Couverture de CRII_011

Article de revue

Falun Gong : la tentation du politique

Pages 36 à 43

Notes

  • [1]
    Mentionnons à titre d’exemple les rébellions de Xu Hongru ( 1622), de Wang Lun (fin du XVIIIe siècle), et des Huit Trigrammes( 1813).
  • [2]
    Ce nom, abréviation de Zhonghua yangsheng yizhi gong (qigong chinois pour cultiver la santé et augmenter l’intelligence), est un homophone du nom abrégé du Parti communiste chinois.
  • [3]
    Le Zhong Gong fut la cible d’attaques voilées dans les revues de qigong et dans la campagne de « rectification » du monde du qigong de 1996. Dès lors, il lui fut difficile de poursuivre sa stratégie consistant à rechercher le soutien de gouvernements provinciaux et locaux pour l’ouverture ou le développement de ses organisations.
  • [4]
    Il réapparut à l’été 2000 sur l’île américaine de Guam, dans le Pacifique, où il demanda l’asile politique.
  • [5]
    Parmi les caractéristiques du Falun Gong que l’on peut retrouver dans les anciennes sectes du Lotus Blanc, mentionnons les suivantes : 1) Doctrine de la fin imminente du monde ou du kalpa (cycle universel bouddhique) ; 2) Doctrine de l’arrivée imminente d’un nouveau Bouddha sauveur de l’humanité (Li Hongzhi va encore plus loin en laissant entendre qu’il est de loin supérieur au Bouddha). Notons en passant que les deux premiers caractères du nom de Li Hongzhi correspondent au nom du sauveur Li Hong attendu dans certaines traditions sectaires depuis des siècles. Le troisième caractère signifiant « volonté », l’ensemble évoque une « volonté d’être le sauveur Li Hong » ; 3) Récitation collective des textes sacrés de la secte (le Zhuan Falun du Falun Gong) et pratique de techniques respiratoires et de méditation; 4)Réseau d’adeptes se constituant autour de la transmission de la doctrine et des techniques de méditation et se répandant sans limites géographiques, sociales ou professionnelles; 5)Rejet des institutions religieuses orthodoxes – le Falun Gong se proclame « Grande Loi », infiniment supérieure aux religions traditionnelles.
  • [6]
    Certes, la vente de livres, de cassettes, etc. de Falun Gong constitue une source de profits considérables. Mais les relations au sein du Falun Gong (les formations et séances de pratique sont gratuites) sont perçues par les adeptes comme étant pures et libres de toute considération matérielle ou égoïste, contrairement à ce qui se passe dans d’autres réseaux de qigong et dans la société en général.
  • [7]
    Un adepte me disait à cette époque, d’un ton menaçant : « Si le gouvernement ose toucher au Falun Gong, Li Hongzhi montrera son pouvoir ».
English version

1Les événements liés à la répression du mouvement Falun Gong sont le plus souvent observés en Europe à travers les deux prismes que sont la question des droits de l’homme en Chine et celle des sectes. Ce qui peut être assez déroutant car le Falun Gong, au lieu de s’inscrire dans le schéma européen des « sectes contre la démocratie », apparaît comme une « secte contre la dictature ». Mais la question que chacun se pose est bien sûr celle-ci : comment un mouvement apocalyptique, bricolage du vieux fonds chinois de techniques de méditation et de pensée mystique, a-t-il pu devenir la principale force d’opposition en Chine et dépasser l’opposition démocratique par l’influence, la capacité d’organisation, le nombre de membres et – last but not least – la crainte qu’il inspire aux détenteurs du pouvoir ? Le 25 avril 1999, le Falun Gong organisait aux portes mêmes du Comité central à Pékin la plus grande manifestation vue en Chine depuis 1989. En janvier 2001, des journaux chinois admettent publiquement que, malgré la sévère campagne de répression lancée depuis l’été 1999, des adeptes du Falun Gong « continuent à se rendre place Tiananmen pour y semer le désordre, y déployer des banderoles, crier des slogans et distribuer des tracts [...]. Les méthodes de propagande utilisées par les éléments durs du “Falun Gong” se renouvellent sans cesse : [...] ils vont sous les bretelles d’autoroutes, dans des lieux publics très fréquentés et dans des quartiers résidentiels de Pékin pour coller et distribuer des tracts illégaux et polluer l’atmosphère sociale ». Des milliers d’adeptes ont été incarcérés ou envoyés dans des camps de « rééducation par le travail ». Une centaine d’entre eux seraient morts en détention.

Une longue histoire de rébellions sectaires

2L’émergence de mouvements sectaires est un phénomène récurrent dans l’histoire chinoise. Il y a plus de dix-huit siècles, les sectes taoïstes des Cinq Boisseaux de Riz et des Turbans Jaunes menaient des révoltes millénaristes contre la dynastie des Han orientaux. De la dynastie Yuan (XIVe siècle) jusqu’aux temps modernes, de nombreux réseaux ont annoncé l’imminence de la fin du monde et l’inauguration d’un nouveau cycle universel par un nouveau Bouddha. Ces mouvements, dits du Lotus Blanc, enseignaient des techniques de respiration, de méditation et d’arts martiaux en vue de recruter et de former des communautés de pratiquants. Souvent liés à des rébellions politiques visant à renverser la dynastie régnante, ils étaient sévèrement réprimés. Ils se réfugiaient alors dans la clandestinité et devenaient des sociétés secrètes. De fait, la dynastie mongole (Yuan) a été renversée par une telle révolte, celle des Armées Rouges. Un officier de cette rébellion, Zhu Yuanzhang, fut le premier empereur de la dynastie des Ming – et s’empressa d’ailleurs de se retourner contre ceux qui l’avaient fait tel en promulguant de sévères lois contre l’hérésie. Diverses sectes hétérodoxes contribuèrent par leur idéologie et leur capacité d’organisation à des révoltes contre les dynasties Ming et Qing [1]. Le soulèvement des Taiping, au milieu du XIXe siècle, allait affaiblir mortellement le régime impérial. À la fin des Qing et durant la période républicaine ( 1911-1949), les sectes populaires connurent une influence grandissante, remplissant le vide laissé par la destruction des structures sociales traditionnelles et allant jusqu’à dominer des régions entières. Le secret qu’avait imposé la vive répression du XIXe siècle fit même place, dans quelques régions, à un recrutement ouvert et massif. Par exemple, sous la république, la secte des Épées Rouges convertit des villages entiers de la Chine du Nord avec le soutien des élites locales, qui voyaient en elle un moyen de résister au banditisme et au pillage. Arrivé au pouvoir en 1949, le Parti communiste organisa aussitôt une dure répression contre ces religions « réactionnaires », et put croire à leur éradication complète.

Le rôle du Parti communiste dans la renaissance du monde sectaire

3En réalité, ce monde ne disparut pas complètement. Il se replia, puis se reconstitua sous le couvert des techniques traditionnelles de gymnastique respiratoire et de méditation, à la faveur d’une étrange alliance entre le millénarisme communiste de la « Chine nouvelle » et la mystique corporelle des maîtres sectaires, qui s’était nouée avant même la fondation de la République populaire : à la fin des années quarante, les responsables du Parti dans la « zone libérée » de Yinan, privés de médecine moderne, s’étaient intéressés à ces techniques populaires, transmises dans les campagnes à travers des réseaux sectaires ; épurées de leurs éléments religieux et rebaptisées « qigong » (exercice du souffle), elles avaient été utilisées à des fins thérapeutiques dans les cliniques pour cadres de l’Armée populaire de libération. Très vite, le qigong se répandit dans les institutions médicales du nouvel État communiste. Dès1953, un sanatorium spécialisé était fondé à la villégiature pour cadres de Beidaihe. L’élite du Parti put s’initier à la méditation et aux techniques de relaxation. Liu Guizhen, le père du qigong, fut honoré par Mao. De prestigieuses institutions médicales de Pékin et de Shanghai ouvrirent des cliniques et des laboratoires de qigong. Dans le contexte idéologique des années cinquante, hostile à la médecine moderne « bourgeoise » et « occidentale », le qigong, présenté comme une thérapie d’origine « populaire » et « chinoise », connut ainsi sa première floraison. Cela n’allait pas suffire à le protéger contre la Révolution culturelle. Liu Guizhen et ses disciples furent accusés de promouvoir des « superstitions féodales », et les institutions officielles de qigong furent fermées au milieu des années soixante.

4Durant la Révolution culturelle, le qigong continua néanmoins à se transmettre secrètement dans des réseaux de maîtres et de disciples. Dès le début des années soixante-dix, Guo Lin, une femme guérie du cancer par cette méthode, osa l’enseigner en public. Elle inventa la pratique collective du qigong dans les parcs de Pékin, qui allait permettre sa propagation rapide. Guo Lin reçut l’encouragement de plusieurs dirigeants du pouvoir central dès le début de la politique d’ouverture en 1979. Ceux-ci voyaient dans le qigong une forme de prévention et de thérapie efficace et accessible aux masses, qui pourrait améliorer l’état de santé de la population sans nécessiter d’investissements publics.

5La presse se mit à publier des « informations » sensationnelles sur des phénomènes étranges (des enfants lisaient avec leurs oreilles ou avec leurs aisselles...) ; des adeptes du qigong pouvaient, disait-on, par leurs pratiques méditatives, acquérir des pouvoirs de télékinèse, de voyance ou de télépathie. Ces pouvoirs extraordinaires étaient même prouvés par des expérimentations rigoureuses. Par exemple, à Shanghai, un chercheur d’une unité scientifique de haut niveau affirma avoir détecté, à l’aide d’un appareil, l’existence matérielle du « qi externe » que l’adepte peut cultiver mentalement et projeter hors de son corps pour guérir des malades à distance.

6Des guérisseurs traditionnels surgirent au grand jour, donnèrent en spectacle leurs pouvoirs magiques maintenant légitimés comme « facultés exceptionnelles » cautionnées par la science, se présentèrent comme « maîtres de qigong » et en enseignèrent les techniques. Des milliers de maîtres, d’écoles, d’associations, de publications et d’organismes de recherche voués au qigong apparurent. Une telle explosion n’aurait pas été possible sans l’appui de quelques enthousiastes au sommet de l’État, du Parti et du monde scientifique. Dès1982, Qian Xuesen, l’inventeur de la bombe atomique chinoise, obtint du Département de la propagande du Comité central l’interdiction de publier des articles de presse mettant en cause les « facultés exceptionnelles » du qigong.

7Cette technique assez simple pouvait non seulement, proclamait-on, procurer santé et longévité, mais augmenter l’intelligence de l’homme et lui donner des pouvoirs nouveaux. L’expérience des adeptes et la recherche scientifique semblaient avoir prouvé la véracité des prouesses magiques des héros légendaires. La définition du « qi externe » comme substance matérielle permettait d’étudier des phénomènes étranges et paranormaux dans le cadre légitime du matérialisme scientifique. Dès lors que le qigong était un moyen pratique de faire éclore des « facultés exceptionnelles » latentes chez tous les hommes, on pouvait espérer que les pouvoirs mystiques jadis transmis de manière ésotérique à quelques initiés dotés de qualités particulières seraient désormais, grâce à la science, à la portée de l’ensemble de la population. Le qigong permettait de rêver à une démocratisation scientifique des traditions magiques. Il était la clef permettantde se libérer des lois de la physique. La Chine allait être à l’avant-garde d’une nouvelle révolution scientifique mondiale.

8Cette fièvre atteint son paroxysme en 1987, après la publication des résultats d’une expérience menée à l’université Qinghua, la plus prestigieuse faculté des sciences, d’où il ressortait que le « qi externe » émis par le maître Yan Xin pouvait changer la structure moléculaire d’un échantillon d’eau à deux mille kilomètres de distance. Ce Yan Xin avait lancé une nouvelle forme de qigong, la « conférence imbue de force » ( daigong baogao), au cours de laquelle le maître, tout en prononçant une allocution sur la théorie scientifique du qigong, émet du « qi externe » en direction de l’assistance. Les conférences de Yan Xin remplissaient des stades de dix à vingt mille personnes. Une partie de l’auditoire tombait en transe. Des malades et des paralytiques se trouvaient miraculeusement guéris.

9L’euphorie fut de courte durée. La fulgurante popularité de Yan Xin inquiéta le pouvoir, qui organisa son exil aux États-Unis sous prétexte d’y « promouvoir la culture chinoise » et d’y « mener des expériences scientifiques ». On signala de plus en plus de cas de troubles mentaux provoqués par une pratique abusive de la méditation. L’escroquerie et le charlatanisme qui sévissaient au sein du monde du qigong provoquèrent l’intervention de l’État, qui forma en 1987 un comité de ministres chargé de la question, et tenta de réglementer les associations.

10L’État n’était pas seul à vouloir mettre de l’ordre dans le monde du qigong. Le jeune maître Zhang Hongbao tenta, lui, de récupérer les adeptes au sein d’une vaste organisation commerciale possédant des universités, des hôpitaux, des instituts de formation de cadres, des entreprises. Sa méthode du Zhong Gong [2] classait l’ensemble des techniques de qigong dans un système comportant huit niveaux d’acquisition. Dès le deuxième, les adeptes étaient affectés à la vente de cours au sein d’une structure qui couvrait toute la Chine. En 1994, le Zhong Gong affirmait avoir trente millions d’adeptes et constituait la plus grande organisation populaire en Chine en dehors du Parti communiste. Peu après, l’État mit discrètement un frein à l’expansion du Zhong Gong [3]. Le maître disparut vers cette époque [4].

11Pendant quelques années, le Zhong Gong avait réussi à dominer le monde du qigong en inscrivant les pratiques méditatives, respiratoires et de guérison dans une structure bureaucratico-commerciale calquée sur celle du Parti communiste. Mais la cupidité du maître s’était transmise à ses disciples ; les ambitions personnelles et la corruption interne qui sévissaient au sein du Zhong Gong l’avaient déjà considérablement affaibli avant la répression.

L’explosion du Falun Gong

12Un obscur maître du nord-est du pays, Li Hongzhi, adopta à partir de 1992 une stratégie plus durable de récupération du qigong en associant ses techniques corporelles et méditatives à une doctrine moraliste, messianiste et apocalyptique, sous le nom de Falun Gong (le qigong de la roue du Dharma). Cette stratégie lui valut un succès rapide alors même que, depuis 1995, certains chercheurs avaient lancé une polémique dans la presse, où ils dénonçaient la réapparition de pratiques religieuses sectaires et de « superstitions féodales » sous le couvert du qigong, ainsi que les expériences et recherches « pseudo-scientifiques » menées pour légitimer celui-ci.

13À la suite de cette polémique, le gouvernement lança en 1996 une campagne de « rectification » des associations de qigong, retirant la reconnaissance officielle aux écoles qui s’éloignaient trop du marxisme. Dans ce climat moins favorable, de nombreux maîtres de qigong quittèrent la Chine pour l’Occident, où ils rejoignirent les courants de médecine douce et l’orientalisme du New Age. Le monde du qigong se trouva éclaté et désorienté. Li Hongzhi lui-même trouva refuge aux États-Unis en 1996 mais le Falun Gong, pourtant lui aussi victime de cette purge, poursuivit son expansion.

14La tentative, encouragée par le pouvoir, de récupérer les arts corporels, respiratoires et méditatifs au profit de la construction socialiste puis d’une révolution scientifique « chinoise » s’était ainsi soldée par un cuisant échec. Le qigong avait donné lieu à l’apparition de tout un monde de réseaux sectaires et d’organisations indépendantes de l’État dont la structure, l’idéologie et les pratiques construisaient une société alternative dans les interstices de la société officielle. Avec le Falun Gong, l’évolution du qigong dans une direction sectaire et religieuse fut poussée encore plus loin.

15Les réseaux du qigong laissaient déjà entrevoir une affinité avec les anciennes sectes hétérodoxes, tant par la structure et l’idéologie que par le mode de propagation : des organisations structurées recrutant des adeptes par le biais de l’enseignement de techniques corporelles, et leur transmettant une idéologie. Celle-ci varie d’un réseau à l’autre mais propose généralement un idéal de salut universel intégrant des éléments de pensée magique, d’eschatologie millénariste, de scientisme et de nationalisme romantique autour de la figure charismatique du Maître. Ce modèle idéologique, qui s’est propagé subtilement dans un grand nombre d’organisations, éclate au grand jour dans le Falun Gong de Li Hongzhi [5].

16Depuis la purge de 1996, le Falun Gong ne se présente plus comme une méthode de qigong mais comme une nouvelle Loi de l’Univers, transcendant toute forme d’organisation matérielle, supérieure à toutes les philosophies, lois, religions et méthodes de qigong jamais apparues dans l’histoire de l’humanité, et offrant la seule voie de salut permettant de survivre à l’apocalypse prochaine. Rigueur morale, prosélytisme actif et stricte discipline d’organisation lui ont permis de recruter des dizaines de millions d’adeptes dans tous les secteurs de la société. Malgré son absence de statut légal et son idéologie occultiste et antiscientifique, le Falun Gong s’est propagé ouvertement et en toute impunité pendant environ trois ans. Seuls quelques journalistes et scientifiques osaient alors le critiquer dans les journaux, soulignant son caractère « superstitieux » et révélant des cas d’adeptes morts ou tombés malades pour avoir refusé tout traitement médical, conformément à l’enseignement de Li Hongzhi. Le Falun Gong réagissait en organisant des manifestations devant les bureaux des médias concernés, exigeant (et obtenant parfois) des excuses publiques. Malgré une telle audace – après tout, les médias chinois sont en quelque sorte les porte-parole du gouvernement – le pouvoir tarda à intervenir. Un grand nombre de membres du Parti communiste étaient adeptes ou sympathisants du Falun Gong. Certains dirigeants considéraient sa gymnastique quotidienne comme un moyen économique et inoffensif d’occuper la masse désœuvrée des retraités. D’autres redoutaient l’influence réelle du Falun Gong et craignaient de s’aliéner ses dizaines de millions de disciples.

17Après l’arrestation par la police locale de deux meneurs lors d’une manifestation du Falun Gong organisée devant un journal de Tianjin, la secte organisa, le 25 avril 1999, une séance publique de méditation qui rassembla plus de dix mille adeptes autour de Zhongnanhai, siège du pouvoir central à Pékin. Cet événement au puissant symbolisme, révélateur de visées politiques, provoqua la colère des autorités, qui décrétèrent l’interdiction du Falun Gong le 23 juillet 1999. Dans les mois qui suivirent, la plupart des autres grandes organisations de qigong furent discrètement démantelées par le gouvernement. Seul, le Falun Gong est devenu un mouvement de résistance clandestin qui continue sans relâche à narguer le pouvoir, sous l’œil des médias internationaux.

Un vide spirituel et social

18Quels sont les résultats de la répression du Falun Gong ? Certains pensent que celui-ci s’en est trouvé effectivement neutralisé ; sa capacité de nuisance, aussi bien à l’intérieur du pays que dans les rapports extérieurs de la Chine, serait un problème réel mais gérable. C’est refuser de voir que l’affaire du Falun Gong n’est que le révélateur de problèmes de fond qui ne sont toujours pas résolus.

19Premièrement, la persistance du fait religieux en Chine dément l’idée marxiste d’une disparition graduelle de la religion grâce au développement économique et au déclin des structures sociales traditionnelles. Derrière le matérialisme extrême qui semble s’être emparé du pays se profile une soif profonde de vie spirituelle. Pendant presque deux décennies après l’abandon du culte de Mao, le qigong a été, dans les villes, la principale forme d’expression légitime de la religiosité populaire. Après l’interdiction du Falun Gong et le démantèlement des réseaux de qigong, cette aspiration se trouve refoulée, alors que la « crise de foi » ( xinyang weiji) est toujours aussi aiguë.

20Deuxième problème de fond, la faiblesse de la société civile. Depuis une dizaine d’années se constitue en Chine une sphère économique autonome face au politique. Pour autant, la société civile peine toujours à trouver son autonomie. Le qigong avait ouvert un espace de relative liberté, où foisonnèrent toutes sortes de réseaux sociaux spontanés : groupes de pratiquants dans les jardins publics, associations de chercheurs, revues, colloques, échanges internationaux, activités artistiques et écologiques, etc. Puis certains éléments de ce monde, en cherchant à en tirer un profit commercial, ont miné la confiance des adeptes. Le Falun Gong, en s’opposant à cette tendance, parvint alors à rassembler ceux que la corruption avait déçus et à constituer un noyau de fidèles prêts à sacrifier leur vie pour leur cause [6]. Mais la purge de 1996 et l’expansion fulgurante du mouvement en 1997-1999 ont inexorablement mené le Falun Gong vers une logique de confrontation politique, jusqu’à ce que se répète le scénario historique chinois de la révolte religieuse/politique. Dans un contexte « totalitaire » où le Parti communiste se veut l’unique mouvement de masse attirant dans son orbite toutes les grandes associations sociales, religieuses et autres, l’existence de toute organisation populaire autonome de taille non négligeable, qu’elle soit de nature politique ou non, ne peut manquer d’être perçue par tous comme une menace réelle ou potentielle contre le monopole du Parti. Cela déclenche non seulement une réaction défensive de ce dernier, qui tentera de récupérer ou de liquider l’organisation rivale, mais aussi des ambitions politiques au sein de celle-ci. Li Hongzhi, conscient de son pouvoir sur des dizaines de millions d’adeptes, a ainsi voulu faire valoir son influence. Il n’accepte pas que son mouvement perde sa reconnaissance officielle et n’hésite pas à riposter aux critiques de la presse et aux offensives du gouvernement par des actes à connotation politique. Les premières manifestations du Falun Gong en 1998 et 1999, contre des médias officiels, signalent une puissance politique désireuse et capable de faire plier des organes d’État. Dans la grande manifestation de Zhongnanhai du 25 avril 1999, chacun put être témoin que le Falun Gong ne craignait même pas d’affronter le pouvoir suprême [7].

21L’espace de société civile créé par le monde du qigong n’a donc pas réussi à conquérir une autonomie face aux logiques économique et politique. La question du Falun Gong met en relief la pauvreté du tissu social chinois. Cinquante ans de révolutions politiques puis d’obsession d’enrichissement économique ont porté des coups mortels aux structures sociales traditionnelles dans les villes, sans permettre la naissance de nouvelles formes stables de communauté. Hors de la famille nucléaire, du travail et de la consommation, il existe peu de cadres de socialisation en Chine urbaine. Ce vide a fourni un terrain fertile pour l’expansion des réseaux du qigong puis du Falun Gong. Mais ces derniers, depuis la répression de 1999, sont réduits au statut de sociétés secrètes. Et le vide social demeure.

Notes

  • [1]
    Mentionnons à titre d’exemple les rébellions de Xu Hongru ( 1622), de Wang Lun (fin du XVIIIe siècle), et des Huit Trigrammes( 1813).
  • [2]
    Ce nom, abréviation de Zhonghua yangsheng yizhi gong (qigong chinois pour cultiver la santé et augmenter l’intelligence), est un homophone du nom abrégé du Parti communiste chinois.
  • [3]
    Le Zhong Gong fut la cible d’attaques voilées dans les revues de qigong et dans la campagne de « rectification » du monde du qigong de 1996. Dès lors, il lui fut difficile de poursuivre sa stratégie consistant à rechercher le soutien de gouvernements provinciaux et locaux pour l’ouverture ou le développement de ses organisations.
  • [4]
    Il réapparut à l’été 2000 sur l’île américaine de Guam, dans le Pacifique, où il demanda l’asile politique.
  • [5]
    Parmi les caractéristiques du Falun Gong que l’on peut retrouver dans les anciennes sectes du Lotus Blanc, mentionnons les suivantes : 1) Doctrine de la fin imminente du monde ou du kalpa (cycle universel bouddhique) ; 2) Doctrine de l’arrivée imminente d’un nouveau Bouddha sauveur de l’humanité (Li Hongzhi va encore plus loin en laissant entendre qu’il est de loin supérieur au Bouddha). Notons en passant que les deux premiers caractères du nom de Li Hongzhi correspondent au nom du sauveur Li Hong attendu dans certaines traditions sectaires depuis des siècles. Le troisième caractère signifiant « volonté », l’ensemble évoque une « volonté d’être le sauveur Li Hong » ; 3) Récitation collective des textes sacrés de la secte (le Zhuan Falun du Falun Gong) et pratique de techniques respiratoires et de méditation; 4)Réseau d’adeptes se constituant autour de la transmission de la doctrine et des techniques de méditation et se répandant sans limites géographiques, sociales ou professionnelles; 5)Rejet des institutions religieuses orthodoxes – le Falun Gong se proclame « Grande Loi », infiniment supérieure aux religions traditionnelles.
  • [6]
    Certes, la vente de livres, de cassettes, etc. de Falun Gong constitue une source de profits considérables. Mais les relations au sein du Falun Gong (les formations et séances de pratique sont gratuites) sont perçues par les adeptes comme étant pures et libres de toute considération matérielle ou égoïste, contrairement à ce qui se passe dans d’autres réseaux de qigong et dans la société en général.
  • [7]
    Un adepte me disait à cette époque, d’un ton menaçant : « Si le gouvernement ose toucher au Falun Gong, Li Hongzhi montrera son pouvoir ».

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions