Couverture de CRII_044

Article de revue

Républicanisme critique vs républicanisme conservateur : repenser les « accommodements raisonnables »

Pages 19 à 33

Notes

  • [1]
    Bernard Stasi (dir.), Laïcité et République. Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République remis au président de la République le 11 décembre 2003, Paris, La Documentation française, 2004 (http : /// www. iesr. ephe. sorbonne. fr/ docannexe/ file/ 3112/ rapport_laicite. Stasi.pdf).
  • [2]
    Gérard Bouchard, Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Archives nationales du Québec, 2008 (www. accommodements. qc. ca).
  • [3]
    C’est sous ce terme que l’affaire a été médiatisée en France. La burqa renvoie plutôt au vêtement souvent bleu couvrant entièrement la tête et le corps, avec une grille au niveau des yeux, qui est porté par les Afghanes et fut rendu obligatoire par le régime taliban. Le vêtement en question en France est en fait le niqab, commun dans la péninsule Arabique et prisé par les salafistes, dont se revendiquent les intéressés.
  • [4]
    Cécile Laborde, « On Republican Toleration », Constellations. An International Journal of Critical and Democratic Theory, 9 (2), juillet 2002, p. 167-183.
  • [5]
    Hugues Fulchiron, « De la virginité dans le mariage », Le Blog Dalloz, lundi 2 juin 2008 (http : //blog.dalloz.fr/ blogdalloz/2008/06/de-la-virginit.html).
  • [6]
    François Terré, « Le libre choix du conjoint », JCP. La semaine juridique. Édition générale, 26,25 juin 2008, p. 3.
  • [7]
    Philippe Malaurie, « Mensonge sur la virginité et nullité du mariage », ibid., p. 4-5.
  • [8]
    AFP (Agence française de presse), « Mariage annulé pour non-virginité : l'annulation rejetée en appel, les époux remariés de fait », 16 novembre 2008 (http : /// www. google.com /hostednews/afp/art icle/ ALeqM5gZlo8APJqwcjiUY 4BPtUxdI qdj8g).
  • [9]
    Gilles Devers, « Burqa : le Conseil d'État et les femmes », Actualités du droit, 11 juillet 2008 (http : //lesactualites-dudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2008/07/11/burqa-le-conseil-d-etat-et-les-femmes.html).
  • [10]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.
  • [11]
    Anne Phillips, Multiculturalism without Culture, Princeton N. J., Princeton University Press, 2007 ; Monique Deveaux, Gender and Justice in Multicultural Liberal States, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Sarah Song, Justice, Gender and the Politics of Multiculturalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Joan Wallach Scott, The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press, 2007.
  • [12]
    P. Malaurie, « Une pratique radicale de la religion peut fonder une opposition gouvernementale à l’acquisition du mariage par nationalité française », JCP. La semaine juridique. Édition générale, 38, septembre 2008, p. 34-36 ; Maître Eolas, « Faut-il être française pour porter la burqa ? », Journal d'un avocat (blog), 11 juillet 2008 (http : // www. maitre-eolas. fr/ post/ 2008/ 07/ 11/ 1030-faut-il-etre-francaise-pour-porter-la-burqa).
  • [13]
    Françoise Lorcerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, Harmattan, 2005 ; John R. Bowen, Why the French Don’t Like Headscarves. Islam, the State and Public Space, Princeton N. J., Princeton University Press, 2007 ; J. W. Scott, The Politics of the Veil, op. cit..
  • [14]
    En fait, le principe a été dégagé par la Cour suprême du Canada.
  • [15]
    David Koussens, « Le port de signes religieux dans les écoles québécoises et françaises. Accommodements (dé) raisonnables ou interdiction (dé) raisonnée ? », Globe. Revue internationale d’études québécoises, 10 (2), 2008, p. 115-131.
  • [16]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, op. cit..
  • [17]
    José Woehrling, « L'obligation d'accommodement raisonnable et l'adaptation de la société à la diversité religieuse », Revue de droit de McGill, 43,1998, p. 325-401 ; Pierre Bosset, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec : une même problématique, deux approches », Bulletin d’histoire politique, 13 (3), 2005, p. 79-95.
  • [18]
    D. Koussens, « Le port de signes religieux dans les écoles québécoises et françaises. Accommodements (dé) raisonnables ou interdiction (dé) raisonnée ? », art. cité.
  • [19]
    G. Bouchard, C. Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, cité.
  • [20]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, op. cit..
  • [21]
    Cf., par exemple, Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », Mouvements, 33-34, mai-juin-juillet-août 2004, p. 156-157 ; Nacira Guénif Souilamas, Des beurettes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2000, p. 345, passim.
  • [22]
    Emmanuelle Prada-Bordenave, « “Conclusion du commissaire du gouvernement” sur l’affaire dite “de la burqa” », Conseil d’État, Décision n? 286798,27 juin 2008 (http : //arianeinternet.conseil-etat.fr/arianeinternet/ viewdoclinkhtml.asp ? linkfond=AJCE&linkid=75738).
  • [23]
    Une version préliminaire de cet article a été publiée dans La Vie des idées le 16 septembre 2008. Pour la version publiée ici, je tiens à remercier Valérie Amiraux, Catherine Burucoa et Camille Froidevaux-Metterie, ainsi que les membres de la rédaction de Critique internationale, pour leurs précieux conseils. J’ai aussi bénéficié des sources jurisprudentielles et de l’expertise juridique de Delphine Laborde.

1mariage annulé pour non-virginité de l’épouse et refus de la nationalité à une femme portant la burqa : ces deux décisions de justice concernant la compatibilité de l’appartenance religieuse (notamment musulmane) avec la tradition nationale de laïcité ont fait débat en France en 2008. En juillet 2009, le sujet a refait surface avec la création d’une mission d’information parlementaire censée travailler pendant six mois « sur la question du port du voile intégral ». L’intense médiatisation politique des décisions de justice de 2008, suivie par leur instrumentalisation politique en 2009, a contribué à renforcer et à stabiliser le « consensus républicain » français forgé, après quinze ans de controverses sur l’affaire du foulard, autour de la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école. Ce consensus pose des limites strictes à la reconnaissance des particularismes religieux et culturels dans la République, symbolisant ainsi la forte puissance de résistance de l’esprit de laïcité à l’esprit de religion en France.

2Je souhaite montrer ici que ce consensus peut être légitime s’il s’appuie sur des arguments tirés du droit républicain – notamment le droit à la liberté et à l’égalité. Trop souvent cependant, l’argumentaire républicain glisse vers une logique culturaliste, qui ethnicise et « altérise » les pratiques musulmanes sans s’interroger suffisamment sur les soubassements culturels des valeurs que revendique la République elle-même. À trop assimiler l’esprit de religion qui animerait les croyants musulmans à une revendication de type théocratique, celle d’un État imprégné par les valeurs religieuses, les républicains négligent deux dimensions essentielles de la laïcité en France. D’une part, celle-ci s’est historiquement construite comme une « catho-laïcité », et ne peut donc prétendre être (a priori et en tous domaines) impartiale vis-à-vis de toutes les religions – notamment celles, tel l’islam, plus récemment implantées sur le territoire (métropolitain) français. D’autre part, dans des sociétés pluralistes, la laïcité contemporaine n’implique nullement le refoulement du religieux dans la sphère privée mais plutôt l’égalité de tous – croyants et non-croyants – devant la loi. Telles sont les deux intuitions du « républicanisme critique » que je propose.

3Dans l’optique de ce dernier, les pratiques religieuses minoritaires ne devraient être interdites que si elles contreviennent au droit républicain (si elles sont attentatoires à la liberté et à l’égalité de tous), non simplement parce qu’elles offensent les moeurs en vigueur. Les demandes d’exemption à la loi commune pour raisons religieuses sont plus délicates. Ici, un jugement doit être porté sur la force normative de la loi commune. Ainsi peut-on faire une distinction entre les normes de droit qui relèvent de principes neutres et universels (par exemple, l’égalité entre les sexes) d’une part, et les normes et règles qui reproduisent les valeurs et normes implicites de la culture majoritaire (par exemple, les signifiants vestimentaires de la « féminité ») de l’autre.

4Autant les premières ne sauraient faire l’objet d’aucune exception ou d’aucun accommodement, autant les secondes ont une force normative plus faible, car relative à un contexte culturel donné. C’est ce souci de distinction entre l’universel et le particulier – étrangement absent du républicanisme français qui se pense spontanément comme à la fois universel et incarné dans une culture particulière – qui caractérise le républicanisme critique. Dans les cas où la loi commune n’est pas culturellement et religieusement neutre, certains « accommodements raisonnables » en faveur des membres de minorités (certaines exemptions au droit commun) peuvent être des demandes de justice républicaine. L’accommodement raisonnable est ainsi compatible avec un républicanisme bien compris, qui accepte d’opérer un retour critique sur son propre contexte historico-culturel. Alors qu’elle est quasiment absente du débat républicain français, cette approche critique est au coeur de la redéfinition de la doctrine de l’intégration des minorités en Amérique du Nord, et notamment au Québec. C’est ce que je montrerai avec l’analyse comparée de la doctrine des « accommodements raisonnables » dans le rapport de la commission Stasi  [1] et dans le rapport Bouchard-Taylor  [2]. Je conclurai par un retour sur les affaires de la virginité et de la burqa, en montrant que si le consensus républicain a touché juste dans les deux cas, c’est sur la base d’arguments problématiques et ambigus, qui ne font pas une distinction assez claire entre droit et culture.

Virginité et burqa : droit, laïcité, culture

5Alors que la loi de 2004 ne concernait que l’école, espace public et sanctuaire républicain, ce sont les pratiques domestiques de la religion, en l’occurrence de l’islam, qui ont été mises en cause dans les deux décisions de justice de 2008. Dans l’affaire dite de Lille, un juge a prononcé l’annulation d’un mariage au motif que la mariée avait menti sur sa virginité, considérée comme une de ses « qualités essentielles » (Tribunal de grande instance, Lille, jugement du 1er avril 2008). Dans l’affaire dite de la burqa  [3], une jeune femme s’est vue refuser la nationalité française au motif qu’elle avait « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes » (Conseil d’État, arrêt du 27 juin 2008, n? 286798). À une quasi-unanimité, partis politiques, intellectuels et journalistes ont condamné la première décision et salué la seconde. Ce consensus républicain s’est forgé autour de trois grands principes, qu’il importe de formuler rigoureusement afin d’en discuter la portée et les limites :

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  • une même loi laïque pour tous. Ce principe dérive de l’idéal d’égalité républicaine et affirme que la loi s’applique à tous et doit primer sur les règles religieuses. Dans l’affaire de Lille, on s’est ainsi offusqué qu’un juge de la République applique des règles apparemment dérivées de la S’haria, et consacre la virginité de la femme comme un motif légitime d’annulation d’un mariage de droit commun. Dans l’affaire de la burqa, on s’est inquiété de la compatibilité de l’allégeance à une doctrine islamiste radicale – le salafisme – avec l’adhésion à la loi républicaine.
  • la non-soumission à la volonté d’autrui. Ce principe dérive de l’idéal républicain de liberté et d’autonomie et inspire la critique féministe de certaines pratiques musulmanes. Ainsi, dans l’affaire de la burqa, la jeune femme admettait porter le vêtement recouvrant son corps et son visage à la demande de son mari, et vivait dans une complète soumission à des principes religieux fondamentalistes. De même, l’affaire de Lille a été interprétée comme autorisant la répudiation par les hommes de femmes considérées comme impures, selon une conception archaïque et misogyne de la moralité sexuelle.
  • le devoir d’assimilation. Ce principe dérive de l’idéal républicain de fraternité et détermine les fondements moraux, culturels et politiques de la communauté des citoyens français. Dans l’affaire de la burqa, on a considéré que le port d’un vêtement « exotique », le refus du principe d’égalité des sexes ainsi que la pratique radicale de la religion contrevenaient aux valeurs essentielles de la société française. De même, dans l’affaire de Lille, la volonté d’appliquer un droit « étranger » semblait témoigner d’un refus d’intégration de la part des intéressés.

7Ces trois principes – qui constituent l’armature conceptuelle de la notion contemporaine de laïcité  [4] – ont sous-tendu et renouvelé la critique républicaine de l’approche dite anglo-saxonne du multiculturalisme et de l’accommodement des pratiques culturelles et religieuses des minorités. De tels accommodements, selon le consensus républicain français en vigueur, sont déraisonnables s’ils permettent à chaque communauté d’appliquer son propre droit et de vivre selon ses propres valeurs, au mépris des principes de liberté, d’égalité et de fraternité qui fondent la République.

8Or, s’il est indéniable qu’elle est incompatible avec un tel communautarisme multiculturel, la laïcité tolère, et même requiert, certains accommodements raisonnables aux pratiques individuelles de certains membres de minorités culturelles et religieuses. Reprenons un à un les trois piliers de l’argumentation républicaine, pour montrer en quoi celle-ci radicalise dangereusement le républicanisme en une doctrine communautaire et conservatrice. Quoi que l’on pense des conclusions tirées dans les affaires de Lille et de la burqa (et l’on est en droit de juger que le consensus républicain a, en l’espèce, touché juste), on peut à juste titre s’inquiéter de la teneur de l’argumentation sur laquelle elles reposent.

Une même loi laïque pour tous : le risque de la confusion des sphères

9Certes, la loi laïque est la même pour tous, mais elle s’arrête à la frontière des consciences, de la vie privée. La décision de Lille prenait appui sur le fait que le mariage n’est pas (ou plus) une institution publique, mais un contrat privé fondé sur le consentement mutuel. Suivant le droit du contrat, un mariage peut être annulé si l’un des futurs conjoints a menti sur une de ses « qualités essentielles ». Ainsi, on a pu admettre que le fait d’être divorcé ou le fait d’être impuissant sexuellement peuvent être une cause légitime d’annulation d’un mariage, dans le cas où le futur époux l’aurait sciemment dissimulé à sa conjointe, en sachant que ce serait pour elle un motif de refus du mariage. Par analogie, le juge de Lille s’est borné à constater que la virginité de la femme était considérée par les deux parties comme essentielle à leur union, que la future épouse avait menti sur ce point, et que tous les deux réclamaient l’annulation du mariage pour vice de consentement. Le juge appliquait ainsi une interprétation « subjective » de l’« erreur sur les qualités essentielles » du conjoint, telle qu’elle est définie dans l’article 180 du Code civil. Selon une telle interprétation, peut être invoquée au soutien de la demande de nullité du mariage, tout mensonge sur une qualité qui, pour les époux eux-mêmes, aurait été déterminante dans leur volonté de contracter l'union  [5]. Loin d’être une substitution d’une règle religieuse (jamais mentionnée) à la loi laïque, le jugement ne faisait donc que tirer les conclusions logiques de la contractualisation du mariage en droit français  [6]. L’enjeu véritable – escamoté dans le débat politique, quoiqu’au centre des controverses proprement juridiques – était de savoir qui est en droit de juger des « qualités essentielles » de futurs conjoints  [7]. Faut-il – suivant la logique de contractualisation et du jugement in concreto – laisser ces derniers fixer les paramètres de leur union, ou faut-il tenir compte des moeurs en vigueur dans la société française dans son ensemble ? La cour d’appel de Douai, dans sa décision du 17 novembre 2008, a finalement jugé in abstracto que la virginité « n’est pas une qualité essentielle en ce que son absence n’a pas d’incidence sur la vie matrimoniale » avant de conclure que « le mensonge qui ne porte pas sur une qualité essentielle n'est pas un fondement valide pour l'annulation d'un mariage »  [8]. Paradoxalement, une vision plus laïque, plus attachée à la séparation entre morale privée et morale publique aurait pu mener à la tolérance, dans la sphère privée, de visions morales en porte-à-faux avec la société d’ensemble (telle l’exigence de virginité). Quoi qu’il en soit, l’affaire de Lille n’avait strictement rien à voir avec une quelconque reconnaissance de l’autorité d’une loi religieuse en droit français ; elle se contentait de tirer les conséquences de la contractualisation des rapports sociaux qui est l’aboutissement du long processus de laïcisation de l’institution du mariage.

La non-soumission à l’autorité d’autrui : le risque du paternalisme

10Si l’idée de non-soumission (ou de non-domination) est au coeur du républicanisme progressiste, il n’est pas sûr que l’interprétation qui en est faite par le consensus républicain soit cohérente. Elle se heurte en effet à ce que l’on peut appeler le dilemme paternaliste, qui s’interroge sur les conditions dans lesquelles on peut forcer les individus à être libres. Dans les deux affaires, de Lille et de la burqa, on a prétendu libérer des femmes musulmanes du joug de leur mari religieux, sans se poser la question de leur consentement. De même que l’on a voulu protéger la jeune mariée d’une répudiation unilatérale par un mari traditionaliste, ignorant largement le fait qu’elle demandait elle-même l’annulation du mariage, de même, on a refusé à la femme portant la burqa la nationalité française, au motif qu’elle était trop soumise à son mari et à une doctrine religieuse inégalitaire. En « choisissant » de « se soumettre » (sic), elle ne démontrait pas un attachement suffisant aux valeurs de la République  [9]. Paradoxalement, dans les deux cas, les femmes ont été punies (l’une, en étant forcée de rester dans un mariage non voulu, l’autre, en étant privée de la nationalité) au motif qu’elles étaient victimes – paradoxe inhérent au paternalisme républicain qui prétend émanciper les femmes minoritaires par la coercition, au lieu de s’interroger sur les conditions politiques, sociales et culturelles nécessaires à la non-domination  [10]. Car le dilemme paternaliste est redoutable. Comment, en matière de religion, distinguer l’acte volontaire de l’acte contraint ? Est-ce à la République d’arracher par la loi les citoyens aux visions archaïques de la vie ? La coercition ne risque-t-elle pas, au contraire, de radicaliser davantage une frange de la population déjà stigmatisée par la loi de 2004 ? Et pourquoi faire l’hypothèse que l’extrémisme ne peut être que masculin, déniant ainsi aux femmes la possibilité de parler en leur nom propre ? On ne souligne pas assez que les controverses sur la laïcité ou sur le « multiculturalisme » se focalisent presque exclusivement sur la question de l’émancipation des femmes minoritaires (notamment à travers leur apparence physique) et contribuent à culturaliser les rapports de genre, évacuant entièrement les relations complexes entre domination masculine et domination postcoloniale  [11].

Le devoir d’assimilation : le risque du conformisme culturel

11Admettons, avec les républicains, qu’un certain niveau d’assimilation au pays d’accueil soit une condition essentielle à l’obtention de la nationalité française (résidence, attaches familiales, maîtrise de la langue). Admettons, de surcroît, que les postulants dussent démontrer un attachement minimal aux valeurs de la société française – ainsi les membres déclarés de mouvements violents et extrémistes pourraient légitimement se voir opposer un refus. L’ambiguïté de la décision juridique sur la burqa est qu’elle suggère qu’une pratique religieuse radicale est la preuve, en tant que telle, d’une « assimilation insuffisante »  [12]. Le risque ici, qui rejoint celui de la confusion des sphères relevé plus haut, est que les comportements jugés « non conformes aux lois de la République » soient en fait des comportements « étrangers et étranges », culturellement ou religieusement, même s’ils n’enfreignent aucune loi. Il y a ainsi un danger de confusion entre la moralité publique (les « valeurs de la République ») et les préjugés culturels de la société française. Dans le débat public de l’été 2009 sur la possibilité d’une interdiction de la burqa en France, les arguments culturalistes ( « le radicalisme religieux est une importation étrangère qui n’a pas sa place en France », « quand on va en Arabie Saoudite, nous, on respecte leurs coutumes », « la burqa est une insulte à la féminité ») ont pris le dessus sur les arguments inspirés par le droit ou les valeurs politiques de l’intégration. La faiblesse de ces arguments culturalistes réside dans le fait qu’ils n’opposent aux musulmans radicalisés – dont la plupart sont d’ailleurs français – qu’un argument relativiste, communautarien et défensif, qui réduit l’idéal politique républicain à l’invocation des us et coutumes nationaux.

12Ainsi, quels que soient les jugements que l’on porte sur les conclusions des deux affaires (et l’on peut à juste titre – c’est mon cas – considérer que la « qualité essentielle » d’un conjoint dans un mariage civil ne devrait pas être décidée par les conjoints eux-mêmes, et que l’adhésion à une doctrine salafiste ou fondamentaliste est en elle-même incompatible avec l’adhésion à la République), il est clair que le consensus républicain a reposé sur un certain nombre d’arguments ambigus et parfois erronés. Ils relèvent d’une dangereuse culturalisation des valeurs républicaines, par laquelle les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité sont réalisés, non dans le respect du droit républicain, mais dans l’allégeance à une culture spécifique, la culture française « catho-laïque », qui prescrit les comportements publics et privés.

Deux rapports, deux visions

13Ce bref survol des débats soulevés par les décisions de justice de 2008 a permis de mettre au jour les ambiguïtés du consensus républicain : conformisme culturel, confusion des sphères, paternalisme coercitif. Or ces ambiguïtés dépassent largement le cadre étroit de ces affaires, et se retrouvent dans le rapport Stasi sur la laïcité, qui, en décembre 2003, a recommandé – entre autres – l’adoption d’une loi interdisant le port de signes religieux dans les écoles publiques. S’il est vrai qu’il prétend s’interroger de manière objective sur la compatibilité de l’expression religieuse avec la neutralité laïque des services publics, le rapport s’appuie sur des jugements culturalistes et stéréotypés du sens des signes religieux musulmans. Ainsi le foulard, ou hijab, est-il décrit comme un symbole « agressif », de « séparation », de « communautarisme » ou de « prosélytisme »  [13]. Ces jugements sont portés sans référence aucune, ni à la volumineuse littérature sérieuse sur l’islam de la seconde (et troisième) génération issue de l’immigration en Europe ni à l’avis des intéressées elles-mêmes (la commission se déclarant « peu sensible » aux arguments de femmes présumées irrationnelles, soumises et opprimées). L’unique fondement du jugement de la commission Stasi sur le sens du foulard a été, de son propre aveu, le témoignage de chefs d’établissements, d’enseignants, de personnels de santé et autres agents publics se sentant « agressés » et « menacés » dans l’exercice de leurs fonctions par des demandes d’accommodements religieux. Que les services publics, et l’éducation en particulier, traversent une grave crise, cela fait peu de doute. En revanche, que les sentiments des personnels touchés par cette crise, dont ils voient un symbole dans le foulard islamique, deviennent l’unique justification d’une loi coercitive, voilà qui soulève le spectre de la « tyrannie de la majorité » (culturelle). Comme John Stuart Mill le soulignait avec force dans On Liberty, le simple dégoût (dislike) pour une pratique minoritaire ne devrait jamais suffire pour justifier qu’on ne la tolère pas. L’interdiction n’a de sens que si cette pratique enfreint des droits ou porte atteinte à une valeur essentielle.

14Une justification plus plausible mise en avant dans le rapport Stasi concerne l’incompatibilité intrinsèque entre l’expression religieuse en tant que telle et la neutralité de l’État laïque. Cependant, là encore, la sévérité avec laquelle est jugée l’expression religieuse musulmane (demandes « préoccupantes », services publics « niés dans leurs principes et entravés dans leur fonctionnement ») contraste avec la bienveillante mansuétude réservée aux exceptions traditionnelles au principe de séparation des Églises et de l’État (financement public des écoles privées, aménagement du temps de travail pour respect des fêtes religieuses, statut exorbitant de l’Alsace-Moselle) : dans ces cas, la laïcité est présentée comme un principe « appliqué avec empirisme ». Ainsi, le rapport Stasi se réjouit que l’État laïque ait su faire des « accommodements raisonnables » en faveur des chrétiens et des juifs, mais, lorsqu’il s’agit des musulmans, il insiste sur le fait que ce sont eux qui doivent faire « ce que les Québécois  [14] appellent des “accommodements raisonnables” » en mettant « des bornes à l’affirmation de [leur] identité » en public. Il y a donc deux poids, deux mesures, ce qui est pour le moins gênant dans un rapport qui vante la neutralité de l’État laïque comme garantie d’égalité entre les religions. En fait, le rapport Stasi inverse complètement le sens de la doctrine canadienne des accommodements raisonnables  [15]. Selon cette dernière, la charge de l’accommodement incombe à l’institution et non aux individus : c’est elle qui doit montrer, le cas échéant, que la demande d’accommodement constitue une « contrainte excessive » (si elle est trop coûteuse, remet en cause les droits d’autrui, ou perturbe le fonctionnement d’un service). Dans l’interprétation française en revanche, les lois et règles existantes sont considérées a priori comme légitimes et justes, quels que soient leur force normative et leur impact sur les membres des minorités, et les musulmans sont astreints à un « devoir de réserve », preuve de leur consentement « raisonnable » aux demandes du vivre-ensemble républicain.

15L’argument souffre de ce que l’on peut appeler la « neutralité de statu quo », qui fait l’économie d’une analyse critique des relations existant entre l’État et les religions, assimile le réel à l’idéal et réduit les valeurs universelles de neutralité, de liberté, d’égalité et de fraternité à leur concrétisation – particulière et partielle – dans les compromis historiques de la société française. Le consensus républicain français est, en d’autres termes, insuffisamment critique  [16]. Un républicanisme plus critique prendrait soin de ne pas assimiler les pratiques culturelles françaises à la neutralité idéale, et par là même accepterait l’idée que c’est précisément parce que la sphère publique n’est pas culturellement et religieusement neutre que certains « accommodements raisonnables » en faveur des membres des minorités peuvent être des demandes de justice. C’est d’ailleurs l’inspiration première de la doctrine canadienne. Dégagée par la Cour suprême dans l’arrêt Simpson Sears en 1985, et appliquée tout d’abord dans le monde du travail – la notion était utilisée depuis 1966 par l’Equal Employment Opportunity Commission aux États-Unis –, cette doctrine découle de la garantie constitutionnelle de l’égalité. Elle demande que soient adaptées à la situation particulière des membres de minorités ethniques ou religieuses les normes et pratiques apparemment neutres, mais susceptibles de produire des effets de discrimination (indirecte)  [17]. Par exemple, la décision d’interdire les signes religieux à l’école serait (dans le contexte québécois) discriminatoire au regard du droit universel à l’instruction publique  [18].

16À mon sens, ces accommodements, dans la mesure (et seulement dans la mesure) où ils rétablissent l’égalité, ne rompent pas nécessairement avec la logique républicaine, mais au contraire peuvent s’en réclamer explicitement. Ainsi, s’il revient à permettre à un membre d’une minorité religieuse d’exercer un droit (notamment d’inclusion dans les institutions publiques) dans les mêmes conditions que les autres citoyens, l’accommodement est « raisonnable » (les autres critères de ce caractère raisonnable étant le respect des droits d’autrui et l’absence de coût excessif pour l’institution en question). En revanche, s’il revient à créer un droit exorbitant – une exception à la loi commune qui assoit l’autorité de la loi religieuse dans l’État républicain –, il est « déraisonnable » et ne saurait être justifié. Par exemple, les revendications concernant l’application de règles religieuses en matière de droit civil et familial sont infondées car inégalitaires, car on peut montrer qu’il y a un intérêt public à l’application uniforme des règles du droit civil à tous, notamment pour préserver les acquis de l’égalité entre les sexes. En somme, la démarche du républicanisme critique consiste à identifier des idéaux politiques généraux – l’égalité entre les citoyens, la liberté de conscience, la citoyenneté laïque commune – et, dans un deuxième temps, à s’interroger sur les lois et règles les mieux à même de les réaliser, sans postuler que les lois et règles propres à une communauté particulière – serait-ce la République française – seraient intangibles car d’emblée conformes aux idéaux républicains.

17Un raisonnement similaire à ce républicanisme critique peut être discerné dans le récent rapport rédigé pour le gouvernement québécois par l’historien Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor  [19]. Ce rapport, riche et rigoureux, esquisse les principes permettant aux Québécois de régler la « crise des accommodements », qui a vu la société québécoise se braquer sur des demandes d’accommodements religieux dans les institutions publiques – du port du kirpan sikh dans les écoles publiques aux demandes de médecins féminins dans les hôpitaux, en passant par le port de signes religieux par les agents publics, pour ne citer que quelques exemples. D’emblée, le rapport Bouchard-Taylor signale, contrairement au rapport Stasi, que cette crise ne reflète pas simplement l’attitude « déraisonnable » des minorités face à l’État laïque, mais qu’elle est aussi un symptôme de la « protestation d’un groupe ethnoculturel majoritaire [les Canadiens francophones] qui doute de sa propre identité » et a du mal à accepter le pluralisme des modes de vie. Certes, selon les auteurs, ce pluralisme ne devrait pas conduire, dans le contexte québécois, à l’acceptation du « multiculturalisme canadien » (assimilé au respect et à la promotion de la diversité ethnique et religieuse dans la sphère publique, au détriment de l’identité commune). Au Québec, suggèrent Bouchard et Taylor, le respect de la diversité doit être subordonné à la promotion d’une culture publique francophone et d’institutions communes comme lieux de participation. Et le rapport de reprendre à son compte les principes cardinaux (aisément reconnaissables pour les lecteurs français) de l’intégration républicaine : neutralité laïque de l’État, égalité des droits, intégration des immigrés, promotion du français comme langue commune, participation de tous à la vie des institutions publiques. Ces principes posent des limites claires à certaines demandes : aucun ajustement ne serait légitime, qui remettrait en cause des principes constitutionnels essentiels tels que l’égalité entre hommes et femmes. Il serait donc erroné de présenter le rapport Bouchard-Taylor comme un document typique de ce « multiculturalisme anglo-saxon » que les Français se complaisent à vilipender (sans jamais le définir précisément). Bien plus intéressante est l’analyse qui montre en quoi le rapport québécois défend les accommodements raisonnables à partir de principes républicains.

18Les accommodements sont nécessaires parce que toutes les lois et normes en vigueur dans la société québécoise ne relèvent pas de principes « neutres et universels » (comme l’égalité entre hommes et femmes) mais « reproduisent les valeurs et normes implicites de la culture majoritaire ». Par exemple, le calendrier des jours chômés et fériés, bien qu’officiellement laïque, facilite la pratique de la religion chrétienne. Dans ce contexte, l’autorisation accordée aux croyants de religions minoritaires de prendre des congés pour motif religieux ne relève pas d’un privilège exorbitant, mais bien d’un rétablissement de l’égalité. On parle d’accommodements quand la neutralité culturelle est impossible et que des ajustements mutuels sont nécessaires pour la rectification des injustices les plus flagrantes. En revanche, dans les cas où la neutralité culturelle et religieuse est possible et désirable, les auteurs du rapport ne craignent pas de mettre les institutions publiques à l’index pour manquement à la laïcité. Par exemple, ils demandent que les crucifix soient retirés de l’Assemblée nationale et les prières abolies dans les conseils municipaux.

19Cette position est à comparer avec la tolérance du rapport Stasi à l’égard du maintien du Concordat en Alsace-Moselle, qu’il justifie au nom du « principe » selon lequel « les populations y sont attachées »...

20Bouchard et Taylor s’interrogent également sur le devoir de réserve religieuse des agents publics. Ils recommandent que soit interdit le port de signes et symboles à un certain nombre de fonctions représentatives et/ou coercitives (ministres, juges, policiers). En revanche, usagers des services publics et élèves de l’enseignement public peuvent porter des symboles religieux, sauf dans les cas où ces derniers sont incompatibles avec les activités pratiquées :
le rapport se refuse à toute interprétation du sens du port du foulard sinon comme symbole de foi. Et, suivant le principe républicain selon lequel les institutions publiques se doivent d’être laïques afin de pouvoir inclure tous les citoyens quelles que soient leur origine ou leur croyance, Bouchard et Taylor rejettent les conclusions restrictives de la commission Stasi. Selon eux, le devoir de laïcité s’applique aux actes de l’État plutôt qu’à l’apparence des employés et des usagers. En revanche, en cas de demandes d’exemptions et d’accommodements dans les domaines de la santé et du monde professionnel, leur position est plus nuancée, en partie parce qu’ils laissent (à juste titre) aux pratiques de concertation et de délibération le soin de décider quels accommodements sont raisonnables ou non dans des contextes particuliers. On peut cependant regretter que le rapport ne donne pas plus d’indications sur les implications concrètes du principe constitutionnel d’égalité entre hommes et femmes – principe à la fois fondamental et vague, mais qui est souvent directement interrogé par les demandes d’accommodements des pratiques religieuses orthodoxes.

21Ce résumé des conclusions du rapport Bouchard-Taylor devrait suffire pour souligner son affinité avec l’approche du républicanisme critique que j’ai défendue ailleurs  [20]. Contrairement au rapport Stasi, le rapport québécois insiste sur le fait que les « accommodements raisonnables » nécessaires pour le vivre-ensemble sont mutuels et réciproques : ils sont requis de la part des minorités et de la majorité. Ainsi, il ne postule pas que les institutions existantes appliquent déjà parfaitement les idéaux de la laïcité, de la neutralité et de l’égalité, et que les citoyens issus des minorités n’ont dès lors qu’à s’y conformer. C’est ce postulat qui, à l’inverse, a tendance à imprégner le républicanisme classique à la française. Le républicanisme critique met à nu les imperfections de la république « réelle » par rapport à la république « idéale », et pose directement la question de l’articulation entre faits et normes, entre réalités sociales et idéaux philosophiques. Du fait (indéniable) que la République française ne réalise que très imparfaitement les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, il ne déduit pas que ces idéaux sont trop utopiques, ou inévitablement oppressifs, et que la République devrait « s’adapter à l’air du temps » en adoptant une vision plus libérale et/ou plus « multiculturaliste » de la citoyenneté. Le républicanisme critique prend en compte le fossé entre idéal et réalité, puis propose une stratégie réfléchie de réforme. Par exemple, les critiques multiculturalistes soulignent à juste titre qu’il est difficile de penser le projet républicain de l’émancipation par la raison, au vu du pluralisme éthique des sociétés contemporaines  [21]. Mais il ne s’ensuit pas qu’un idéal plus modeste et moins controversé (celui de la non-domination, plutôt que de l’émancipation) ne puisse constituer une alternative progressiste séduisante. De même, les multiculturalistes ont raison de rappeler que la « catho-laïcité » à la française peine à traiter les musulmans de manière impartiale. Mais on aurait tort d’en conclure que le principe de neutralité religieuse de l’État républicain doive dès lors être abandonné. En revanche, sa signification, dans des sociétés historiquement chrétiennes et confrontées aujourd’hui au pluralisme religieux, doit être repensée, afin de nuancer ou d’atténuer les effets de domination des minorités religieuses par la catho-laïcité. Enfin, s’il est vrai, comme l’affirment les multiculturalistes, que l’intégration nationale « aveugle aux différences » est en pratique aveugle au racisme, à la discrimination et à la non-reconnaissance de la pluralité ethnique et culturelle, cela n’implique pas que les citoyens doivent voir leurs identités particulières positivement reconnues par l’État ; l’important est qu’ils ne soient pas dominés – ni par les membres de leur communauté ni par la société majoritaire. Ainsi le républicanisme critique vise-t-il au retrait des principaux obstacles (socioéconomiques, politiques et symboliques) à une pleine participation citoyenne des membres des minorités. Seuls des individus qui bénéficient d’un statut de non-domination sont à même d’être des citoyens. Avant de demander aux individus de faire preuve de vertu républicaine (de « faire l’effort de s’intégrer », « d’adhérer à nos valeurs »), il faudrait s’assurer que les institutions et la société garantissent les conditions minimales de l’intégration citoyenne.

22Le rapport Stasi, quant à lui, souffre de la tendance, caractéristique du consensus républicain français, à juger la société française par ses idéaux (proclamés) et les minorités par leurs pratiques (interprétées). Plutôt qu’un républicanisme critique, il promeut un républicanisme conservateur, qui assimile les valeurs libérales, démocratiques et universelles, aux normes ethnoculturelles françaises, et juge les pratiques des minorités selon des critères qui ne font pas suffisamment la distinction entre les deux registres. C’est ce républicanisme qui a fourni l’armature conceptuelle des deux affaires récentes concernant la virginité de la mariée et le port de la burqa. Dans les deux cas, il s’est appuyé sur un rejet culturaliste de pratiques considérées comme « non françaises » – l’exigence de virginité des futures épouses et le port d’un vêtement restrictif par les femmes.

23Il peut être légitime de faire siennes les conclusions du consensus républicain, mais à condition de se poser les bonnes questions. Dans l’affaire de Lille, la vraie question n’était pas de savoir si le juge républicain était ou non en droit d’appliquer une loi religieuse au mépris de la laïcité : il ne l’est pas. Il s’agissait de décider qui doit être juge des « qualités essentielles » de futurs conjoints, et de s’interroger sur les limites de la contractualisation du mariage. Dans l’affaire de la burqa, ont été mentionnés pêle-mêle, pour justifier le refus de la nationalité française, le port d’un vêtement restrictif, le fait d’être soumise à son mari, de mener une vie de recluse, et une conception radicale de la religion – autant de croyances et de pratiques censées démontrer « l’absence d’adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française »  [22]. Pris séparément, chacun de ces éléments ne saurait en tant que tel justifier le refus de la nationalité. Pris ensemble, ils esquissent la figure d’un « islam radical » qui sert de frontière imaginaire à la nationalité française. Encore faudrait-il définir précisément quels éléments de cette figure sont en fait incompatibles avec la citoyenneté française, et faire la distinction, dans les déclarations d’incompatibilité, entre ce qui relève de la culture « franco-française » au sens large et ce qui relève des valeurs politiques nécessaires au vivre-ensemble (bizarrement, le fait que la femme en question ne sache rien de la laïcité ou du droit de vote a été peu mis en avant dans les commentaires sur l’affaire). Pour s’assurer que des principes de droit, et non des normes ethnoculturelles, informent nos jugements sur les pratiques minoritaires, il serait bon d’appliquer plus fréquemment ce que l’on pourrait appeler le « test catholique intégriste ». On ne devrait pouvoir refuser la nationalité à une femme marocaine portant la burqa que si l’on est sûr de la refuser, sur les mêmes bases, à une religieuse catholique intégriste italienne. Et l’on ne devrait pouvoir s’opposer à l’annulation d’un mariage pour cause de non-virginité de l’épouse par des conjoints musulmans que si l’on est prêt à la même fermeté si la demande d’annulation émane d’un couple chrétien intégriste. En d’autres termes, si elles illustrent les limites raisonnables de l’accommodement de pratiques minoritaires, les deux affaires devraient également mettre en relief le particularisme « catho-laïque » du républicanisme réellement existant en France. La lecture du rapport Bouchard-Taylor, moins idéologique et plus rigoureux, est à cet égard instructive  [23].


Date de mise en ligne : 28/09/2009

https://doi.org/10.3917/crii.044.0019

Notes

  • [1]
    Bernard Stasi (dir.), Laïcité et République. Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République remis au président de la République le 11 décembre 2003, Paris, La Documentation française, 2004 (http : /// www. iesr. ephe. sorbonne. fr/ docannexe/ file/ 3112/ rapport_laicite. Stasi.pdf).
  • [2]
    Gérard Bouchard, Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Archives nationales du Québec, 2008 (www. accommodements. qc. ca).
  • [3]
    C’est sous ce terme que l’affaire a été médiatisée en France. La burqa renvoie plutôt au vêtement souvent bleu couvrant entièrement la tête et le corps, avec une grille au niveau des yeux, qui est porté par les Afghanes et fut rendu obligatoire par le régime taliban. Le vêtement en question en France est en fait le niqab, commun dans la péninsule Arabique et prisé par les salafistes, dont se revendiquent les intéressés.
  • [4]
    Cécile Laborde, « On Republican Toleration », Constellations. An International Journal of Critical and Democratic Theory, 9 (2), juillet 2002, p. 167-183.
  • [5]
    Hugues Fulchiron, « De la virginité dans le mariage », Le Blog Dalloz, lundi 2 juin 2008 (http : //blog.dalloz.fr/ blogdalloz/2008/06/de-la-virginit.html).
  • [6]
    François Terré, « Le libre choix du conjoint », JCP. La semaine juridique. Édition générale, 26,25 juin 2008, p. 3.
  • [7]
    Philippe Malaurie, « Mensonge sur la virginité et nullité du mariage », ibid., p. 4-5.
  • [8]
    AFP (Agence française de presse), « Mariage annulé pour non-virginité : l'annulation rejetée en appel, les époux remariés de fait », 16 novembre 2008 (http : /// www. google.com /hostednews/afp/art icle/ ALeqM5gZlo8APJqwcjiUY 4BPtUxdI qdj8g).
  • [9]
    Gilles Devers, « Burqa : le Conseil d'État et les femmes », Actualités du droit, 11 juillet 2008 (http : //lesactualites-dudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2008/07/11/burqa-le-conseil-d-etat-et-les-femmes.html).
  • [10]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.
  • [11]
    Anne Phillips, Multiculturalism without Culture, Princeton N. J., Princeton University Press, 2007 ; Monique Deveaux, Gender and Justice in Multicultural Liberal States, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Sarah Song, Justice, Gender and the Politics of Multiculturalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Joan Wallach Scott, The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press, 2007.
  • [12]
    P. Malaurie, « Une pratique radicale de la religion peut fonder une opposition gouvernementale à l’acquisition du mariage par nationalité française », JCP. La semaine juridique. Édition générale, 38, septembre 2008, p. 34-36 ; Maître Eolas, « Faut-il être française pour porter la burqa ? », Journal d'un avocat (blog), 11 juillet 2008 (http : // www. maitre-eolas. fr/ post/ 2008/ 07/ 11/ 1030-faut-il-etre-francaise-pour-porter-la-burqa).
  • [13]
    Françoise Lorcerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, Harmattan, 2005 ; John R. Bowen, Why the French Don’t Like Headscarves. Islam, the State and Public Space, Princeton N. J., Princeton University Press, 2007 ; J. W. Scott, The Politics of the Veil, op. cit..
  • [14]
    En fait, le principe a été dégagé par la Cour suprême du Canada.
  • [15]
    David Koussens, « Le port de signes religieux dans les écoles québécoises et françaises. Accommodements (dé) raisonnables ou interdiction (dé) raisonnée ? », Globe. Revue internationale d’études québécoises, 10 (2), 2008, p. 115-131.
  • [16]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, op. cit..
  • [17]
    José Woehrling, « L'obligation d'accommodement raisonnable et l'adaptation de la société à la diversité religieuse », Revue de droit de McGill, 43,1998, p. 325-401 ; Pierre Bosset, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec : une même problématique, deux approches », Bulletin d’histoire politique, 13 (3), 2005, p. 79-95.
  • [18]
    D. Koussens, « Le port de signes religieux dans les écoles québécoises et françaises. Accommodements (dé) raisonnables ou interdiction (dé) raisonnée ? », art. cité.
  • [19]
    G. Bouchard, C. Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, cité.
  • [20]
    C. Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, op. cit..
  • [21]
    Cf., par exemple, Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », Mouvements, 33-34, mai-juin-juillet-août 2004, p. 156-157 ; Nacira Guénif Souilamas, Des beurettes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2000, p. 345, passim.
  • [22]
    Emmanuelle Prada-Bordenave, « “Conclusion du commissaire du gouvernement” sur l’affaire dite “de la burqa” », Conseil d’État, Décision n? 286798,27 juin 2008 (http : //arianeinternet.conseil-etat.fr/arianeinternet/ viewdoclinkhtml.asp ? linkfond=AJCE&linkid=75738).
  • [23]
    Une version préliminaire de cet article a été publiée dans La Vie des idées le 16 septembre 2008. Pour la version publiée ici, je tiens à remercier Valérie Amiraux, Catherine Burucoa et Camille Froidevaux-Metterie, ainsi que les membres de la rédaction de Critique internationale, pour leurs précieux conseils. J’ai aussi bénéficié des sources jurisprudentielles et de l’expertise juridique de Delphine Laborde.

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