Couverture de CRII_056

Article de revue

Paris-La Mecque : sociologie du pèlerinage de Omar Saghi

Paris, PUF, 2010, 284 pages

Pages 167 à 172

Notes

  • [1]
    Peter Sloterdijk, La domestication de l’être. Pour un éclaircissement de la clairière, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2000.
  • [2]
    Déjà, en 2005, Abdellah Hammoudi avait eu l’intuition de ce changement « des manières de pratiquer la foi » que pouvait entraîner la modification des échelles, des rythmes, des synchronisations et des dispositifs, en somme la modernité. Abdallah Hammoudi, « Les tentations de Satan et le rituel des lapidations », Esprit, 1, janvier 2005, p. 120, et Une saison à La Mecque, Paris, Le Seuil, 2005.
English version

1issu d’une thèse en sciences politiques soutenue en 2009, l’ouvrage de Omar Saghi décrit et analyse un pèlerinage à La Mecque (Hajj) effectué en 2003. Disons-le d’emblée, cette étude est plus que bienvenue, en ce qu’elle porte un regard à la fois micro et macrosociologique sur ce gigantesque rassemblement religieux tout en défendant une thèse claire quant à ses transformations. En effet, l’auteur repense non seulement les équilibres changeants entre les sphères religieuses et non religieuses, en fonction des espaces fréquentés et des groupes qui les traversent, mais aussi l’articulation entre différents champs, tels que la sociologie religieuse et la sociologie du tourisme. De plus, son choix d’étudier un groupe de pèlerins au départ de Paris, groupe formé d’immigrés maghrébins âgés et de jeunes Français musulmans (pour la plupart d’origine maghrébine), lui permet d’interroger les différentes attaches à la culture d’origine en fonction des générations.

2 La première partie du titre, « Paris-La Mecque », qui rappelle évidemment un billet de train ou d’avion, souligne la rapidité du voyage et contextualise cette mobilité religieuse dans la sphère touristique mondialisée. Évoqué ainsi, le Hajj n’est plus un long périple initiatique à l’issue incertaine... Et comme dans tout voyage organisé, la démonstration suit un déroulement clair, qui oriente la lecture selon un plan maîtrisé et l’usage de catégories construites de manière bien délimitée. Fort heureusement, ce cadre n’empêche pas l’auteur d’affiner ensuite lesdites catégories, en détaillant les liens qui les unissent et les imbriquent. Loin d’aboutir à la description binaire, à l’analyse en noir et blanc qu’aurait pu produire l’opposition entre les vieux et les jeunes, le pèlerinage traditionnel et le pèlerinage moderne, le rite de passage et le voyage d’agrément, O. Saghi dresse un tableau d’une saisissante complexité. L’ouvrage est d’autant plus stimulant que l’analyse porte non seulement sur La Mecque (où le lecteur passe le plus clair de son temps), mais aussi sur un entre-deux conceptuel, au cœur des non-dits sur les représentations de Paris et de La Mecque, et surtout de la France et de son histoire migratoire, à travers la mise en scène des préjugés des acteurs eux-mêmes (jeunes Français et vieux Algériens, urbains et ruraux).

3 Cinquième pilier de l’islam, le Hajj est obligatoire pour toute personne responsable qui en a les moyens physiques et financiers. Les musulmans sont tenus de l’accomplir au moins une fois dans leur vie. O. Saghi constate cependant que certains musulmans, jeunes, européens et souvent de tendance salafiste (soit un tiers des 30 000 pèlerins partant de France), détournent le sens initial de cet acte religieux et le transforment en une sorte de visite pieuse à grande échelle, certes extrême mais reconductible chaque année s’ils le souhaitent. Le Hajj peut alors se combiner avec un projet de villégiature, voire de lune de miel pieuse. Les raisons de cette révolution sont nombreuses. Si l’aisance matérielle relative de ces pèlerins en est une, la volonté de vivre en conformité avec un nouvel ethos islamique de plus en plus exigeant et en élaboration continue, ou l’autonomisation par rapport aux choix de parents dont la légitimité religieuse est contestée sont également prises en considération. À travers l’expérience hors du commun qu’est le pèlerinage, nous découvrons ainsi les multiples manières de pratiquer la religion musulmane, dans la quotidienneté et l’exceptionnalité. O. Saghi explore la façon dont les musulmans de France conçoivent leur voyage, il analyse le discours qu’ils construisent sur eux-mêmes, sur leur culture d’origine, sur leurs parents, ainsi que les entrelacements entre obligations religieuses et loisirs dans le contexte d’une modernité islamique mondialisée. Cette démarche est particulièrement fructueuse et sa pertinence se confirme tout au long de la lecture.

4 L’ouvrage est composé de deux parties. Dans la première, O. Saghi présente, sur le mode du « carnet de voyage », quatre récits parallèles qu’il intitule « climats », en référence aux âges et aux statuts différents des individus qu’il a rencontrés pendant le pèlerinage. L’automne de Mohammed, l’hiver de Abdelghani, le printemps de Jamal et l’été de Youssef sont autant d’archétypes qui donnent lieu à une série de petites descriptions mettant en scène le « vieux pèlerin », le « pèlerin comptable », le « born again » et le « jeune pèlerin ». Tout au long du « Prologue aux climats du paradis » (conditions et implications du pèlerinage), des « Climats du paradis » (acteurs et situations) et du « Post-scriptum aux climats du paradis » (interprétation du déroulement des rituels), le lecteur revient ainsi quatre fois sur la même séquence temporelle, décrite sous un angle différent, ce qui peut provoquer une certaine désorientation. La seconde partie, plus courte, compte cinq chapitres qui reprennent des éléments de terrain et visent à les théoriser, à formaliser les expériences individuelles. Ces chapitres sont suivis d’un épilogue stimulant dont l’idée principale est que nous assistons, à La Mecque comme à Dubaï (une autre « ville monde » utilisée comme contrepoint) à « la fin de la sphère publique » (p. 270). La conclusion propose un tableau récapitulatif « des traits spécifiques de chaque catégorie dégagée » (p. 277), et l’ouvrage se clôt sur un glossaire fort utile.

5 Pour O. Saghi, le Hajj symbolise le « processus d’hominisation » (p. 136). Empruntant au philosophe allemand Peter Sloterdjik [1] la notion de « parc humain » qui permet de repenser la socialisation de l’homme après la chute du paradis, il émet l’hypothèse que « le Hajj, dans ses limites temporelles (les quatre jours que durent les rites) et spatiales (l’enclos sacré où se déroulent les rites), correspond exactement à ce que Sloterdijk désigne comme clairière, dans ses deux versants : la clairière comme lieu de la chute, et la clairière comme accès à l’être » (p. 151).

6 L’objet principal de son enquête est toutefois l’effet transformatif lié au changement d’échelle. Bien évidemment, il ne s’agit pas de décrire uniquement les transformations logistiques. Si les travaux urbains colossaux sont pris en compte – percement de tunnels autour de la ville, construction d’un métro entre La Mecque, Mina, Mouzdalifa et le Mont Arafat, systèmes de circulation adaptés aux flux incessants de pèlerins –, c’est pour mieux démontrer l’importance des mutations de l’acte religieux qui en découlent [2].

7 De fait, le contrôle de la foule, l’encadrement des pèlerins et la gestion des flux ont des effets directs sur la pratique religieuse. Certes, les puces électroniques, passeports biométriques, caméras de surveillance et haut-parleurs ont permis une baisse sensible de la dangerosité du pèlerinage par la diminution du nombre de goulots d’étranglement, véritable « bête noire » des autorités saoudiennes. Mais, de manière plus subtile, précise O. Saghi, ces dispositifs induisent une normalisation des gestes et des pratiques religieuses qui aboutit à une mise en conformité avec la nouvelle orthodoxie musulmane qu’est devenue la doctrine wahhabite.

8 Un autre changement majeur est la jeunesse de certains pèlerins, pour lesquels le Hajj n’est plus le pèlerinage d’une vie, l’obligation religieuse suprême telle que souhaitent encore l’accomplir les croyants plus âgés. L’auteur constate par ailleurs qu’il existe déjà une proximité des nouveaux usages du pèlerinage – plus utilitaire, moins idéalisé, reproductible et souvent renouvelé – chez les jeunes musulmans français (ou résidant en France) et chez les jeunes issus de la grande bourgeoisie des pays à majorité musulmane : on est passé d’un pèlerinage « rite de passage » à un pèlerinage « ressourcement ». Face à ce changement dans les représentations et les usages du Hajj et à la touristisation de sa mise en œuvre, la pratique religieuse tend de plus en plus à se limiter aux étapes obligatoires du pèlerinage en délaissant les actions rituelles relevant de traditions culturelles plus particulières. Notons, pour en revenir aux problèmes de logistique, que le contrôle de la foule s’opère d’autant plus facilement que ces pèlerins jeunes, « modernes », population certes encore minoritaire mais appelée, selon O. Saghi, à s’accroître, sont habitués à fréquenter des espaces comme les gares, les aéroports, les centres commerciaux et les musées où la circulation est très intense. L’auteur met ainsi en lumière la concordance de la pratique religieuse proposée par le wahhabisme avec la doctrine capitaliste en vertu de laquelle l’espace et le temps (chambres d’hôtels et période de séjour) doivent être rationalisés et optimisés.

9 Ainsi, le fait de détruire des monuments ou des sites historiques pour construire des hôtels, des centres commerciaux et des parkings, destruction justifiée par les autorités saoudiennes par la nécessité de libérer l’acte de pèlerinage de tout enjeu de mémoire, d'histoire ou de patrimoine, pour le recentrer sur une transcendance religieuse désincarnée, permet également d’augmenter les capacités d’accueil des pèlerins. De même, lors des différends qui ont lieu fréquemment avec les agences de voyages, les anciens se montrent « souples », parce qu’ils tiennent compte du caractère exceptionnel de l’événement auquel ils participent tandis que les plus jeunes se campent dans une attitude de rationalité économique et contractuelle. Ce faisant, ils refusent la coupure avec des lieux et des temps quotidiens et profanes, coupure si nécessaire à la construction de l’exceptionnalité d’un autre lieu et d’un autre temps.

10 Parce qu’au final l’un des aspects de La Mecque qui est trop souvent ignoré ou occulté par les occidentaux non musulmans est son caractère résolument moderne. Aller à La Mecque, c’est se tourner non seulement vers la source de l’islam, vers ses origines, mais aussi vers ce que le monde musulman propose de plus moderne, à l’instar de Dubaï ou d’Abu Dhabi : les gratte-ciel, les centres commerciaux avec leurs franchises internationales, la restauration rapide, le tout dans un « esprit musulman ». Les nombreux séjours de l’auteur en Arabie Saoudite lui ont permis de saisir la géographie particulière de la ville sainte et la géométrie de son pèlerinage. Passé de quelques centaines de milliers de pèlerins au début du XXe siècle à près de trois millions de visiteurs aujourd’hui, La Mecque a bénéficié, au même titre que Lourdes ou Medjugorje, du développement des liaisons aériennes et de l’essor important de différentes formes de tourisme. En lisant Paris-La Mecque, on découvre ainsi la ville sainte d’une manière très physique, très urbaine aussi. Il s’agit d’un espace balisé de voies à sens unique, de panneaux de signalisation, d’écrans géants, où l’expression du recueillement devient normée, comme la taille de la chambre ou la consommation d’eau attribuée à chacun.

11 Comme dans tout lieu de pèlerinage, la plupart des visiteurs espèrent pourtant trouver à La Mecque un lieu où s’effacent les différences ethniques et sociales, où règnent la justice sociale et l’égalité de traitement. La prégnance de la logique marchande est telle qu’ils y font le plus souvent l’expérience du désenchantement, surtout les pèlerins les plus âgés, moins avertis que les plus jeunes des possibles arnaques malgré la sacralité du lieu. Prenant le contrepied d’une vision idéalisée du pèlerinage, O. Saghi observe les pèlerins, croque des portraits, saisit sur le vif des scènes dont le sens se passe de commentaires : le marché noir des tickets pour le sacrifice ou le magasin de lingerie ouvert tout près du Haram. Il insiste sur les divisions et les distinctions : le dédain des plus jeunes envers les plus vieux, des plus riches envers les désargentés, des « lettrés » face aux analphabètes.

12 L’auteur a emprunté le cadre conceptuel de ses analyses dans les travaux en sciences sociales sur les pèlerinages et dans les travaux historiques sur La Mecque, mais il revendique et légitime la subjectivité heuristique du chercheur en ajoutant à sa boîte à outils de politiste plusieurs autres sources : les prescriptions musulmanes malékites (école suivie par la plupart des protagonistes), les commentaires religieux sur le Hajj à travers les époques, enfin et surtout, les émotions, sensations, rêveries et expériences du chercheur et de ses compagnons de voyage (p. 149).

13 Beaucoup de lecteurs seront touchés par le propos et la démarche, bien que certains passages soient alourdis par un vocabulaire difficile, auquel se mêlent des notions de psychanalyse ardues. Paris-La Mecque est une mine d’informations sur les conditions nécessaires du Hajj, le rapport à l’argent, les différences entre hommes et femmes. O. Saghi décrit le changement ontologique que connaît aujourd’hui la ville sainte et en explique les ressorts : une opposition fondamentale entre un Hajj « classique » et un Hajj « moderne », soit entre le « pèlerin témoin » – de l’exceptionnalité de la situation mecquoise – et le « pèlerin relais » – de La Mecque avec les autres territoires et sphères, dans une volonté de continuité et d’essaimage. Il s’agit donc d’une lecture subtile d’un fait religieux majeur, sur lequel se greffe, comme pour tout pèlerinage, des enjeux politiques, économiques, territoriaux, symboliques et touristiques. Loin de nous présenter La Mecque comme étant « là-bas », O. Saghi décrit une « ville monde », traversée de manière incessante par des visiteurs/pèlerins, qui tissent nécessairement des liens nombreux et durables entre le quotidien de la vie prosaïque et la dimension extraordinaire de la première ville sainte de l’islam. ?


Date de mise en ligne : 13/08/2012

https://doi.org/10.3917/crii.056.0167

Notes

  • [1]
    Peter Sloterdijk, La domestication de l’être. Pour un éclaircissement de la clairière, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2000.
  • [2]
    Déjà, en 2005, Abdellah Hammoudi avait eu l’intuition de ce changement « des manières de pratiquer la foi » que pouvait entraîner la modification des échelles, des rythmes, des synchronisations et des dispositifs, en somme la modernité. Abdallah Hammoudi, « Les tentations de Satan et le rituel des lapidations », Esprit, 1, janvier 2005, p. 120, et Une saison à La Mecque, Paris, Le Seuil, 2005.

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