Couverture de CRII_046

Article de revue

Maroc : vers un « féminisme islamique d'État »

Pages 87 à 100

Notes

  • [1]
    Margot Badran, « Où en est le féminisme islamique », Critique internationale, 46, janvier-mars 2010, p. 25-44. Voir également M. Badran, « Islamic Feminism : What’s in a Name ? » (American Research Center, Le Caire, 2 janvier 2002), Al-AhramWeekly Online, 569, 17-23 janvier 2002.
  • [2]
    Si l’on parle couramment de sharî‘a dans ce contexte, les codes de la famille des pays musulmans reposent en réalité sur diverses interprétations du fiqh (jurisprudence islamique), dans l’élaboration desquelles l’État joue un rôle décisif.
  • [3]
    Nous qualifions de « féministes libérales » les organisations qui s’efforcent d’instaurer l’égalité entre les genres par la législation. À partir du milieu des années 1980, l’Union de l’action féminine (UAF) et l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) ont consacré l’essentiel de leur action militante à peser sur les décisions publiques concernant le Code de la famille, dans le sens de sa « laïcisation » et d’une égalisation des statuts juridiques de l’homme et de la femme.
  • [4]
    Série d’attentats suicides perpétrés le 16 mai 2003 et qui visaient surtout la présence occidentale et juive dans la ville.
  • [5]
    Plusieurs années auparavant, le roi avait instauré un système de quotas qui a permis l’élection de 33 femmes au Parlement en 2002 (sur 205 députés, il n’y avait eu jusque-là que deux ou trois femmes).
  • [6]
    Zakia Salime, « The War on Terrorism : Appropriation and Subversion by Moroccan Women », Signs : Journal of Women in Culture and Society, 33 (1), 2007, p. 1-24.
  • [7]
    Selon le Code de la famille en vigueur jusqu’en 2004, le contrat de mariage n’était valide que si la femme était protégée ou représentée par un tuteur lors de sa conclusion.
  • [8]
    Chaque année, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, l’UAF organisait un « procès spectacle » où étaient présentés des cas de femmes victimes de violences ou de discriminations juridiques (attribuables ou non au Code de la famille). Le « jugement » était généralement envoyé aux institutions politiques comme le Parlement ou le ministère de la Justice.
  • [9]
    Cette expression renvoie habituellement aux luttes pour l’égalité des genres dans le contexte des mouvements indépendantistes ou nationalistes.
  • [10]
    Connu en arabe sous le nom de Harakat al-Tawhid wa al-Islah, le MUR est issu de l’organisation Al-Shabiba al-Islamiya (la Jeunesse islamique), groupe clandestin extrémiste fondé en 1969 par Abdelkrim Motii et Kamal Ibrahim. Son but était l’établissement d’un État islamique au Maroc. En changeant de nom et en rejoignant d’autres groupes, le MUR est devenu moins extrémiste.
  • [11]
    Voir Zakia Daoud, Féminisme et politique au Maghreb : soixante ans de lutte, Casablanca, Éditions Eddif, 1993, p. 315.
  • [12]
    Collectif 95-Maghreb Égalité, Cent mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du statut personnel et du droit de la famille, Casablanca, Naja El Jadida, hors série, 2002, p. 105-124.
  • [13]
    Catherine Mackinnon, « Difference and Dominance : On Sex Discrimination », dans Anne Philips (ed.), Feminism and Politics, Oxford/New York, Oxford University Press, 1998, p. 296.
  • [14]
    ADFM, Après Pékin 95 : pour la réalisation de l’agenda de l’égalité, Rabat, 1995.
  • [15]
    Créé en 1998, le PJD succédait au Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (al-Haraka al-Sha‘biyya al-Dusturiyya al-Dimuqratiyya) fondé par Abdelkrim Al-Khatib en 1967. C’est aujourd’hui le plus grand parti islamiste du Maroc. Il participe aux élections nationales et locales.
  • [16]
    Abd al-Salam Yassine, Tanwir al-Mu’minat (L’illumination des croyantes), Le Caire, 2 vol., 1995. Voir également Youssef Belal, « Le réenchantement du monde. Autorité et rationalisation en islam marocain », thèse de doctorat, Paris, Institut d’études politiques, 2005, p. 5.
  • [17]
    Comme cette association n’est pas légale mais à demi clandestine, les noms des membres et autres informations ne sont pas publics.
  • [18]
    http://www.nadiayassine.net/fr/page/13606.htm.
  • [19]
    Pour une analyse plus poussée des rapports entre islamistes et monarchie, voir Malika Zeghal, Islamism in Morocco : Religion, Authoritarianism and Electoral Politics, Princeton (NJ), Markus Wiener Publishers, 2008, p. XVI.
  • [20]
    Organisation du Renouveau de la conscience féminine, Concepts et pactes, Casablanca, Najah el-Jadida, 1997, p. 3.
  • [21]
    L’ISESCO est une organisation internationale œuvrant dans le cadre de l’Organisation de la Conférence islamique et spécialisée dans les domaines de l’éducation, de la science, de la culture et de la communication (http:// www.isesco.org.ma).
  • [22]
    Muntada al-Zahra, Al-mara’ al-muwazzafa wa al tawazzu‘ bayna al-adwar (La femme qui travaille et la distribution des rôles), 2008, p. 131-132.
  • [23]
    Renouveau de la conscience féminine, Le Code du statut personnel : revendications et propositions, Casablanca, 2003, p. 11.
  • [24]
    Ibid., p. 13.
  • [25]
    Ibid., p. 8.
  • [26]
    Bassima Hakkaoui, « Al-fasl bayna mashru‘ al-khuta wa mudawanat al-’usra. Thawra hadiyya : min mudawanat al-ahwal al-shakhsiyya ila mudawanat al-’usra » (La différence entre le plan d’action nationale et le code de la famille. Une révolution tranquille : du Code du statut personnel au Code de la famille), Al-Zaman, 12, 2004, p. 47-59.
  • [27]
    M. Zeghal, Islamism in Morocco : Religion, Authoritarianism and Electoral Politics, op. cit., p. 241-242.
  • [28]
    En février 2006, la Ligue des oulémas du Maroc a pris par décret royal (dahir) le nom de Ligue Mohammadia. Ce décret lui confère en outre le statut de fondation d’utilité publique, ce qui lui ouvre l’accès à des subventions mais implique aussi une dépendance administrative. Ces changements ont été mis au compte de la Réforme de la sphère religieuse. En patronnant des recherches et des séminaires, la Ligue s’efforce de promouvoir et de diffuser un islam modéré (madhab al-wasatiyya) (http://www.arrabita.ma).
  • [29]
    Deuxième chaîne marocaine 2M, octobre 2008.
  • [30]
    Coran IV, 1.
  • [31]
    Auteur d’une thèse soutenue à Fès en 2001 sur « La notion d’interprétation dans le Coran et dans les Hadith ».
  • [32]
    Entretien, Rabat, 13 mai 2008.
  • [33]
    Farida Zomorod, Conférences sur quelques points en rapport avec l’interprétation du Coran, Rabat, ministère des Waqf et des Affaires islamiques, 2005, p. 80.
  • [34]
    Al-Tajdid, 3 avril 2008.
  • [35]
    Née à Kenitra en 1964, Souad Rahaim est docteur en études islamiques de l’Université Chouaïb Doukkali d’Al-Jadida, ville de la côte atlantique au Sud de Casablanca.
  • [36]
    Khadija Ben Hamo est diplômée de l’université Sharia de Fès.
  • [37]
    Al-Tajdid, 3 avril 2008.
  • [38]
    Collectif 95-Maghreb Égalité, Cent mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du statut personnel et du droit de la famille, op. cit., « Prologue : la réforme du droit de la famille, cinquante années de débat ».
  • [39]
    Z. Daoud, « Femmes, mouvements féministes et changement social au Maghreb », dans Mondher Kilani (dir.), Islam et changement social, Lausanne, Payot, 1998, p. 255.
  • [40]
    Taieb Belghazi, Mohammed Madani, L’action collective au Maroc : de la mobilisation à la prise de parole, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, 2001, p. 19.
  • [41]
    Nous remercions Stéphanie Latte Abdallah, Doris Gray, Margot Badran et Yasmine Berriane pour leur lecture et leurs commentaires qui nous ont aidées à mettre au point la présente version de notre travail.

1 De nombreux chercheurs, y compris Margot Badran dans ce dossier  [1], estiment que la réforme du Code de la famille (ou Code du statut personnel, Mudawana), intervenue au Maroc en 2004, est à ce jour le cas exemplaire de législation fondée sur la sharî‘a [2] mettant en œuvre, du moins en partie, les idées de justice sociale et d’égalité des genres avancées par le féminisme islamique sur la base d’une lecture renouvelée du Coran. Cette réforme est l’aboutissement d’une vingtaine d’années de débats entre le pouvoir politique, les féministes libérales  [3] et les islamistes, débats auxquels Mohammed VI a mis un terme en 2003 par un arbitrage qui prenait en compte les revendications des unes et des autres. Le projet transmis au Parlement en octobre était accompagné d’une déclaration du roi précisant que les modifications apportées au code de 1957 étaient fondées sur « l’esprit égalitaire de l’islam et [sur] les principes universels des droits de l’homme ».

2 Nous voudrions montrer que ces nouvelles dispositions, définitivement adoptées en janvier 2004, ainsi que quelques autres mesures importantes prises à la même époque vont dans le sens d’un « féminisme islamique d’État ». Confronté à la demande d’égalité des féministes et à la demande d’islamisation des islamistes, le pouvoir a en effet lancé plusieurs projets visant à concilier les deux mouvements et à les satisfaire autant que possible, en faisant de l’association islam/féminisme l’un des piliers de sa politique de construction d’un islam marocain modéré. Pour faire barrage aux risques de radicalisation, il est essentiel pour le pouvoir d’occuper (ou de reconquérir) le terrain religieux. Ce but a été assigné à une autre réforme, dite « de la sphère religieuse », annoncée peu après les attentats de 2003 à Casablanca  [4], et qui instaure notamment le recrutement de femmes à des postes d’autorité dans les organes religieux de l’État  [5].

3 Nous verrons comment les discussions qui ont entouré ces deux grandes réformes ont ouvert aux Marocaines un espace d’action autonome sur le terrain de l’islam. Les vingt ans de débat entre féministes et islamistes sur les réformes juridiques et religieuses concernant le genre ont précisément atteint leur point culminant après les attentats de Casablanca et la décision du Maroc de se joindre à la « guerre au terrorisme » des Américains  [6]. Nous examinerons les approches féministe et islamiste de l’islam et du féminisme, et montrerons en quoi le féminisme islamique a pu être utile au pouvoir marocain pour se protéger de la montée de l’islam politique – à l’intérieur et dans le monde – au moment où il s’engageait dans le front international contre le terrorisme. Notre étude s’appuie sur des entretiens avec des membres d’organisations féministes et islamistes ainsi que sur l’analyse de discours et déclarations publiques du roi, de groupes islamistes et de leaders religieux.

Les revendications féministes entre droits universels et cadre islamique

4 Le 7 mars 1992, l’association indépendante Union de l’action féminine (UAF) lançait une pétition (visant un million de signatures) pour une réforme du Code de la famille instaurant l’égalité des époux, le droit pour la femme d’engager une procédure de divorce, l’abolition de la tutelle  [7] et de la polygamie ; toutes revendications qui, affirmait le texte, se fondaient sur le maqasid al-sharia (l’esprit des textes canoniques de l’islam) et sur des conventions internationales – en particulier la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes – ratifiées par le Maroc. Cette pétition n’est que l’une des très nombreuses actions publiques lancées par les féministes – rassemblements, mise en scène de « procès »  [8], etc. – pour obtenir la modification du Code de la famille et, plus généralement, une « laïcisation » de la « question féminine »  [9]. La pétition suscita de vives réactions de la part du Mouvement pour l’unicité et la réforme (MUR, Harakat al-Tawhid wa al-Islah)  [10] et de certains oulémas conservateurs « indépendants », qui énoncèrent une fatwa accusant ses auteurs d’apostasie. Elle réussit toutefois à lancer un débat, un mouvement d’opinion et une dynamique sociale favorables à une prise de conscience féministe  [11].

5 Les féministes libérales marocaines ont toujours fondé leurs revendications, le plus souvent liées au Code de la famille, sur des principes universels d’égalité des genres et de droits de l’homme. Cette approche rigoureusement laïque et universaliste a fortement contribué à associer, aux yeux d’un large public, l’idée de droits de la femme à un abandon de la culture musulmane au profit d’une culture occidentale supposée égalitaire par essence. On peut citer à cet égard l’élaboration, en 1994, par l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) en collaboration avec le Collectif 95- Maghreb Égalité (qui regroupe des organisations de l’ensemble du Maghreb) d’un modèle de code familial égalitaire reposant sur le principe de droits de l’homme universels, c’est-à-dire indépendants du sexe et des appartenances religieuses ou ethniques : l’âge minimum du mariage était le même pour les femmes et pour les hommes (18 ans), la tutelle et le droit unilatéral de répudiation étaient supprimés, la pension alimentaire (nafaqa) était une obligation pour l’un et l’autre des époux  [12]. Dans un cas comme celui-ci, « les droits de la femme » signifient « l’accès des femmes à tout ce à quoi les hommes ont déjà droit », sans remise en question du système qui produit l’inégalité  [13]. Pour les féministes marocaines, l’égalité est un concept universel et a priori laïque, comme le montre, entre autres, le communiqué émis par l’ADFM à l’issue de la IVe Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes (1995) : « [La conférence de Pékin] a été un succès important pour l’égalité des droits des femmes puisqu’elle a confirmé ces deux principes : l’universalité et l’égalité. (...) La réalisation de ce qui a été appelé “l’agenda de l’égalité” amènera le respect des droits des Marocaines en tant que personnes humaines et que citoyennes »  [14].

6 À cette position universaliste et à cette conception de l’égalité comme garantie d’un statut et de droits identiques pour les deux sexes s’oppose la conception des femmes islamistes, qui donnent la priorité à l’islam et à la complémentarité des genres. On avait donc, d’un côté, les islamistes, qui, au nom d’une identité musulmane homogène et d’un système législatif de sharî‘a impliquant un monopole d’interprétation des Écritures, déniaient aux féministes toute compétence pour participer à l’élaboration des normes législatives du Maroc, de l’autre, des féministes qui raisonnaient en termes d’hétérogénéité de l’identité, de normes universelles et d’égalité des genres.

Où les islamistes commencent à s’exprimer sur les questions de genre

7 C’est le 12 mars 2000 que, pour la première fois au Maroc, des organisations islamistes comme Al-‘Adl wa al-Ihsan (Justice et Bienfaisance) et Hizb al-‘Adala wa al-Tanmiyya (Parti de la Justice et du Développement, PJD)  [15] s’engagèrent publiquement sur la « question féminine » en défilant dans la capitale économique du pays, Casablanca, contre la manifestation féministe organisée à Rabat pour une révision du Code de la famille. Des milliers de femmes venues de tout le pays étaient dans la rue pour rejeter le projet de réforme du gouvernement socialiste intitulé « Plan de l’intégration de la femme au développement ». La principale personnalité féminine de Justice et Bienfaisance, Nadia Yassine, expliqua toutefois que les organisateurs n’entendaient pas contester la nécessité de changer le statut de la femme au Maroc, mais rejetaient le cadre de référence culturel et politique du projet proposé.

8 Née à Casablanca en 1958, Nadia Yassine, fille du cheikh Abd al-Salam Yassine, fondateur et guide spirituel de Justice et Bienfaisance, est l’une des personnalités les plus en vue de l’islamisme marocain. Très active dans le mouvement, elle a dû se battre pendant longtemps contre l’hostilité de Mohamed Bachiri, le « numéro deux » du mouvement, pour obtenir la responsabilité des questions féminines. Celui-ci ayant été exclu en 1995, les militantes purent faire entendre leur voix. Dans un livre écrit pour une bonne part à l’appui des visées de sa fille, le cheikh Yassine affirma de son côté la légitimité de l’aspiration des femmes à jouer un rôle plus important dans la communauté  [16]. Nadia Yassine put donc enfin fonder la section féminine en 1998. D’après elle (mais cela est difficile à vérifier  [17]), les femmes constitueraient aujourd’hui la moitié des effectifs du mouvement. Devenue porte-parole de ce dernier, Nadia Yassine a publié en décembre 2008 un article dans lequel elle prend position sur « le phénomène du féminisme islamique »  [18]. Tout en déclarant que « “féminisme islamique” est l’oxymoron par excellence », elle relève des éléments de convergence avec ses propres conceptions, notamment le refus de l’aliénation de la femme. Pour Justice et Bienfaisance, cette aliénation expliquerait même le mode d’exercice du pouvoir du gouvernement marocain et celui, en général, des gouvernements actuels du monde musulman : les politiciens corrompus seraient le principal obstacle à la libération des femmes, libération qui est un devoir sacré pour toute membre féminin de Justice et Bienfaisance.

9 Faisant mentir l’image convenue de mouvements islamistes obscurantistes et machistes où les femmes n’ont qu’à se taire et à bien se tenir, les militantes de Justice et Bienfaisance et du MUR se rebellent contre la domination masculine et sont en voie, par leur occupation hardie de l’espace public, de redéfinir l’identité islamique et le rôle des femmes dans les sociétés musulmanes.

10 Bien qu’étant lui aussi dans l’opposition, le PJD affiche une position plus « modérée » que Justice et Bienfaisance : alors que ce dernier conteste la légitimité religieuse de la monarchie, parce qu’il estime que l’État n’applique pas les enseignements de l’islam, le PJD soutient le roi dans son rôle de Commandeur des croyants et considère que l’État islamique existe déjà au Maroc  [19]. Son groupe parlementaire compte plusieurs femmes qui ont notamment lancé deux associations féminines – Muntada al-Zahra (le Forum de Zahra) et Tajdid al-Wa‘i al-Nisa’i (le Renouveau de la conscience féminine) – vers le milieu des années 1990, c’est-à-dire à peu près à l’époque où la lutte des féministes libérales pour l’égalité des genres réussissait sa percée dans l’espace public. Le Forum de Zahra est une organisation culturelle orientée vers les questions de développement, tandis que le Renouveau de la conscience féminine, qui se situe plutôt sur le terrain du droit, vise à « sauvegarder l’authenticité et l’identité islamiques » des femmes et à instaurer « des droits de la femme conformes à la shari‘a »  [20]. Les deux associations revendiquent des garanties pour la femme, au sein de la famille, en tant qu’épouse et mère. À l’occasion de la Journée internationale de la famille, le Forum de Zahra a organisé en juin 2007 une conférence patronnée par l’ISESCO  [21] sur « la femme au travail et ses différents rôles », qui a notamment recommandé l’adaptation des vacances aux besoins spécifiques des mères au travail, la création de crèches sur le lieu de travail, l’abaissement de l’âge de la retraite pour les femmes et l’allongement du congé de maternité à six mois avec possibilité de le prolonger par un congé non rémunéré  [22]. Le Renouveau de la conscience féminine appelle, pour sa part, à « valoriser le rôle de l’épouse (...), à sauvegarder la cohésion de la famille, et à apprendre à l’épouse quels sont ses droits et ses devoirs selon les enseignements de l’islam »  [23]. Sur le plan juridique et politique, l’association s’élève contre « l’importation de lois occidentales ou incompatibles avec les réalités marocaines et [contre] l’adhésion à des traités internationaux qui ne satisfont pas aux normes islamiques » ; elle souhaite « l’adoption de lois conformes à la vision islamique dans tous les domaines de la vie féminine »  [24].

11 La députée PJD Bassima Hakkaoui, l’une des fondatrices du Renouveau de la conscience féminine, a estimé au moment de l’adoption du nouveau Code de la famille que celui-ci était fondé en droit islamique, même s’il avait fallu pour l’élaborer pousser très loin l’ijtihad (interprétation des textes religieux). Au demeurant, ce nouveau Code n’impliquait pas la levée des réserves marocaines sur certains points de conventions internationales dont le pays est signataire. En effet, s’il dit bien que la famille est placée sous la double responsabilité des deux époux, il ne contredit pas le concept de kiwama, c’est-à-dire la responsabilité de l’homme en tant que chef de famille, telle que définie dans le « verset sur les femmes » du Coran. Bassima Hakkaoui l’a démontré en s’aidant d’une distinction entre l’idée de prendre soin (ri‘aya) et celle d’entretenir (i‘ala)  [25].

12 Selon l’association, la femme n’est pas censée travailler au dehors si l’homme est en mesure d’entretenir la famille. Le travail au foyer doit être formellement reconnu comme une activité économique et de développement, donc inscrit à la rubrique « profession » sur la carte d’identité. Il n’y a pas d’opposition de principe à l’adhésion du pays à des traités internationaux tant qu’ils sont compatibles avec l’islam, mais ceux qui contiendraient des clauses contraires aux commandements de Dieu doivent être refusés. Sont particulièrement valorisées par l’association la réflexion sur la compatibilité du Coran avec les réalités contemporaines, ainsi que tout ce qui a trait à la « motivation de la Révélation »  [26], c’est-à-dire aux réalités sociales auxquelles répondaient ou remédiaient les versets révélés au Prophète. Elle considère qu’il serait injuste de priver les femmes, au nom de l’égalité, de leur congé de maternité, celui-ci étant un droit de l’enfant et de la mère à faire respecter par les employeurs ; quant au congé de paternité, il ne se justifie pas.

13 Tandis que les organisations féministes libérales telles que l’ADFM ou l’UAF revendiquent l’égalité, le Renouveau de la conscience féminine demande la justice. Selon Bassima Hakkaoui, la notion de justice est plus large et implique davantage de droits pour la femme, l’égalité se contentant de l’identité de traitement. Elle pense que la justice est un moyen d’éviter la confusion des rôles de genre et donc de valoriser le rôle de la femme en tant qu’épouse et mère.

L’entreprise de féminisation des professions religieuses

14 La réforme du Code de la famille et le nouveau discours officiel relatif à la compatibilité entre islam et droits universels de la femme ont donc ouvert aux Marocaines un espace où elles ont pu défendre la cause de l’égalité des genres en islam. Quant à l’autorité qui leur était nécessaire dans leur entreprise, elle leur a été conférée par la Réforme de la sphère religieuse, qui leur a permis de siéger dans les institutions religieuses, après une formation ad hoc dans des universités publiques. C’est en 2006 que le ministère des Affaires islamiques a procédé au recrutement de la première promotion de cinquante prédicatrices de mosquée (murshidat) et de trente-six théologiennes (‘alimat) dans différents conseils d’oulémas. Le recrutement de femmes à des postes religieux de haut niveau ne fait pas partie du programme revendicatif des féministes islamiques ; il n’en constitue pas moins le cadre dans lequel elles peuvent déployer en toute autonomie et en toute légitimité leur activité politique et religieuse. Il favorise en outre le développement des revendications d’égalité des genres fondées sur des arguments religieux. Il importe enfin de souligner que chacune de ces initiatives remarquables du pouvoir a été prise au nom d’une « transition » vers un État constitutionnel, islamique, sunnite et soucieux des droits de la femme. Dans l’effort de la monarchie pour « reconquérir son territoire religieux » par une redéfinition et une clarification de l’autorité du Commandeur des croyants, la Réforme de la sphère religieuse et l’institutionnalisation de l’islam marocain occupent naturellement les premières places  [27].

15 Le 24 octobre 2008, la Ligue Mohammadia (Al-Rabita al-Mohammadiyya)  [28], qui regroupe des théologiens « libéraux » membres des organes de l’État, annonçait un partenariat avec un groupe d’étude international sur « les femmes et l’islam » dirigé par l’intellectuelle marocaine Asma Lamrabet, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur les droits de la musulmane. Contestant les modèles de « féminisme mondialisé à l’occidentale », Asma Lamrabet plaide avec son groupe d’étude sur le féminisme islamique en faveur d’une « troisième voie » associant idéaux de l’islam et esprit égalitaire des droits de l’homme universels et conciliant foi et modernité. Elle occupe ainsi un espace laissé libre par les féministes libérales, exposées par leur manque de véritable engagement religieux à l’accusation d’aliénation culturelle, voire d’apostasie. Il faut dire que l’identité islamique telle que l’incarnent certains oulémas conservateurs peut être opposée de manière si radicale à toute revendication féministe que les droits individuels de la femme apparaissent comme inconciliables avec les valeurs familiales de l’islam.

16 Le Maroc compte aujourd’hui deux cents prédicatrices et trente-six théologiennes servant dans différents conseils nationaux. Les premières doivent avoir un diplôme d’études supérieures et connaître par cœur au moins la moitié du Coran avant de passer l’examen oral et écrit nécessaire à leur recrutement ; les secondes sont directement nommées par le roi. Le ministre des Affaires islamiques Ahmed Taoufiq a expliqué dans une interview télévisée  [29] que la sélection de ces théologiennes demandait un an et que leur recrutement dans les conseils religieux de niveau national ou local reposait sur les critères suivants : connaître les objectifs ou intentions de la sharî‘a (fiqh maqasidi), être capables d’adapter les lois islamiques aux conditions actuelles, c’est-à-dire être des expertes en droit musulman d’aujourd’hui. Il a ajouté que leur présence était un symbole fort, qui inciterait d’autres femmes à s’engager dans l’action et le débat publics islamiques. On espère que ces femmes contribueront à favoriser un islam modéré (manhaj wasatiyya) en redonnant vie à l’islam soufi tel qu’il prévalait entre le VIIe et le XIIIe siècle en Afrique du Nord, tâche devenue plus urgente encore avec la montée en puissance du wahhabisme, accusé de propager un islam radical et de produire des attentats suicides comme ceux de 2003 et de 2006.

17 C’est en 2003 que Mohamed VI invita Raja Naji Mekkaoui, professeure de droit à l’université Mohammed V de Rabat, à être la première femme à donner une conférence dans le cadre des Durus Hasaniyya (causeries religieuses du Ramadan) à la mosquée du palais royal. À ces séances présidées chaque année par le roi assistent les plus hauts responsables civils et militaires ainsi que des religieux venus de tout le monde musulman. La conférencière, citant le verset de la création des êtres humains – « Ô hommes ! Craignez votre Seigneur, qui vous a créés d’un seul être et qui a créé, à partir de celui-ci, sa compagne »  [30] – a exploré les fondements de la structure familiale musulmane, qui repose sur la notion d’égalité ( « compagne »), principe fondateur de la création de l’humanité.

18 Elle a contesté le discours féministe sur les droits individuels de la femme et proposé de recourir plutôt à des concepts autochtones d’équité tels que le kadd wa si’aya, rémunération équitable de tout travail accompli, que ce soit par une femme ou par un homme : voilà un concept de justice entre les genres fondé sur la sharî‘a et mis en œuvre par le fiqh marocain, en particulier dans les villages berbères du Souss. Les théologiens ruraux, comme Ibn Ardoun au XVIe siècle, s’étaient en général élevés contre cette pratique, défendue au contraire avec fermeté par ceux de Fès, qui garantit aux femmes, dès lors qu’elles ont participé aux travaux agricoles, la moitié des biens accumulés par un ménage pendant la durée du mariage.

19 Depuis cette première causerie, Raja Naji Mekkaoui s’est beaucoup impliquée dans la réforme de l’éducation entreprise par le ministère des Affaires islamiques, notamment dans la mise au point du cursus pour les premières promotions de prédicatrices de mosquée.

20 Parmi les femmes qui, après elle, ont été invitées à parler dans le cadre des causeries religieuses du Ramadan, citons Farida Zomorod  [31], la seule professeure de l’école de théologie Dar al-hadith al-hasaniyya. À l’origine, Farida Zomorod ne s’intéressait pas particulièrement aux problèmes de la femme mais à l’exégèse des Écritures  [32]. C’est l’invitation à donner, en présence du roi, une conférence où elle devait se prononcer sur le thème de la femme dans le Coran qui l’a amenée à étudier ce sujet. À propos des versets où les femmes et les hommes sont traités comme deux êtres égaux, elle a rappelé le contexte historique de la Révélation. « [Selon la tradition, ] l’une des épouses du Prophète, Oum Salama, avait demandé à celui-ci pourquoi il n’était jamais question des femmes dans le Coran. C’est alors que fut révélé le verset XXXIII, 35, qui implique, a remarqué Farida Zomorod, l’égalité spirituelle de l’homme et de la femme : « Aux musulmans et aux musulmanes, aux croyants et aux croyantes, aux hommes pieux et aux femmes pieuses, aux hommes sincères et aux femmes sincères, aux hommes patients et aux femmes patientes, à ceux et celles qui craignent Dieu, à ceux et celles qui pratiquent la charité, à ceux et celles qui observent le jeûne, à ceux et celles qui sont chastes, à ceux et celles qui invoquent souvent le Nom du Seigneur, à tous et à toutes Dieu a réservé Son pardon et une magnifique récompense ».

21 Elle a ensuite expliqué la catégorie du genre en islam en termes de spécificités du féminin et du masculin : unutha (le féminin) signifie souplesse, douceur et fertilité, tandis que dhukura (le masculin) signifie force et puissance. Mais cette distinction n’implique pas de supériorité ou d’infériorité. La hiérarchie entre les personnes n’est pas déterminée par la biologie mais par la piété : « L’image de la femme que dessine le Coran au moyen du concept d’unutha exclut toute différenciation qui ferait d’elle un être inférieur à l’homme. La femme est montrée comme dotée d’une spécificité n’ayant d’autre but que d’instaurer avec l’homme une complémentarité »  [33].

22 Elle a aussi abordé les versets où il est question de la perfidie des femmes et réfuté certaines interprétations masculines qui, s’appuyant sur la sourate Joseph, affirment que les femmes sont perfides de nature et de toute éternité, et que leur ruse est celle de Satan. Elle a fait remarquer que le mot kayd (ruse ou perfidie) apparaissait trente-cinq fois dans le Coran, mais seulement cinq fois à propos de la femme. Elle a parlé de l’esprit égalitaire de l’islam tout en rejetant l’égalité absolue, c’est-à-dire comprise comme similitude, entre les genres. Pour elle, l’égalité ne peut être que complémentarité, comme dans le verset où il est dit que l’homme et la femme sont un vêtement (libas) l’un pour l’autre. L’égalité absolue signifierait à ses yeux le renoncement des femmes à leur rôle biologique et social. Dans sa vision de la complémentarité, l’homme est le chef de la famille, la femme n’est pas supposée contribuer financièrement aux dépenses du ménage. La prééminence de l’homme vient de sa responsabilité financière, qui est un élément de la répartition générale des rôles. Elle a cité le verset 228 de la sourate La Vache : « Mais les hommes sont un degré au-dessus d’elles », en l’interprétant comme le don fait aux hommes d’une supériorité de l’intellect et de la fonction, pour conclure que la responsabilité d’imam, c’est-à-dire celle de diriger la prière, ne peut être assumée que par un homme.

23 En avril 2008, Al-Tajdid (le Renouveau), l’un des principaux quotidiens islamistes, a publié une série d’entretiens avec des théologiennes diplômées d’État et membres de différents conseils religieux, ainsi qu’avec des prédicatrices de mosquée et des personnes assistant à leurs cours. Fatima, femme au foyer, a affirmé que ces cours l’avaient aidée à devenir meilleure, plus pieuse, et à corriger les erreurs qu’elle faisait dans ses prières : sans eux, elle aurait continué à prier de manière « inadéquate ». Une autre auditrice, Radia, a raconté que la plupart des femmes de son quartier assistaient régulièrement aux cours de la mosquée ; ceux-ci avaient fait d’elle une meilleure personne, plus douce, elle qui était plutôt dure  [34]. Elle a ajouté que les cours les plus suivis étaient ceux qui traitaient du rôle d’épouse et de mère et de la meilleure manière d’assumer ce rôle. Une prédicatrice de Rabat, Asia Al-Mostaqim, a confirmé que les femmes s’intéressaient avant tout aux sujets relatifs à la famille, notamment les relations avec l’époux et les enfants ; venait ensuite ce qui concernait la vie après la mort et le jugement dernier. Selon elle, c’étaient les mosquées des quartiers pauvres qui attiraient le plus large public. La murshida choisit en effet son sujet en fonction des besoins exprimés par ses auditrices ; l’essentiel est de toujours être consciente de ses limites, de ne jamais se risquer à traiter de questions qu’on ne maîtrise pas. Il faut toujours être prête à coopérer avec des théologiens mieux informés.

24 Dans la même série d’interviews, Souad Rahaim  [35], membre du Conseil des oulémas de la ville d’Al-Jadida, a cité le verset du Coran où il est dit que les femmes et les hommes sont des partenaires en matière de da‘wa (prédication, diffusion de l’islam), et estimé que la contribution des femmes à l’éducation religieuse, aux côtés de leurs collègues masculins, était nécessaire à la fois à la religion et au développement. Khadija ben Hamo  [36], membre du conseil de Taroudant et enseignante d’instruction islamique, s’est présentée, quant à elle, comme l’une des premières femmes à pratiquer la da‘wa en cette nouvelle époque. Elle attribuait ce tournant de la politique de recrutement à la clairvoyance du jeune roi sur ce que doit être le Maroc du XXIe siècle, et pensait que la part faite aux femmes dans la reconstruction de la sphère religieuse serait d’un grand apport pour la réforme et la modernisation  [37].

La religion comme terrain commun aux féministes, aux islamistes et à l’État

25 Dans les années 1990, le genre est devenu un terrain de lutte où s’affrontaient deux positions inconciliables : la féministe et l’islamiste. En défendant l’homogénéité de l’identité musulmane et une législation islamique (sharî‘a) impliquant l’exclusivité de l’interprétation des Écritures, les islamistes disqualifiaient toute contribution féministe à l’élaboration des normes législatives marocaines. Les féministes au contraire recouraient à des arguments relevant de l’hétérogénéité des identités et de principes universels tels que les droits de l’homme et l’égalité des genres  [38]. Nous avons voulu dépasser cette vision dichotomique en recherchant les points communs et l’influence que chacun de ces deux mouvements exerce sur l’agenda de son rival. Un bon exemple est celui de l’organisation féministe ADFM qui, tout en continuant de se réclamer de textes internationaux tels que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, a commencé à s’investir dans la révision de la loi sur l’héritage à l’intérieur d’un cadre islamique. Dès le mois de mai 2008, ADFM a organisé un « atelier d’experts » sur « l’égalité successorale », placé sous le patronage du Fonds de développement pour les femmes des Nations unies, où des oulémas marocains et étrangers étaient invités à s’interroger sur les relectures possibles des textes à la lumière des conditions actuelles, et notamment à trouver des arguments religieux à l’appui de l’égalité des hommes et des femmes en matière d’héritage. Inversement, il est indéniable que les islamistes ont été influencés par les féministes à propos de la réforme du Code de la famille : les efforts énormes que ces dernières ont déployés sur ce dossier dans les années 1990 ont obligé les islamistes à prendre position sur les questions du genre et à reformuler leurs conceptions de la féminité et de la maternité au XXIe siècle. De manière générale, les revendications féministes d’égalité des droits ont amené différentes organisations islamistes à s’interroger sur le mariage, le travail féminin, l’héritage et le divorce. Zakia Daoud a montré qu’au Maroc l’opposition islamistes/féministes n’apparaît plus aussi radicalement antinomique dès lors qu’on voit dans ces mouvements l’expression de la montée en puissance de la classe moyenne  [39]. Il devient alors possible d’analyser cet antagonisme comme une rivalité dans l’affirmation de soi et dans la contestation de certaines structures de pouvoir. Leur mobilisation oblige l’État à adopter une position intermédiaire qui réponde à la fois au discours d’égalité des genres des unes et aux exigences d’islamisation des autres.

26 La politique de féminisation des professions religieuses promue par l’État peut ainsi être mise en parallèle avec l’élaboration par les islamistes de projets concernant le genre, élaboration rendue nécessaire par la mobilisation égalitaire des féministes. Les chercheurs marocains Mohammed Madani et Taieb Belghazi ont analysé ce tournant des islamistes, dont l’action et les programmes étaient jusque-là presque exclusivement centrés sur la question politique du pouvoir. Il fallait en effet offrir un ensemble de réponses à ceux que désoriente la crise du modèle familial patriarcal. Et pour que ces réponses soient crédibles, l’islamisme a dû revoir ses priorités et envisager des tâches au moins aussi urgentes que celles qu’il s’était assignées jusque-là. Son terrain de bataille, strictement politique auparavant, s’est transformé en un large front contre la puissante contestation féministe des années 1990  [40].

27 Le tournant pris par l’État marocain dans le sens de l’égalité des genres et de l’ouverture à une problématique des droits de la femme a dû être ajusté pour répondre à la revendication islamiste d’une législation plus strictement fondée sur la sharî‘a. Pour pouvoir satisfaire simultanément les revendications des féministes et celles des islamistes, le pouvoir a été amené à produire de toute urgence un « féminisme islamique d’État ». En juillet 2009, le ministère des Affaires islamiques a réuni une assemblée de théologiennes et de prédicatrices devant lesquelles le roi, citant le Coran ( « Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations et conformément à l’usage ») et une parole du Prophète ( « Les femmes sont les égales des hommes »), a affirmé l’engagement de l’État à faire entrer les femmes dans les fonctions religieuses publiques selon un principe d’égalité absolue. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la réforme de 2004-2006, même si elle a ouvert une perspective immensément positive pour les femmes, représente également la récupération par le pouvoir des contestations féministe et islamiste, sous forme d’un « féminisme islamique d’État » dont les objectifs ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des féministes et des islamistes  [41]. ?

Notes

  • [1]
    Margot Badran, « Où en est le féminisme islamique », Critique internationale, 46, janvier-mars 2010, p. 25-44. Voir également M. Badran, « Islamic Feminism : What’s in a Name ? » (American Research Center, Le Caire, 2 janvier 2002), Al-AhramWeekly Online, 569, 17-23 janvier 2002.
  • [2]
    Si l’on parle couramment de sharî‘a dans ce contexte, les codes de la famille des pays musulmans reposent en réalité sur diverses interprétations du fiqh (jurisprudence islamique), dans l’élaboration desquelles l’État joue un rôle décisif.
  • [3]
    Nous qualifions de « féministes libérales » les organisations qui s’efforcent d’instaurer l’égalité entre les genres par la législation. À partir du milieu des années 1980, l’Union de l’action féminine (UAF) et l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) ont consacré l’essentiel de leur action militante à peser sur les décisions publiques concernant le Code de la famille, dans le sens de sa « laïcisation » et d’une égalisation des statuts juridiques de l’homme et de la femme.
  • [4]
    Série d’attentats suicides perpétrés le 16 mai 2003 et qui visaient surtout la présence occidentale et juive dans la ville.
  • [5]
    Plusieurs années auparavant, le roi avait instauré un système de quotas qui a permis l’élection de 33 femmes au Parlement en 2002 (sur 205 députés, il n’y avait eu jusque-là que deux ou trois femmes).
  • [6]
    Zakia Salime, « The War on Terrorism : Appropriation and Subversion by Moroccan Women », Signs : Journal of Women in Culture and Society, 33 (1), 2007, p. 1-24.
  • [7]
    Selon le Code de la famille en vigueur jusqu’en 2004, le contrat de mariage n’était valide que si la femme était protégée ou représentée par un tuteur lors de sa conclusion.
  • [8]
    Chaque année, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, l’UAF organisait un « procès spectacle » où étaient présentés des cas de femmes victimes de violences ou de discriminations juridiques (attribuables ou non au Code de la famille). Le « jugement » était généralement envoyé aux institutions politiques comme le Parlement ou le ministère de la Justice.
  • [9]
    Cette expression renvoie habituellement aux luttes pour l’égalité des genres dans le contexte des mouvements indépendantistes ou nationalistes.
  • [10]
    Connu en arabe sous le nom de Harakat al-Tawhid wa al-Islah, le MUR est issu de l’organisation Al-Shabiba al-Islamiya (la Jeunesse islamique), groupe clandestin extrémiste fondé en 1969 par Abdelkrim Motii et Kamal Ibrahim. Son but était l’établissement d’un État islamique au Maroc. En changeant de nom et en rejoignant d’autres groupes, le MUR est devenu moins extrémiste.
  • [11]
    Voir Zakia Daoud, Féminisme et politique au Maghreb : soixante ans de lutte, Casablanca, Éditions Eddif, 1993, p. 315.
  • [12]
    Collectif 95-Maghreb Égalité, Cent mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du statut personnel et du droit de la famille, Casablanca, Naja El Jadida, hors série, 2002, p. 105-124.
  • [13]
    Catherine Mackinnon, « Difference and Dominance : On Sex Discrimination », dans Anne Philips (ed.), Feminism and Politics, Oxford/New York, Oxford University Press, 1998, p. 296.
  • [14]
    ADFM, Après Pékin 95 : pour la réalisation de l’agenda de l’égalité, Rabat, 1995.
  • [15]
    Créé en 1998, le PJD succédait au Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (al-Haraka al-Sha‘biyya al-Dusturiyya al-Dimuqratiyya) fondé par Abdelkrim Al-Khatib en 1967. C’est aujourd’hui le plus grand parti islamiste du Maroc. Il participe aux élections nationales et locales.
  • [16]
    Abd al-Salam Yassine, Tanwir al-Mu’minat (L’illumination des croyantes), Le Caire, 2 vol., 1995. Voir également Youssef Belal, « Le réenchantement du monde. Autorité et rationalisation en islam marocain », thèse de doctorat, Paris, Institut d’études politiques, 2005, p. 5.
  • [17]
    Comme cette association n’est pas légale mais à demi clandestine, les noms des membres et autres informations ne sont pas publics.
  • [18]
    http://www.nadiayassine.net/fr/page/13606.htm.
  • [19]
    Pour une analyse plus poussée des rapports entre islamistes et monarchie, voir Malika Zeghal, Islamism in Morocco : Religion, Authoritarianism and Electoral Politics, Princeton (NJ), Markus Wiener Publishers, 2008, p. XVI.
  • [20]
    Organisation du Renouveau de la conscience féminine, Concepts et pactes, Casablanca, Najah el-Jadida, 1997, p. 3.
  • [21]
    L’ISESCO est une organisation internationale œuvrant dans le cadre de l’Organisation de la Conférence islamique et spécialisée dans les domaines de l’éducation, de la science, de la culture et de la communication (http:// www.isesco.org.ma).
  • [22]
    Muntada al-Zahra, Al-mara’ al-muwazzafa wa al tawazzu‘ bayna al-adwar (La femme qui travaille et la distribution des rôles), 2008, p. 131-132.
  • [23]
    Renouveau de la conscience féminine, Le Code du statut personnel : revendications et propositions, Casablanca, 2003, p. 11.
  • [24]
    Ibid., p. 13.
  • [25]
    Ibid., p. 8.
  • [26]
    Bassima Hakkaoui, « Al-fasl bayna mashru‘ al-khuta wa mudawanat al-’usra. Thawra hadiyya : min mudawanat al-ahwal al-shakhsiyya ila mudawanat al-’usra » (La différence entre le plan d’action nationale et le code de la famille. Une révolution tranquille : du Code du statut personnel au Code de la famille), Al-Zaman, 12, 2004, p. 47-59.
  • [27]
    M. Zeghal, Islamism in Morocco : Religion, Authoritarianism and Electoral Politics, op. cit., p. 241-242.
  • [28]
    En février 2006, la Ligue des oulémas du Maroc a pris par décret royal (dahir) le nom de Ligue Mohammadia. Ce décret lui confère en outre le statut de fondation d’utilité publique, ce qui lui ouvre l’accès à des subventions mais implique aussi une dépendance administrative. Ces changements ont été mis au compte de la Réforme de la sphère religieuse. En patronnant des recherches et des séminaires, la Ligue s’efforce de promouvoir et de diffuser un islam modéré (madhab al-wasatiyya) (http://www.arrabita.ma).
  • [29]
    Deuxième chaîne marocaine 2M, octobre 2008.
  • [30]
    Coran IV, 1.
  • [31]
    Auteur d’une thèse soutenue à Fès en 2001 sur « La notion d’interprétation dans le Coran et dans les Hadith ».
  • [32]
    Entretien, Rabat, 13 mai 2008.
  • [33]
    Farida Zomorod, Conférences sur quelques points en rapport avec l’interprétation du Coran, Rabat, ministère des Waqf et des Affaires islamiques, 2005, p. 80.
  • [34]
    Al-Tajdid, 3 avril 2008.
  • [35]
    Née à Kenitra en 1964, Souad Rahaim est docteur en études islamiques de l’Université Chouaïb Doukkali d’Al-Jadida, ville de la côte atlantique au Sud de Casablanca.
  • [36]
    Khadija Ben Hamo est diplômée de l’université Sharia de Fès.
  • [37]
    Al-Tajdid, 3 avril 2008.
  • [38]
    Collectif 95-Maghreb Égalité, Cent mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du statut personnel et du droit de la famille, op. cit., « Prologue : la réforme du droit de la famille, cinquante années de débat ».
  • [39]
    Z. Daoud, « Femmes, mouvements féministes et changement social au Maghreb », dans Mondher Kilani (dir.), Islam et changement social, Lausanne, Payot, 1998, p. 255.
  • [40]
    Taieb Belghazi, Mohammed Madani, L’action collective au Maroc : de la mobilisation à la prise de parole, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, 2001, p. 19.
  • [41]
    Nous remercions Stéphanie Latte Abdallah, Doris Gray, Margot Badran et Yasmine Berriane pour leur lecture et leurs commentaires qui nous ont aidées à mettre au point la présente version de notre travail.
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