vérité et Réconciliation, le respect des standards internationaux apparaît comme l’élément fédérateur permettant une convergence de l’ensemble des organisations membres en dépit de leurs orientations individuelles.
23 Cette lingua franca du droit international permet surtout de dépolitiser le positionnement du collectif, partant de ses membres. Le lexique du droit international est employé comme gage de neutralité politique et l’invocation des normes internationales légitime les prises de position publiques des membres du GR tout en leur conférant une marge de manœuvre pour s’accommoder des contraintes institutionnelles et politiques. En d’autres termes, la plasticité du droit international permet une fluidité des prises de position tout en autorisant un alignement autour de la cause de la justice. In fine, justifier la mise en place de mécanismes de justice de transition au nom du respect de standards internationaux permet de dépasser les polarisations ethniques qui ont scandé les crises successives du Burundi, tout en évitant la stigmatisation d’une société civile qui continue d’être définie en tant qu’opposition politique et ethnique par le gouvernement burundais.
24 Si l’objectif du GR est d’influer sur le processus de justice de transition dans le Burundi de l’après-conflit, l’action du collectif n’est jamais définie explicitement par ses membres comme un « plaidoyer ». Au contraire, c’est la définition du GR en tant qu’espace d’« échanges » qui est mise en avant pour parler des actions et des objectifs du collectif. Ces « échanges » favorisent la socialisation, la coopération entre les membres, la création de réseaux professionnels et, in fine, la légitimation des organisations et des agents locaux par l’international. Surtout, parler d’« échange » plutôt que de plaidoyer permet aux membres du GR de contourner l’assimilation systématique de la société civile à l’opposition politique : « échanger » implique un dialogue – et une entente – a minima, tandis que « faire du plaidoyer » renverrait de facto à un rapport de confrontation avec le pouvoir. Cette incapacité à mener un plaidoyer entendu comme une remise en cause de politiques publiques est caractéristique non seulement du GR mais aussi de l’ensemble des organisations nationales et internationales de la société civile au Burundi. Elle souligne la nécessité de prendre en compte l’essor de celle-ci depuis les années 1990 et son développement en tant que contre-pouvoir, véhicule de légitimation des investissements internationaux et marché professionnel. Dès lors, les stratégies militantes autour de la justice de transition ne peuvent être comprises en prenant en compte le seul prisme de la transition démocratique opérée en 2005 ou celui du durcissement du régime actuel. Elles ne peuvent pas non plus être réduites à une dépendance de la société civile vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux ou au rapport de force entre ONG internationales et locales. L’action collective au Burundi doit être envisagée dans l’historicité de la formation de l’État et des rapports entre pouvoir étatique, société civile et acteurs internationaux.
25 L’étude du plaidoyer pour la justice de transition au Burundi révèle des dynamiques locales qui dépassent la simple logique d’importation de prescriptions et de savoir-faire internationaux. Dans ce contexte, le plaidoyer est un reflet des rapports ambigus de va-et-vient diplomatique entre la communauté internationale et un gouvernement autoritaire et violent. Faire du plaidoyer sans le dire permet à la société civile – internationale et locale – de s’accommoder au risque politique d’une confrontation militante tout en assurant une légitimation réciproque des internationaux et des acteurs locaux. Certes, il y a dès lors un « découplage » entre les prescriptions internationales en matière de justice transitionnelle et leur « internalisation » difficile et ambiguë dans le contexte du Burundi de l’après-conflit, mais ce découplage est assorti d’un processus puissant de conformation et de standardisation au niveau local, via des processus de professionnalisation et d’engagements militants. ■
Notes
-
[1]
Ces massacres ont eu lieu en 1965, 1972, 1988, 1991, en écho plus ou moins direct aux vagues de violences qui ont secoué son voisin rwandais. Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, 2012 ; Stefan Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, Anvers, Intersentia, 2010.
-
[2]
Les pourparlers entre les diverses parties au conflit ont été initiés sous l’égide de l’ancien Président tanzanien Julius Nyerere puis se sont déroulés sous la médiation de l’ancien chef d’État sud-africain Nelson Mandela. L’accord d’Arusha a été signé en présence des Secrétaires généraux de l’Union africaine et de l’ONU, ainsi que des représentants de l’Union européenne et de nombreux chefs d’État africains.
-
[3]
Le CNDD-FDD (Le conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie) et le PALIPEHUTU-FNL (Le Parti pour la libération du peuple hutu/Front national de libération) ont signé des accords de cessez-le-feu : le premier avec le gouvernement de transition en novembre 2003 ; le second avec le gouvernement élu du CNDD-FDD en septembre 2006.
-
[4]
René Otayek, « La problématique “africaine” de la société civile », dans Mamoudou Gazibo, Céline Thiriot, Le politique en Afrique : état des débats et pistes de recherche, Paris, Karthala, 2009, p. 209-226.
-
[5]
La justice de transition est investie par une multitude d’acteurs qui, à des degrés divers, participent à l’objectivation de normes et d’outils de rétablissement de la paix par la justice et à la définition de cet espace de pratiques et de discours aux frontières floues et mouvantes. Stephanie Vieille, « Transitional Justice : A Colonizing Field ? », Amsterdam Law Forum, 4 (3), 2012, p. 58-68. L’expression « justice de transition » peut ainsi être une « boîte à outils polyvalente » permettant à la fois de regrouper une gamme de pratiques plus ou moins hétérogènes et de légitimer un certain nombre de pratiques professionnelles et de champs d’expertise. Elle englobe, notamment, la justice de transition classiquement entendue comme punitive (volet criminel) et rétributive (volet non pénal, symbolisé notamment par les Commissions Vérité et Réconciliation). Sandrine Lefranc, « “Du droit à la paix”. La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (174), 2008, p. 48-67, et « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la justice transitionnelle », Droit et société, 3 (73), 2009, p. 561-589.
-
[6]
John Braithwaite, « Responsive Regulation and Developing Economies », World Development, 34, 2006, p. 884-898.
-
[7]
Par exemple, S. Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, op. cit..
-
[8]
Les élections de 2005 ont permis l’accès au pouvoir du CNDD-FDD, constitué en parti politique, et signifié ainsi la fin de la transition politique.
-
[9]
Expression de l’International Crisis Group pour désigner un régime formellement démocratique mais se transformant de facto en dictature. International Crisis Group, « Burundi : Bye-Bye Arusha ? », Africa Report, 192, 25 octobre 2012.
-
[10]
Francesco Cavatorta (ed.), Civil Society Activism under Authoritarian Rule. A Comparative Perspective, Londres, New York, Routledge/ECPR Studies in European Political Science, 2013.
-
[11]
Chaque organisation est représentée par un ou deux délégués, ce qui fait que 130 à 140 individus ont déjà participé aux réunions du GR depuis sa création. En avril 2013, une quarantaine d’organisations de la société civile étaient régulièrement présentes aux réunions.
-
[12]
Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion » Critique internationale, 5, 1999, p. 97-120.
-
[13]
Johanna Siméant, « Protester/mobiliser/ne pas consentir. Sur quelques avatars de la sociologie des mobilisations appliquée au continent africain », Revue internationale de politique comparée, 20 (2), 2013, p. 125- 143 ; Mounia Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
-
[14]
Entre 2011 et 2013, nous avons réalisé en binôme et individuellement plus d’une cinquantaine d’entretiens. Pour garantir la sécurité de nos interviewés locaux, nous utilisons des pseudonymes.
-
[15]
Cet article a été préparé dans le cadre du projet « Irène - Les professionnels internationaux de la paix. Sociologie et histoire d’une ingénierie transnationale », financé par l’Agence nationale de la recherche et dirigé par David Ambrosetti, Sandrine Lefranc et Guillaume Mouralis (CNRS- ISP Nanterre). Une version préliminaire en a été présentée au Congrès annuel de l’Association française de science politique de Paris en 2013.
-
[16]
Dominés par le parti Uprona (Unité et progrès national) jusqu’à l’instauration du multipartisme en 1992.
-
[17]
Première République sous Michel Micombero (1966-1976) ; deuxième République sous Jean-Baptiste Bagaza (1976-1987) ; troisième République sous Pierre Buyoya (1987-1993).
-
[18]
Eva Palmans, « L’évolution de la société civile au Burundi », L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2005-2006, 2006, p. 209-231.
-
[19]
Christophe Sebudandi, Gérard Nduwayo, Étude sur la stratégie et le programme d’appui à la société civile burundaise, Bujumbura, Programme des Nations unies pour le développement, Projet d’appui à la gouvernance démocratique, janvier 2002.
-
[20]
C’est une tendance constante : par exemple, le site pro-gouvernemental Agnews assimile la société civile à une opposition du parti à dominante tutsi Uprona, en arguant du fait que « la » société civile de l’Uprona mène le débat de l’opposition politique burundaise (http://burundi-agnews.org) (consulté le 24 septembre 2014).
-
[21]
S. Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi, op. cit., p. 39-135.
-
[22]
Si les massacres ont été perpétrés à l’encontre de populations tutsi et hutu, l’impulsion de la réponse judiciaire à ces événements a été fortement marquée par les capacités de mobilisation d’organisations « protutsi » telles qu’AC-Génocide.
-
[23]
Entretien avec un avocat de l’ONG, La Haye, 31 mai 2012.
-
[24]
Ibid..
-
[25]
Fabienne Hara, « La diplomatie parallèle ou la politique de la non-indifférence : le cas du Burundi », Politique africaine, 68, 1997, p. 80.
-
[26]
S. Lefranc, « “Du droit à la paix”. La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », art. cité, p. 48-67 ; Sara Dezalay, « Des droits de l’homme au marché du développement », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (174), 2008, p. 68-79.
-
[27]
International Crisis Group, « Burundi : Bye-Bye Arusha ? », art. cité.
-
[28]
Entretien avec L. C., Bujumbura, 22 avril 2014.
-
[29]
Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) – Direction de la Coopération pour le Développement (DCD-CAD), Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide, 2005.
-
[30]
Entretien avec un ancien chef de mission d’ASF au Burundi, Bujumbura, 20 décembre 2011.
-
[31]
Entretien avec R. N., consultant international spécialiste des questions de justice au Burundi, Bruxelles, 12 juin 2013.
-
[32]
Entretien avec L. C., ancien responsable de la politique sectorielle de la Coopération technique belge, Bujumbura, 22 avril 2014.
-
[33]
Entretien avec un ancien membre du Bureau du HCDH au Burundi, Bujumbura, 15 avril 2014.
-
[34]
La mission de La Benevolencija est de promouvoir la responsabilisation (empowerment) des minorités – ethniques ou sociales – victimes de haine et/ou de formes de violences à travers les médias (notamment, mais pas exclusivement, la radio).
-
[35]
Entretien réalisé avec le membre d’une des ONG « fondatrices » du GR, Bujumbura, 29 avril 2011.
-
[36]
La notion de structure d’opportunités politiques a été élaborée par Doug McAdam dans Political Process and the Development of the Black Insurgency 1930-1970, Chicago, Chicago University Press, 1982. Elle a ensuite été amendée, précisée et critiquée par divers auteurs. Pour un état des lieux de la littérature, voir Lilian Mathieu, « Contexte politique et opportunités », dans Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestation dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010.
-
[37]
Sidney Tarrow, Power in Movement : Collective Action, Social Movements and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
-
[38]
Entretien avec un membre de SFCG, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[39]
Entretien avec le représentant d’une ONG locale, JL. B4, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[40]
Charte minimale des membres du GR, document de travail, 2006.
-
[41]
Les rapports sont accompagnés d’une lettre introductive, signée par l’une des organisations du GR. Cette tâche est assumée à tour de rôle par les membres désirant se charger de la présentation des documents auprès du gouvernement, des bailleurs de fonds et autres destinataires éventuels du plaidoyer.
-
[42]
Entretien avec le délégué d’une ONG locale, JL. B3, 30 avril 2013, à Bujumbura.
-
[43]
Entretien avec un membre du GR, JL. B17, par téléphone, 12 juin 2013.
-
[44]
Entretien avec le délégué d’une ONG internationale au Burundi, JL. B18, par téléphone, 9 juin 2013.
-
[45]
Entretien avec Jean, Bujumbura, 30 avril 2013.
-
[46]
Dans la mesure où les conflits entre positions individuelles et positions institutionnelles ne sont pas rares, le GR a décidé d’anonymer les contributions des individus dans la rédaction des comptes rendus de réunions du GR.
-
[47]
Entretien, Bujumbura, 29 avril 2013.