Couverture de CRII_059

Article de revue

Le prisme circulatoire. Retour sur un leitmotiv académique

Pages 9 à 16

Notes

  • [1]
    Diverses revues critiques de littérature permettent un état des lieux : voir, dans des domaines différents, Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 57, 2004, p. 110- 126 ; Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, 2007, p. 7-21 ; Thierry Delpeuch, « Des transferts aux apprentissages : réflexions à partir des nouveaux modes de gestion du développement économique local en Bulgarie », Critique internationale, 48, 2008, p. 25-52 ; Johanna Siméant, « La transnationalisation de l’action collective », dans Olivier Fillieule, Isabelle Sommier, Éric Agrikoliansky (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010, p. 121-144 ; voir également l’utile synthèse de Romain Lercler, Sociologie de la mondialisation, Paris, La Découverte, 2013. Enfin, au moment où nous mettons le point final à cette introduction paraît un ouvrage qui propose un aperçu intéressant des travaux de sciences sociales sur le « global » : Stéphane Dufoix, Alain Caillé (dir.), Le Tournant global des sciences humaines, Paris, La Découverte, 2013, et notamment l’article de Romain Bertrand, « Histoire globale, histoires connectées : un “tournant” historiographique ? », p. 44-66.
  • [2]
    Voir, dans une littérature abondante, Gisèle Sapiro (dir.), Le Marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 107-143 ; ou encore Mathieu Hauchecorne, « Le polycentrisme des marges. Les “filières” belge et québécoise d’importation de la philosophie politique étasunienne contemporaine en France », Histoire@Politique, 15, septembre-décembre 2011.
  • [3]
    Emanuel Adler, Peter M. Haas, « Conclusion: Epistemic Communities, World Order and the Creation of a Reflective Research Program », International Organization, 46 (1), 1992, p. 367-390.
  • [4]
    Sidney Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures & Conflits, 38-39, 2000, p. 187-223 ; Margaret E. Keck, Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders: Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998.
  • [5]
    Voir ainsi Peter A. Hall (ed.), The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton University Press, 1989.
  • [6]
    Voir Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 3-8 ; ainsi que les différents volumes sur la « circulation des idées » issus du projet Esse (« Pour un espace des sciences sociales européen »).
  • [7]
    Voir notamment Christophe Charle, Jürgen Schriewer, Peter Wagner (eds), Transnational Intellectual Networks: Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, Francfort/New York, Campus, 2004 ; Johan Heilbron, Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Toward a Transnational History of the Social Sciences », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 44 (2), 2008, p. 146-160 ; G. Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation, XIXe-XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [8]
    Yves Dezalay, Bryant G. Garth, The Internationalization of Palace Wars: Lawyers, Economists, and the Contest to Transform Latin American States, Chicago, The University of Chicago Press, 2002 ; Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007.
  • [9]
    Voir P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », art. cité.
  • [10]
    Voir le dossier de Critique internationale intitulé « Une autre approche de la globalisation. Socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) » et l’introduction de la coordinatrice de ce dossier, Sandrine Kott, « Les organisations internationales, terrains d’étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », Critique internationale, 52, 2011, p. 9-16 ; mais aussi The Palgrave Dictionary of Transnational History coordonné par Pierre-Yves Saunier et Akira Iriye (Palgrave Macmillan, 2009) où l’on retrouve nombre des auteurs de ce courant historiographique aujourd’hui prolifique ; et les travaux qui se développent autour du département d’histoire de l’Université de Columbia, avec notamment Mark Mazower, Governing the World. The History of an Idea, New York, The Penguin Press, 2012, et Matthew Connelly, Fatal Misconception. The Struggle to Control World Population, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2008.
  • [11]
    Susan Pedersen, « Review Essay. Back to the League of Nations », The American Historical Review, 112 (4), 2007, p. 1091-1117.
  • [12]
    Voir les travaux présentés dans S. Kott (dir.), « Une autre approche de la globalisation. Socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) », cité, ou encore Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « Les “bons offices” du droit international. La constitution d’une autorité non politique dans le concert diplomatique des années 1920 », Critique internationale, 26, 2005, p. 101-117.
  • [13]
    Voir par exemple Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des Nations et la coopération intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
  • [14]
    Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008 ; Cécile Robert, Antoine Vauchez, « L’académie européenne. Savoirs, experts et savants dans le gouvernement de l’Europe », Politix, 89, 2010, p. 9-34.
  • [15]
    L’historien allemand Heinz-Gerhard Haupt évoque dans sa lecture du Palgrave Dictionary of Transnational History, « un préjugé positif de l’échange et de la circulation », « une tendance à écrire l’histoire de ces interconnexions comme une histoire des succès et comme une démonstration de la multiplication des relations productives et positives entre différentes parties du monde » : Heinz-Gerhard Haupt, « Une nouvelle sensibilité : la perspective “transnationale” », Cahiers Jean Jaurès, 200, 2011, p. 173-180.
  • [16]
    Cette perspective a été tout particulièrement développée par Y. Dezalay, « Les courtiers de l’international. Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, p. 4-35.
  • [17]
    Sur ce point, on trouve des éléments intéressants dans la thèse récemment soutenue par Francisco Roa Bastos, « La codification des “partis politiques au niveau européen” dans le traité de Maastricht. Histoire d’un événement discursif », Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2012.
  • [18]
    Voir A. Vauchez, L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
  • [19]
    Voir notamment Thomas Medvetz, Think Tanks in America, Chicago, The University of Chicago Press, 2012 ; Gil Eyal, « Spaces between Fields », dans Philip S. Gorski, Bourdieu and Historical Analysis, Durham, Duke University Press, 2013 ; Stephanie L. Mudge, Antoine Vauchez, « Building Europe on a Weak Field: Law, Economics and Scholarly Avatars in Transnational Politics », American Journal of Sociology, 118 (2), 2012, p. 449-492.
English version

1 Un vent transnational souffle aujourd’hui sur les sciences sociales. Parmi les catégorisations académiques à succès qu’il charrie, une notion occupe une place tout à fait singulière : celle de « circulation » (des techniques, des textes, des savoirs, des experts). Le plus souvent accompagnée de tout un champ lexical en termes d’échanges, de transferts, de diffusions, de connexions, de flux et de réseaux, ce prisme circulatoire est devenu en quelques années un outil méthodologique carrefour des sciences sociales de l’international mobilisé par les disciplines, courants intellectuels et « écoles » les plus divers (géographie des migrations, histoire « transnationale », « connectée » ou « globale », sociologie des élites internationales ou des champs transnationaux, analyse des policy transfers, etc.) [1], de sorte qu’il semble désormais difficile de concevoir une enquête sur le transnational qui ne le mobiliserait pas à son tour. Il est vrai qu’il ne manque pas de vertus méthodologiques. On sait qu’il permet notamment de dépasser certaines des apories des travaux monographiques ou comparatifs qui ont longtemps pris les espaces nationaux comme des cadres de référence uniques, clos et homogènes, entre lesquels circuleraient, « au sommet », des textes, des idées, des instruments, voire des modèles d’action publique. L’analyse des circulations transnationales est de même un outil particulièrement efficace quand il s’agit de se défaire d’une forme de « nationalisme méthodologique » qui conduit à naturaliser une ligne de partage entre un « intérieur » et un « extérieur » du national, laquelle s’imposerait également naturellement à l’ensemble des acteurs et des groupes. Les travaux sociologiques sur la circulation des traductions, des étudiants ou des universitaires ont du reste bien montré que le centre de gravité d’un champ académique « national » pouvait aussi bien être « extra-national », à l’image de ces étudiants issus des États périphériques, européens ou postcoloniaux, qui n’auront cessé tout au long du XXe siècle, quoique selon une géographie changeante, de venir se former dans les grandes universités européennes ou de l’Ivy League américaine [2]. En conduisant le chercheur dans une multiplicité de sites et de secteurs nationaux et internationaux, le prisme circulatoire lui permet de se défaire des découpages a priori des objets (national/international, expertise/ politique) – dont on trouve aujourd’hui une survivance dans la littérature sur les « niveaux » de l’action publique (multi-level governance) – et de resituer ainsi les individus, groupes et institutions auxquels il a affaire dans des espaces de relations. En ce sens, il constitue un outil méthodologique particulièrement ajusté aux difficultés et pièges de l’enquête transnationale.

2 Il reste que derrière cette appellation générique tout terrain de « circulation » se cachent des conceptualisations sensiblement différentes, de sorte que la notion tient moins du « paradigme » que du « faux ami ». Ainsi, la discipline des relations internationales qui a très tôt prêté attention aux phénomènes circulatoires via un ensemble de travaux bien connus sur les communautés épistémiques [3] ou les réseaux transnationaux d’activistes [4] : il s’agit ici surtout de faire apparaître des phénomènes de diffusion, d’imitation et d’imposition de savoirs, de diagnostics, voire de « solutions de politiques publiques » à l’échelle internationale [5]. Quoique de manière sensiblement différente, la sociologie inspirée des travaux de Pierre Bourdieu fait également un usage intensif de la notion [6]. L’analyse des réseaux savants et des échanges intellectuels transnationaux [7] mais aussi les travaux de Yves Dezalay et Bryant Garth sur les stratégies d’internationalisation des « guerres de palais » [8] ont mis ainsi l’accent sur les conditions sociales de la circulation, c’est-à-dire les formes d’asymétrie qui en sont le principe, qu’il s’agisse de la sélectivité sociale de l’accès aux espaces de pouvoir internationaux, ou des usages qui sont faits de « l’international » pour conforter ou modifier un ensemble de positions de pouvoir nationales. Pour les tenants de l’histoire « transnationale », enfin, il s’agit plutôt de proposer une nouvelle généalogie de l’émergence d’un gouvernement international qui situe celui-ci en rapport avec la formation d’un ensemble de « régimes » ou de « configurations » circulatoires [9] structurés autour de réseaux transnationaux d’experts, de militants et d’organisations internationales [10].

3 S’il est inutile d’aller plus loin dans un inventaire qui ne peut que rester incomplet compte tenu du développement prolifique de ces travaux, il faut bien convenir que le développement des travaux sur la « circulation » ne se fait pas sans ambiguïtés et malentendus. D’autant que, au-delà même du flou qui accompagne les usages académiques multiples dont le mot fait l’objet, celui-ci est aussi indissociablement un mot d’ordre des stratégies d’internationalisation qu’il prétend décrire. Il serait de ce point de vue utile de faire une histoire du mot « circulation » et de ses divers avatars historiques, en « retournant à la Société des nations » [11] et autres organisations internationales qui ont construit une part importante de leur légitimité sur la promotion de réseaux scientifiques transnationaux [12], et en suivant notamment l’émergence d’organisations internationales et de sociétés savantes spécialisées dans le développement d’une « coopération intellectuelle » internationale [13]. Une telle entreprise intellectuelle devrait également suivre de près le processus d’intégration européenne qui, depuis cinquante ans, fait du déploiement des quatre libertés de circulation inscrites dans les traités de Rome l’horizon stratégique principal des institutions communautaires, Commission et Cour de justice en tête, avec une déclinaison récente dans le domaine de la recherche via la promotion d’une « économie de la connaissance » supposant une « libre circulation des étudiants, des professeurs et des chercheurs » [14]. D’une manière générale, la « circulation des idées » est aujourd’hui la raison sociale de tout un ensemble de think tanks, d’organisations internationales, de fondations philanthropiques et autres sociétés savantes internationales. Parce qu’elle fait ainsi figure de leitmotiv de la politique internationale, la notion de circulation risque toujours d’introduire au cœur même du travail scientifique un ensemble d’implicites, à commencer par un « préjugé optimiste » [15] qui conduit à voir dans le développement des échanges et des flux la promesse d’une société globale pacifiée. C’est à ce point précis du raisonnement que se situe le dossier proposé ici dont la valeur ajoutée se mesure aux pistes méthodologiques qu’il esquisse pour déjouer les pièges qui jalonnent l’enquête transnationale dès lors qu’elle s’engage sur le terrain de la « circulation ».

4 Parmi ces pièges, on citera en premier lieu le fait que la notion de « circulation » laisse à penser à une forme de linéarité qui permettrait de suivre des déplacements comme un fil continu jalonné par un ensemble d’« étapes » ou de séquences (de la production à la diffusion des idées, du monde académique vers celui de l’expertise) et de « rencontres » ou d’interfaces (entre « importateurs » et « exportateurs », « producteurs » et « commanditaires »). L’idée est suggestive car elle invite à un stimulant « jeu de piste » qui conduit à suivre « à la trace » la carrière de concepts ou de modèles d’action publique, mais elle réserve au chercheur-pisteur quelques déceptions : en fait d’étapes, celui-ci trouvera le plus souvent sur son chemin un continuum car ces savoirs se forgent dans le contexte même de leur « circulation », en contact direct et continu avec leurs usagers, de sorte qu’on ne sait plus qui des formulations savantes ou des usages dans l’action publique a précédé l’autre ; et en fait de rencontres, il aura le plus souvent affaire à une zone de relative indistinction où se croisent des acteurs aux profils hybrides, tout journalistes, universitaires, consultants ou think tankers qu’ils soient. Là est tout l’intérêt de l’article de Thibaut Rioufreyt qui, en suivant les méandres de la « Troisième Voie » blairiste hors de la Grande-Bretagne, introduit des scènes secondaires restées méconnues où se croisent tous ceux qui, en véritables « soutiers » du « transnational », n’apparaissent que rarement aux congrès de l’Internationale socialiste ou du Parti socialiste européen. Bien qu’ils ne prennent pas part aux grandes joutes politiques au sommet entre Lionel Jospin, Tony Blair et les autres, ils en sont pourtant bien des opérateurs clés en engageant tout un travail de formatage, traduction, sélection, republication qui rend possible la circulation d’offres intellectuelles et politiques nouvelles. Selon les cas, ces petits entrepreneurs du transnational se font « entrepreneurs de réseaux » mobilisant et entretenant toutes sortes de « liens faibles » entre les univers politiques, administratifs, universitaires et autres ; ou « entrepreneurs intellectuels » engagés dans les multiples opérations éditoriales, journalistiques et/ou de communication (choix de la maison d’édition, du préfacier, sélection des textes, titrage) par lesquelles se forment, se transforment et se recyclent en permanence les significations d’un texte et de son auteur. Aucune linéarité donc dans la « circulation transnationale des idées » blairistes qui, de traductions en reformatages, s’engagent dans une multiplicité de voies parallèles, de tentatives infructueuses et de reprises inattendues.

5 Si l’on poursuit l’exploration de notre leitmotiv, on trouvera aussi un biais « internationaliste » qui – à l’image de la notion phare de « communauté épistémique » – conduit fréquemment à surestimer la dénationalisation des configurations circulatoires en campant des groupes d’experts transnationaux perçus comme acquis à la cause cosmopolite et technicienne, au risque de négliger leurs allégeances nationales et politiques concomitantes et le caractère intermittent de leur participation à ces espaces transnationaux. Thibaud Boncourt apporte sur ce sujet un éclairage intéressant. La construction d’une science politique européenne telle qu’elle émerge à travers le European Consortium for Political Research ne s’opère pas contre, ni sans les acteurs nationaux de la science politique européenne, mais bien au contraire comme une forme de transnationalisation de stratégies de luttes nationales autour de la « science politique » qui met aux prises des acceptions profondément différentes du périmètre de la discipline, de ses objets de valeur (méthodes, théories) comme de ses rapports à la formation des élites politiques et administratives. C’est dire, dès lors, que toute enquête sur la fabrique du transnational est aussi nécessairement une enquête comparative des différents espaces nationaux devant restituer les raisons différentielles d’investir ainsi les arènes internationales.

6 Il y a également présent dans le discours sur la « circulation » le risque d’une surestimation des « degrés de liberté » qui laisse à supposer que les individus comme les textes peuvent circuler librement dans un véritable « jeu sans frontières ». Il est vrai que nombre de travaux ont fait apparaître que l’émergence d’espaces internationaux, souvent faiblement institutionnalisés, allait de pair avec un certain brouillage des rôles professionnels et des frontières sectorielles, autorisant de ce fait des formes inédites de courtage et d’intermédiation [16]. Mais, contre un certain idéalisme du « transnational » comme espace d’opportunités « ouvert » à tous les vents et à toutes les entreprises, les auteurs de ce dossier rappellent la segmentation des espaces sociaux transnationaux qui fonctionnent fréquemment selon des temporalités et des logiques d’action spécifiques [17]. En ce sens, ce dossier peut se lire comme une contribution à l’étude des conditions pratiques de l’entreprenariat transnational. Les auteurs rappellent ainsi à juste titre que tous les groupes d’acteurs ne sont pas également équipés pour gérer des formes de multipositionnalité. Il y a bien ainsi des dispositions sociales, des savoirs professionnels et des technologies politiques qui favorisent des formes de cumuls d’activités souvent improbables au niveau national. C’est le cas notamment des professionnels du droit : leur équipement technique et cognitif – et singulièrement le dédoublement qu’il opère en autant de « points de fait » et de « points de droit », de personnes physiques et de personnes morales – fait d’eux des acteurs particulièrement bien armés pour organiser un jeu multipositionnel et gérer des loyautés sociales multiples [18]. De même, on oublie trop souvent que le cumul de positions (nationales et internationales, « officielles » et partisanes, dans le privé et dans le public, le judiciaire et le politique) ne va pas sans contraintes pratiques et institutionnelles. Les statuts, conventions et codes de déontologie qui régissent le cumul (synchronique ou diachronique) de positions conditionnent en effet la facilité de circulation entre les secteurs et les « niveaux ». Comme le montre ici Antonin Cohen, la multipositionnalité d’un Jacques Rueff, juge à la Cour de justice des Communautés européennes en même temps qu’acteur de premier plan des groupes d’experts économiques mobilisés par les premiers gouvernements de la Ve République, a posé toute une série de problèmes pratiques (justification des absences répétées de la Cour, règlement des problèmes administratifs liés au détachement, questions liées au cumul de rémunérations) et suscité toutes sortes d’oppositions de la part de députés et de hauts fonctionnaires européens qui ont pointé les conflits d’intérêt et les incompatibilités et participé ce faisant à la production de frontières et de démarcations entre le « national » et « l’européen », la « politique » et le « judicaire » européens. C’est dire qu’on ne peut supposer a priori une logique de renforcement circulaire et automatique des positions internationales, mais que l’objet même de la recherche est de traquer l’émergence des normes et des règles régissant les relations entre les fonctions, les institutions et les secteurs qui forment ces espaces transnationaux.

7 Le prisme circulatoire comporte un dernier piège, celui d’accréditer une vue plane des espaces sociaux transnationaux, perçus comme une série illimitée et réticulaire de connexions et de flux. Partant d’une analyse des politiques d’emplois proposées par l’OCDE et par l’Union européenne, Vincent Gayon apporte ici un contrepoint particulièrement suggestif en posant les linéaments d’une analyse structurale des espaces internationaux. Ainsi, loin d’être une terre vierge, ces derniers, et particulièrement ici les organisations internationales, se construisent dans le prolongement de principes de division et de hiérarchisation sectoriels historiquement consolidés au niveau national, à commencer par la summa divisio de « l’économique » et du « social » qui sert de base cognitive commune pour un ensemble d’organisations et de segments bureaucratiques. V. Gayon montre ainsi l’homologie de structuration de l’OCDE, de l’Union européenne et des États membres, et la même distribution inégale des ressources d’autorité entre directions « économiques » et directions « sociales ». Cette structuration bipolaire et asymétrique imprime sa marque non seulement sur les conditions de production de l’expertise (stratégies argumentatives, effets de censure, profils sociaux valorisés), mais aussi sur les sentiers privilégiés de circulation (ou sur les formes de « conductivité sociale » pour reprendre les termes de V. Gayon) des idées et des modèles de politique publique entre ces organisations. En effet, ces modèles et idées ne suivent pas un sentier aléatoire mais tendent plutôt à épouser les contours de cette structuration transnationale binaire, de direction sociale à direction sociale, de direction économique à direction économique. On mesure ainsi l’utilité d’adopter une vue structurale des espaces transnationaux pour rendre compte des circulations transnationales.

8 En ce sens, le prisme circulatoire amène nécessairement à s’interroger au final sur l’appareil conceptuel le mieux à même de saisir la structuration singulière des espaces sociaux transnationaux. Lisa Stampnitsky s’attèle à cette tâche et questionne la capacité de la sociologie des champs, initialement forgée pour l’analyse des espaces du pouvoir nationaux, à servir de guide pour l’enquête transnationale. Elle suggère ici que la notion de « champ » tend à sous-estimer le degré d’instabilité et d’hétéronomie qui fait la singularité des espaces transnationaux, tout particulièrement quand il s’agit de saisir des objets qui, à l’instar de l’expertise sur le terrorisme et contrairement au droit et à l’économie, ne constituent pas des champs disciplinaires fortement établis au niveau national. L’auteure pointe le brouillage multiforme de cette expertise sur le terrorisme qui est portée par des spécialistes aux statuts très divers (privé ou public, permanent ou précaire), produite pour beaucoup en dehors des centres académiques, hybridant des savoirs disciplinaires multiples et glissant continûment du registre de la « réforme » à celui de l’« expertise ». Plutôt que de considérer cette grande labilité de la définition même de l’expertise comme l’élément transitoire d’un espace en voie d’autonomisation, L. Stampnitzky montre que cette instabilité est constitutive d’un espace où l’expertise fait figure de vecteur privilégié de la rencontre d’acteurs autrement distants, voire antagonistes, et de leur mobilisation sous l’égide d’un discours d’objectivité et de neutralité. Elle invite ce faisant à poursuivre une réflexion sur les champs transnationaux de l’expertise comme « champs interstitiels » ou « champs faibles » [19], démontrant par le fait qu’une des vertus de ce tournant transnational tient dans la posture réflexive qu’elle implique nécessairement quant aux outils méthodologiques et conceptuels les plus routinièrement mobilisés en sciences sociales, et à leur capacité à « circuler » ainsi vers ces nouveaux terrains d’enquête. ?

Notes

  • [1]
    Diverses revues critiques de littérature permettent un état des lieux : voir, dans des domaines différents, Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 57, 2004, p. 110- 126 ; Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, 2007, p. 7-21 ; Thierry Delpeuch, « Des transferts aux apprentissages : réflexions à partir des nouveaux modes de gestion du développement économique local en Bulgarie », Critique internationale, 48, 2008, p. 25-52 ; Johanna Siméant, « La transnationalisation de l’action collective », dans Olivier Fillieule, Isabelle Sommier, Éric Agrikoliansky (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010, p. 121-144 ; voir également l’utile synthèse de Romain Lercler, Sociologie de la mondialisation, Paris, La Découverte, 2013. Enfin, au moment où nous mettons le point final à cette introduction paraît un ouvrage qui propose un aperçu intéressant des travaux de sciences sociales sur le « global » : Stéphane Dufoix, Alain Caillé (dir.), Le Tournant global des sciences humaines, Paris, La Découverte, 2013, et notamment l’article de Romain Bertrand, « Histoire globale, histoires connectées : un “tournant” historiographique ? », p. 44-66.
  • [2]
    Voir, dans une littérature abondante, Gisèle Sapiro (dir.), Le Marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 107-143 ; ou encore Mathieu Hauchecorne, « Le polycentrisme des marges. Les “filières” belge et québécoise d’importation de la philosophie politique étasunienne contemporaine en France », Histoire@Politique, 15, septembre-décembre 2011.
  • [3]
    Emanuel Adler, Peter M. Haas, « Conclusion: Epistemic Communities, World Order and the Creation of a Reflective Research Program », International Organization, 46 (1), 1992, p. 367-390.
  • [4]
    Sidney Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures & Conflits, 38-39, 2000, p. 187-223 ; Margaret E. Keck, Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders: Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998.
  • [5]
    Voir ainsi Peter A. Hall (ed.), The Political Power of Economic Ideas: Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton University Press, 1989.
  • [6]
    Voir Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 3-8 ; ainsi que les différents volumes sur la « circulation des idées » issus du projet Esse (« Pour un espace des sciences sociales européen »).
  • [7]
    Voir notamment Christophe Charle, Jürgen Schriewer, Peter Wagner (eds), Transnational Intellectual Networks: Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, Francfort/New York, Campus, 2004 ; Johan Heilbron, Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Toward a Transnational History of the Social Sciences », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 44 (2), 2008, p. 146-160 ; G. Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation, XIXe-XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [8]
    Yves Dezalay, Bryant G. Garth, The Internationalization of Palace Wars: Lawyers, Economists, and the Contest to Transform Latin American States, Chicago, The University of Chicago Press, 2002 ; Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007.
  • [9]
    Voir P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », art. cité.
  • [10]
    Voir le dossier de Critique internationale intitulé « Une autre approche de la globalisation. Socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) » et l’introduction de la coordinatrice de ce dossier, Sandrine Kott, « Les organisations internationales, terrains d’étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », Critique internationale, 52, 2011, p. 9-16 ; mais aussi The Palgrave Dictionary of Transnational History coordonné par Pierre-Yves Saunier et Akira Iriye (Palgrave Macmillan, 2009) où l’on retrouve nombre des auteurs de ce courant historiographique aujourd’hui prolifique ; et les travaux qui se développent autour du département d’histoire de l’Université de Columbia, avec notamment Mark Mazower, Governing the World. The History of an Idea, New York, The Penguin Press, 2012, et Matthew Connelly, Fatal Misconception. The Struggle to Control World Population, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2008.
  • [11]
    Susan Pedersen, « Review Essay. Back to the League of Nations », The American Historical Review, 112 (4), 2007, p. 1091-1117.
  • [12]
    Voir les travaux présentés dans S. Kott (dir.), « Une autre approche de la globalisation. Socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) », cité, ou encore Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « Les “bons offices” du droit international. La constitution d’une autorité non politique dans le concert diplomatique des années 1920 », Critique internationale, 26, 2005, p. 101-117.
  • [13]
    Voir par exemple Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des Nations et la coopération intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
  • [14]
    Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008 ; Cécile Robert, Antoine Vauchez, « L’académie européenne. Savoirs, experts et savants dans le gouvernement de l’Europe », Politix, 89, 2010, p. 9-34.
  • [15]
    L’historien allemand Heinz-Gerhard Haupt évoque dans sa lecture du Palgrave Dictionary of Transnational History, « un préjugé positif de l’échange et de la circulation », « une tendance à écrire l’histoire de ces interconnexions comme une histoire des succès et comme une démonstration de la multiplication des relations productives et positives entre différentes parties du monde » : Heinz-Gerhard Haupt, « Une nouvelle sensibilité : la perspective “transnationale” », Cahiers Jean Jaurès, 200, 2011, p. 173-180.
  • [16]
    Cette perspective a été tout particulièrement développée par Y. Dezalay, « Les courtiers de l’international. Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, p. 4-35.
  • [17]
    Sur ce point, on trouve des éléments intéressants dans la thèse récemment soutenue par Francisco Roa Bastos, « La codification des “partis politiques au niveau européen” dans le traité de Maastricht. Histoire d’un événement discursif », Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2012.
  • [18]
    Voir A. Vauchez, L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
  • [19]
    Voir notamment Thomas Medvetz, Think Tanks in America, Chicago, The University of Chicago Press, 2012 ; Gil Eyal, « Spaces between Fields », dans Philip S. Gorski, Bourdieu and Historical Analysis, Durham, Duke University Press, 2013 ; Stephanie L. Mudge, Antoine Vauchez, « Building Europe on a Weak Field: Law, Economics and Scholarly Avatars in Transnational Politics », American Journal of Sociology, 118 (2), 2012, p. 449-492.
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