Notes
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[1]
Parmi les ouvrages qui, bien que n’échappant pas toujours aux travers du « prisme daytonien », contribuent à une meilleure compréhension de la Bosnie d’après guerre, voir, entre autres, Sumantra Bose, Bosnia After Dayton : Nationalist Partition and International Intervention, Londres, Hurst, 2002 ; Christophe Solioz, Turning Point in Post-War Bosnia : Ownership Processes and European Integration, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2005 ; Florian Bieber, Post-War Bosnia : Ethnicity, Inequality and Public Sector Governance, Londres, Palgrave, 2005.
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[2]
Depuis décembre 1995, la Bosnie-Herzégovine est officiellement constituée de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, elle-même divisée en dix cantons (cinq bosniaques, trois croates et deux « mixtes »), et la République serbe ( Republika Srpska ).
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[3]
Voir Xavier Bougarel, « Quel bilan critique des accords de Dayton ? », Relations internationales et stratégiques, 28, hiver 1997, p. 29-35.
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[4]
Les réformes constitutionnelles de 2002 étendent à la nation serbe les mécanismes consociatifs déjà en vigueur dans la Fédération entre les nations bosniaque et croate, et introduisent des mécanismes similaires en Republika Srpska. Elles établissent à tous les niveaux de l’appareil d’État des quotas ethniques calculés sur la base du dernier recensement de la population antérieur à la guerre ( 1991).
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[5]
Parti de l’action démocratique (bosniaque/musulman).
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[6]
Parti démocratique serbe.
-
[7]
Communauté démocratique croate.
-
[8]
UNHCR, Statistics Package, Sarajevo, 31 décembre 2004 (http :// www. unhcr. ba).
-
[9]
Le Conseil de mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council) rassemble les organisations internationales et les États impliqués dans la mise en œuvre des accords de Dayton. Il se réunit tous les six mois, désigne le Haut Représentant et lui fixe ses objectifs prioritaires.
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[10]
Cette expression a été forgée par l’anthropologue américaine Janine Wedel pour décrire les relations entre les institutions financières internationales et l’oligarchie russe des années 1990. Voir J. Wedel, Collision and Collusion : The Strange Case of Western Aid to Eastern Europe, 1989-1998, New York, St Martin’s Press, 1998.
-
[11]
Voir European Stability Initiative, Reshaping International Priorities in Bosnia : Part I — Bosnian Power Structures, Berlin / Bruxelles, ESI, 1999 (http :// www. esiweb. org).
-
[12]
En octobre 2000, quelques semaines à peine avant la tenue d’élections générales, l’OSCE modifia le mode de désignation de la chambre haute (Chambre des nations) du Parlement de la Fédération, afin de faciliter l’accession au pouvoir de l’Alliance pour le changement. Opposé à cette décision, le HDZ exigea alors la création d’une troisième entité croate, et organisa en mars 2001 le boycottage des institutions fédérales et la démission collective des militaires et des policiers croates. Le Haut Représentant réagit en destituant plusieurs responsables du HDZ, dont Ante Jelavic, représentant croate à la présidence collective de Bosnie-Herzégovine.
-
[13]
Voir Gerald Knaus, Felix Martin, « Travails of the European Raj », Journal of Democracy, dossier « Lessons from Bosnia and Herzegovina », 14 ( 3), juillet 2003, p. 60-74.
-
[14]
Voir, par exemple, International Crisis Group, Bosnia’s Nationalist Governments : Paddy Ashdown and the Paradoxes of State Building, Bruxelles / Sarajevo, ICG, 2003 (http :// www. crisisgroup. org) ; Dominik Zaum, « The Paradox of Sovereignty : International Involvement in Civil Service Reform in Bosnia and Herzegovina », International Peacekeeping, 10 ( 3), automne 2003, p. 102-120.
-
[15]
Voir, par exemple, European Stability Initiative, Reshaping International Priorities in Bosnia and Herzegovina – Part Two : International Power Berlin/Bruxelles, ESI, 2000 (http :// www. esiweb. org) ; Berit Blieseman de Guevara, External State-Building in Bosnia and Herzegovina : A Boost for the (Re)Institutionalisation of the State or the Establishment of Parallel Strucures ?, papier présenté au séminaire Democracy and Human Rights in Multiethnic Societies, Konjic, Bosnie-Herzégovine, 10-15 juillet 2005. (http :// www. kakanien. ac. at).
-
[16]
Sur la « crise croate », voir note 12.
-
[17]
Sur la notion de « triple transition », voir Claus Offe, « Capitalism by Democratic Design ? Democratic Theory Facing the Triple Transition in Eastern Central Europe », Social Research, 58 ( 4), 1991, p. 893-902.
-
[18]
Pour une critique de la notion de « triple transition » appliquée aux situations d’après guerre, voir Roland Paris, « Peace Building and the Limits of Liberal Internationalism », International Security, 22 ( 2), automne 1997, p. 54-89.
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[19]
Sur l’inscription des guerres yougoslaves dans le contexte géopolitique européen des années 1990, voir Susan L. Woodward, Balkan Tragedy : Chaos and Dissolution After the Cold War, Washington (DC), The Brookings Institution, 1995.
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[20]
L’idée avancée en 2004 par l’European Stability Initiative de supprimer la Fédération et de transformer la Republika Srpska en un seul et unique canton permet, certes, de contourner partiellement cette difficulté, mais apparaît à l’inverse inacceptable pour la communauté bosniaque, qui considère la RS comme le résultat d’une entreprise génocidaire et la principale menace pesant sur sa propre existence physique et politique. Voir European Stability Initiative, Making Federalism Work : A Radical Proposal for Practical Reform, Berlin / Bruxelles, ESI, 2004.
-
[21]
Voir Xavier Bougarel, « Du bon usage du Tribunal pénal international », Le Monde diplomatique, 577, avril 2002, p. 16-17.
1Si Dayton n’existait pas, il faudrait l’inventer : c’est sans doute ce que pen sent non seulement les élites locales nées de la guerre mais aussi, in peto, certains experts extérieurs. En effet, dix ans après la signature des accords de Dayton qui, le 14 décembre 1995, ont mis fin à trois ans et demi de guerre en Bosnie-Herzégovine, le texte de ces accords reste trop souvent l’alpha et l’oméga des analyses de la Bosnie d’après guerre. Celles-ci se présentent alors sous la forme suivante : à une présentation plus ou moins détaillée des accords de Dayton, et de la Constitution qui leur est annexée, succède un bilan mitigé de leur application, puis diverses réflexions sur leur nécessaire aménagement ou renégociation.
2Ce recours au « prisme daytonien » dans l’approche des réalités bosniennes d’aujourd’hui présente un avantage évident : plus besoin de se rendre sur place ou de recourir aux sources locales, la grille d’analyse est fournie clefs en main et les sites Internet des principales organisations internationales suffisent à en remplir les cases. Mais l’inconvénient de ce prisme est qu’il exclut du champ de l’analyse les pratiques et les transformations sociales qui ne sont pas directement liées à la mise en œuvre des accords de paix, demeure prisonnier du vocabulaire et de l’agenda politiques de la « communauté internationale » et, de ce fait, finit par fausser la perception des enjeux institutionnels sur lesquels il entend pourtant attirer l’attention. Sans nier l’importance de ces enjeux pour l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, c’est donc à un élargissement du champ de l’analyse que ce texte voudrait contribuer.
3Mettre en garde contre les effets du « prisme daytonien » n’implique pas pour autant de rejeter en bloc la littérature consacrée à la Bosnie d’après guerre : celle-ci apporte une somme considérable d’informations, et a dû en outre affiner ses analyses à mesure que les évolutions sur le terrain contredisaient les scénarios les plus grossiers [1]. Il convient donc d’abord de retracer brièvement les principales évolutions de la Bosnie d’après guerre, puis celles, parallèles mais distinctes, de l’expertise consacrée à ce pays, avant de s’intéresser aux aspects de l’après-guerre qui échappent au « prisme daytonien », et de montrer en quoi ils permettent de reconsidérer la question du state building en Bosnie-Herzégovine.
Une décennie de changements
4Dans les premières années de l’après-guerre, l’idée d’un choix à opérer entre une partition définitive et une restauration progressive de la Bosnie multiethnique d’avant guerre demeurait au centre de la plupart des analyses, prolongeant en cela les débats sur la nature même de la guerre (« guerre civile » ou « agression ») : les accords de Dayton étaient alors perçus, soit comme une vaine tentative de sauvetage d’un État voué à disparaître, soit comme une odieuse légitimation des résultats du nettoyage ethnique. D’emblée, toute-fois, une lecture attentive des accords de paix montrait que ceux-ci étaient porteurs de logiques contradictoires. Ainsi, alors que leur volet militaire visait d’abord à séparer les belligérants, leur volet civil se réclamait d’un projet plus ambitieux de réintégration politique. De même, l’Annexe IV des accords inscrivait dans la nouvelle Constitution bosnienne les entités territoriales nées de la guerre [2], mais leur Annexe VII réaffirmait haut et fort le droit au retour des personnes déplacées. Enfin, la nouvelle Constitution laissait ouverte la question de la définition de la communauté politique légitime, puisque les habitants de la Bosnie-Herzégovine y étaient définis tout à la fois comme citoyens de ce pays et citoyens d’une de ses deux entités constitutives, et pouvaient en outre acquérir la citoyenneté d’un autre État. La question n’était dès lors pas de savoir si ces accords s’inscrivaient dans une logique de partition ou de réintégration, ni même si leur profonde ambivalence était le prix à payer pour l’arrêt des hostilités, mais si celle-ci représentait un facteur de crispation ou, au contraire, d’ouverture du jeu politique, et à quelles conditions [3]. Or, de par sa forte charge morale et idéologique, l’alternative « partition versus restauration » non seulement a entravé la formulation explicite de cette question, mais contribue aussi à expliquer que les analyses de la Bosnie d’après guerre aient eu constamment un temps de retard par rapport aux réalités du terrain.
5En l’espace d’une décennie, la Bosnie-Herzégovine a en effet connu d’importantes évolutions. La menace d’une reprise de la guerre s’est estompée, du fait du maintien d’une force internationale réduite, désormais prise en charge par l’Union européenne, mais aussi de la réduction drastique des arsenaux et des effectifs militaires, des changements politiques intervenus en Serbie et en Croatie et, enfin, de la lassitude générale. Malgré de nombreux dysfonctionnements et des crises politiques à répétition, les cadres institutionnels négociés en 1995 ont connu de multiples révisions et, de facto, les accords de Dayton apparaissent déjà comme dépassés sur certains points. En mars 1999, la transformation de la municipalité contestée de Br©ko en un district neutre a mis fin à la continuité territoriale de la Republika Srpska (RS). En avril 2002, les réformes constitutionnelles étendant à l’ensemble du territoire bosnien le caractère constitutif des nations bosniaque (musulmane), serbe et croate ont en partie remis en cause l’identification de chacune d’entre elles à un territoire donné [4]. Enfin, en octobre 2005, l’acceptation par la Republika Srpska d’une réunification progressive des forces armées et de la police a permis l’ouverture de négociations en vue d’un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne. Dans le même temps, la domination persistante des trois principaux partis nationalistes – SDA [5], SDS [6] et HDZ [7] – depuis les premières élections libres de novembre 1990 n’a pas empêché une certaine pluralisation de la vie politique, les principales expériences d’alternance s’étant toutefois soldées par des échecs (coalition Sloga en RS de 1998 à 2000, Alliance pour le changement en Fédération de 2000 à 2002).
6Les évolutions qu’a connues la société bosnienne apparaissent plus complexes encore. Sur le plan économique, si l’aide internationale a permis la reconstruction des principales infrastructures du pays, en 2004, le PIB bosnien atteignait la moitié seulement de son niveau d’avant guerre, et 40 % environ de la population active restait sans emploi déclaré, survivant grâce à de menus travaux et divers petits trafics, à des aides sociales résiduelles et au soutien financier de la diaspora. Surtout, l’instauration d’une monnaie unique – le Mark convertible (KM) – et de plaques d’immatriculation communes en 1998, l’entrée en vigueur de nouvelles lois sur la restitution des biens immobiliers en 1999 et l’augmentation du nombre de « retours minoritaires » à partir de 2000 ont assoupli les divisions nées de la guerre, sans pour autant y mettre un terme. À la fin de l’année 2004,95 % des biens immobiliers avaient été restitués, mais les retours minoritaires ( 448 405 selon le Haut-Commissa-riat des Nations unies pour les Réfugiés [8]) ne représentaient que 20 % des personnes déplacées pendant la guerre. Les minority returnees subissent de multiples discriminations et dépendent souvent de circuits distincts de scolarisation et de protection sociale et, du reste, leur nombre a recommencé à décliner à partir de 2003. Enfin, la multiplication des arrestations de criminels de guerre à partir de 1998 et la reconnaissance du massacre de Srebrenica par les autorités de RS en juin 2004 n’empêchent pas la pérennisation de mémoires antagoniques par le biais des monuments aux morts, des commémorations en tous genres ou encore des manuels scolaires.
7Ces évolutions de l’après-guerre en Bosnie ne peuvent être comprises sans tenir compte de la transformation du territoire en quasi-protectorat. Lors de sa réunion à Bonn en décembre 1997, le Conseil de mise en œuvre de la paix [9] a renforcé les pouvoirs du Haut Représentant, l’autorisant à imposer des mesures législatives sur lesquelles les acteurs politiques locaux ne parvenaient pas à s’accorder et à destituer élus et fonctionnaires qui s’opposeraient à l’application des accords de paix. Depuis, les Hauts Représentants Carlos Westendorp, Wolfgang Petritsch et Paddy Ashdown sont directement intervenus pour modifier les configurations institutionnelles et politiques de l’après-guerre, exerçant une pression constante sur les partis nationalistes, portant à bout de bras la coalition Sloga puis l’Alliance pour le changement, instaurant le Mark convertible et les plaques d’immatriculation communes, imposant enfin les nouvelles lois sur les biens immobiliers et les réformes constitutionnelles de 2002. Parallèlement, l’International Police Task Force (IPTF) a supervisé la réforme de la police et l’OSCE a suivi de près l’élaboration des lois électorales et la mise en place des nouveaux conseils municipaux, cependant que de multiples ONG participaient à la prise en charge des personnes vulnérables, à l’aide au retour ou à la promotion d’une « société civile » multiethnique. Enfin, depuis 2003, la perspective d’une adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne a servi de levier supplémentaire pour obtenir une réunification progressive des douanes, des services secrets et des forces armées.
8Les interventions répétées de la « communauté internationale » ont parfois conduit à des confrontations ouvertes, avec le SDS en 1997 et en 2004-2005, ou avec le HDZ en 2000-2001. De manière générale, cependant, les rapports entre acteurs locaux et internationaux se situent plutôt entre « collision et collusion » [10]. En même temps qu’elles font pression sur les partis nationalistes, les organisations internationales s’appuient bien souvent sur eux pour préserver la stabilité politique et sociale du pays, et leur fournissent une bonne partie des ressources sur lesquelles repose leur hégémonie persistante. Inversement, ces partis sont passés maîtres dans l’art de mobiliser leurs communautés respectives contre les décisions du Haut Représentant, tout en se défaussant sur lui pour l’adoption de certaines mesures impopulaires et en redéployant sans cesse les réseaux de pouvoir mis en place au cours de la guerre. Enfin, la présence internationale a aussi des effets plus diffus, mais non moins importants. Aux côtés des 20 000 expatriés présents sur place, les quelque 10 000 employés locaux ( local staff) travaillant pour les organisations internationales constituent ainsi une strate à part de la population bosnienne, par leur niveau de vie comme par leurs référents politiques et culturels.
Acquis et limites du regard expert
9Ces évolutions complexes et souvent contradictoires n’ont pas échappé aux observateurs extérieurs et forment la matière de multiples ouvrages, rapports et articles consacrés à la Bosnie d’après guerre. De leur lecture, il ressort que les changements en question ont peu à peu ébranlé les analyses fondées sur l’idée d’une manipulation des masses par des élites locales elles-mêmes inféodées aux États voisins et à leurs projets expansionnistes. À cet égard, la parution en 1999 d’une étude réalisée par l’European Stability Initiative (ESI) sur les structures du pouvoir en Bosnie constitue un tournant : pour la première fois, l’hégémonie persistante des partis nationalistes était expliquée non par les idéologies dont ils se réclament, mais par les réseaux de pouvoir informels et les pratiques de redistribution clientélistes qui les caractérisent [11]. Depuis, d’autres travaux sont venus étayer cette analyse et démontrer que les partis dits « modérés » ou « citoyens » – au pouvoir en RS de 1998 à 2000, et en Fédération de 2000 à 2002 – n’échappaient ni à ce type de pratiques ni aux subtils jeux d’alliance, aux redistributions de prébendes et aux crises gouvernementales à répétition qui les accompagnent.
10Cependant que l’analyse du système politique bosnien se déplaçait de ses aspects formels vers ses logiques internes, l’étude de la Constitution annexée aux accords de Dayton a été complétée par celles de divers secteurs de l’appareil d’État tels que la police, la justice, l’enseignement ou l’administration fiscale. De même, à la pléthore de statistiques fournies par l’UNHCR sont venues s’ajouter des monographies locales soulignant le caractère souvent partiel ou provisoire des retours, les difficultés rencontrées et les conditions de leur succès, ou encore le détournement de l’aide et la revente des biens restitués. Enfin, les désillusions suscitées par la victoire électorale des partis nationalistes en 1996 et 1998, puis par l’échec des coalitions gouvernementales « modérées » dans les années suivantes, ont entraîné une remise en cause des politiques de promotion de la « société civile » centrées sur la nouvelle génération d’ONG apparue après la guerre dans le sillage des grandes ONG étrangères.
11En dix ans, la perception de la Bosnie d’après guerre a donc, elle aussi, profondément changé. L’alternative « partition versus restauration » est peu à peu passée au second plan, au profit de débats plus techniques sur l’adaptation des mécanismes consociatifs inscrits dans la Constitution, ou sur la consolidation de certaines administrations centrales, éléments indispensables à la transformation de la Bosnie-Herzégovine en un État viable, susceptible à terme de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne. Surtout, aux divergences d’opinion sur l’avenir de la Bosnie se sont ajoutées de vives polémiques sur le rôle de la « communauté internationale » et de son Haut Représentant. Dès la fin des années 1990, en effet, plusieurs auteurs ont mis en garde contre les effets paradoxaux, voire pervers, d’un recours croissant aux « pouvoirs de Bonn » : si ces derniers avaient permis de lever certains obstacles à l’application des accords de paix, ils risquaient à terme de délégitimer les institutions bosniennes en les vidant de tout contenu réel, et de transformer la Bosnie en un quasi-protectorat durablement dépendant de l’autorité bienveillante et sans partage du Haut Représentant. Wolfgang Petritsch, accédant à ce poste en juillet 1999, semblait lui-même conscient de ces dérives, puisqu’il plaça son action sous le signe de l’« appropriation » ( ownership) du processus de paix par les acteurs locaux. Toutefois, il dut lui aussi recourir aux « pouvoirs de Bonn » pour mettre fin à la « crise croate » du printemps 2001 [12], puis imposer les réformes constitutionnelles d’avril 2002, qui rendirent plus complexes encore les mécanismes consociatifs issus des accords de Dayton. Quant aux élections de novembre 2002, perdues par l’Alliance pour le changement que Petritsch et l’OSCE avaient largement contribué à porter au pouvoir, elles ne firent qu’exacerber les controverses sur les résultats de l’action internationale en Bosnie-Herzégovine [13].
12Il semble donc qu’à une vision unidimensionnelle de l’après-guerre, ordonnant les évolutions de la Bosnie-Herzégovine et les décisions de la « communauté internationale » le long d’un axe « partition versus restauration », se soient substituées des analyses plus élaborées, qui insistent notamment sur les paradoxes des politiques de state building [14]. Mais en réalité, l’alternative « partition versus restauration » et, plus encore, les représentations opposées de la société bosnienne qui lui correspondent demeurent la référence normative implicite de bien des analyses. Partant de là, la plupart continuent également de recourir aux accords de Dayton comme grille d’analyse des réalités de l’après-guerre. Pas étonnant, dans ces conditions, que certains processus et enjeux fondamentaux leur échappent.
Comprendre les dynamiques de l’après-guerre
13La référence constante aux accords de Dayton et à une société d’avant guerre réduite à ses seules dimensions communautaires fait obstacle à la compréhension des ruptures et des continuités qui caractérisent la Bosnie d’aujourd’hui. En effet, le déplacement forcé de plus de la moitié de la population pendant la guerre, l’émigration massive des classes moyennes et l’effondrement de l’activité industrielle ont provoqué une recomposition profonde des rapports ville/campagne et des identités de classe, cependant que le conflit armé donnait naissance à de nouveaux clivages sociaux, opposant par exemple populations locales et populations déplacées, anciens combattants et réfugiés rentrant de l’étranger, invalides de guerre et victimes civiles. Au-delà, l’instabilité qui caractérise la vie politique se retrouve aussi dans la vie quotidienne, à travers la précarité des conditions matérielles, d’une part, l’absence de norme juridique ou éthique stable, d’autre part. Le sentiment d’insécurité généralisée qui en découle entretient les peurs nées de la guerre, ainsi qu’une puissante nostalgie pour la Yougoslavie titiste, sa relative prospérité et ses glorieuses certitudes.
14Seule la prise en compte de ces transformations sociales permet d’expliquer des phénomènes trop souvent réduits à de simples « manipulations » des passions nationalistes. Si les déplacés se sont souvent opposés à la restitution des biens immobiliers qu’ils occupaient, ce n’est pas seulement par volonté de préserver les résultats du nettoyage ethnique. Pour bon nombre d’entre eux, l’expulsion et le retour provisoire en centre d’accueil réveillaient le traumatisme de l’exode. La pénurie de logements, aggravée par la guerre, exacerbait, quant à elle, un clivage plus ancien entre des populations urbaines salariées, dont les appartements étaient fournis par leur employeur public, et des populations rurales ou néo-urbaines devant construire leurs maisons par leurs propres moyens. De même, quand des anciens combattants manifestent contre l’arrestation d’officiers inculpés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ce n’est pas tant pour nier la réalité des faits incriminés que pour s’opposer à ce qu’ils ressentent comme une négation de leur propre expérience de la guerre, une remise en cause de leur statut symbolique et, indirectement, des privilèges matériels qui lui sont associés.
15En Bosnie, les rapports interethniques ne sont donc pas les seuls à avoir été irréversiblement bouleversés par la guerre. Mais la société bosnienne ne constitue pas pour autant une tabula rasa sur laquelle les projets de la « communauté internationale » pourraient se réaliser sans contrainte, car la guerre a doté cette société de nouveaux acteurs et de nouveaux clivages. Elle a aussi permis le redéploiement d’élites et de pratiques politiques plus anciennes. Les effectifs de l’appareil d’État sont restés relativement stables, alors même que ses ressources fiscales s’effondraient, et certaines grandes entreprises continuent de jouer un rôle essentiel dans des villes moyennes caractérisées par la mono-industrie. La distribution de certificats de privatisation aux salariés du secteur public et aux anciens combattants s’est faite sous la tutelle des anciennes élites managériales et a permis aux partis nationalistes de pérenniser leur mainmise sur l’économie, à travers les fonds d’investissement qui leur sont liés. Enfin, ces mêmes partis ont adapté d’anciennes pratiques clientélistes aux nouvelles réalités sociales de l’après-guerre : ainsi, ce ne sont plus les entreprises publiques et les syndicats qui jouent un rôle central dans la mise en œuvre des politiques sociales, mais les municipalités et les associations de vétérans ou de personnes déplacés qui attribuent logements, aides sociales et matériaux de reconstruction.
16La façon dont les partis nationalistes parviennent à pérenniser leur domination apparaît dès lors plus clairement. Orchestrateurs de la guerre, ils sont les plus à même d’encadrer les groupes sociaux qui en sont nés et de fournir les cadres juridiques et symboliques assurant leur pérennisation. Les procédures d’allocation des ressources rares viennent ainsi se calquer sur les nouveaux clivages de la société bosnienne et, au-delà, sur les mécanismes consociatifs et les partages territoriaux inscrits dans les accords de Dayton. Ce faisant, les partis nationalistes rendent indissociables les incertitudes politiques et les incertitudes quotidiennes qui imprègnent la Bosnie d’après guerre, et préservent leur capacité de mobilisation : tout conflit portant sur l’allocation des ressources revêt rapidement une dimension interethnique et, à l’inverse, toute remise en cause des cadres institutionnels existants réveille les tensions et les peurs latentes de la société bosnienne. Enfin, en revenant aux formes de coalition tripartite déjà en vigueur entre 1990 et 1992, ces formations se donnent les moyens de souffler constamment le chaud et le froid, et d’apparaître incontournables aux yeux de la population locale comme des grandes organisations internationales.
17Ces dernières jouent du reste un rôle important dans ces dynamiques complexes de l’après-guerre. Comme le notent certains auteurs [15], la « communauté internationale » contribue notamment à la confusion institutionnelle qui est le terreau sur lequel prospèrent les partis nationalistes, par le caractère flou et changeant de ses objectifs politiques, par la complexité de son fonctionnement interne et, plus concrètement, par le contenu même de certaines réformes qu’elle soutient, à commencer par les réformes constitutionnelles d’avril 2002. Il n’en demeure pas moins que les analyses en termes de « quasi-protectorat » continuent d’opposer des acteurs internationaux bien intentionnés, mais incapables de résoudre de l’extérieur tous les problèmes de la Bosnie, à des acteurs locaux n’ayant pas la volonté ou les qualités requises pour le faire. Or la réalité est bien plus complexe. Outre que les discours sur l’« impuissance » ou le « manque de volonté » de la « communauté internationale » masquent depuis quinze ans déjà les rivalités qui ont présidé à la gestion internationale des crises yougoslaves, il existe de vraies divergences d’intérêts et d’interprétations entre acteurs internationaux et acteurs locaux. Que les décisions des organisations internationales ne donnent pas toujours les résultats escomptés et se soient parfois soldées par des échecs retentissants ne se comprend guère indépendamment du fait que lesdites organisations se montrent tout à la fois incapables et peu désireuses de prendre en compte ces divergences.
18La période correspondant au mandat de Wolfgang Petritsch ( 1999-2002), théoriquement marquée du sceau de l’ownership, en offre un exemple particulièrement éloquent. En effet, les deux principales crises politiques survenues à cette période s’expliquent bel et bien par ce refus de prendre en compte des conflits d’intérêts ou d’interprétations tout aussi réels que légitimes. Ainsi, quand, en octobre 2000, l’OSCE révisa la loi électorale de manière précipitée, les protestations qui s’ensuivirent de la part du HDZ furent qualifiées par la « communauté internationale » unanime de simple manœuvre visant à dissimuler la corruption des dirigeants politiques croates. Or, si celle-ci ne faisait aucun doute, la réduction de la « crise croate » à cette seule dimension revenait à refuser d’en comprendre les causes plus profondes : à l’heure où la Croatie décidait d’interrompre son soutien financier aux réseaux parallèles du HDZ, les décisions de l’OSCE ne pouvaient qu’exacerber les craintes de la population croate quant à son avenir institutionnel et matériel [16]. À l’inverse, quand la Banque mondiale exigea de l’Alliance pour le changement qu’elle effectue des coupes sombres dans les pensions militaires afin de restaurer l’équilibre budgétaire de la Fédération, c’est tout le statut matériel et symbolique des anciens combattants, voire les représentations de la guerre elle-même, qui se trouvèrent indirectement menacés. Il n’est donc pas surprenant que cet enjeu ait suscité d’importantes manifestations en mars 2002, et que, huit mois plus tard, la « communauté internationale » ait dû assister à la défaite électorale d’une coalition qu’elle avait mis plusieurs années à mettre sur pied.
19La « crise croate » illustre donc comment les incertitudes du quotidien et les pratiques de redistribution clientéliste servent d’amplificateurs aux tensions que génère toute réforme des institutions. L’exemple de la réforme des pensions militaires révèle quant à lui que des décisions prétendument « neutres » peuvent en fait se heurter aux catégories sociales et aux hiérarchies morales nées de la guerre. Au-delà des ambiguïtés constitutives des accords de Dayton ou des effets pervers des « pouvoirs de Bonn », c’est dans ce type d’interactions qu’il faut rechercher les raisons pour lesquelles l’action internationale en Bosnie n’a pas abouti à une ouverture du jeu politique mais, au contraire, à sa crispation durable.
Dayton ou les non-dits de la « triple transition »
20Les accords de Dayton s’inscrivent dans la perspective d’une « triple transition » de la guerre à la paix, du monopartisme à la démocratie, et d’une économie socialiste à une économie de marché [17]. Bien que dix ans d’expériences postcommunistes en aient démontré les limites, cette notion de « triple transition » reste parée de toutes les vertus en Bosnie-Herzégovine, et constitue le biais par lequel les concepteurs des accords de paix entendaient permettre à terme la réintégration de ce pays : la tenue d’élections libres et l’instauration d’une économie de marché étaient censées favoriser le renouvellement des élites au pouvoir puis, dans un second temps, l’émergence d’un espace économique unifié et d’une communauté politique partagée. Les ambiguïtés des accords de Dayton ne constituaient dès lors qu’un pis-aller provisoire, que le retour des déplacés, la consolidation des institutions centrales et les processus d’intégration euro-atlantique ne tarderaient pas à rendre caduc. Mais la réalité ne s’est pas conformée à cet astucieux scénario [18]. Comme il a été montré précédemment, les partis nationalistes ont fait preuve d’un égal talent dans la perpétuation des peurs et des tensions héritées de la guerre, et dans le redéploiement de leurs réseaux de pouvoir informels. Plus inattendu est le fait que les mesures destinées à encourager ladite « transition » leur ont parfois, indirectement, facilité la tâche. Les politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales entretiennent en effet dans la population bosnienne un sentiment d’insécurité généralisée, favorisent le délitement du lien social et freinent l’émergence de nouveaux groupes sociaux non liés à l’expérience de la guerre. De plus, et dans un premier temps au moins, les aides spécifiques accordées aux minority returnees ou la généralisation des quotas ethniques dans l’accès aux emplois publics ont elles-mêmes contribué à perpétuer les clivages nés de la guerre, dans un contexte où l’épuisement des budgets sociaux et le fort taux de chômage rendaient plus délicate encore l’allocation de ces ressources rares.
21De même, les politiques de démocratisation se sont vite heurtées à des contradictions majeures. En 1996, les premières élections de l’après-guerre n’ont pas donné lieu à la confrontation de différents programmes politiques, mais à celle de définitions antagoniques de la communauté politique légitime, comme l’attestent les polémiques et les fraudes auxquelles a donné lieu la constitution des listes électorales. Dans les années suivantes, les interventions du Haut Représentant dans la vie politique bosnienne se sont fait de plus en plus fréquentes, cependant que les processus de décision politique se trouvaient accaparés par des cercles restreints d’experts et de représentants autoproclamés de la « société civile ». La vacuité de la vie démocratique a alors favorisé la domination de l’agenda politique par les seuls enjeux institutionnels et symboliques hérités de la guerre. À ce niveau-là également, la « triple transition » a donc gêné la « sortie de guerre », l’ouverture du jeu politique et, in fine, l’éventuelle émergence d’une communauté politique partagée.
22Resituer les accords de Dayton dans le cadre de la « triple transition » révèle finalement l’un des principaux paradoxes de l’action de la « communauté internationale » – soit le fait que, tout en entendant favoriser l’émergence d’une communauté politique partagée en Bosnie-Herzégovine, elle ne cesse d’y ramener les conflits politiques à des questions d’ordre moral ou culturel, par nature difficilement négociables. Dans ce contexte, il ne sert pas à grandchose de mettre de côté les débats institutionnels pour se consacrer en priorité aux réformes économiques, comme Paddy Ashdown a tenté de le faire après avoir succédé à Wolfgang Petritsch. Pour surmonter les ambiguïtés des accords de Dayton et assurer la « transition de la guerre à la paix », il ne suffit pas d’adapter les processus de « transition » économique et politique au contexte spécifique bosnien. Il faut aussi, tôt ou tard, revenir à cette question de la communauté politique légitime qui domine la vie politique bosnienne depuis le milieu du XIXe siècle, et constitue l’enjeu central de la guerre récente comme des difficultés de l’après-guerre.
Quand la Bosnie reste à inventer
23Depuis l’échec de la tentative austro-hongroise pour promouvoir une identité bosniaque commune ( bos njas tvo) à la fin du XXe siècle, les allégeances politiques en Bosnie-Herzégovine se distribuent entre des projets nationalistes prenant appui sur les clivages religieux de la société bosnienne et une identification plus ou moins profonde au projet yougoslave. Chaque recomposition majeure de l’ordre géopolitique européen se double de celle des rapports de force entre ces différents projets, la guerre de 1992-1995, de ce point de vue, ne faisant pas exception à la règle [19]. Dix ans après la fin de cette guerre, la société bosnienne manque toujours cruellement d’un désir de vivre ensemble et de partager un même destin politique. Sur ce plan, la Bosnie reste donc à inventer. Toutefois, dans la mesure où le contexte international rend improbable une reprise de la guerre, le temps est venu de s’interroger sérieusement sur les moyens de favoriser l’émergence d’une telle communauté politique partagée.
24En effet, les intervenants extérieurs ne peuvent ni compenser indéfiniment l’absence de cette communauté en Bosnie-Herzégovine ni la faire surgir par décret, mais ils peuvent contribuer à créer des conditions qui lui soient favorables. De ce point de vue, il n’est pas sûr que le temps du quasi-protectorat soit vraiment révolu. En effet, si la première condition pour qu’un État obtienne l’allégeance de ses citoyens est qu’il assure leur sécurité, ainsi qu’un égal accès à certains droits politiques et sociaux, il importe que les institutions bosniennes soient rendues à la fois plus efficientes et moins discriminatoires qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent. À cette fin, une révision des mécanismes consociatifs inscrits dans la Constitution et un renforcement des compétences de l’État central dans des domaines tels que la police, la justice, l’éducation ou les politiques de santé et de protection sociale sont nécessaires. Compte tenu des changements déjà intervenus sur ces différents points, la vraie question n’est pas de savoir s’il faut « aménager » ou « renégocier » des accords de paix déjà caducs à certains égards, mais jusqu’où et de quelle manière il convient de poursuivre la révision des cadres institutionnels négociés en décembre 1995.
25Sur le premier point, la « politique des petits pas » privilégiée jusqu’à présent permet de maintenir l’illusion d’un respect des accords de Dayton. Mais, de ce simple fait, elle nourrit les incertitudes politiques caractéristiques de la Bosnie d’après guerre, et maintient les conflits institutionnels au premier rang de l’agenda politique bosnien. L’idée d’une suppression des deux entités (Fédération et Republika Srpska) et d’une « cantonisation » de la Bosnie-Herzégovine apparaît dès lors attrayante, car elle permettrait de simplifier les institutions bosniennes et de redistribuer d’un coup les compétences entre État central, cantons et municipalités. Y voir un remède miracle constituerait toutefois une illusion dangereuse. En effet, d’une part, elle ne garantit pas que les autres échelons administratifs cesseraient d’entretenir un flou artistique sur leurs compétences et leurs obligations légales, cette attitude s’expliquant tout autant par les stratégies de certains acteurs politiques que par la difficulté objective à satisfaire des demandes sociales multiples sur la base de ressources budgétaires réduites. D’autre part, la suppression des entités implique de remettre ouvertement en cause les cadres institutionnels négociés à Dayton. À ce titre, elle répondrait certes au besoin de sécurité de la communauté bosniaque et aux récriminations de la communauté croate quant à son statut politique incertain, mais ne manquerait pas de réveiller les craintes et les rancœurs de la communauté serbe [20].
26L’obstacle, il est vrai, n’est pas nécessairement infranchissable : rappelons que la création du district de Br©ko en 1999 a mis fin à la continuité territoriale de la Republika Srpska sans provoquer la flambée de violence annoncée par certains. Reste à savoir si une rupture aussi nette avec les accords de Dayton et les acquis de la guerre peut être obtenue par une négociation entre forces politiques bosniennes, ou si, une dernière fois peut-être, le « diktat » de la « communauté internationale » peut se révéler utile sur ce point. En réalité, la différence est moins évidente qu’il n’y paraît à première vue : certaines décisions du Haut Représentant ont épargné aux partis politiques bosniens la nécessité d’annoncer à leurs électeurs des compromis douloureux, et de nombreuses négociations entre ces mêmes partis n’ont abouti qu’à la suite d’intenses pressions internationales, comme l’a encore montré l’acceptation par les dirigeants de la Republika Srpska d’une réunification progressive des forces armées et de la police. La vraie question est plutôt de savoir si la suppression des entités se heurterait à une mobilisation massive de la communauté serbe et conduirait à un renforcement durable de la mentalité obsidionale dans laquelle ses dirigeants politiques la maintiennent.
Vers un nouveau compromis politique ?
27Toutes les décisions de la « communauté internationale » n’ont pas suscité de résistances massives, rappelons-le. En 1998, le SDS et le HDZ n’ont pu s’opposer à l’instauration d’une monnaie unique et de plaques d’immatriculation communes, la population ayant vite saisi tout le bénéfice qu’elle pouvait en tirer. L’hostilité à certaines mesures s’attaquant directement aux intérêts de certains groupes sociaux nés de la guerre et encadrés par les partis nationalistes (populations déplacées, anciens combattants, etc.) s’est elle aussi estompée, en même temps que les pratiques clientélistes dont ils bénéficiaient étaient remplacées par des procédures d’allocation des ressources plus formelles et plus consensuelles. En 2002-2003, l’achèvement du processus de restitution des biens immobiliers s’est ainsi traduit par un apaisement des tensions sociales afférentes et la restauration d’un large consensus quant au primat des droits de propriété ou d’occupation antérieurs à la guerre. La révision des cadres juridiques en vigueur semble donc d’autant plus aisée qu’elle s’accompagne d’une réduction des incertitudes matérielles et des dépendances clientélistes dont est prisonnière la population bosnienne. C’est dans cette perspective, sans doute, qu’il convient de resituer toute la problématique de la « triple transition », de la communauté politique légitime et, in fine, des réformes institutionnelles en Bosnie-Herzégovine.
28Ce qui vaut pour les incertitudes d’ordre matériel vaut aussi pour les incertitudes d’ordre moral. Dans la Bosnie d’après guerre, en effet, l’innocence constitue elle-même une ressource aussi rare que contestée, et tout consensus quant à la détermination de la culpabilité paraît hors d’atteinte. Dans ce contexte, l’erreur de nombreux partisans d’une réintégration de la Bosnie est de nier toute réalité autre qu’instrumentale aux peurs et aux aspirations communautaires sur lesquelles se sont appuyées les projets nationalistes des années 1990. Il se pourrait bien, pourtant, que ce soit en reconnaissant la légitimité propre de ces aspirations qu’il devienne possible de les désolidariser durablement des projets nationalistes, et d’amener chaque communauté à se confronter aux crimes perpétrés en son nom. Plus concrètement, la nécessité que les représentants de la communauté serbe reconnaissent la singularité des crimes commis par leur propre camp ne signifie pas que leurs récriminations concernant le caractère anticonstitutionnel du référendum de mars 1992 ou les usages sélectifs du droit dans la gestion des guerres yougoslaves soient dénuées de tout fondement, et cette même reconnaissance sera d’autant plus aisée qu’elle ne conditionnera plus l’issue de certains débats institutionnels. Là encore, ceci incite à relativiser la contribution possible du TPIY au processus de réconciliation et à l’émergence d’une communauté politique partagée [21].
29Pour favoriser l’ouverture du jeu politique, il semble finalement que la révision des cadres institutionnels négociés à Dayton doive s’accompagner d’une atténuation des clivages sociaux nés de la guerre et d’une déconnection entre les différents types d’incertitudes caractéristiques de l’après-guerre (politiques, matérielles et morales). Elle doit favoriser tout à la fois la restauration de cadres normatifs communs et l’expression des intérêts divergents qui traversent la société bosnienne. Une éventuelle suppression des entités devrait donc constituer la base d’un nouveau compromis politique entre les nations constitutives de la Bosnie-Herzégovine, non une étape implicite vers l’instauration d’un État unitaire. Dans ce contexte, l’illusion d’un « retour à l’avant-guerre » n’est pas moins dangereuse pour l’avenir de la Bosnie que le spectre de la « Grande Serbie » ou de la « Grande Croatie ». La création d’un État viable et, à plus long terme, l’émergence d’une communauté politique partagée en Bosnie-Herzégovine passe non seulement par la dédramatisation des dimensions communautaires de la société bosnienne, mais aussi, paradoxalement, par l’acceptation du caractère partiellement irréversible des conséquences de la guerre et du nettoyage ethnique. C’est, du reste, ce que suggère le processus de restitution des biens immobiliers : celui-ci ne s’est pas doublé d’un phénomène massif de retours minoritaires, mais il a contribué à la restauration d’un large consensus autour de la question des droits de propriété, et donc à une réintégration partielle de la société bosnienne. De même, il n’est pas absurde d’envisager que la suppression des entités puisse s’accompagner d’un démantèlement progressif des dispositions légales fondées sur l’idée d’une « abolition » ( undoing) des résultats du nettoyage ethnique, telles que l’inscription des électeurs dans leur lieu de résidence d’avant guerre, ou l’utilisation du recensement de 1991 comme base de calcul des quotas ethniques. Outre le fait qu’elle pourrait constituer une contrepartie à la suppression des entités, une telle mesure aurait l’avantage de rapprocher la Bosnie légale de la Bosnie réelle, et d’effacer de l’agenda politique bosnien certaines des incertitudes institutionnelles et matérielles dont se nourrissent les partis nationalistes.
Notes
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[1]
Parmi les ouvrages qui, bien que n’échappant pas toujours aux travers du « prisme daytonien », contribuent à une meilleure compréhension de la Bosnie d’après guerre, voir, entre autres, Sumantra Bose, Bosnia After Dayton : Nationalist Partition and International Intervention, Londres, Hurst, 2002 ; Christophe Solioz, Turning Point in Post-War Bosnia : Ownership Processes and European Integration, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2005 ; Florian Bieber, Post-War Bosnia : Ethnicity, Inequality and Public Sector Governance, Londres, Palgrave, 2005.
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[2]
Depuis décembre 1995, la Bosnie-Herzégovine est officiellement constituée de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, elle-même divisée en dix cantons (cinq bosniaques, trois croates et deux « mixtes »), et la République serbe ( Republika Srpska ).
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[3]
Voir Xavier Bougarel, « Quel bilan critique des accords de Dayton ? », Relations internationales et stratégiques, 28, hiver 1997, p. 29-35.
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[4]
Les réformes constitutionnelles de 2002 étendent à la nation serbe les mécanismes consociatifs déjà en vigueur dans la Fédération entre les nations bosniaque et croate, et introduisent des mécanismes similaires en Republika Srpska. Elles établissent à tous les niveaux de l’appareil d’État des quotas ethniques calculés sur la base du dernier recensement de la population antérieur à la guerre ( 1991).
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[5]
Parti de l’action démocratique (bosniaque/musulman).
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[6]
Parti démocratique serbe.
-
[7]
Communauté démocratique croate.
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[8]
UNHCR, Statistics Package, Sarajevo, 31 décembre 2004 (http :// www. unhcr. ba).
-
[9]
Le Conseil de mise en œuvre de la paix (Peace Implementation Council) rassemble les organisations internationales et les États impliqués dans la mise en œuvre des accords de Dayton. Il se réunit tous les six mois, désigne le Haut Représentant et lui fixe ses objectifs prioritaires.
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[10]
Cette expression a été forgée par l’anthropologue américaine Janine Wedel pour décrire les relations entre les institutions financières internationales et l’oligarchie russe des années 1990. Voir J. Wedel, Collision and Collusion : The Strange Case of Western Aid to Eastern Europe, 1989-1998, New York, St Martin’s Press, 1998.
-
[11]
Voir European Stability Initiative, Reshaping International Priorities in Bosnia : Part I — Bosnian Power Structures, Berlin / Bruxelles, ESI, 1999 (http :// www. esiweb. org).
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[12]
En octobre 2000, quelques semaines à peine avant la tenue d’élections générales, l’OSCE modifia le mode de désignation de la chambre haute (Chambre des nations) du Parlement de la Fédération, afin de faciliter l’accession au pouvoir de l’Alliance pour le changement. Opposé à cette décision, le HDZ exigea alors la création d’une troisième entité croate, et organisa en mars 2001 le boycottage des institutions fédérales et la démission collective des militaires et des policiers croates. Le Haut Représentant réagit en destituant plusieurs responsables du HDZ, dont Ante Jelavic, représentant croate à la présidence collective de Bosnie-Herzégovine.
-
[13]
Voir Gerald Knaus, Felix Martin, « Travails of the European Raj », Journal of Democracy, dossier « Lessons from Bosnia and Herzegovina », 14 ( 3), juillet 2003, p. 60-74.
-
[14]
Voir, par exemple, International Crisis Group, Bosnia’s Nationalist Governments : Paddy Ashdown and the Paradoxes of State Building, Bruxelles / Sarajevo, ICG, 2003 (http :// www. crisisgroup. org) ; Dominik Zaum, « The Paradox of Sovereignty : International Involvement in Civil Service Reform in Bosnia and Herzegovina », International Peacekeeping, 10 ( 3), automne 2003, p. 102-120.
-
[15]
Voir, par exemple, European Stability Initiative, Reshaping International Priorities in Bosnia and Herzegovina – Part Two : International Power Berlin/Bruxelles, ESI, 2000 (http :// www. esiweb. org) ; Berit Blieseman de Guevara, External State-Building in Bosnia and Herzegovina : A Boost for the (Re)Institutionalisation of the State or the Establishment of Parallel Strucures ?, papier présenté au séminaire Democracy and Human Rights in Multiethnic Societies, Konjic, Bosnie-Herzégovine, 10-15 juillet 2005. (http :// www. kakanien. ac. at).
-
[16]
Sur la « crise croate », voir note 12.
-
[17]
Sur la notion de « triple transition », voir Claus Offe, « Capitalism by Democratic Design ? Democratic Theory Facing the Triple Transition in Eastern Central Europe », Social Research, 58 ( 4), 1991, p. 893-902.
-
[18]
Pour une critique de la notion de « triple transition » appliquée aux situations d’après guerre, voir Roland Paris, « Peace Building and the Limits of Liberal Internationalism », International Security, 22 ( 2), automne 1997, p. 54-89.
-
[19]
Sur l’inscription des guerres yougoslaves dans le contexte géopolitique européen des années 1990, voir Susan L. Woodward, Balkan Tragedy : Chaos and Dissolution After the Cold War, Washington (DC), The Brookings Institution, 1995.
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[20]
L’idée avancée en 2004 par l’European Stability Initiative de supprimer la Fédération et de transformer la Republika Srpska en un seul et unique canton permet, certes, de contourner partiellement cette difficulté, mais apparaît à l’inverse inacceptable pour la communauté bosniaque, qui considère la RS comme le résultat d’une entreprise génocidaire et la principale menace pesant sur sa propre existence physique et politique. Voir European Stability Initiative, Making Federalism Work : A Radical Proposal for Practical Reform, Berlin / Bruxelles, ESI, 2004.
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[21]
Voir Xavier Bougarel, « Du bon usage du Tribunal pénal international », Le Monde diplomatique, 577, avril 2002, p. 16-17.