Couverture de CRII_066

Article de revue

Troubles dans le local : migrations transnationales et transformations culturelles à Java

Pages 125 à 143

Notes

  • [1]
    Graeme J. Hugo, « Labour Export from Indonesia. An Overview », ASEAN Economic Bulletin, 12 (2), 1995, p. 275-298.
  • [2]
    Statistique de l’Agence nationale de placement et de protection des travailleurs migrants (BNP2TKI) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [3]
    Ministère des Ressources humaines et de la transmigration. Ces chiffres sont au demeurant très sous-évalués : une part significative des flux échappent en effet à tout décompte en raison de leur mode de transfert. Par ailleurs, pour évaluer de la façon la plus juste possible la valeur de l’exportation de main-d’œuvre en tant que secteur économique, il conviendrait d’ajouter les revenus des acteurs publics et privés du placement.
  • [4]
    Daniel Benoît, Patrice Levang, Olivier Sevin, Transmigration et migrations spontanées en Indonésie, Jakarta, Bondy, Departement Transmigrasi, Orstom, 1989 ; Rebecca Elmhirst, « Space, Identity Politics and Resource Control in Indonesia’s Transmigration Programme », Political Geography, 18 (7), 1999, p. 813-835 ; O. Sevin, « Que sont devenus les transmigrants ? Vingt-cinq ans de transmigration dans le Centre-Kalimantan (Indonésie) », Les Cahiers d’Outre-Mer, 244 (4), 2008, p. 433-457 ; P. Levang, O. Sevin, « 80 ans de transmigration en Indonésie (1905-1985) », Annales de géographie, 98 (549), 1989, p. 538-566 ; Riwanto Tirtosudarmo, « Demography and Security : Transmigration Policy in Indonesia », dans Myron Weiner, Sharon S. Russel (eds), Demography and National Security, New York/Oxford, Berghahn Books, 2001, p. 199-227
  • [5]
    R. Tirtosudarmo, « Demography and Security : Transmigration Policy in Indonesia », cité, p. 199-227.
  • [6]
    Même s’il faut sans doute se garder de surévaluer la valeur culturelle de cette immobilité. Adrian Vickers, « The Country and the Cities », dans Kevin Hewison, Ken Young (eds), Transnational Migration and Work in Asia, Londres, Routledge, p. 37-56 ; G. J. Hugo, « Forced Migration in Indonesia : Historical Perspectives », Asian and Pacific Migration Journal, 15 (1), 2006, p. 53-92.
  • [7]
    Nous faisons référence ici à la définition de Danilo Martuccelli : ce qui fait société, c’est le partage d’épreuves standardisées imposées à l’ensemble de ses membres (par exemple par l’école). Ces épreuves sont inégalement distribuées, et leur résultat attribue des valeurs (sociales) relatives aux individus. Les épreuves caractéristiques d’une société impliquent des formes d’individuation qui lui sont propres, dans la mesure où c’est « à travers » l’épreuve que l’individu éprouve sa propre individualité. Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve : l’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006.
  • [8]
    Geneviève Cortes, Laurent Faret, Les circulations transnationales : lire les turbulences migratoires contemporaines, Paris, Armand Collin, 2009 ; Aihwa Ong, Flexible Citizenship : The Cultural Logics of Transnationality, Durham, Duke University Press, 1999.
  • [9]
    Recherche conduite dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie intitulée « Habiter le transnational. Politiques de l’espace, travail globalisé et subjectivités entre Java, Kuala Lumpur et Singapour », dirigée par Laurence Roulleau-Berger et soutenue le 16 septembre 2011 à l’ENS de Lyon.
  • [10]
    Pour une synthèse des tenants méthodologiques, théoriques et épistémologiques de l’ethnographie multisite, voir Mark-Anthony Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, Farnham, Burlington, Ashgate Publishing, 2009.
  • [11]
    Loïs Bastide, « Ethnographie de l’ailleurs et ailleurs ethnographiques : post-colonialité, subjectivation et construction des espaces de l’enquête en Asie du Sud-Est », dans Laurence Rouleau-Berger (dir.), Sociologie et cosmopolitisme méthodologique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012.
  • [12]
    Les noms et les toponymes ont été modifiés.
  • [13]
    En Indonésie, l’administration territoriale en zone rurale se décline sur plusieurs niveaux : province, régence (kabupaten) – héritée du système d’administration colonial –, communauté de commune ou « sous district » à l’américaine (kecamatan), village (desa ou kelurahan), hameau (dusun ou pedukuhan).
  • [14]
    Pendant les années 1980, la régence de Kulon Progo représentait 23 % de l’émigration provinciale, Sleman et Bantul, les deux autres régences du Territoire spécial (DIY), représentant respectivement 6 % et 16 % (O. Sevin, Migrations, colonisation agricole et terres neuves en Indonésie, tome 1, Bordeaux, Centre de recherche sur les espaces tropicaux, 2001, p. 411). En 2007, elle représentait 65 % des départs de migrants enregistrés dans le DIY et 98 % des placements officiels en Malaisie (Badan Pusat Statistik DIY, Daerah Istimewa Yogyakarta dalam angka, Yogyakarta, BPS, 2008/Centre de la statistique du territoire spécial de Yogyakarta, Le territoire spécial de Yogyakarta en chiffres, Yogyakarta, Centre de la statistique 2008). Rapportés à la faible densité démographique de la régence par rapport à Bantul et Sleman, ces résultats sont d’autant plus frappants qu’ils sont en outre probablement en dessous de la réalité. En effet, la majorité des migrants échappent à la procédure officielle, soit parce qu’ils n’apparaissent pas du tout dans les statistiques, soit parce qu’ils sont enregistrés ailleurs – Java-Centre souvent, Jakarta ou Surabaya, les grands points d’embarquement.
  • [15]
    Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Les nouveaux cosmopolitismes : mobilités, identités, territoires, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 2000.
  • [16]
    La Malaisie bénéficie toutefois de tarifs de placement relativement bas, ce qui explique qu’elle continue d’être attractive.
  • [17]
    Entre 2006 et 2012, 3,048 millions de femmes indonésiennes ont été officiellement placées à l’étranger, contre 950 000 hommes. BNP2TKI, « Penempatan per tahun per negara (2006-2012) »/Placement par année et par pays (2006-2012) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [18]
    Sur ce thème, voir aussi Rebecca Elmhirst, « Tigers and Gangsters », Population, Space and Place, 13 (3), 2007, p. 225-238 ; Rachel Silvey, « Geographies of Gender and Migration : Spatializing Social Difference », International Migration Review, 40 (1), 2006, p. 63-81.
  • [19]
    Suzanne A. Brenner, The Domestication of Desire, Princeton, Princeton University Press, 1998 ; Kathryn M. Robinson, Gender, Islam, and Democracy in Indonesia, New York, Routledge, 2009.
  • [20]
    Entretien avec Cecep, Banyu Putih, 13 août 2008. Tous les entretiens ont été conduits par nous en indonésien et traduits par nos soins.
  • [21]
    Notre lecture des processus de stratifications sociales est d’inspiration wébérienne : ce cadre théorique permet en effet de traiter aussi, à côté de la classe sociale, la question du statut et du prestige social, particulièrement significative à Java.
  • [22]
    En 2008-2009, il fallait environ 14 000 rupiahs pour avoir un euro.
  • [23]
    Hans-Dieter Evers, « The Bureaucratization of Southeast Asia », Comparative Studies in Society and History, 29 (4), 1987, p. 666-685.
  • [24]
    Nous adoptons la conception de l’économie morale proposée par Didier Fassin. Plutôt que de restreindre son usage à l’étude des situations de domination et de résistance (comme le font Edward P. Thompson ou James C. Scott), nous la voyons « comme la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social ». Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, sciences sociales, 64 (6), 2009, p. 1257.
  • [25]
    Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
  • [26]
    Les tentatives du gouvernement visant à former les migrants qui reviennent à l’entrepreneuriat demeurent pour l’instant très circonscrites.
  • [27]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
  • [28]
    Nina Glick-Schiller, « Transnationality and the City », dans Gary Bridge, Sophie Watson (eds), The New Blackwell Companion to the City, Chichester, Wiley-Blackwell, 2011 , p. 179-192.
  • [29]
    Sur ce thème, dans le contexte thaïlandais, voir Kevin Bales, « Because She Looks like a Child », dans Barbara Ehrenreich, Arlie Russell Hochschild (eds), Global Woman : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Henry Holt, 2002.
  • [30]
    Entretien avec Budi, Banyu Putih, 12 septembre 2008.
  • [31]
    En 2008, les femmes représentaient 78 % du total des travailleurs indonésiens placés à l’étranger. BNP2TKI, « Penempatan per tahun per negara (2006-2012) »/Placement par année et par pays (2006-2012) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [32]
    Les différents pays d’accueil s’appuient sur une politique de quotas qui trie les migrants en fonction du genre et de la nationalité. Certaines destinations et certaines activités sont ainsi interdites aux hommes.
  • [33]
    D’une valeur excédant parfois 500 millions de rupiahs, soit environ 35 000 euros.
  • [34]
    Le phénomène de la persistance de ces assignations traditionnelles est également bien documenté dans le cas philippin. Katherine Gibson, Lisa Law, Deirdre McKay, « Beyond Heroes and Victims : Filipina Contract Migrants, Economic Activism and Class Transformations », International Feminist Journal of Politics, 3 (3), 2001, p. 365-386.
  • [35]
    Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Les nouveaux cosmopolitismes : mobilités, identités, territoires, op. cit..
  • [36]
    Arnold van Gennep, Les rites de passage : étude systématique des rites, Paris, Picard, 1991. Victor Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-structure, New Brunswick, Aldine Transaction, 2008.
  • [37]
    Arjun Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 ; Rogers Brubaker, Ethnicity without Groups, Harvard, Harvard, University Press, 2004.
  • [38]
    Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007.
  • [39]
    Sur ce thème, voir Aihwa Ong, Stephen J. Collier, Global Assemblages : Technology, Politics, and Ethics as Anthropological Problems, Malden, Blackwell, 2005 ; Anna L. Tsing, Friction : An Ethnography of Global Connection, Princeton, Princeton University Press, 2005 ; Saskia Sassen, La globalisation : une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.
  • [40]
    M.-A. Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, op. cit..
  • [41]
    Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2009 ; Andreas Wimmer, Nina Glick-Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences, and the Study of Migration », International Migration Review, 37 (3), 2003, p. 576-610 ; N. Glick-Schiller, « Beyond Methodological Ethnicity », Willy Brandt Series of Working Papers in International Migration and Ethnic Relation, 2008.
  • [42]
    George E. Marcus, « Multi-sited Ethnography : Notes and Queries », dans M.-A. Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, op. cit., p. 181-196.
  • [43]
    Michel Agier, La condition cosmopolite : l’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013.
  • [44]
    Laurence Roulleau-Berger, Le travail en friches, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 1999.
  • [45]
    Population de Madura, une île située au large de la côte septentrionale de Java Est, vers Surabaya.
  • [46]
    Originaires de l’île de Flores située entre Bali et le Timor, espace de transition entre les phénotypes sud-est asiatique et mélanésien, qui accentue la perception de la différence.
  • [47]
    A. L. Tsing, « Worlding the Matsutake Diaspora : Or, Can Actor-Network Theory Epxeriment with Holism ? », dans Ton Otto, Nils Bubandt (dir.), Experiments in Holism : Theory and Practice in Contemporary Anthropology, Malden, Wiley-Blackwell, 2011.
  • [48]
    T. Otto, N. Bubandt, « Introduction », dans ibid., p. 1-16.
  • [49]
    A. Appadurai, Après le colonialisme, op. cit., p. 257-284.
  • [50]
    Pour A. Appadurai, la capacité d’avoir des aspirations, comme modalité de projection dans l’avenir, est inégalement distribuée : la répartition de cette compétence forme une modalité spécifique d’inégalité sociale. A. Appadurai, The Future as Cultural Fact : Essays on the Global Condition, Londres, New York, Verso, 2013, p. 179-197.
  • [51]
    Ann L. Stoler, « Rice Harvesting in Kali Loro », American Ethnologist, 4 (4), 1977, p. 678-698.
  • [52]
    Cette expression est empruntée aux acteurs.
  • [53]
    Citons, par exemple, le karang taruna pour la jeunesse, le linsmas (autrefois hansip), formation paramilitaire, les PKBI (Perkumpulan Keluarga Berencana Indonesia), groupes de planning familial féminin, ou encore les organisations religieuses, comme la branche locale de la Nadhlatul Ulama, la première organisation musulmane d’Indonésie, ou les cercles d’étude du Coran (kelompok pengajian).
  • [54]
    Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
  • [55]
    Denys Lombard, Le carrefour javanais : essai d’histoire globale. Les limites de l’occidentalisation, tome 3, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004 ; Benedict O. G. Anderson, Language and Power : Exploring Political Cultures in Indonesia, Singapour, Equinox Publishing, 2006.
  • [56]
    L. Roulleau-Berger, « La production d’espaces intermédiaires », Hermès, 36, 2003.
  • [57]
    Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks of Antonio Gramsci, New York, International Publishers, 1971.
  • [58]
    Sur le rapport entre institution de la réalité et changement social, voir Luc Boltanski, De la critique : précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
  • [59]
    L. Bastide, « “Migrer, être affecté” Émotions et expériences spatiales entre Java, Kuala Lumpur et Singapour », Revue européenne des migrations internationales, 29 (4), 2013, p. 7-20.
  • [60]
    Jonathan Hill, Thomas Wilson, « Identity Politics and the Politics of Identities », Identities : Global Studies in Culture and Power, 10 (1), 2003, p. 1-8.
Versión en español

1 depuis plus de quatre décennies, durant lesquelles une croissance très inégale a redessiné la région autour de nouveaux centres et de nouvelles marges économiques, l’Indonésie s’est engagée dans l’exportation de ses travailleurs, d’abord vers les pays du Golfe, à l’époque des chocs pétroliers, puis vers d’autres pays d’Asie. Dans ce vaste mouvement régional, les Philippines et l’Indonésie se sont imposées comme les grandes pourvoyeuses de main-d’œuvre en Asie de l’Est et du Sud-Est. Dans le sillage de l’expérience philippine, l’arrivée précoce de l’Indonésie sur les nouveaux marchés de la main-d’œuvre transnationale s’est accompagnée d’un processus d’institutionnalisation progressive qui a permis à l’État de garder la main sur ces circulations en créant des agences publiques chargées de réguler les flux et en ouvrant au secteur privé l’activité de recrutement et de placement. Si elles ont augmenté moins vite que chez le voisin du Nord, les migrations n’en ont pas moins atteint un volume considérable : entre 1969 et 1994, les contingents annuels de migrants indonésiens officiellement placés sont passés de 10 000 à 140 000 [1]. Et pour la seule année 2007, ce sont plus de 700 000 travailleurs qui ont été répartis essentiellement entre l’Asie-Pacifique, le Proche-Orient et le Moyen Orient [2]. Par leur ampleur, ces circulations ont acquis une importance politique croissante.

2 L’État est en effet de plus en plus dépendant de ces nouvelles mobilités. D’abord, parce que le commerce de la main-d’œuvre est devenu l’un des premiers secteurs d’exportation du pays depuis le début des années 2000, avec 7,4 milliards de dollars de remises de fonds en 2013 [3]. Ensuite, parce que ces flux de travailleurs absorbent pour l’essentiel des populations marginalisées sur les marchés du travail domestique, dont les revenus, issus de la migration, irriguent des territoires délaissés par l’État. Sous cet aspect, ces circulations transnationales s’inscrivent dans la lignée des grands mouvements de populations planifiés par l’État depuis la colonisation [4] qui organisaient des déplacements des îles centrales vers les îles périphériques dans le but de mettre en valeur des zones reculées de l’archipel, mais aussi de renforcer la sécurité du territoire (en le peuplant de nationaux) et l’unité nationale (en améliorant le niveau de vie des populations et la répartition territoriale du développement) [5].

3 Les migrations contemporaines rejouent sur une autre scène et à une autre échelle cette politisation des mobilités. Toutefois, elles entraînent également des transformations imprévisibles qui bouleversent les conditions et les modes de vie à travers l’archipel. Chez certaines populations, des pratiques circulatoires anciennes facilitent la « domestication » de ces nouvelles mobilités et en régulent l’impact, mais à Java, où les populations sont traditionnellement plus sédentaires [6], les mobilités altèrent fortement les structures sociales, dans des espaces de plus en plus tributaires des circuits transnationaux.

4 Dans le contexte javanais, ces tensions croissantes entre les formes traditionnelles de l’expérience locale et les « épreuves » [7] vécues sur les routes migratoires conduisent au délitement de l’ordre social hérité. L’articulation entre les formes traditionnelles de l’expérience locale et des pratiques nouvelles, forgées en migration, donne lieu à des processus de négociation qui transforment les rapports de force et ouvrent de nouvelles modalités du « faire communauté » au pays. Ces bouleversements révèlent à leur tour la complicité entre les structures traditionnelles de l’expérience communautaire et une certaine organisation des rapports de pouvoir qui était restée pour l’essentiel invisible jusqu’à l’irruption des « turbulences migratoires » [8]. Ce faisant, ils ouvrent sur des contestations qui redessinent l’espace du politique au niveau local.

Introduction au terrain

5 Notre analyse s’appuie sur une recherche de vingt-deux mois menée en Indonésie, en Malaisie et à Singapour [9], sur le modèle de l’« ethnographie multisite » [10]. À Java, nous avons enquêté pendant un an auprès de la population d’un village très intégré dans les circuits migratoires : les « partants », les « restants », les candidats au départ, les migrants qui revenaient, et des familles plus ou moins directement affectées par le « fait migratoire ». À Kuala Lumpur et à Singapour, nous avons effectué respectivement deux et six mois de terrain, dans des ONG diversement engagées auprès des migrants et en immersion dans des réseaux de travailleurs indonésiens que nous avons suivis dans leurs activités quotidiennes [11].

6 Le terrain javanais était situé dans un village du Territoire spécial de Yogyakarta (DIY) sur la côte méridionale, que nous appellerons Banyu Putih [12] et qui comptait 2 100 habitants au recensement de 2008. La municipalité (desa) est située dans la régence [13] de Kulon Progo, sur une terre ingrate, sablonneuse, dans un climat sec. C’est la moins bien dotée du sous-district en surface agricole et la seule à ne pas bénéficier d’un système d’irrigation. La faible productivité des sols, alors même que la population vivait essentiellement de l’agriculture jusqu’au milieu des années 1980, explique en partie le fait que les habitants aient été parmi les premiers à partir quand l’occasion s’en est présentée.

7 Les migrations de travail ont débuté en 1982 lorsque cinq jeunes gens ont été placés en Iraq par le bureau local du ministère des Ressources humaines et de la transmigration (Kementerian Tenaga Kerja dan Transmigrasi). En 1984, un premier groupe de femmes les suivaient, recrutées en Arabie Saoudite. Le retour de ces « pionniers/ères » s’est concrétisé par la multiplication de maisons en dur, l’acquisition de terres et de bétail et l’accès à une meilleure éducation pour les enfants. À une époque où l’habitat était précaire et où la plupart des enfants commençaient à travailler, au plus tard, dès la fin de l’école élémentaire, ces transformations des conditions de vie ont suscité l’intérêt et initié un phénomène de migrations en chaîne. Depuis la seconde moitié des années 1990, les départs se sont multipliés, au point que 80 % à 90 % des familles sont aujourd’hui « enrôlées » dans ces nouveaux circuits transnationaux.

8 En prenant part de la sorte aux premières vagues de migrations « étatisées », le village s’est rapidement imposé comme l’un des plus importants bassins de recrutement de la régence et du DIY [14]. La prévalence du fait migratoire ainsi que l’accumulation des « savoir-circuler » [15] et du capital économique qui en a découlé ont permis aux habitants de privilégier progressivement les destinations les plus valorisées ou les plus rémunératrices : ainsi, alors que la Malaisie est aujourd’hui la deuxième destination la plus représentée au niveau national – bien que peu lucrative [16] –, les femmes du village migrent de préférence vers Taïwan, Hong Kong ou l’Arabie Saoudite (où elles espèrent pouvoir faire le petit ou le grand pèlerinage à La Mecque), tandis que les hommes choisissent plus volontiers la Corée du Sud, voire le Japon.

9 Sans surprise, ces nouvelles mobilités ont profondément affecté les relations sociales dans le village. En premier lieu, parce qu’elles sont très féminisées, conformes en cela à une tendance forte des migrations internationales et à la composition globale des flux migratoires en provenance d’Indonésie [17]. Il s’ensuit que les hommes sont de plus en plus nombreux à assumer le travail reproductif tandis que les femmes émergent au centre de la vie économique [18] en assumant des tâches productives, lesquelles sont aujourd’hui délocalisées dans une dizaine de pays d’Asie, du Proche-Orient et du Moyen-Orient. La distribution genrée des rôles sociaux, fortement liée à l’intervention biopolitique et idéologique de l’État [19], s’en trouve déstabilisée. Comme pour Cecep, dont la femme, Tya, a travaillé en Arabie Saoudite puis à Taïwan pendant dix ans et qui a donc élevé seul ses deux enfants durant toutes ces années, ce trouble est souvent vécu comme une atteinte à la virilité : « En tant qu’homme, j’ai la responsabilité de pourvoir aux besoins de ma famille. (…). Alors pour moi, quelle que soit la situation, il est inutile que ma femme reparte travailler à l’étranger. L’estime de soi d’un homme dont la femme travaille à l’étranger est affectée. Quoi qu’il arrive, je me dois d’être responsable, et il vaut mieux que ma femme reste à la maison » [20].

10 Ainsi ces recompositions suscitent-elles de fortes incertitudes identitaires, en particulier chez les hommes, qui sont tiraillés entre les attentes liées à leur statut traditionnel au sein de la société et de la famille et leur marginalisation relative au sein de l’économie familiale et locale.

11 Ces mobilités induisent également des évolutions économiques rapides qui, au-delà des écarts de revenus concrets, déstabilisent les stratifications sociales au sein du collectif villageois [21]. Il importe ainsi de signaler que les migrants en Corée du Sud, à Hong Kong ou à Taïwan font valoir des salaires mensuels qui oscillent entre 4 et 20 millions de rupiahs [22], alors que les revenus des travailleurs dans la régence se situaient en 2008 autour de 500 000 rupiahs, et bien souvent moins. Dans les conditions de pauvreté qui prévalaient à la fin des années 1970, les édiles, qui étaient recrutés dans les rangs de la petite aristocratie traditionnelle [23], étaient relativement privilégiés, puisqu’à leur statut de petits propriétaires terriens ils ajoutaient celui de fonctionnaires municipaux et jouissaient à ce titre de l’usage des apanages communaux (tanah bengkok) sous la forme de terres cultivables.

12 Les premiers à saisir la possibilité d’un départ ont donc été les plus pauvres, ceux dont le besoin de mobilité économique était le plus pressant. Du fait de l’homologie entre hiérarchies symboliques et structures de classe, des « économies morales » [24] liées à ces nouvelles pratiques circulatoires ont alors émergé : au sein de ces répertoires de normes, de valeurs, de sentiments moraux et de jugements encore instables, le prestige social s’est progressivement attaché à l’immobilité, caractéristique de la petite aristocratie municipale, tandis que la migration, parce qu’elle concernait d’abord les segments les plus marginalisés de la société villageoise – les femmes et, parmi elles, les plus jeunes et les plus pauvres –, se construisait comme une « épreuve » à l’issue ambivalente car susceptible de miner le statut social des acteurs.

13 Cette distribution des biens symboliques a produit de nouvelles inégalités, liées à la distribution irrégulière de la « reconnaissance sociale » [25], qui ont contribué à renforcer la sédentarité des notables. Dans le même temps, le volume des remises de fonds en provenance des espaces de migration contribuait à renverser les hiérarchies économiques, creusant en vingt ans un écart de plus en plus grand entre l’ordre symbolique et l’ordre du pouvoir économique (la « classe », au sens de Weber).

14 Enfin, si elles troublent les relations de genre, les migrations altèrent également l’ordre des rapports intergénérationnels. Alors que la troisième génération de migrants part bien souvent dès la fin du lycée et libre encore des liens matrimoniaux, ceux qui reviennent après avoir fait l’expérience de la pluralité des normes, des pratiques et des épreuves dans les grandes métropoles régionales peinent à se réinscrire dans la vie du village, avec son maillage serré de prescriptions sociales, ses régimes de réciprocité et d’obligation. C’est particulièrement vrai pour les femmes, qui ont du mal à accepter le retour à une position subalterne et figée dans l’ordre genré des positions. Celles qui vivaient en ville subissent une suspicion particulière, due à l’impossibilité pour le collectif villageois de contrôler leur conduite dans un contexte urbain censément corrompu et corrupteur. Pour neutraliser le stigmate social associé à la circulation, elles doivent manifester un fort degré de conformité sociale (plus particulièrement au regard de la distribution traditionnelle des rôles sexués). Les inégalités d’accès à la « reconnaissance sociale » et aux biens symboliques se déclinent ainsi selon la classe, le genre et les générations et surtout, pour tout un chacun, selon la position qu’il occupe à l’intersection de ces catégories (il n’est pas indifférent, par exemple, à âge égal d’être une femme ou un homme, on le comprend aisément).

15 Dans ce paysage social en recomposition, l’affluence nouvelle de la « roture » et les difficultés à convertir la richesse matérielle en prestige social créent des tensions. Les plus jeunes, encore dans leur vingtaine, sont réputés plus « turbulents » (bandel) que leurs aînés, moins travailleurs et plus rétifs à réintégrer le collectif. En l’absence de tout programme public d’accompagnement au retour [26] qui faciliterait leur réadaptation, on accorde désormais aux jeunes hommes une période d’accommodation pendant laquelle certains écarts de comportement sont tolérés. En revanche, cette période de transition est refusée aux femmes. A raison de quoi, face à l’impossibilité d’exprimer leurs aspirations nouvelles (voice), certaines refusent de faire allégeance (loyalty) à un ordre social qui leur apparaît désormais injuste et coercitif, et choisissent de rompre définitivement leurs attaches avec le village (exit) [27].

L’économie morale des migrations

16 Les nouvelles « économies morales » qui émergent au cours de ces nouvelles « épreuves » sociales sont fragmentées, parcellaires et lestées de tensions non résolues. En effet, même si elles participent à la domestication collective des expériences circulatoires et à la régulation de leurs effets corrosifs sur les structures sociales en réglant la négociation de significations partagées et la normalisation de nouvelles pratiques, elles sont loin de faire consensus.

17 Alors que les populations étaient demeurées très sédentaires jusque dans les années 1980, la période migratoire apparaît de plus en plus aujourd’hui comme une étape attendue, sinon obligée, des trajectoires biographiques. Or, tant que la valeur sociale de la circulation demeure ambiguë, cette norme émergente est ambivalente, surtout pour les femmes dont nous avons vu qu’elle mine leur statut. Reste que l’incapacité de partir est désormais vécue sur le mode de l’exclusion sociale et devient la première cause de marginalisation économique. Tumina, une jeune femme du village d’une vingtaine d’années, exprime l’inconfort d’une situation sédentaire quand la circulation est devenue la norme : « Quand on me demande “Ça alors ! Tu ne repars pas ?” Alors je dis “plus tard, quand mon fils sera plus grand ». Le problème c’est que dans le coin presque tout le monde part. Alors quand il y a des gens à qui ça déplaît [sa sédentarité] je leur dis “plus tard, quand mon fils sera grand, je repartirai” ».

18 Il serait imprudent de traiter ces orientations apparemment paradoxales comme les symptômes d’un désordre ou d’une situation d’anomie. Les incertitudes et le flottement observés à l’échelle du village dans ces lignes de fracture morales et ces significations discordantes reflètent plutôt des mutations normatives en cours, encore faiblement institutionnalisées. Il convient donc de penser ces normativités émergentes et les tensions qui les travaillent comme des processus, et de les considérer comme autant d’indices de l’accrétion progressive de nouveaux répertoires normatifs et comme autant de symptômes des résistances que celle-ci entraîne. On comprend alors, au vu de sa labilité actuelle, que le processus de valorisation symbolique de l’expérience migratoire en tant qu’« épreuve » collective apparaisse sous un jour très contrasté quand on l’observe depuis les lieux de migration. En circulant entre différents sites de l’enquête, nous avons été témoin de nouveaux arrangements sociaux : d’autres hiérarchies et d’autres « économies morales » sont apparues qui n’appartenaient à aucun lieu en particulier et relevaient plutôt de leur mise en relation dans les parcours individuels et collectifs [28].

19 À Kuala Lumpur et à Singapour, où bon nombre de migrantes son reléguées dans les espaces de travail, la capacité à circuler et à agencer les routes migratoires au gré des circonstances est une compétence fortement valorisée parmi les femmes qui sont parvenues à développer des relations sociales et à poser des pratiques en dehors de ces espaces de confinement. Le positionnement des hommes est plus ambivalent. En matière de rapports de genre notamment, la plupart d’entre eux contestent rarement les assignations en vigueur en Indonésie et les formes de stratification sociale qui s’y attachent : si aujourd’hui les aventures sexuelles constituent un quasi-attendu des expériences masculines en migration, beaucoup parmi les travailleurs migrants indonésiens en Malaisie entendent chaperonner leurs compatriotes féminines et contrôler leurs relations sociales. Ce faisant, ils contribuent à transnationaliser les normes de genre et les dispositifs de surveillance existants dans leurs communautés d’origine [29]. En revanche, au village, où la « reconnaissance sociale » est toujours attachée à la démonstration d’un fort enracinement, ces hommes vivent de plus en plus mal la distribution inégale du prestige social entre les générations et/ou en fonction du lignage.

20 L’histoire de Budi montre bien ces tensions. À son retour de Corée du Sud, cet homme éduqué, formé pour devenir professeur de religion, a investi les revenus de son travail à l’étranger pour se présenter aux élections municipales. Il lui manquait cependant la profondeur lignagère qui permet l’accès à la scène politique locale. Malgré sa tentative d’imposer une nouvelle forme de légitimité politique, fondée sur ses compétences religieuses et la mise en avant d’une éthique du travail appuyée sur son passé laborieux de migrant, le courant élitiste, doté des attributs traditionnels du prestige social, l’a emporté : « Le maire se préoccupe seulement… Il ne fait rien, il se contente de consigner les plaintes des habitants. Le reste, c’est de la corruption, seulement de la corruption. Aujourd’hui, du point de vue de la religion, c’est en fait la richesse des travailleurs migrants qui est licite [halal], même si elle provient de l’étranger. Pourquoi ? Parce que les travailleurs migrants ne manipulent pas d’argent sale. Leur richesse est le résultant de leur sueur. Les fonctionnaires… leur richesse est illicite [haram]. L’argent de l’étranger est plus propre ! Comparé à celui du régent [bupati] il est plus licite ». Même s’il a été défait par un notable, Budi a contribué à esquisser les contours d’une légitimité politique alternative qui conteste la régulation traditionnelle du pouvoir [30].

21 La situation des migrantes éclaire ces tiraillements avec encore plus d’acuité. Pour ces femmes en effet les dégradations statutaires vécues dans leurs communautés d’origine sont mises en balance avec des positions de force, accessibles dans les espaces transnationaux. Ces positions s’expliquent d’abord par le fait que les femmes sont plus nombreuses à migrer [31]. Leur plus forte présence sur les routes migratoires les amène à accumuler des « savoir-circuler » généralement plus nombreux et plus diversifiés que ceux des hommes. Elles ont également accès à des routes migratoires plus variées [32] et plus rémunératrices, et à des destinations où des contextes politiques et législatifs plus libéraux leur permettent de développer des compétences plus diverses, comme à Hong Kong.

22 Ainsi les ordres sociaux local et transnational apparaissent-ils pour ainsi dire inversés : s’ils continuent de bénéficier localement d’un fort statut social, les édiles sont marginalisés dans les espaces transnationaux du fait de leur sédentarité. Les maisons qui symbolisaient jadis leur prestige paraissent aujourd’hui insignifiantes face aux grandes demeures au style tapageur que bâtissent les migrants [33], surtout depuis que les flux se sont orientés vers Taïwan, Hong Kong et la Corée du Sud, destinations les plus rémunératrices.

23 Les circulations transnationales ont donc contribué à pluraliser les normes et les valeurs disponibles pour faire sens de l’expérience villageoise et des « épreuves » migratoires, en mettant en regard des positions souvent intraduisibles dans l’ordre local et dans l’ordre transnational. Cette nouvelle pluralité normative éclaire partiellement les exits féminins : si certaines refusent de revenir à l’immobilité, s’engagent dans des cycles migratoires répétés et développent, ce faisant, des formes d’existence transnationales, c’est non seulement parce que les carcans collectifs, au pays, leur paraissent désormais rédhibitoires, mais aussi parce qu’elles ont la possibilité d’accéder ailleurs – dans ces espaces transnationaux où les assignations de genre et de génération [34] sont profondément altérées du fait justement de l’importance des femmes dans les nouveaux contingents de migrants – à des formes de rétribution symbolique qui leur permettent de jouir d’un statut social rehaussé. Certaines femmes parties il y a plus de vingt-cinq ans ne sont jamais revenues au village.

24 En dépit de ces « turbulences », les processus de reproduction des structures communautaires résistent. Certes, la migration affecte la vie commune, mais les expériences transnationales font réciproquement l’objet d’une reformulation en des termes compatibles avec l’ordre hérité. On a dès lors moins affaire à une dissociation entre l’« ordre nomade » émergent et l’« ordre sédentaire » [35] institué qu’à un travail d’alignement qui tisse des continuités contre les effets disjonctifs des nouvelles migrations internationales. Par exemple, les pratiques propitiatoires qui ponctuent traditionnellement la vie communautaire à Java sont aujourd’hui convoquées pour protéger les migrants : des repas rituels (selametan), notamment, sont organisés aux moments des départs et des retours, pour marquer la sortie du collectif et la réintégration au sein de la communauté, et assurer, ce faisant, la pérennité du fait communautaire face aux risques d’éclatement portés par l’hétérogénéité des expériences individuelles.

25 Loin de la discontinuité tranchante que les migrations imposaient autrefois à la société villageoise, les trajectoires transnationales ont été construites comme une sorte de « rite de passage » [36], un espace-temps liminaire à l’intérieur d’un cycle de vie ordonné. Or c’est l’idée même du retour à cet ordre, au terme de l’intermède migratoire, qui semble être aujourd’hui remise en cause. Pour comprendre ces phénomènes, un détour théorique s’impose.

Le transnational et le local

26 Parce qu’elles en grippent les rouages, les « épreuves » transnationales mettent en évidence les processus de reproduction de la communauté villageoise. Elles obligent ainsi à écarter les approches organicistes du fait communautaire en montrant que la persistance du collectif, loin d’être un fait naturel, suppose un travail social, constant et sans relâche, de délimitation, de réaffirmation et de redéfinition du commun qui le cimente [37].

27 Au fond, ces transnationalismes mettent en évidence une propriété empirique des collectifs sociaux, c’est-à-dire le fait que les réseaux relationnels et les pratiques concrets excèdent toujours les frontières des unités sociales réputées les contenir. Ce constat a inspiré les propositions les plus fortes dans le champ de l’ethnographie multisite : dans le sillage des théories de l’acteur-réseau [38] et des approches empiristes des phénomènes de globalisation [39], ces propositions suggèrent que l’extension des réseaux relationnels et des pratiques [40] invalide toute prise de perspective holiste sur le social, que celle-ci se rapporte aux micro-communautés de l’anthropologie classique, conçues comme des entités closes et autosuffisantes, ou aux entités du « nationalisme » ou de l’« ethnicité méthodologique » [41] qui tendent à naturaliser l’État-nation ou l’ethnos. Cette prémisse oblige à penser des dispositifs ethnographiques capables de prendre en charge les ramifications empiriques des phénomènes sociaux et amène régulièrement le chercheur à désenclaver sa pratique pour la porter en plusieurs lieux [42].

28 Ces propositions permettent d’échapper au « piège identitaire » [43] ; entre autres vertus, elles préviennent contre la mobilisation a-réflexive des catégories identitaires employées par les acteurs sociaux pour se représenter le monde, et pour présenter leur monde au chercheur. L’ethnographie des expériences migrantes à Singapour et à Kuala Lumpur éclaire pleinement ce point : dans les deux métropoles, les acteurs développent des pratiques et des modes de vie souvent transgressifs des normes en vigueur dans les collectifs d’origine. Pour les plus jeunes, encore célibataires, l’épreuve métropolitaine est souvent l’occasion d’expérimenter des pratiques de soi et des modes de vie inédits : certaines femmes nouent par exemple des relations amicales, amoureuses ou sexuelles avec des compatriotes ou des nationaux, et évoluent souvent à la croisée de cercles d’interconnaissance pluriels ; certaines s’engagent également, par exemple à Singapour, dans des mobilisations collectives, au sein d’ONG locales ou dans un groupe d’entraide créé par des migrantes indonésiennes (Indo Family Network) ; d’autres suivent des cours et des formations auprès d’organismes publics et d’ONG, ou développent des activités dans le domaine de la « petite production urbaine » [44]. Ces pratiques et les processus d’individuation liés aux « épreuves sociales » dont elles sont porteuses accentuent la prise de distance vis-à-vis des positions et des rôles sociaux auxquels elles sont assignées en Indonésie. Pourtant, s’il indique un désajustement de plus en plus prononcé par rapport aux réquisits de la vie collective « au pays », l’étiolement des retours suscite rarement la formulation d’une critique qui mettrait explicitement en cause les assignations sociales : ces femmes persistent dans l’expression vivace de loyautés culturelles envers ces appartenances vécues sur un mode naturalisé. Les conceptions réticulaires du social développées par les praticiens de l’ethnographie multisite permettent de sortir de la référence systématique à l’État-nation qui entrave les théories du transnationalisme dont l’objet existe, bien souvent, par contraste avec le fait national. L’inventaire scrupuleux des pratiques, sans référent politico-territorial a priori, permet de recouvrer la richesse empirique des chaînes relationnelles, de mettre en évidence l’extension effective des pratiques et de désarmer ainsi les discours identitaires et les proclamations d’appartenance trop tranchées à des collectifs fermés. Les tensions propres à ces expériences féminines montrent qu’il faut cependant pouvoir traiter la propension des acteurs à se situer dans le monde par rapport à des référents identitaires substantiels. S’il est indispensable de reconnaître que les manifestations de loyauté culturelle sont, sinon démenties, du moins amoindries par des pratiques dissonantes, il convient aussi de ne pas ignorer la capacité de ces manifestations à structurer les perceptions des acteurs et, par conséquent, de ne pas sous-estimer leurs effets. Les propos de Bay u, à Kuala Lumpur, en offrent un vigoureux rappel : « [Le Javanais] est exemplaire, grand frère. Oui… il ne se fâche pas facilement. Il y a un proverbe javanais qui dit “contrôle-toi… délibère au préalable”. Il ne se fâche pas facilement. (…) Il a l’habitude d’être paysan au village. Il est habitué. C’est différent avec les Madurais [45]. Le Madurai, c’est un idéologue. La politique… il est dur. Il s’adapte à son environnement. Lui, c’est… il est pêcheur, et c’est le sel. Le pêcheur, n’est-ce pas il… comme on dit il travaille sur la mer, il subit la chaleur… (…) Il devient chaud. (…) Quand il se bat, qui c’est qui gagne ? C’est celui qui gagne qui a raison. Celui qui meurt, c’est lui qui a tort. Bien que celui qui est mort, il n’y ait aucune garantie qu’il ait eu tort ! (…) C’est le jugement de Dieu. La loi de la jungle, oui ! C’est ça ! Mais celui qui peut… se mesurer à lui, c’est le Florésien [46]… en Malaisie. (…) Son principe à lui… à ce Florésien, c’est le suivant : “Tu manges du riz. Je mange du riz. Tu es humain, ton sang est rouge, moi aussi j’ai le sang rouge. Ok. Même je… je me fais poignarder ou que je me fais… si Dieu n’a pas décidé que c’était mon heure, je ne peux pas mourir?. C’est comme ça avec le Florésien ».

29 L’anthropologue américaine Anna L. Tsing [47] propose une approche qui permet d’articuler ces tensions théoriques : pour elle, la théorie de l’acteur-réseau critique avec raison le « holisme méthodologique » qui mine la pratique d’enquête. Par sa radicalité, suggère cette auteure, elle conduit cependant à négliger le « holisme expérientiel » [48] développé par les acteurs sociaux pour se représenter le monde. Il conviendrait ainsi de combiner une approche scientifique des réseaux et des pratiques, libérée du « holisme méthodologique » mais considérant le « holisme expérientiel », à condition de le situer au bon endroit, non plus comme outil mais comme objet de l’analyse. Ces réflexions rappellent la nécessité de penser ensemble la fragmentation des pratiques et l’extension empirique des chaînes relationnelles, d’une part, le « holisme expérientiel » des acteurs, d’autre part.

30 En distinguant voisinages et localité, Arjun Appadurai propose une approche conceptuelle qui permet précisément de répondre à ces inflexions et de penser le rapport entre repères identitaires (holisme expérientiel) et prolifération des relations et des pratiques, dans une démarche analytique qui porte explicitement sur la question des processus de formation et de spatialisation des collectifs. Selon lui, un « voisinage » réfère à une formation sociale caractérisée par un ensemble de productions matérielles et immatérielles qui sont ressource (et contexte) de la vie collective – relations économiques, structures d’habitat, systèmes de parenté, histoires collectives, mythes, structures de réciprocité. Le concept de localité, quant à lui, est débarrassé de sa dimension spatiale et employé pour qualifier les « structures de sentiment » constituées dans ces voisinages, et qui sont au principe de la perception par les acteurs des identités collectives [49]. La localité est ainsi à la fois une propriété de la vie locale et une idéologie communautaire. Ainsi pensée, elle permet de saisir les modalités et les processus d’institution d’un sujet local, à partir d’un voisinage dans lequel sont assurées les conditions de production et de reproduction d’un sentiment d’appartenance partagé.

31 La distinction essentielle entre la matérialité des relations et des pratiques et la réalité phénoménologique des processus d’identification est ainsi préservée, mais l’on peut désormais spécifier la relation entre ces deux dimensions : si la « localité » s’enracine toujours dans un « voisinage », un « voisinage » ne fait pas forcément localité, c’est-à-dire qu’il ne donne pas toujours lieu à la production d’un sujet local, inscrit dans un collectif lié par des « structures de sentiment ». A. Appadurai renverse les attendus du raisonnement anthropologique en montrant que la « localité » n’est pas un donné mais résulte d’un effort constant, incertain, sans cesse remis sur le métier, renégocié pour maintenir ses conditions de félicité à travers des circonstances changeantes.

32 On peut relire l’expérience locale, à Banyu Putih, à la lumière de ces arguments. Avant les années 1980, l’essentiel des existences se déroulait au village. Cette sédentarité conférait leur force aux structures de la vie collective et facilitait la coïncidence entre un « voisinage » relativement circonscrit, fortement ancré, des « structures de sentiment » et des identifications collectives. À partir des années 1980, les migrations ont provoqué la dispersion du collectif. La dissémination des expériences a donné lieu à la production de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être plus ou moins partagés, spécifiquement liés à la migration, à l’apparition de nouvelles formes relationnelles, à l’institutionnalisation progressive de liens et de pratiques transnationaux, producteurs de nouvelles aspirations [50]. Ces nouvelles formes sociales composent aujourd’hui autant de « voisinages », dispersés entre l’Indonésie, l’Asie de l’Est et du Sud-Est et les pays du golfe Persique. Les migrations assemblent ainsi des réseaux longs d’affiliations plurisituées, producteurs de nouvelles « épreuves sociales », où se nouent de nouvelles loyautés et de nouvelles appartenances, ancrées au sein de collectifs culturellement hétérogènes, plus ou moins éphémères et géographiquement dispersés et où, surtout, se déploie désormais une part croissante des existences individuelles. Des « structures de sentiment » se composent, liées à ces expériences, qui attachent les migrants aux lieux de migration ; des translocalités apparaissent, générées dans des voisinages transnationaux, productrices d’affiliations et d’identifications discrètes, où le village vaut désormais comme un lieu singulier dans la chaîne des lieux pratiqués. Parallèlement, la reproduction matérielle du village comme voisinage dépend de plus en plus des boucles transnationales, qui répondent à des modes de vie de plus en plus monétarisés et onéreux, liés entre autres choses à l’appétence croissante pour les biens de consommation, aux coûts d’entretien de l’investissement foncier et à la scolarisation prolongée des enfants.

33 Du point de vue de la société villageoise, ces « voisinages » transnationaux sont d’autant plus corrosifs qu’ils se construisent à partir de parcours individuels marqués par les contingences de tracés spatiaux fortement différenciés, frayés par des migrants qui combinent les étapes et les lieux de manière toujours singulière. L’expérience partagée au village, qui englobait les existences individuelles, reflue et compose désormais une facette circonscrite au sein de biographies plurisituées.

Localité, translocalités et rapports de pouvoir

34 En brouillant les frontières et en inscrivant durablement le village dans un faisceau de relations, de pratiques et d’affiliations de plus en plus ample, la migration altère les processus de reproduction de la « localité », autrefois facilités par une forte coïncidence entre territoire et voisinages, entre un sol, un collectif relativement sédentaire et un régime d’identification partagé. La pluralisation des voisinages, dans lesquels circulent des pratiques et des normes discontinues et contrastées, met à nu ces mécanismes auparavant largement vécus sur le mode de l’évidence. Dans ces circonstances, les hiérarchies sociales sont de moins en moins perçues comme allant de soi et l’ordre social se recompose sous l’effet de sa re-localisation dans ces nouveaux « voisinages ».

35 L’ancrage local s’insère désormais dans la longue chaîne des « épreuves » caractéristiques des circulations migratoires. L’agriculture par exemple, qui valait auparavant comme moyen de subsistance, est bouleversée par son enchâssement dans ces nouveaux répertoires d’expériences. Cette pierre angulaire de la société locale, qui contribuait à la reproduction matérielle du collectif et à la reproduction symbolique des hiérarchies sociales [51], voit ces deux fonctions s’épuiser : par le volume des capitaux qu’elles génèrent, les migrations ont en effet progressivement marginalisé sa place dans l’économie villageoise, tandis que l’investissement de ces capitaux a découplé les biens fonciers – « vulgarisés » du fait de leur acquisition par la « roture » – des biens symboliques. Aujourd’hui, les pratiques agricoles se transforment et contribuent surtout à resocialiser les migrants aux rites et aux rythmes de la vie commune, après parfois de longs séjours dans des métropoles trépidantes : le retour à la terre, souvent sans nécessité économique, permet de « refroidir » [52] le nomade, de le resocialiser, à l’instar des rituels évoqués plus haut qui visent à assurer la reproduction d’un sujet local, contre l’effet érosif des boucles transnationales.

36 Ces mutations posent, nous l’avons dit, un certain nombre de problèmes. La tentative politique de Budi montre assez qu’elles contribuent à ouvrir de nouveaux espaces de controverses où des pratiques innovantes, liées aux expériences migratoires, s’affrontent à des résistances et suscitent des replis identitaires sur l’ordre traditionnel.

37 Ainsi, le maintien de plus en plus anxieux des événements cérémoniels – repas propitiatoires, mariages, circoncisions, veillées mortuaires, travail collectif bénévole (kerja bakti) ou pratiques d’entraide (gotong royong) – suggère à la fois l’omniprésence du sentiment d’un monde en danger et l’investissement collectif dans la reproduction d’une expérience sociale partagée. L’intensité de la vie associative souligne l’engagement collectif dans l’ordre commun. Les petites organisations communales, qui maillent la vie locale dans l’archipel [53], sont en effet agrégées en fonction de critères de genre, de classe et de génération. La réitération de ces affiliations et de ces pratiques collectives ainsi que le maintien de la vie rituelle permettent ainsi de re-clarifier la nature et les formes appropriées du lien social, l’identité commune et le territoire collectif, et de renforcer les stratifications sociale héritées. Ce qui semble être en jeu ici, c’est la définition et la réaffirmation des frontières entre localité et translocalités, face à l’éparpillement progressif du collectif dans ses nouveaux « voisinages ». Cet effort constant, qui engage tout un chacun, porte sur la réaffirmation de plus en plus problématique de la communauté comme totalité sociale, contre sa dissolution transnationale.

38 À Banyu Putih, ces processus de reproduction se vivaient auparavant comme une manière d’être au monde, non comme une pratique sociale ou politique. La force des routines et des « rites d’interaction » [54] maintenait un sentiment d’appartenance collectif, le sens culturel vivace d’un « faire société ». Le collectif était moins perçu alors comme un construit social fragile que comme un ordre naturel, lesté de la robustesse du réel. Certes, la vie collective n’était ni consensuelle ni dénuée de conflits sociaux. L’avancer serait s’enfermer dans un « rousseauisme » naïf sur le plan conceptuel et empiriquement intenable. Cependant, ces conflits ne visaient pas l’ordre social des positions, l’aptitude de chacun à connaître et à répondre aux attendus de sa juste position étant fortement valorisée et définissant les conditions culturelles de la « vie bonne » [55].

39 Dès lors, et même si la reproduction de l’expérience locale engage le collectif en son entier, on comprend mieux que ceux qui sont les plus investis dans la poursuite des activités rituelles et associatives et les plus affectés par l’érosion des modes de vie hérités soient en général les membres de la notabilité villageoise. Ainsi, Kamardi, commerçant prospère, déplore avec dérision et amertume la transformation de Banyu Putih en « village arabe » – desa arab – et dénonce l’altération des rôles sexués – « Ça alors, les hommes maternent ! » (Kok, lelaki momong !), tandis que l’activité publique du secrétaire de mairie (un raden (titre nobiliaire) de la petite aristocratie, figure politique la plus influente du village) et de son épouse, qui jouent un rôle central dans le maintien de la vie rituelle et associative, démontre encore l’importance des hiérarchies sociales pour la répartition des rôles dans le contexte de ces luttes reproductives.

40 Progressivement, les formes culturelles héritées perdent cette qualité de « seconde nature » qui fondait leur caractère hégémonique : ce qui se confondait jadis avec l’en-soi du monde (les hiérarchies sociales, les rituels d’interactions, qui travaillaient les pratiques et les perceptions de l’intérieur) apparaît désormais comme une matière culturelle, située et relative, sujette au débat et à la controverse, au niveau local comme sur les lieux de migration.

41 Dans ce nouvel espace politique, certains acteurs brandissent la valeur de l’héritage culturel et développent un discours déploratif sur la perte d’identité et le crépuscule des traditions. D’autres en revanche réinvestissent et retravaillent les formes culturelles en puisant dans des répertoires normatifs et des registres de valeurs plus congruents avec les épreuves transnationales qui forment l’ordinaire des expériences sociales contemporaines. Ainsi, alors qu’elles sont fortement stigmatisées dans les communautés d’origine, les relations de genre et les pratiques sexuelles développées par certains migrants à l’étranger rencontrent des formes liminales de reconnaissance et de légitimité dans des « espaces intermédiaires » [56] transnationaux, au sein de collectifs souvent pluriculturels, mêlant circulants et sédentaires à Kuala Lumpur, Singapour, Hong Kong, Séoul ou Taipeh.

42 Tous ces phénomènes témoignent de la profondeur des mutations à l’œuvre « au village », mais l’on ne peut éluder pour autant l’efficacité idéologique des positions conservatrices. En effet, mis à part le credo politique de Budi, les discours d’opposition aux conservatismes localistes sont presque totalement inexistants, que ce soit au niveau local ou dans les espaces de migration. Au village, les acteurs expriment généralement un engagement durable et un attachement profond aux modes d’existence traditionnels, en dépit de leur engagement dans des pratiques qui les altèrent radicalement. À l’étranger, le hiatus est encore plus manifeste : alors que les travailleurs migrants – et surtout les femmes – développent des pratiques et des pratiques de soi souvent transgressives, celles-ci sont très rarement exposées dans des discours critiques contre l’ordre social des communautés d’origine.

43 Les théories de l’hégémonie expliquent parfaitement cette apparente contradiction. Depuis Gramsci, on sait l’importance décisive de la dimension culturelle dans la structuration, la stabilisation, la légitimation et la reproduction des rapports de pouvoir [57]. Cependant, on sait aussi que l’élasticité du rapport entre discours et pratiques a ses limites [58]. L’aventure politique de Budi pointe l’émergence de contre-discours contestataires, plus congruents avec la consolidation des nouvelles translocalités, les expériences et les pratiques qui s’y enchâssent. À Hong Kong, des associations de travailleurs indonésiens liés à des syndicats philippins et des associations « au pays » s’approprient une critique d’inspiration marxiste des rapports de classe et une critique féministe des rapports de genre pour attaquer les pays impliqués dans le commerce des migrants. À Kuala Lumpur et à Singapour, l’écart croissant entre des modes de vie transgressifs, des formes de subjectivation nouvelles et la réaffirmation des loyautés traditionnelles, dès lors que l’on suscite un discours sur les espaces d’origine, se résout souvent par des exits prolongés qui permettent d’en gérer les coûts moraux [59].

44 Dans ce contexte, la culture « patrimonialisée » joue un rôle d’auxiliaire dans une « politique de l’identité » [60] qui se comprend comme une résistance de la « localité » face à son intégration et à sa marginalisation à l’intérieur de nouvelles formations socio-spatiales. La répartition sociale des positions dans le cadre de ces luttes et de ces résistances met en évidence des rapports de pouvoir auparavant opacifiés par les routines sociales. Et les normes et valeurs héritées et consensuelles, qui posaient auparavant les cadres du vivre en commun, font aujourd’hui disensus.

45 Aujourd’hui, des conflits très locaux s’inscrivent dans des reconfigurations plus amples de l’espace politique dans lesquelles la question migratoire émerge comme une question sociale majeure au niveau régional et suscite de vives controverses au sein des sociétés nationales, entre les États, les institutions internationales et les ONG. Les débats de plus en plus intenses autour du commerce de la main-d’œuvre entraînent des transformations rapides des politiques de placement et des « économies morales ». En 1995, l’exécution de Flor Contemplación, une travailleuse domestique philippine à Singapour, a soulevé une telle révolte et une telle indignation dans le pays que le gouvernement philippin s’est vu forcé de réorganiser sa politique de placement de fond en comble.

46 Les transformations à l’œuvre à Banyu Putih s’inscrivent dans ce cadre plus large : l’émergence de nouvelles « économies morales » est connectée à la construction conflictuelle de la question migratoire à l’échelle nationale et régionale, dans la mesure au moins où les controverses qui s’y rapportent pluralisent les discours disponibles pour construire le sens de l’expérience circulatoire, au village, et renforcer des positions contestataires. Des ONG et des organisations internationales comme l’Organisation internationale des migrations (IOM) ou le Bureau international du travail (BIT) portent en effet des discours de valorisation des migrations de travail et reformulent les expériences transnationales en des termes positifs. De plus en plus dépendant de la rente migratoire, le gouvernement cherche lui aussi à imposer un discours mélioratif pour susciter les vocations et affirmer sa solidarité à l’égard de ses ressortissants expatriés. La nomenclature officielle présente d’ailleurs ces derniers comme les « héros des devises » (pahlawan devisa, terme d’ailleurs emprunté aux Philippines), en référence à leur rôle cardinal dans l’économie nationale. Enfin, à mesure que les cas de maltraitance se multiplient et suscitent dans la société indonésienne une indignation politiquement coûteuse, le gouvernement est obligé de revoir ses relations avec les pays recruteurs.

47 Dans ce contexte, faire l’ethnographie des processus de (re) production de la localité est loin d’être anecdotique : c’est se donner un point d’entrée empirique pour analyser des phénomènes qui emportent les sociétés à des échelles régionale et continentale, en interrogeant leurs ancrages sociaux, politiques, culturels et territoriaux. ?


Date de mise en ligne : 03/03/2015

https://doi.org/10.3917/crii.066.0125

Notes

  • [1]
    Graeme J. Hugo, « Labour Export from Indonesia. An Overview », ASEAN Economic Bulletin, 12 (2), 1995, p. 275-298.
  • [2]
    Statistique de l’Agence nationale de placement et de protection des travailleurs migrants (BNP2TKI) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [3]
    Ministère des Ressources humaines et de la transmigration. Ces chiffres sont au demeurant très sous-évalués : une part significative des flux échappent en effet à tout décompte en raison de leur mode de transfert. Par ailleurs, pour évaluer de la façon la plus juste possible la valeur de l’exportation de main-d’œuvre en tant que secteur économique, il conviendrait d’ajouter les revenus des acteurs publics et privés du placement.
  • [4]
    Daniel Benoît, Patrice Levang, Olivier Sevin, Transmigration et migrations spontanées en Indonésie, Jakarta, Bondy, Departement Transmigrasi, Orstom, 1989 ; Rebecca Elmhirst, « Space, Identity Politics and Resource Control in Indonesia’s Transmigration Programme », Political Geography, 18 (7), 1999, p. 813-835 ; O. Sevin, « Que sont devenus les transmigrants ? Vingt-cinq ans de transmigration dans le Centre-Kalimantan (Indonésie) », Les Cahiers d’Outre-Mer, 244 (4), 2008, p. 433-457 ; P. Levang, O. Sevin, « 80 ans de transmigration en Indonésie (1905-1985) », Annales de géographie, 98 (549), 1989, p. 538-566 ; Riwanto Tirtosudarmo, « Demography and Security : Transmigration Policy in Indonesia », dans Myron Weiner, Sharon S. Russel (eds), Demography and National Security, New York/Oxford, Berghahn Books, 2001, p. 199-227
  • [5]
    R. Tirtosudarmo, « Demography and Security : Transmigration Policy in Indonesia », cité, p. 199-227.
  • [6]
    Même s’il faut sans doute se garder de surévaluer la valeur culturelle de cette immobilité. Adrian Vickers, « The Country and the Cities », dans Kevin Hewison, Ken Young (eds), Transnational Migration and Work in Asia, Londres, Routledge, p. 37-56 ; G. J. Hugo, « Forced Migration in Indonesia : Historical Perspectives », Asian and Pacific Migration Journal, 15 (1), 2006, p. 53-92.
  • [7]
    Nous faisons référence ici à la définition de Danilo Martuccelli : ce qui fait société, c’est le partage d’épreuves standardisées imposées à l’ensemble de ses membres (par exemple par l’école). Ces épreuves sont inégalement distribuées, et leur résultat attribue des valeurs (sociales) relatives aux individus. Les épreuves caractéristiques d’une société impliquent des formes d’individuation qui lui sont propres, dans la mesure où c’est « à travers » l’épreuve que l’individu éprouve sa propre individualité. Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve : l’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006.
  • [8]
    Geneviève Cortes, Laurent Faret, Les circulations transnationales : lire les turbulences migratoires contemporaines, Paris, Armand Collin, 2009 ; Aihwa Ong, Flexible Citizenship : The Cultural Logics of Transnationality, Durham, Duke University Press, 1999.
  • [9]
    Recherche conduite dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie intitulée « Habiter le transnational. Politiques de l’espace, travail globalisé et subjectivités entre Java, Kuala Lumpur et Singapour », dirigée par Laurence Roulleau-Berger et soutenue le 16 septembre 2011 à l’ENS de Lyon.
  • [10]
    Pour une synthèse des tenants méthodologiques, théoriques et épistémologiques de l’ethnographie multisite, voir Mark-Anthony Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, Farnham, Burlington, Ashgate Publishing, 2009.
  • [11]
    Loïs Bastide, « Ethnographie de l’ailleurs et ailleurs ethnographiques : post-colonialité, subjectivation et construction des espaces de l’enquête en Asie du Sud-Est », dans Laurence Rouleau-Berger (dir.), Sociologie et cosmopolitisme méthodologique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012.
  • [12]
    Les noms et les toponymes ont été modifiés.
  • [13]
    En Indonésie, l’administration territoriale en zone rurale se décline sur plusieurs niveaux : province, régence (kabupaten) – héritée du système d’administration colonial –, communauté de commune ou « sous district » à l’américaine (kecamatan), village (desa ou kelurahan), hameau (dusun ou pedukuhan).
  • [14]
    Pendant les années 1980, la régence de Kulon Progo représentait 23 % de l’émigration provinciale, Sleman et Bantul, les deux autres régences du Territoire spécial (DIY), représentant respectivement 6 % et 16 % (O. Sevin, Migrations, colonisation agricole et terres neuves en Indonésie, tome 1, Bordeaux, Centre de recherche sur les espaces tropicaux, 2001, p. 411). En 2007, elle représentait 65 % des départs de migrants enregistrés dans le DIY et 98 % des placements officiels en Malaisie (Badan Pusat Statistik DIY, Daerah Istimewa Yogyakarta dalam angka, Yogyakarta, BPS, 2008/Centre de la statistique du territoire spécial de Yogyakarta, Le territoire spécial de Yogyakarta en chiffres, Yogyakarta, Centre de la statistique 2008). Rapportés à la faible densité démographique de la régence par rapport à Bantul et Sleman, ces résultats sont d’autant plus frappants qu’ils sont en outre probablement en dessous de la réalité. En effet, la majorité des migrants échappent à la procédure officielle, soit parce qu’ils n’apparaissent pas du tout dans les statistiques, soit parce qu’ils sont enregistrés ailleurs – Java-Centre souvent, Jakarta ou Surabaya, les grands points d’embarquement.
  • [15]
    Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Les nouveaux cosmopolitismes : mobilités, identités, territoires, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 2000.
  • [16]
    La Malaisie bénéficie toutefois de tarifs de placement relativement bas, ce qui explique qu’elle continue d’être attractive.
  • [17]
    Entre 2006 et 2012, 3,048 millions de femmes indonésiennes ont été officiellement placées à l’étranger, contre 950 000 hommes. BNP2TKI, « Penempatan per tahun per negara (2006-2012) »/Placement par année et par pays (2006-2012) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [18]
    Sur ce thème, voir aussi Rebecca Elmhirst, « Tigers and Gangsters », Population, Space and Place, 13 (3), 2007, p. 225-238 ; Rachel Silvey, « Geographies of Gender and Migration : Spatializing Social Difference », International Migration Review, 40 (1), 2006, p. 63-81.
  • [19]
    Suzanne A. Brenner, The Domestication of Desire, Princeton, Princeton University Press, 1998 ; Kathryn M. Robinson, Gender, Islam, and Democracy in Indonesia, New York, Routledge, 2009.
  • [20]
    Entretien avec Cecep, Banyu Putih, 13 août 2008. Tous les entretiens ont été conduits par nous en indonésien et traduits par nos soins.
  • [21]
    Notre lecture des processus de stratifications sociales est d’inspiration wébérienne : ce cadre théorique permet en effet de traiter aussi, à côté de la classe sociale, la question du statut et du prestige social, particulièrement significative à Java.
  • [22]
    En 2008-2009, il fallait environ 14 000 rupiahs pour avoir un euro.
  • [23]
    Hans-Dieter Evers, « The Bureaucratization of Southeast Asia », Comparative Studies in Society and History, 29 (4), 1987, p. 666-685.
  • [24]
    Nous adoptons la conception de l’économie morale proposée par Didier Fassin. Plutôt que de restreindre son usage à l’étude des situations de domination et de résistance (comme le font Edward P. Thompson ou James C. Scott), nous la voyons « comme la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social ». Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, sciences sociales, 64 (6), 2009, p. 1257.
  • [25]
    Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
  • [26]
    Les tentatives du gouvernement visant à former les migrants qui reviennent à l’entrepreneuriat demeurent pour l’instant très circonscrites.
  • [27]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
  • [28]
    Nina Glick-Schiller, « Transnationality and the City », dans Gary Bridge, Sophie Watson (eds), The New Blackwell Companion to the City, Chichester, Wiley-Blackwell, 2011 , p. 179-192.
  • [29]
    Sur ce thème, dans le contexte thaïlandais, voir Kevin Bales, « Because She Looks like a Child », dans Barbara Ehrenreich, Arlie Russell Hochschild (eds), Global Woman : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Henry Holt, 2002.
  • [30]
    Entretien avec Budi, Banyu Putih, 12 septembre 2008.
  • [31]
    En 2008, les femmes représentaient 78 % du total des travailleurs indonésiens placés à l’étranger. BNP2TKI, « Penempatan per tahun per negara (2006-2012) »/Placement par année et par pays (2006-2012) (http://www.bnp2tki.go.id/read/9081/Penempatan-Per-Tahun-Per-Negara-2006-2012.html) (consulté le 29 janvier 2015).
  • [32]
    Les différents pays d’accueil s’appuient sur une politique de quotas qui trie les migrants en fonction du genre et de la nationalité. Certaines destinations et certaines activités sont ainsi interdites aux hommes.
  • [33]
    D’une valeur excédant parfois 500 millions de rupiahs, soit environ 35 000 euros.
  • [34]
    Le phénomène de la persistance de ces assignations traditionnelles est également bien documenté dans le cas philippin. Katherine Gibson, Lisa Law, Deirdre McKay, « Beyond Heroes and Victims : Filipina Contract Migrants, Economic Activism and Class Transformations », International Feminist Journal of Politics, 3 (3), 2001, p. 365-386.
  • [35]
    Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Les nouveaux cosmopolitismes : mobilités, identités, territoires, op. cit..
  • [36]
    Arnold van Gennep, Les rites de passage : étude systématique des rites, Paris, Picard, 1991. Victor Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-structure, New Brunswick, Aldine Transaction, 2008.
  • [37]
    Arjun Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 ; Rogers Brubaker, Ethnicity without Groups, Harvard, Harvard, University Press, 2004.
  • [38]
    Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007.
  • [39]
    Sur ce thème, voir Aihwa Ong, Stephen J. Collier, Global Assemblages : Technology, Politics, and Ethics as Anthropological Problems, Malden, Blackwell, 2005 ; Anna L. Tsing, Friction : An Ethnography of Global Connection, Princeton, Princeton University Press, 2005 ; Saskia Sassen, La globalisation : une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.
  • [40]
    M.-A. Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, op. cit..
  • [41]
    Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2009 ; Andreas Wimmer, Nina Glick-Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences, and the Study of Migration », International Migration Review, 37 (3), 2003, p. 576-610 ; N. Glick-Schiller, « Beyond Methodological Ethnicity », Willy Brandt Series of Working Papers in International Migration and Ethnic Relation, 2008.
  • [42]
    George E. Marcus, « Multi-sited Ethnography : Notes and Queries », dans M.-A. Falzon (ed.), Multi-sited Ethnography : Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research, op. cit., p. 181-196.
  • [43]
    Michel Agier, La condition cosmopolite : l’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013.
  • [44]
    Laurence Roulleau-Berger, Le travail en friches, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 1999.
  • [45]
    Population de Madura, une île située au large de la côte septentrionale de Java Est, vers Surabaya.
  • [46]
    Originaires de l’île de Flores située entre Bali et le Timor, espace de transition entre les phénotypes sud-est asiatique et mélanésien, qui accentue la perception de la différence.
  • [47]
    A. L. Tsing, « Worlding the Matsutake Diaspora : Or, Can Actor-Network Theory Epxeriment with Holism ? », dans Ton Otto, Nils Bubandt (dir.), Experiments in Holism : Theory and Practice in Contemporary Anthropology, Malden, Wiley-Blackwell, 2011.
  • [48]
    T. Otto, N. Bubandt, « Introduction », dans ibid., p. 1-16.
  • [49]
    A. Appadurai, Après le colonialisme, op. cit., p. 257-284.
  • [50]
    Pour A. Appadurai, la capacité d’avoir des aspirations, comme modalité de projection dans l’avenir, est inégalement distribuée : la répartition de cette compétence forme une modalité spécifique d’inégalité sociale. A. Appadurai, The Future as Cultural Fact : Essays on the Global Condition, Londres, New York, Verso, 2013, p. 179-197.
  • [51]
    Ann L. Stoler, « Rice Harvesting in Kali Loro », American Ethnologist, 4 (4), 1977, p. 678-698.
  • [52]
    Cette expression est empruntée aux acteurs.
  • [53]
    Citons, par exemple, le karang taruna pour la jeunesse, le linsmas (autrefois hansip), formation paramilitaire, les PKBI (Perkumpulan Keluarga Berencana Indonesia), groupes de planning familial féminin, ou encore les organisations religieuses, comme la branche locale de la Nadhlatul Ulama, la première organisation musulmane d’Indonésie, ou les cercles d’étude du Coran (kelompok pengajian).
  • [54]
    Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
  • [55]
    Denys Lombard, Le carrefour javanais : essai d’histoire globale. Les limites de l’occidentalisation, tome 3, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004 ; Benedict O. G. Anderson, Language and Power : Exploring Political Cultures in Indonesia, Singapour, Equinox Publishing, 2006.
  • [56]
    L. Roulleau-Berger, « La production d’espaces intermédiaires », Hermès, 36, 2003.
  • [57]
    Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks of Antonio Gramsci, New York, International Publishers, 1971.
  • [58]
    Sur le rapport entre institution de la réalité et changement social, voir Luc Boltanski, De la critique : précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
  • [59]
    L. Bastide, « “Migrer, être affecté” Émotions et expériences spatiales entre Java, Kuala Lumpur et Singapour », Revue européenne des migrations internationales, 29 (4), 2013, p. 7-20.
  • [60]
    Jonathan Hill, Thomas Wilson, « Identity Politics and the Politics of Identities », Identities : Global Studies in Culture and Power, 10 (1), 2003, p. 1-8.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions