Notes
-
[1]
Cf. C. Jaffrelot, « The BJP at the Centre : A Central and Centrist Party », dans Thomas Blom Hansen, Christophe Jaffrelot (eds), The BJP and the Compulsions of Politics in India, Delhi, Oxford University Press, 2001, en particulier « Gujarat : A Laboratory for Hindu Nationalism », p. 356-363.
-
[2]
C. Jaffrelot, « Les violences entre hindous et musulmans au Gujarat (Inde) en 2002 : émeute d’État, pogromes et réaction antijihadiste », Revue Tiers Monde, XLIV (174), avril-juin 2003, p. 345-368.
-
[3]
The Indian Express (édition d’Ahmedabad), 22 octobre 2007.
-
[4]
India Today, 12 novembre 2007, p. 30. Ce magazine est l’un des plus lus dans la classe moyenne : preuve supplémentaire que ces informations ont été largement diffusées avant les élections du Gujarat.
-
[5]
Ibid..
-
[6]
Ibid..
-
[7]
Le terme « communalisme » est apparu dans le discours politique indien au cours des années 1920 pour désigner le chauvinisme des communautés religieuses qui divisaient la nation indienne. Par opposition au nationalisme indien, le communalisme, qu’il soit hindou, sikh ou musulman, revêtait – et revêt toujours – de fortes connotations péjoratives.
-
[8]
Interview avec Arjun Mohawadia à Gandhinagar, 25 novembre 2007.
-
[9]
Cette inflexion se donna libre cours alors même que le parti avait été victime d’attaques directes de la part des nationalistes hindous lors des violences de 2002. Un ancien député musulman du Congrès, Ahsan Jafri, avait été ainsi assassiné avec une incroyable sauvagerie à Ahmedabad.
-
[10]
En décembre 1999, un commando islamiste avait détourné un avion d’Indian Airlines sur Kandahar pour exiger la libération de jihadistes arrêtés au Cachemire, dont Masood Azhar. Le gouvernement de Vajpayee avait cédé à cette demande après l’exécution d’un premier otage.
-
[11]
Ce temple avait fait l’objet d’une attaque d’un genre nouveau : deux hommes s’étaient introduits à l’intérieur même du temple où ils avaient mitraillé les pratiquants à l’arme automatique, faisant plusieurs dizaines de victimes.
-
[12]
Allusion aux arrestations massives de musulmans en vertu des lois d’exception qui suivirent les violences de 2002.
-
[13]
The Indian Express, Newline (édition d’Ahmedabad), 4 novembre 2007.
-
[14]
Ibid., 9 décembre 2007.
-
[15]
Ibid..
-
[16]
En invoquant Patel et Gandhi, Modi détourne à son profit des références classiques du Congrès et surtout se pose en héritier des deux personnalités les plus prestigieuses du Gujarat, la province qu’il prétend incarner.
-
[17]
Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 décembre 2007. Afzal Guru a été jugé et reconnu coupable d’avoir participé au complot qui fut à l’origine de l’attaque du Parlement indien par un commando islamiste en décembre 2001. Condamné à mort par la justice indienne en 2006, il attend son exécution, sa demande de grâce présidentielle n’ayant toujours pas été examinée.
-
[18]
Ibid..
-
[19]
K. T. S. Tulsi, l’avocat chargé de représenter le gouvernement Modi auprès de la Cour suprême avait d’ailleurs annoncé aussitôt qu’il se retirait de cette affaire.
-
[20]
Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 décembre 2007.
-
[21]
The Indian Express, (édition d’Ahmedabad), 9 décembre 2007.
-
[22]
Voir notamment les commentaires recueillis par DNA (édition d’Ahmedabad), 10 décembre 2007.
-
[23]
Ibid..
-
[24]
Cité dans Rajiv Shah, « Modi Only Mascot for BJP : Rupala », The Times of India (édition d’Ahmedabad), 5 novembre 2007.
-
[25]
Prashant Dayal, « Shutter-bug’s Delight and Fit for the Ramp », The Times of India (édition d’Ahmedabad), 27 novembre 2007.
-
[26]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 17 novembre 2007.
-
[27]
R. Sharma, « Acting in School Helps Modi Today », ibid., 23 novembre 2007, p. 1.
-
[28]
R. Sharma, « Young Modi : A Crocodile Dundee Star ? », ibid., 24 novembre 2007, p. 1.
-
[29]
R. Mangaonkar, A. Vashi, « Modi’s Venomous Link to Begdo », ibid., 25 novembre 2007, p. 1.
-
[30]
D. Patel, « “Kitli” Trained Modi for Canteen Job », ibid., 26 novembre 2007, p. 1.
-
[31]
Rappelons que pour E. A. Shils – dont la définition reste la plus pertinente – le populisme n’est rien d’autre que la démarche d’un homme qui « proclame que la volonté du peuple, en tant que telle, est supérieure à tout autre critère, aux critères des institutions traditionnelles, à l’autonomie des institutions et à la volonté des autres strates sociales. Le populisme assimile la volonté du peuple à la justice et à la morale » (Cf. Edward Albert Shils, The Torment of Secrecy, Melbourne, Heinemann, 1956, p. 98).
-
[32]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 14 novembre 2007.
-
[33]
Ibid., 19 novembre 2007.
-
[34]
The Indian Express (édition d’Ahmedabad), 27 novembre 2007.
-
[35]
Ibid..
-
[36]
Ibid..
-
[37]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 novembre 2007.
-
[38]
DNA (édition d’Ahmedabad), 25 novembre 2007.
-
[39]
Le président de la VHP, Acharya Giriraj Kishore, a ainsi appelé à l’unité « de toutes les forces de l’Hindutva au Gujarat, y compris le chef du gouvernement Narendra Modi » (The Times of India (édition d’Ahmedabad), 23 novembre 2007).
-
[40]
Pour plus de détails, voir C. Jaffrelot, « “Why Should We Vote ?” The Indian Middle Class and the Functioning of the World’s Largest Democracy », dans Christophe Jaffrelot, Peter van der Veer (eds), Patterns of Middle Class Consumption in China and India, New Delhi, Sage, 2008.
1En décembre 2007, le Bharatiya Janata Party (BJP - Parti du peuple indien) a remporté une large majorité aux élections régio nales du Gujarat sous la houlette de Narendra Modi, le chef du gouvernement sortant. Celui-ci a donc été reconduit dans ses fonctions pour la deuxième fois consécutive – un record dans cet État. Non seulement le parti a conservé 117 sièges sur les 182 mis en jeu, contre 127 en 2002, mais il n’a en outre enregistré qu’une très faible érosion en termes de suffrages exprimés, lesquels sont passés de 49,85 % à 49,12 %. Son principal concurrent, le Congrès, est passé quant à lui de 51 à 59 sièges seulement, et a enregistré un recul en voix, de 39,28 % à 38 %. Cette victoire du BJP est clairement celle de Narendra Modi. En 2004, lorsqu’ils avaient eu à désigner leurs députés à la Lok Sabha (Assemblée du peuple – chambre basse du Parlement indien), les Gujaratis n’avaient envoyé que 14 candidats du BJP et 12 du Congrès siéger à New Delhi.
2La victoire électorale du BJP de Modi mérite d’être analysée en détail pour deux raisons. Tout d’abord, parce que le Gujarat est le premier État à avoir été gouverné sans interruption par le BJP pendant plus de dix ans. Or ce parti se singularise sur la scène politique indienne par un nationalisme hindou empreint de xénophobie. Les minorités musulmane et chrétienne ont d’ailleurs été les premières victimes du gouvernement du Gujarat dès la fin des années 1990 [1]. Ces violences étaient parfois le fait de militants du parti, mais le plus souvent elles étaient dues à d’autres membres du Sangh parivar (la famille du Sangh), nébuleuse d’organisations créées au fil du temps par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS - Association des volontaires nationaux), un mouvement né en 1925 et qui s’est doté de fronts syndicaux – étudiants et ouvriers –, d’une association regroupant des leaders religieux – la Vishva Hindu Parishad (Association hindoue universelle - VHP, une branche du mouvement nationaliste hindou), d’un parti politique, etc..
3Ensuite, parce que le Gujarat de Modi a été en février-mars 2002 le cadre de violences antimusulmanes sans précédent qui ont affecté la moitié des districts, 26 villes ayant été finalement soumises au couvre-feu après des jours et des jours – voire des semaines – d’émeutes. Ces violences, qui ont commencé le 27 février par l’incendie d’un wagon rempli de militants nationalistes hindous en gare de Godhra, ont fait environ 2 000 morts, dont beaucoup de femmes et d’enfants, parmi les musulmans [2].
4Les pages qui suivent analysent la campagne électorale qui a précédé le scrutin de 2007. Elles sont le fruit d’une enquête de terrain menée en novembre de cette même année. C’est à dessein que j’y fais une large place aux comptes rendus de la presse anglophone : on y trouve en effet formulés de façon très claire les arguments de campagne auxquels la classe moyenne a été exposée durant ces semaines décisives pour le Gujarat et même pour l’Inde. Étant donné le caractère extrêmement sensible du sujet, ce choix des sources qui étaient mon analyse se justifie autant par le souci de reproduire les termes exacts des différents protagonistes que par la prudence : les partisans du nationalisme hindou ne pourront pas nier des propos qui ont été diffusés par des médias ayant pignon sur rue.
5L’enjeu de cette campagne était considérable. Il s’agissait en effet d’un test pour le « sécularisme » – formule consacrée en Inde –, qui a permis pendant longtemps la cohabitation des communautés religieuses tant au Gujarat que dans l’Inde en général. Modi n’a finalement pas été sanctionné pour les violences de 2002, encore présentes dans tous les esprits. Au contraire. Sa victoire, obtenue au terme d’une campagne très intense, reflète non seulement l’emprise du nationalisme hindou sur la province, mais aussi l’efficacité d’une nouvelle façon de faire de la politique. Au nom de la modernité économique, Modi a développé un style à la fois xénophobe, populiste et autoritaire. Or sa démarche et sa volonté s’accordent de toute évidence avec les préoccupations, d’une part, de cette vitrine de la croissance économique qu’est le Gujarat, d’autre part, d’une nouvelle classe moyenne qui se développe partout en Inde.
Un bastion du nationalisme hindou
6Pendant toute sa campagne, Modi a délibérément insisté sur ses succès en termes de « développement ». Rendu public à la fin du mois d’octobre 2007, le manifeste électoral du BJP du Gujarat mettait l’accent sur les acquis du développement et d’une gouvernance de qualité [3]. En se présentant comme le vikas purush (l’homme du développement), Modi cherchait également à faire oublier les violences de 2002.
Le paradoxe gujarati
7La presse nationale a pourtant fait en sorte que le souvenir de ces violences, les pires qu’ait jamais connues le Gujarat, ainsi que la responsabilité de Modi soient présents dans la campagne. Au cours des semaines qui ont précédé les élections, le magazine Tehelka, réputé pour la qualité de son journalisme d’investigation, a versé au dossier des pogromes de 2002 des pièces à conviction déterminantes. Un de ses reporters, Ashish Khaitan, qui avait réussi à se faire passer pour un étudiant réalisant un doctorat favorable aux thèses nationalistes hindoues, avait en effet enregistré des interviews d’acteurs des massacres au moyen d’une caméra cachée dans son ordinateur portable. Babu Bajrangi, surnommé « le boucher de Naroda Patiya », en raison de son rôle dans les violences qui firent officiellement 89 morts le 28 février 2002 dans le quartier d’Ahmedabad de Naroda Patiya, déclarait ainsi : « Il est écrit dans mon acte d’accusation que j’ai éventré une femme musulmane qui était enceinte et fait sortir [flung away] le bébé avec mon épée. Après avoir tué des musulmans, nous nous sentions comme Maharana Pratap [prince hindou du Rajasthan qui résista par les armes aux attaques des troupes musulmanes à l’époque médiévale]. Après les avoir tués, j’ai téléphoné au ministre de l’Intérieur [du Gujarat, Gordhan Zadaphiya] et aussi à Jaideep Patel [un leader de la VHP]. J’ai dit au ministre de l’Intérieur que j’avais tué beaucoup de musulmans et qu’il fallait qu’il nous protège. Il m’a dit de quitter les lieux et de me cacher. (…) Pendant les émeutes, nous faisions des rapports réguliers au ministère de l’Intérieur depuis le terrain. Modi m’a aussi aidé de bien des façons. Il m’a dit de m’enfuir et de me cacher à Abu [à la frontière du Rajasthan] et quand j’ai été finalement arrêté, il a fait en sorte de muter trois juges locaux pour faciliter ma mise en liberté sous caution. Personne ne pouvait faire ce que Modi a fait. Il est venu à Naroda Patiya, a vu notre enthousiasme et nous a remerciés » [4].
8D’après India Today, l’agenda de Modi ne lui aurait pas permis de se rendre à Naroda Patiya comme le prétend Bajrangi [5], mais le fait que ce dernier – qui était inculpé – ait été libéré sous caution n’en restait pas moins très embarrassant pour le gouvernement du Gujarat. Haresh Bhatt, qui était en 2002 viceprésident du Bajrang Dal, les jeunesses musclées de la VHP, déclara, quant à lui, à Khaitan : « Modi nous était très favorable. Nous travaillions main dans la main. Modi nous a donné trois jours [après les événements de Godhra qui avaient marqué le début des violences] pour faire tout ce que nous voulions pour nous venger. Après trois jours, quand il nous a dit d’arrêter, nous avons arrêté. Je faisais des bombes avec de l’essence et des tubes et nous les lancions à la frontière Indo-Pak [la limite à Ahmedabad entre les quartiers hindous et le quartier musulman Juhapura, que beaucoup appellent « little Pakistan »]. Nous avions aussi des épées et d’autres armes venues du Punjab. Même des lance-roquettes sortirent de mon usine de pétards d’Ahmedabad et servirent pendant les émeutes. (…) J’ai aussi participé à une réunion que Modi avait organisée juste après le massacre de Godhra pour élaborer une stratégie [en représailles] » [6].
9Après la diffusion de ces entretiens sur la chaîne de télévision Aaj Tak, les autorités d’Ahmedabad ont imposé une censure ponctuelle, qui, au demeurant, ne pouvait empêcher l’accès à ces informations disponibles sur Internet. Mais les opposants politiques locaux à Modi n’ont de toute façon pas cherché à exploiter cet enjeu.
Le Congrès, entre sécularisme et « communalisme [7] hindou »
10Les leaders locaux du Congrès étaient soucieux de ne pas apparaître comme les défenseurs des minorités – en tout cas, pas des musulmans. Quand je lui ai demandé les thèmes que son parti allait mettre en avant pendant la campagne électorale, Arjun Mohwadia, le leader de l’opposition à l’assemblée régionale, m’a indiqué dans l’ordre : « 1) les questions d’ordre public : le sentiment de peur qui envahit la société, l’enlèvement pour rançon des femmes, des enfants et des hommes d’affaires, la corruption de la police, l’insécurité généralisée, les faux échanges de feu entre délinquants et policiers [qui préfèrent abattre ceux qu’ils poursuivent plutôt que de les arrêter pour les traduire en justice], l’usage dévoyé des agences chargées de mener les enquêtes de police ; 2) la privatisation de l’éducation ; 3) l’accès aux soins ; 4) les problèmes des paysans, notamment le surendettement ; 5) le chômage de masse, en particulier parmi la jeunesse » [8].
11C’est seulement lorsque j’ai soulevé la question de l’enjeu que constituait « les relations entre les communautés religieuses » qu’il a ajouté un sixième thème à sa liste : « les émeutes organisées à des fins politiques ».
12Au demeurant, le Congrès du Gujarat n’a donné son investiture qu’à 7 candidats musulmans et il a accueilli dans ses rangs des dissidents du BJP connus pour leurs agissements passés contre les minorités. Des députés et des cadres du BJP appartenant à une faction rivale de celle de Modi, à commencer par l’ancien ministre de l’Intérieur Gordhan Zadaphiya, avaient en effet quitté le parti et certains ont rejoint le Congrès dont ils ont ensuite reçu l’investiture. En cela, le Congrès suivait la stratégie qu’il avait initiée dans les années 1990. En 1995, alors que le BJP venait de remporter les élections régionales du Gujarat pour la première fois de son histoire, le Congrès apporta son soutien à Shankar Singh Vaghela, un rival du chef du gouvernement, Keshubhai Patel. Vaghela forma ainsi une nouvelle majorité à l’assemblée du Gujarat et prit le pouvoir en 1996 avant de rejoindre le Congrès. Pour affaiblir le BJP, ce dernier prit donc le risque de brouiller son image de parti « séculariste ». Mais en vain. Le BJP remporta finalement les élections anticipées de 1998 et Modi succéda à Patel en 2001.
13La cooptation de dissidents du BJP à laquelle le Congrès du Gujarat procède depuis plus de dix ans ne doit pas s’analyser seulement d’un point de vue tactique, mais aussi en termes idéologiques. Au Gujarat, le Congrès a toujours compté dans ses rangs une aile conservatrice qui apprécie le mouvement nationaliste hindou. Ces affinités peuvent aller d’un attachement aux traditions hindoues de type gandhien à des attaques en règle contre les musulmans, accusés d’être une cinquième colonne pakistanaise en Inde. Vallabhbhai Patel, le principal leader congressiste du Gujarat – après Gandhi – dans les années 1940-1950 afficha publiquement ce type de posture après la Partition de 1947. Ce positionnement idéologique ancien du Congrès local explique qu’au Gujarat le parti ait souvent pris des libertés avec la ligne séculariste officielle de cette formation. En 2007, cette démarche a toutefois été plus prononcée que jamais [9], le Congrès n’hésitant pas à venir chasser sur les terres des nationalistes hindous. Il a ainsi dénoncé l’incapacité du BJP à lutter contre ce qu’il appelait le « terrorisme islamiste », alors que les nationalistes hindous avaient fait de ce thème un de leurs chevaux de bataille à la suite de la multiplication des attentats en Inde. Depuis le début des années 2000 en effet, il ne se passe pas un semestre sans qu’explosent une ou plusieurs bombes faisant entre une trentaine et une centaine de morts (le bilan humain des explosions de Bombay en juillet 2006 a été de 206 victimes). Ces attentats ayant été chaque fois attribué par la police à des groupes islamistes, le BJP a cherché à exploiter ce filon en s’en prenant systématiquement à la faiblesse du gouvernement congressiste et en jouant sur la peur – voire la haine – du musulman que suscitaient ces attaques à répétition. Or, en 2007, le Congrès du Gujarat n’a pas hésité à exploiter, lui aussi, cette psychose en reprenant à son compte les arguments de prédilection du BJP. Un des placards publicitaires que le Congrès a fait paraître en gujarati dans la presse anglophone d’Ahmedabad demandait : « Comment ceux qui ont cédé face aux terroristes pourraient-ils bien les combattre ? ». Et le texte d’expliquer que le BJP avait été à plusieurs reprises, dans un passé récent, d’une complaisance coupable envers les « terroristes » : alors qu’il dirigeait le gouvernement de New Delhi entre 1998 et 2004, son chef, A. B. Vajpayee, avait décidé de libérer Masood Azhar après le détournement d’avion de décembre 1999 sur Kandahar [10] et Modi lui-même était tenu pour responsable de l’attaque du temple hindou d’Akshardham, en 2002, à Gandhinagar [11]. Au-delà, la propagande du Congrès accusait le BJP de n’avoir pas défendu les temples du Jammu (la zone à majorité hindoue de l’État du Jammu-et-Cachemire) des attaques des jihadistes à l’époque du gouvernement Vajpayee. Comme le BJP, le Congrès cherchait à exploiter la peur de l’islamisme qui nourrit si facilement la haine des musulmans. Il le faisait avec d’autant moins de scrupules qu’il n’avait pas à craindre de s’aliéner les électeurs musulmans : ceux-ci étaient peu nombreux (le Gujarat compte moins de 10 % de musulmans dans sa population) et formaient un électorat captif pour lequel l’alternative au BJP ne pouvait être que le Congrès.
14Parallèlement à cette démarche de la branche gujaratie du parti, les leaders nationaux du Congrès ont suivi une stratégie bien différente. La présidente du parti, Sonia Gandhi, a donné le ton lors du lancement officiel de la campagne de sa formation le 3 novembre en s’adressant tout particulièrement aux femmes présentes à ce meeting : « Nous connaissons tous les méfaits commis sous son gouvernement [celui de Modi] en 2002. La vérité nous fait mourir de honte. Quelle société civilisée voudrait d’un tel chef ? (…) Après tout, nous sommes toutes les mères, les épouses et les filles de ceux qui ont été tués ou mis en prison [12]. Nous devons parler haut et fort contre les barbares. Nous avons l’occasion de changer le gouvernement actuel » [13].
15De retour au Gujarat quelques jours avant les élections, elle a encore durci son propos. Le 7 décembre, lors d’un meeting public, elle a déclaré : « Les élections gujaraties ne sont pas de simples élections, mais un enjeu pour la survie de la démocratie, de l’État de droit et de l’humanité elle-même » [14]. Et la présidente du Congrès d’ajouter que l’État de Modi était celui où l’on éventre les femmes enceintes. Peu de temps avant, elle avait répété à Navsari et à Rajkot, deux villes moyennes de l’État : « Ceux qui dirigent le gouvernement sont des menteurs, des êtres corrompus et des marchands de religion et de mort » [15]. Inquiets des conséquences d’une attaque aussi frontale, certains congressistes locaux ont avancé que cette dernière accusation ne visait sans doute pas Modi. Mais le Secrétaire général du Congrès, Digvijay Singh, s’inscrivant dans la même veine que Sonia Gandhi, a dénoncé les « terroristes hindous » lors d’une déclaration publique qui visait la mouvance du chef du gouvernement local, et Abhishek Singhvi, le porte-parole du Congrès, a exigé, quant à lui, que Modi soit jugé par la Cour internationale de justice. Ce type de discours a incité le leader nationaliste à infléchir sa campagne.
La contre-attaque de Modi
16En réponse aux déclarations de Sonia Gandhi, de Singh et de Singhvi, Modi a relancé une propagande sécuritaire. Il a fait paraître en anglais, dans la presse anglophone, un placard qui affirmait : « En quatre ans, le terrorisme a fait 5 619 morts en Inde. Mais au Gujarat, un seul ». Il a invité les électeurs à écraser lors des élections un « soft-on-terror Congress » et reproché au Congrès d’avoir mis l’Inde à la merci des terroristes en abolissant les lois d’exception que le BJP avait fait voter lorsqu’il était au pouvoir, notamment le Prevention Of Terror Act, une loi dite antiterroriste qui allongeait la période de garde à vue et alourdissait les peines des personnes dont les actes étaient classés sous l’entrée « terrorisme ». Dans la ville de Godhra, d’où était parties les violences de 2002, il a harangué la foule : « Le Congrès dit que vous êtes des terroristes. Êtes-vous des terroristes ? Cela est une insulte au Gujarat de Gandhi et du Sardar [Vallabhbhai] Patel [16]. Donnez une bonne leçon au Congrès pour avoir osé qualifier de terroriste le peuple du Gujarat ! (…) Sonia Behn [soeur], c’est votre gouvernement qui protège les marchands de mort. Au Gujarat, nous avons éliminé les marchands de mort [sous entendu, les musulmans susceptibles de terrorisme en 2002]. (…) Sonia Behn, si vous ne réussissez pas à pendre Afzal, donnez-le au Gujarat. Nous le pendrons nous-mêmes » [17].
17En parlant ainsi, Modi s’identifiait clairement au Gujarat, et en proposant de « finir le travail » laissé inachevé par le Congrès, il sous-entendait que si le pouvoir central répugnait à exécuter ce terroriste c’est parce qu’il craignait la réaction des musulmans tant en termes de violences redoublées que de désaffection électorale.
18Quelques jours avant le début du scrutin, Modi a donné à sa campagne une tournure nationaliste hindoue plus radicale encore en évoquant le cas de Sohrabuddin. Ce militant islamiste soupçonné d’appartenir au LashkareTaïba (un mouvement jihadiste basé au Pakistan) avait trouvé la mort en 2005 à la frontière du Gujarat et du Rajasthan. Dans un premier temps, le gouvernement de Modi soutint qu’il avait été tué dans un échange de tirs par la police rajasthanie au Rajasthan. Mais le frère de Sohrabuddin saisit la Haute Cour du Gujarat et les résultats de l’enquête obligèrent finalement le gouvernement de Modi à admettre que la police du Gujarat avait abattu Sohrabuddin de sang-froid et qu’elle avait donc commis un crime. Lors d’une audience ultérieure en avril 2007, les juges établirent également que la femme de Sohrabuddin avait été, elle aussi, abattue par la police. En campagne dans le Sud du Gujarat le 4 décembre 2007, Modi n’a pas hésité à reconnaître le crime de Sohrabuddin devant la foule venue assister à son meeting : « Je me soumets à votre jugement en vous disant que l’échange de tirs avec Sohrabuddin a eu lieu sur le sol du Gujarat. Si j’ai fait quelque chose de mal, pendez-moi. Mais ces gens [les congressistes], si ça continue, ils feront un mausolée de la tombe de Sohrabuddin » [18].
19Ces déclarations pour le moins agressives étaient ouvertement en contradiction avec la stratégie suivie jusqu’alors par le gouvernement Modi dans cette affaire. Celui-ci avait soutenu qu’elle trouvait effectivement son origine dans une bavure policière et avait saisi la Cour suprême le 23 mars 2007 après avoir fait emprisonner les coupables [19].
20Répondant à la demande congressiste de sa comparution devant la Cour internationale de justice, Modi a répliqué : « Pourquoi pas un tribunal basé au Pakistan ? New Delhi parle d’imposer l’Article 356 [de la Constitution, qui permet de destituer le gouvernement d’une province dans certaines circonstances] au Gujarat mais les Gujaratis me donneront une AK-56 [arme automatique] pour combattre une telle mesure » [20]. Peu après, alors qu’il était en campagne à Rajkot, il a qualifié le gouvernement de Manmohan Singh de « Sultanat de Delhi » et dénoncé l’inclination promusulmane du pouvoir [21]. Il jouait ainsi sur l’amalgame couramment pratiqué en Inde entre islam et islamisme.
21L’évocation des conditions de la mort de Sohrabuddin et la radicalisation du discours de Modi en général ont eu un impact décisif [22]. Pratiqués à quelques jours seulement du scrutin, ils ont eu notamment pour effet de remobiliser les militants du mouvement nationaliste hindou qui avaient pris leurs distances vis-à-vis de Modi. Le leader leur apparaissait à nouveau, comme en 2002, comme le porte-parole des forces anti-Congrès, au sein d’un mouvement dont les cadres et les militants, tous nationalistes hindous, rejetaient toute espèce de complaisance à l’égard des musulmans. Dès le début du mois de décembre, un millier de cadres du RSS se sont lancés dans une campagne très active, en reprenant notamment contact avec les électeurs qui avaient fréquenté le mouvement avant de s’en éloigner [23].
Le phénomène Modi
22Si l’agressivité nationaliste hindoue est le ressort le plus saillant du modèle politique que cherche à façonner Modi, la campagne électorale de 2007 a permis de cerner deux autres traits structurants de ce modèle, qui, de ce fait, pourrait bien faire des émules dans d’autres régions de l’Inde : le populisme d’un homme qui prétend incarner sa région via une personnalisation extrême du pouvoir et un style managérial de gouvernance.
Le populisme high tech du premier des Gujaratis
23La campagne électorale de 2007 a permis de mesurer l’ampleur de la personnalisation du pouvoir au Gujarat, notamment au sein du BJP. La campagne du parti a été en effet entièrement organisée autour de la personne de Modi, au point que celui-ci a pu s’offrir le luxe de refuser la visite de soutien que des leaders nationaux du BJP se proposaient de faire au Gujarat. Le président du BJP du Gujarat, Purshottam Rupala, a lui-même reconnu ouvertement ce phénomène : « Les enjeux locaux n’ont pas grande importance dans la campagne électorale qui commence. Notre programme se résume à un nom : Modi » [24].
24Toutes les affiches électorales du BJP montraient le leader, qui a sans aucune gêne affiché un penchant très nettement narcissique pour la photographie. Vivek Desai, qui « lui a tiré le portrait » des milliers de fois, a rapporté dans la presse que Modi cultivait jusqu’à l’obsession l’harmonie des couleurs de ses costumes et travaillait ses postures de façon à ce que rien ne soit laissé au hasard (il évitait ainsi systématiquement de montrer la paume de sa main droite, le symbole électoral du Congrès étant en effet une main ouverte…) [25]. Étant doté d’un sens aigu de la communication, il a eu recours, dès le mois d’août 2007, aux services d’une entreprise américaine spécialisée, Apco Worlwide, qui avait déjà été sollicitée par l’ancien dictateur du Nigeria, Sani Abacha, par le président à vie du Kazakhstan, Nazarbaiev, et par l’oligarque russe Mikhail Khodorkovsky. Cette firme a retravaillé l’image de Modi moyennant la coquette somme de 25 000 dollars par mois [26].
25Si Modi est parvenu à occuper la première page des journaux, ce n’est pas en présentant les éléments de son programme, mais en suscitant des articles sur sa personne. Prenons l’exemple du Times of India : le 23 novembre 2007, un article raconte, sur la foi des souvenirs de ses enseignants de l’époque, comment, à l’école de son village, il excellait déjà dans l’art oratoire et dominait la troupe des pièces de théâtre auxquelles il participait [27]. Le lendemain, le 24, un nouvel article en première page raconte comment, enfant, il aimait nager dans le lac proche de sa maison au milieu des crocodiles – il ramena même un jour un bébé crocodile à sa mère horrifiée qui dut insister pour qu’il le remette à l’eau [28]. Le 25, un autre article, toujours en première page, argumente à partir d’une phrase repérée sur le site Internet de Modi : « Je peux digérer tous types de poisons ». Et l’auteur du papier de comparer Modi à un sultan d’Ahmedabad qui avait la réputation de posséder le même pouvoir [29]. Enfin, le 26, on apprend qu’à l’âge de 10 ans le petit Modi aidait son père à gagner – très modestement – leur vie en vendant avec lui le thé que celui-ci préparait sur le quai de la gare la plus proche [30].
26À cette omniprésence sur la scène publique s’est ajouté un dialogue en direct constant avec les citoyens du Gujarat. Pour cela, Modi a eu recours aux technologies les plus modernes, mettant ainsi au goût du jour le modus operandi populiste [31]. Il ne se séparait jamais de son ordinateur portable ; chaque jour, il lisait les quelque 200 à 250 courriels qu’il recevait, répondait à 10 % d’entre eux et faisait répondre aux autres par son administration [32]. La campagne de Modi est également passée par les téléphones portables, le niveau d’équipement des Gujaratis étant dans ce domaine très élevé (14 des 52 millions d’habitants en possèdent un). SMS, MMS et connections Internet lui ont ainsi permis de rester en relation constante non seulement avec les électeurs mais aussi avec les cadres de son parti.
27Tout au long de sa campagne, Modi est donc parvenu à maintenir cette relation directe avec les Gujaratis, mais il a également réussi à être identifié au Gujarat. Le principal spot publicitaire de sa campagne Internet s’intitulait Jitega Gujarat ! (Le Gujarat vaincra). On y entendait des explosions, des sirènes d’ambulance et l’on y voyait des corps déchiquetés par une bombe ; puis Modi apparaissait, menaçant des terroristes invisibles en clamant int no jawab patthar thi (littéralement, « une pierre pour chaque brique », c’est-à-dire « œil pour œil, dent pour dent ») [33]. Modi s’est ainsi posé en protecteur des Gujaratis ; il s’est identifié à eux et même à la province tout entière, comme le rappelle le nom de sa chaîne de télévision privée, Vande Gujarat ! (Vive le Gujarat !) – adaptation de l’hymne national des années de lutte anticoloniale, Vande Mataram ! (Vive la Mère patrie !). Cette omniprésence de Modi dans la campagne du BJP a pris une tournure spectaculaire lorsque ses supporters les plus fervents se sont mis à porter un masque en caoutchouc à son effigie. Des milliers de « Modis » ont alors défilé dans les rues à pied, en vélo ou en moto.
28Certes, Modi est autoritaire, mais les Gujaratis ne lui en tiennent pas (trop) rigueur. D’après une enquête d’opinion du CSDS (Centre for the Study of Developing Societies) menée dans la première semaine de novembre 2007, 34 % des personnes interrogées (et 37 % des électeurs traditionnels du BJP) qualifiaient de « dictatorial » le style de Modi. Mais parmi ceux qui désapprouvaient son « style de leadership », 48 % se déclaraient prêts à voter pour son parti [34].
Une conception managériale de la politique
29Ces chiffres renvoient à la popularité croissante de son mode de gouvernance, plus managérial que démocratique. Modi est d’ailleurs très apprécié des hommes d’affaire indiens, y compris les plus influents qui participent tous les ans à son Vibrant Gujarat Investors’ Summit, forum qui réunit les chefs d’entreprise les plus présents dans l’État. Mukesh Ambani, l’un des deux héritiers du premier groupe indien, Reliance, dit de lui : « Narendrabhai [bhai signifie frère] est un leader avec une vision à long terme. (…) Une remarquable clarté d’esprit alliée à de la détermination. (…) Un ethos très fort avec une perspective moderne, du dynamisme et de la passion » [35]. K. M. Birla, qui, lui, n’a pas les mêmes racines gujaraties que les Ambani, va en un sens plus loin : « Le Gujarat est en effervescence à cause de son leadership politique et Modi est un chef de gouvernement à temps complet et pour tout dire le Chief Executive Officer [président-directeur général] du Gujarat » [36].
30Que Modi fonctionne comme le P-DG du Gujarat plaît naturellement aux P-DG des grandes firmes indiennes car c’est la preuve que leur modus operandi et leur ethos sont les meilleurs et qu’ils sont dignes d’être imités par les hommes politiques. Concrètement, cela signifie que Modi adhère aux principes de l’économie de marché, qui passe par une réduction du poids de l’État. Nombre de ses mesures l’attestent : la réduction de 9 % des dépenses de l’État non prévue par le Plan en cinq ans ; la réforme du Gujarat Electricity Board, dont le compte est sorti du rouge dès lors qu’il s’est trouvé dans la capacité de faire payer le courant électrique en installant des compteurs individuels y compris dans les campagnes ; l’amendement de l’Industrial Disputes Act, qui remet en cause le droit du travail dans les Zones économiques spéciales de l’État.
Quelle base électorale ?
31Ce mode de fonctionnement convient particulièrement bien à la classe moyenne urbaine née de la libéralisation économique. Hostile à l’intervention de l’État qu’il juge moins performant que l’entreprise, ce segment de la société dénonce également la corruption et l’inefficacité du personnel politique. Sa posture nourrit un antiparlementarisme croissant et explique le déclin de la participation électorale dans les quartiers résidentiels des grandes villes. Pour la classe moyenne qui y habite, le modèle à suivre est désormais celui du chef d’entreprise, ce qui explique sa forte tolérance à l’égard de l’autoritarisme, qu’elle considère comme le prix à payer pour obtenir l’efficacité, même si cela suppose d’aller à l’encontre des valeurs de la démocratie.
32Pour ses supporters, Modi incarne donc un principe d’autorité doublement positif, parce qu’il est à la fois la condition d’un combat efficace contre le terrorisme islamique, et contre les musulmans en général, et la voie de la réussite économique. Les Gujaratis adhèrent à son style machiste, marut (c’est-à-dire viril), selon l’expression consacrée en gujarati. Ils s’identifient d’autant plus facilement à ce leader que le reste de l’Inde et même le monde le montrent du doigt. Les États-Unis – qui lui ont refusé un visa sous la pression des lobbies sécularistes – et New Delhi – qui a dépêché Sonia Gandhi pour leur faire la morale – ont pris les Gujaratis à rebrousse-poil et, ce faisant, les ont solidarisés avec leur chef dont ils sont fiers parce qu’ils sont fiers de leur réussite économique.
33Ces mécanismes psychologiques ne valent bien sûr que pour les supporters de Modi, qui se recrutent principalement au sein de la classe moyenne urbaine de haute caste. L’enquête réalisée par le CSDS entre le 31 octobre et le 6 novembre 2007 auprès de 3 893 électeurs gujaratis répartis dans 60 circonscriptions montre que plus les personnes interrogées sont riches plus elles sont prêtes à voter pour le BJP et plus elles sont pauvres plus elles sont enclines à voter pour le Congrès. La distribution des électeurs qui ressort du tableau 1 est des plus linéaires, les pauvres – comme les très pauvres – étant presque deux fois moins nombreux que les riches à voter pour le BJP. Mais ils sont encore 36 % dans chacune des deux catégories, pourcentage qui peut s’expliquer par une adhésion idéologique parfois fondée sur un rejet des musulmans, concurrents directs de la plèbe hindoue sur le marché du travail, et sur des réseaux clientélistes permettant à des notables BJP d’obtenir les voix de paysans et d’ouvriers. Cette répartition des électeurs suivant le critère du revenu recoupe naturellement leur distribution par caste.
Répartition des intentions de vote en fonction du niveau de vie (en %)
Répartition des intentions de vote en fonction du niveau de vie (en %)
Répartition des intentions de vote par caste et communauté
Répartition des intentions de vote par caste et communauté
34Si les musulmans sont très peu nombreux à voter pour le BJP, les aborigènes – population habitant les régions les plus reculées du Gujarat – soutiennent un peu plus ce parti que le Congrès, ce qui s’explique en grande partie par le travail de re-hindouisation (et même de reconversion) engagé par le Sangh parivar, notamment pour contrer l’action des missionnaires chrétiens. La propagation inattendue des émeutes de 2002 aux zones tribales avait déjà reflété ce processus, des populations aborigènes s’attaquant à des musulmans isolés auprès desquels elles vivaient jusqu’alors en bonne intelligence. Le reste du tableau 2 est révélateur du soutien obtenu par le BJP auprès des castes supérieures et des Patidars, aussi appelés Patel, caste dominante qui exerce une influence décisive dans les campagnes mais qui est aussi passée au commerce et à l’industrie. Ces groupes de statut sont naturellement surreprésentés au sein de la classe moyenne qui constitue le noyau dur de l’électorat de Modi.
Modi : atypique et pionnier ?
35Narendra Modi présente aujourd’hui un profil atypique parmi les leaders régionaux du BJP. Ceux-ci ne sont en effet pas censés promouvoir à ce point le culte de leur personnalité. Le mouvement nationaliste hindou est ainsi fait que les hommes doivent savoir s’effacer derrière l’Organisation, le RSS – qui domine le mouvement – mettant précisément la soumission des ego au premier rang de ses priorités. Tout en appliquant l’idéologie antimusulmane du RSS à la lettre, ce qui le rendait moins facilement critiquable, et bien qu’issu du RSS, Modi s’est émancipé de cette injonction. C’est ainsi qu’il a procédé seul à la sélection des candidats du BJP. Cette opération est en général menée de concert avec, au minimum, le Prant pracharak (responsable de la province) du RSS dans la région, mais en 2007 le principal homme du RSS au Gujarat, Mukund Deobhankar, a fait savoir qu’il ne s’intéresserait pas aux élections [37]. Un de ses collègues, Pravin Maniar, a expliqué dans une interview au journal DNA les raisons de cette démarche, si différente de la stratégie suivie en 2002 : « Cette fois, nous avons demandé à nos militants de ne s’impliquer dans aucune activité électorale. (…) Nous avons toujours soutenu la cause de l’Hindutva [l’hindouité]. Mais nous sommes engagés vis-à-vis d’une idéologie, pas d’un individu » [38].
36Le RSS reprochait à Modi de personnaliser le pouvoir à l’excès et de n’avoir rien fait pour ceux qui avaient tellement contribué à son succès en 2002, à commencer par la VHP. Mais, comme nous l’avons noté plus haut, les états majors nationaux du BJP, de la VHP et du RSS ont finalement resserré les rangs et exigé un retour à la discipline de l’organisation pour venir en soutien de Modi [39]. Ce changement s’explique en partie par la tournure prise par la campagne électorale : dès lors que des leaders nationaux du Congrès se présentaient en défenseurs du sécularisme et des musulmans, il n’était plus question d’affaiblir Modi.
37Il n’en demeure pas moins que ce dernier n’était pas le candidat naturel du Sangh parivar et que cela fait de lui un leader atypique dans le milieu nationaliste hindou. Il n’est pas impossible cependant qu’il inaugure en cela un phénomène appelé à se généraliser, non seulement au plan régional, mais aussi au plan national. L. K. Advani, le chef de l’opposition à la Lok Sabha (la chambre basse du Parlement) a ainsi été désigné par le BJP comme son candidat au poste de Premier ministre en vue des prochaines élections générales de 2009, alors même qu’il est en conflit avec le RSS dont le chef l’a forcé à abandonner la présidence du parti après sa déroute de 2004. C’est bien le signe que les leaders du BJP s’émancipent du RSS pour introduire un nouveau style : ils ne dépendent plus tant des militants (religieux ou « laïcs ») que de leur rapport personnel avec les électeurs dans une logique populiste.
38Loin de nuire à Narendra Modi, les révélations de Tehelka, faites à dessein au début de la campagne électorale, ont contribué à son succès, dès lors que certains leaders du Congrès ont fait de ces révélations leur cheval de bataille. La xénophobie antimusulmane – dissimulée en lutte antiterroriste – a été, en effet, l’un des ressorts de la victoire électorale du BJP. Si ses partisans lui ont renouvelé leur confiance pour ses performances économiques, le facteur ethno-religieux entre en ligne de compte, la réussite économique pouvant même constituer un alibi pour justifier le soutien à un homme dont la violence assumée fascine, bien qu’elle soit officiellement condamnée. Les résultats électoraux du Gujarat suscitent bien des interrogations quant à l’avenir de l’État de droit dans cette région clé de l’Union indienne. Quelle justice les victimes de 2002 peuvent-elles espérer désormais ? Le Gujarat étant aux avant-postes de la modernisation indienne, sa trajectoire annonce peut-être celle d’autres États de l’Inde. De fait, le système de valeurs de sa classe moyenne, portée à l’ethos managérial, voire à l’autoritarisme et à une politique économique des plus inégalitaires, ne fait pas du respect de la démocratie parlementaire la principale priorité de cet État. Le désintérêt croissant de ses électeurs pour l’acte de vote est là pour en témoigner [40].
Notes
-
[1]
Cf. C. Jaffrelot, « The BJP at the Centre : A Central and Centrist Party », dans Thomas Blom Hansen, Christophe Jaffrelot (eds), The BJP and the Compulsions of Politics in India, Delhi, Oxford University Press, 2001, en particulier « Gujarat : A Laboratory for Hindu Nationalism », p. 356-363.
-
[2]
C. Jaffrelot, « Les violences entre hindous et musulmans au Gujarat (Inde) en 2002 : émeute d’État, pogromes et réaction antijihadiste », Revue Tiers Monde, XLIV (174), avril-juin 2003, p. 345-368.
-
[3]
The Indian Express (édition d’Ahmedabad), 22 octobre 2007.
-
[4]
India Today, 12 novembre 2007, p. 30. Ce magazine est l’un des plus lus dans la classe moyenne : preuve supplémentaire que ces informations ont été largement diffusées avant les élections du Gujarat.
-
[5]
Ibid..
-
[6]
Ibid..
-
[7]
Le terme « communalisme » est apparu dans le discours politique indien au cours des années 1920 pour désigner le chauvinisme des communautés religieuses qui divisaient la nation indienne. Par opposition au nationalisme indien, le communalisme, qu’il soit hindou, sikh ou musulman, revêtait – et revêt toujours – de fortes connotations péjoratives.
-
[8]
Interview avec Arjun Mohawadia à Gandhinagar, 25 novembre 2007.
-
[9]
Cette inflexion se donna libre cours alors même que le parti avait été victime d’attaques directes de la part des nationalistes hindous lors des violences de 2002. Un ancien député musulman du Congrès, Ahsan Jafri, avait été ainsi assassiné avec une incroyable sauvagerie à Ahmedabad.
-
[10]
En décembre 1999, un commando islamiste avait détourné un avion d’Indian Airlines sur Kandahar pour exiger la libération de jihadistes arrêtés au Cachemire, dont Masood Azhar. Le gouvernement de Vajpayee avait cédé à cette demande après l’exécution d’un premier otage.
-
[11]
Ce temple avait fait l’objet d’une attaque d’un genre nouveau : deux hommes s’étaient introduits à l’intérieur même du temple où ils avaient mitraillé les pratiquants à l’arme automatique, faisant plusieurs dizaines de victimes.
-
[12]
Allusion aux arrestations massives de musulmans en vertu des lois d’exception qui suivirent les violences de 2002.
-
[13]
The Indian Express, Newline (édition d’Ahmedabad), 4 novembre 2007.
-
[14]
Ibid., 9 décembre 2007.
-
[15]
Ibid..
-
[16]
En invoquant Patel et Gandhi, Modi détourne à son profit des références classiques du Congrès et surtout se pose en héritier des deux personnalités les plus prestigieuses du Gujarat, la province qu’il prétend incarner.
-
[17]
Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 décembre 2007. Afzal Guru a été jugé et reconnu coupable d’avoir participé au complot qui fut à l’origine de l’attaque du Parlement indien par un commando islamiste en décembre 2001. Condamné à mort par la justice indienne en 2006, il attend son exécution, sa demande de grâce présidentielle n’ayant toujours pas été examinée.
-
[18]
Ibid..
-
[19]
K. T. S. Tulsi, l’avocat chargé de représenter le gouvernement Modi auprès de la Cour suprême avait d’ailleurs annoncé aussitôt qu’il se retirait de cette affaire.
-
[20]
Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 décembre 2007.
-
[21]
The Indian Express, (édition d’Ahmedabad), 9 décembre 2007.
-
[22]
Voir notamment les commentaires recueillis par DNA (édition d’Ahmedabad), 10 décembre 2007.
-
[23]
Ibid..
-
[24]
Cité dans Rajiv Shah, « Modi Only Mascot for BJP : Rupala », The Times of India (édition d’Ahmedabad), 5 novembre 2007.
-
[25]
Prashant Dayal, « Shutter-bug’s Delight and Fit for the Ramp », The Times of India (édition d’Ahmedabad), 27 novembre 2007.
-
[26]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 17 novembre 2007.
-
[27]
R. Sharma, « Acting in School Helps Modi Today », ibid., 23 novembre 2007, p. 1.
-
[28]
R. Sharma, « Young Modi : A Crocodile Dundee Star ? », ibid., 24 novembre 2007, p. 1.
-
[29]
R. Mangaonkar, A. Vashi, « Modi’s Venomous Link to Begdo », ibid., 25 novembre 2007, p. 1.
-
[30]
D. Patel, « “Kitli” Trained Modi for Canteen Job », ibid., 26 novembre 2007, p. 1.
-
[31]
Rappelons que pour E. A. Shils – dont la définition reste la plus pertinente – le populisme n’est rien d’autre que la démarche d’un homme qui « proclame que la volonté du peuple, en tant que telle, est supérieure à tout autre critère, aux critères des institutions traditionnelles, à l’autonomie des institutions et à la volonté des autres strates sociales. Le populisme assimile la volonté du peuple à la justice et à la morale » (Cf. Edward Albert Shils, The Torment of Secrecy, Melbourne, Heinemann, 1956, p. 98).
-
[32]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 14 novembre 2007.
-
[33]
Ibid., 19 novembre 2007.
-
[34]
The Indian Express (édition d’Ahmedabad), 27 novembre 2007.
-
[35]
Ibid..
-
[36]
Ibid..
-
[37]
The Times of India (édition d’Ahmedabad), 6 novembre 2007.
-
[38]
DNA (édition d’Ahmedabad), 25 novembre 2007.
-
[39]
Le président de la VHP, Acharya Giriraj Kishore, a ainsi appelé à l’unité « de toutes les forces de l’Hindutva au Gujarat, y compris le chef du gouvernement Narendra Modi » (The Times of India (édition d’Ahmedabad), 23 novembre 2007).
-
[40]
Pour plus de détails, voir C. Jaffrelot, « “Why Should We Vote ?” The Indian Middle Class and the Functioning of the World’s Largest Democracy », dans Christophe Jaffrelot, Peter van der Veer (eds), Patterns of Middle Class Consumption in China and India, New Delhi, Sage, 2008.