Critique 2014/10 n° 809

Couverture de CRITI_809

Article de revue

Éric Chevillard ou la stratégie du boxeur

Pages 783 à 795

Notes

  • [1]
    É. Chevillard, L’Auteur et moi, Paris, Éd. de Minuit, 2012, p. 20.
  • [2]
    Ibid., p. 27.
  • [3]
    Ibid., p. 26.
  • [4]
    Ibid., p. 36-37.
Éric Chevillard
Le Désordre azerty
Paris, Éd. de Minuit,
2014, 202 p.

S’expliquer

1Éric Chevillard veut s’expliquer. En commentateur, mais surtout en boxeur. Le Désordre azerty se présente comme un exemplier ou un condensé en acte de sa manière narrative et de ses idées sur la littérature et sur le monde. C’est aussi comme un long entretien avec lui-même, l’auteur assurant les questions et les réponses. Il se donne un thème – le titre du chapitre ou de « l’entrée » alphabétique – sur lequel il brode. Chevillard est un auteur total : sa production écrite forme un tout (romans, blog, feuilleton du Monde, articles, entretiens). Production écrite uniquement, puisqu’il refuse généralement les manifestations publiques. Dans cette œuvre abondante, il est pourtant un genre qu’il pratique peu : l’autobiographie. Le Désordre azerty se donne comme un abécédaire de soi : il s’agit d’entrer dans des cases pour mieux en sortir.

2Ce livre est caractéristique d’une posture d’auteur : avec une fausse naïveté et un vrai contrôle, l’auteur se réapproprie sa figure d’auteur, en se faisant son propre exégète. Il s’agit de dissoudre les malentendus, corriger les idées reçues, tout en continuant son œuvre sous cette forme métadiscursive. Dans son précédent livre, déjà, L’Auteur et moi (Éd. de Minuit, 2012), Chevillard interrogeait les limites du roman, ses seuils, ses contrechamps. Le livre s’organisait autour d’un récit linéaire et d’un commentaire en bas de page. Peu à peu, les notes de bas de page envahissaient le texte principal, inversant l’équilibre traditionnel.

3Pour Chevillard, écrire c’est en découdre avec ce qui fait obstacle, et le découdre : désorganiser le déjà-lu, le déjà-écrit, y introduire son désordre. Dans Le Désordre azerty, comme dans L’Auteur et moi, c’est au genre impossible de l’autobiographie qu’il s’attaque. Comme écrire soi-même sur soi ? Comment prétendre à la sincérité dans un exercice de mise en distance – induite par le langage, le livre lui-même, la distance matérielle et temporelle avec le lecteur… – qui est par définition une re-création ? Le Désordre azerty, par sa forme contrainte – l’abécédaire – et son apparente simplicité, est une entreprise de contournement du geste autobiographique. Un contournement qui n’est pas un refus d’obstacle : au contraire, l’auteur plonge dans l’écriture de soi pour mieux, de l’intérieur, la dynamiter, selon sa logique propre de torsion et de détournement.

Brider l’imagination, débrider le roman

4On accuse les romanciers français d’aujourd’hui de manquer d’imagination. Voici un auteur qui fait mentir cette légende. Un homme qui porte une chaise renversée sur la tête se retrouve accroché au plafond, dans un monde inversé (Au plafond) ; dans Sans l’orang-outan, le narrateur imagine les conséquences désastreuses de la disparition de cet animal indispensable, comme dans Dino Egger il impute l’état du monde à l’inexistence de cet individu qui aurait tout changé ; il réécrit le conte des frères Grimm dans Le Vaillant Petit Tailleur et règle ses comptes avec Désiré Nisard dans Démolir Nisard. Le décor est posé. Chevillard est un auteur pour qui la littérature est un art englobant, qui ne s’arrête pas aux traditionnelles frontières du roman. Un auteur pour qui l’écriture répond à un besoin, pour qui la littérature s’insère naturellement dans la vie, sinon la dévore. Sous sa plume, le roman n’est plus la petite machine narrative qu’il a toujours été – récit clos mettant en scène des personnages dans une situation initiale, des péripéties et un dénouement – mais une forme ouverte et non nécessaire. Dans les romans de Chevillard, comme dans une pièce de Beckett, cela pourrait n’avoir jamais commencé, et cela pourrait ne jamais s’arrêter. De manière plus radicale encore, l’auteur réduit la forme roman à la forme livre, à un espace qui n’est défini que par sa clôture : le livre enclot la narration et lui donne forme, en lui conférant notamment un début et une fin et en lui attribuant quelques personnages supports du récit mais sans psychologie aucune. Le roman n’est plus pensé comme une continuité narrative – en termes temporels – mais comme un enserrement – métaphore spatiale. Ce que fait Chevillard s’appelle encore roman, mais n’en respecte plus les codes. Le roman est pour lui une manière – parmi d’autres – de donner forme à une matière surabondante, de contenir un imaginaire protéiforme et débordant. Le roman est le corset de l’imagination. Il lui donne forme ; elle vient le débrider. Littérature du trop-plein, littérature de l’hypernarration. Après plus d’une vingtaine de romans, il est temps de mettre de l’ordre.

Un désordre ordonné

5C’est à quoi Chevillard s’emploie dans Le Désordre azerty. Mais son ordonnancement est miné de l’intérieur. Par l’incertitude générique, d’abord : il s’agit de son premier livre aux Éditions de Minuit à n’être pas sous-titré « roman ». Par la nature même de l’exercice : l’autojustification. Ce livre semble procéder d’une irritation : celle de voir son œuvre mal comprise. Il s’agit en effet – on le sent au ton de colère rentrée adopté dans bien des chapitres – de remettre les pendules à l’heure. Et, disons-le d’emblée, les pages les moins convaincantes sont celles qui laissent poindre de l’agacement et dans lesquelles l’auteur sacrifie à des blagues (voir le développement trop attendu sur la rentrée littéraire au chapitre « Rentrée »). Mais Le Désordre azerty est surtout pour Chevillard l’occasion de se confronter à l’écriture de soi, qu’il ne pratique généralement que par la bande. On la trouve dans son blog, repris en livres, la série L’Autofictif. On peut relever dans ses romans des sous-entendus autobiographiques, puisqu’il met souvent en scène un personnage qui redouble la figure de l’auteur (exemplairement, l’auteur à sa table de travail, empêché d’écrire par le « hérisson naïf et globuleux », obstacle qui finit par devenir le sujet de Du hérisson). Avec Le Désordre azerty, Chevillard assume le « je ».

6Pour autant, ce « je » ne s’expose pas en majesté. Il est encadré – recadré – par la forme de l’abécédaire, que Chevillard adapte à la forme numérique (le clavier azerty) et à sa logique propre : le désordre. Quelle meilleure manière d’ordonner le désordre que par un alphabet, forme première de l’apprentissage du langage ? On ne peut être accusé de n’avoir pas tout dit (l’alphabet n’a que vingt-six lettres), l’arbitraire se justifie par la forme contrainte. Ce dernier livre ne fait que radicaliser la démarche qui est la sienne dans toute son œuvre : organiser le délire.

7Le Désordre azerty est une ode à l’acte d’écrire, à la littérature, et d’abord au langage. Or le langage commence avec « cette pierre angulaire de la littérature que constitue malgré tout le dictionnaire » (p. 7). « Malgré tout », car le dictionnaire incarne une référence : vade-mecum de l’écrivain, celui-ci ne peut pas faire sans lui ; son roman est enclos dans les pages du dictionnaire et en émane. Mais à partir de cette forme fixe qu’est le dictionnaire – c’est-à-dire l’état actuel de la langue –, l’écrivain est libre de broder, d’improviser. La liberté de l’écrivain, c’est sa faculté de créer à partir d’une forme fixe mais non figée : le langage.

8Ce livre n’est pas seulement un exercice de style. On sent qu’Éric Chevillard veut qu’on se déprenne de cette image d’écrivain ludique et facétieux qui lui colle à la peau. Mais quand il s’interroge sur la fonction de la littérature, il ne démontre rien, n’offrant qu’une longue liste de détracteurs loufoques : « L’utilité de la littérature est souvent contestée par les profileurs de pavés, les parfumeurs de ladies, les débrancheurs de fiches TX-3, les effeuilleurs de betteraves […]. » Trois pages de liste plus loin, l’auteur affirme dans une chute en pied de nez : « et l’on ne peut s’empêcher de leur donner raison » (« Utilité de la littérature », p. 56). L’art de Chevillard est celui du contournement d’obstacles, du slalom, des sauts et des gambades à travers la logique. Son esthétique est celle de l’inattendu, valeur qu’il place au plus haut, ce qui induit un nécessaire entortillement, un entrelacs de fils logiques, puisque l’inattendu devient vite attendu, impliquant un redoublement de l’inattendu, et ce jusqu’à l’infini, ou jusqu’à l’épuisement.

L’auteur en bas de page

9Cette stratégie d’évitement, Chevillard la met en œuvre dans l’écriture de soi. Quand il parle de lui, c’est toujours de manière détournée, cryptée, voilée par l’humour et l’autodérision. Dans Le Désordre azerty, il s’agit de contraindre l’autobiographie, de la mettre dans des cadres, tout en répondant au besoin de se dire, de construire une image d’auteur, et d’homme : l’individu-auteur entre en scène. Chevillard reprend ici une technique propre à l’écriture blanche : le « blanchiment » du lyrisme, qui consiste à étouffer le pathos, à broyer toute velléité de « moi je ». Mais c’est aussi une écriture de l’outre-noir que pratique Chevillard, qui consiste à épurer le trop-plein narratif et lyrique pour atteindre un espace, saturé narrativement mais où l’émotion est tenue à distance.

10La neutralisation de l’écriture de soi se jouait déjà dans L’Auteur et moi grâce à trois niveaux de récit : l’histoire ; le commentaire de l’auteur en bas de page ; et, dans l’histoire, des insertions en italique et entre parenthèses, rappelant des didascalies, commentaires du narrateur sur l’histoire. La situation des interventions de l’auteur en tant qu’auteur – même s’il s’agit d’un masque – est significative : si l’autobiographie est reléguée en bas de page, elle mord peu à peu sur le texte principal, jusqu’à le cannibaliser, ne lui laissant que la portion congrue (situation marquée textuellement par le trait séparant le corps du texte des notes de bas de page qui remonte tout en haut de la page, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de texte, et que la note occupe toute la page, chose proprement interdite en typographie). Le genre noble de l’autobiographie est relégué en bas de page, comme un texte second, un simple commentaire. Mais peu à peu la hiérarchie s’inverse : le texte le plus intéressant est celui du bas de page, le corps du texte n’étant qu’un prétexte. Voici un nouveau chapitre à ajouter à l’ouvrage d’Antony Grafton Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page. L’Auteur et moi signe l’implosion du roman : la narration déborde, l’auteur se doit de la canaliser.

11Des indices autobiographiques sont distillés dans ces notes de bas de page, à la troisième personne. L’auteur y parle d’un autre, un personnage nommé « l’auteur ». Il se raconte, de la plus anodine mention (« L’auteur n’en raffole pas non plus [du gratin de chou-fleur, véritable personnage abhorré du roman [1]]. »), au topos (« L’auteur a grandi à la campagne [2] », « L’effroi, l’épouvante, des sensations connues de l’auteur [3] […] », la mort de son père…), en passant par quelques vérités (la référence à son blog L’Autofictif et la citation d’un propos paru dans une interview de Libération, avec le nom et la date du journal comme attestations). Surtout, il livre des considérations sur la littérature qu’on retrouve dans ses entretiens et dans Le Désordre azerty. Dans la sixième note de bas de page de L’Auteur et moi (note si longue qu’elle vient heurter le haut de page), il écrit :

12

L’auteur, volontiers révolutionnaire en théorie, a horreur de toute espèce de changement dans l’ordre de ses jours. […] Sa vocation d’écrivain s’explique du coup avec évidence. Il trouve dans cet exercice l’occasion de tout foutre en l’air sans toucher à rien. Il feint jusqu’à un certain point de croire que la littérature est le réel et il s’emploie à le déconstruire, à le ruiner dans ses fictions sabotées, sachant bien pourtant que nul effet de retour n’est à craindre, que les vaches sont bien gardées et l’espace du songe parfaitement étanche [4].

13Le thème du sabotage, du piratage, est central chez Chevillard. On retrouve ici déjà l’idée de désordre ordonné développée dans Le Désordre azerty : l’auteur organise le désordre puis réordonne les choses à sa manière.

L’auteur en abécédaire

14Quand Chevillard se raconte, c’est toujours de manière détournée : en bas de page (L’Auteur et moi) ou dans un abécédaire (Le Désordre azerty). L’abécédaire est une forme tout aussi cadrée que la note de bas de page : matériellement, typographiquement ou visuellement, mais aussi sémantiquement. L’abécédaire permet à la fois de répondre au projet autobiographique (on trouvera les articles auxquels on s’attend : C comme Chevillard, H comme Humour, J comme Journal…) et d’empêcher un débordement de lyrisme égotiste.

15Le livre s’inscrit dès sa première page comme autobiographique et, d’emblée, l’auteur se dépeint comme un inadapté : il a certes du vocabulaire – on le lui reconnaît souvent –, mais il ne l’emploie pas à bon escient. Il nous explique qu’il a rencontré le mot « aspe » en cherchant la définition de l’adjectif « asocial », « retenu dans un premier temps parce qu’il me paraissait idéal pour me présenter cordialement au lecteur et plus franchement que si je déclinais mon état civil – autobiographie lapidaire, cependant exhaustive, circonstanciée, honnête, qui eût été à sa place en effet à l’orée de ce livre, et j’avais estimé convenable de partir de la définition du dictionnaire » (chapitre « Aspe », p. 7). L’auteur se présente sous un masque : le narrateur ne nous donne pas son nom (on ne l’apprendra que bien plus loin, au chapitre « Chevillard », p. 167). D’entrée de jeu, on rencontre la stratégie centrale de Chevillard : la fausse transparence, la fausse simplicité, l’autodérision et le renversement des valeurs (se présenter « cordialement » comme « asocial ») ; le masque et la fuite. Comme dans toute bonne autobiographie, ce n’est pas de transparence qu’il s’agit mais de construction de soi : il s’agit de construire une figure d’auteur. Dans un projet qui s’affirme comme autobiographique, dans lequel on s’attend à ce que l’auteur se présente sous un jour favorable, il s’affirme comme « asocial ». Manière de refuser le projet autobiographique dans sa forme traditionnelle, mais aussi de refuser le réel et la société tels qu’ils sont et de se réfugier dans la littérature comme espace social.

16Les envolées lyriques dont tout projet autobiographique est familier sont très vite stoppées en vol, comprimées par l’humour, par exemple au chapitre « Fille » – « Moi, j’ai eu des filles ; j’ai fait des filles. Moi qui ne connais pas la musique ; moi qui dessine si mal ; moi qui suis incapable de fixer des étagères. J’ai fait des filles, avec des cheveux fins et des pieds menus, avec deux yeux chacune et des épaules rondes. Je n’en reviens toujours pas » (p. 104) – ou au chapitre « Quinquagénaire » – « Quinquagénaire, me voici pour ainsi dire quinquagénaire ! On imagine le ridicule de la chose, et la mort consécutive » (p. 78). L’autobiographie est réduite à ses oripeaux : voici l’auteur en kit. Pantin qui s’agite, bonhomme un peu falot : tel est le portrait que l’auteur donne de lui-même, ou plutôt de ce double de lui-même qu’est le « je », personnage comme un autre et qui ne dépare pas dans le personnel romanesque de Chevillard.

17Tous les topos liés à la notion d’auteur sont revisités : la révélation de la vocation d’écrivain dans « Nuit, neige, Noël », la figure médiatique de l’écrivain au chapitre « Photographe » (« Ma photographie me fait un tort considérable. Est-ce vraiment ce chauve inavoué, hagard et tout en menton qui va répondre de mon œuvre subtile ? », p. 75), l’usage et l’abus de la virgule (« Virgule, es-tu bien nécessaire ? », chapitre « Virgule », p. 75), la question du pseudonyme dans « Chevillard », les mauvais romans illustrés par la phrase « La marquise sortit à cinq heures » (chapitre « Marquise »). Au chapitre « Journal », Chevillard revient sur son expérience du blog L’Autofictif : « […] j’ai commencé (par “Je” et même plus modestement par “J’”) une phrase qui depuis lors s’augmente quotidiennement d’une notation nouvelle, unique, factuelle, relevant en effet du journal intime quoique non datée […] » (p. 121). Cette entreprise d’écriture quotidienne de soi participe de son projet global d’écriture ; cette pratique du fragment finit par former un tout, qui prend place dans l’œuvre :

18

Il me semble que la phrase qui progresse ainsi dessine cependant la trajectoire d’une vie, à la fois singulière et archétypale, comme saisie à la lueur d’un éclair ou en accéléré dans la conscience d’un homme qui se noie, et qu’elle enregistre aussi, indépendamment des faits que j’y consigne, l’étrange obstination de l’écrivain, cette entreprise proprement interminable dans laquelle il s’engage en commençant à écrire, cette nécessité où il se trouve ou se met d’aligner des mots pour avancer lui-même dans l’existence (p. 124).

19« Obstination », « nécessité » : écrire relève d’un besoin vital. Le lien entre la littérature et la vie est posé. L’auteur met sur un pied d’égalité le blog et l’abécédaire, qui relèvent tous deux du projet d’enclore, sans l’enfermer, la figure de l’auteur. Mais le blog n’a pas la cohérence de l’abécédaire : « Après six années, l’ensemble forme un texte compact de trois cents pages, illisible dans la continuité. Pratique d’écriture absurde, chantier sans finalité qui témoignerait d’un souci de soi assez pénible si mon corps vivant ne s’y prenait lui-même comme objet et sujet d’un cadavre exquis (cet abécédaire en désordre pourrait en être un autre) qui le venge par avance de celui, nettement moins exquis, qu’il est appelé à devenir […] » (p. 126).

Le rêve des commencements : « Je ne parle plus ma langue »

20Ce « cadavre exquis » compose le portrait d’un auteur qui, sous des dehors souriants et sautillants, refuse de se contenter du monde tel qu’il est. Il s’inscrit en faux contre l’idée de roman ludique et d’écriture de fantaisie, étiquettes qui lui sont souvent accolées. Cette opposition passe par un désir de refondation, qui s’exprime dans son goût pour la préhistoire, symbole d’une création ex nihilo : faire un roman, c’est récrire l’Histoire, reprendre tout à zéro, depuis les origines. En témoignent ses romans Préhistoire, Sans l’orang-outan ou Choir. Chevillard revient sur ce goût dans le chapitre « Origine » :

21

À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai écrivain, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.
Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de ce côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent ! (p. 64).

22Le goût des commencements s’exprime aussi, dès le premier chapitre « Aspe », dans le rapport au langage. S’étonnant de ne pas connaître le mot « aspe », Chevillard se demande comment il faisait pour désigner le dévidoir servant à tirer la soie des cocons avant de connaître l’aspe. C’est le rêve de l’innocence : rêver que les mots ne signifient plus ce qu’ils signifient, rêver de pouvoir recommencer le processus de nomination. Chevillard met ainsi le doigt sur le problème du déjà-dit et du déjà-écrit : comment continuer à faire des romans avec le langage ordinaire ?

23Cet étonnement face aux mots, c’est l’étonnement premier du romancier, celui qui détermine l’envie d’écrire. Chevillard pose ce constat dès le début du livre : « Je ne parle plus ma langue » (p. 10). Regarder les mots comme étrangers, étranges, les regarder avec un œil neuf : c’est le travail du romancier que de s’étonner de ce qui lui est donné, de ce langage acquis qu’il s’agit de revivifier. Le rêve de l’innocence consiste aussi à en finir avec le trop-plein romanesque – projet qui est celui de l’écriture blanche. « Je ne parle plus ma langue » : c’est à partir de cette situation en apparence dramatique que l’auteur peut en fait agir. Écrire commence par une mise à distance du langage et de soi-même : c’est en se dé-familiarisant et en se dédoublant que l’écrivain se place dans une situation d’étrangeté qui est le socle de la création.

Une littérature de combat

24Sa création relève d’un sport de combat. Le Désordre azerty est un livre de position, un livre « contre » : manière pour l’auteur d’éprouver le poids de son style et de se mettre lui-même à l’épreuve. La littérature a pour lui une portée contestataire : « L’écrivain entreprend de tout réformer. Il ne laisse rien en l’état » (chapitre « Théorie », p. 43). Les romans de Chevillard vont d’ailleurs souvent sur le terrain de la contre-utopie pour parler, en miroir, de notre monde. Mais l’auteur limite lui-même la portée de cette réforme : « Moi, j’écrivais des livres généralement tenus pour des fantaisies légères. Je m’en trouvai sans doute un peu mortifié mais, d’un autre côté, si grandes soient mes ambitions, je n’ai jamais eu celle de faire trembler le monde sur ses bases. On peut relire les entretiens que j’ai accordés ici ou là, je ne m’y montre pas sans prétentions, sans doute, mais celle de faire trembler le monde sur ses bases ne m’a jamais visité » (chapitre « Dieu », p. 96). Classique topos d’humilité, certes. Mais Chevillard pointe aussi du doigt l’inconfort propre à tout écrivain : s’il ne veut pas être seulement du côté de la fantaisie, il n’est pas pour autant un auteur révolutionnaire.

25Le changement que vise l’écriture pour Chevillard relève, pour le dire avec le vocabulaire kantien, d’une finalité sans fin. Il est illusoire de considérer que la littérature peut remplacer le réel – il évoque « ce monde auquel nous avions cru substituer avantageusement un livre » pour se moquer de cette ambition trompeuse (chapitre « Photographe », p. 74) –, mais l’écrivain doit faire « comme si » c’était le cas. À ses yeux, la littérature ne doit pas simplement copier la vie ni redoubler le réel : « Je ne vois pour l’instant aucun exemple concluant de reprise par la littérature de cette langue que nous parlons tous plus ou moins, truffée d’idiotismes, d’anglicismes, d’argotismes, d’abréviations, de termes techniques. La littérature n’a pas à se superposer au réel, elle n’a pas à y consentir ni à le redoubler. Pourquoi ne pas lui demander aussi de mettre en orbite autour du soleil un deuxième monde semblable au nôtre ? » (chapitre « Littérature », p. 143). Pour lui, l’écrivain doit, en s’inspirant du réel, en proposer une alternative : « Ce monde est tel que nous le nommons. L’écrivain le contestera donc efficacement en ne reprenant pas à son compte les mots qui ne feront pas son affaire. Il peut garder pour lui certains de ceux qui meurent et les revivifier, il peut accueillir parmi les nouveaux venus ceux qui lui permettront de mener ses contre-offensives et de développer ses contre-propositions » (ibid.) Ce vocabulaire de la contre-attaque est récurrent chez Chevillard, dont la stratégie consiste à prendre la littérature à revers, à la retourner contre elle-même.

26Ce combat, il le mène contre la langue et contre le roman, de l’intérieur – dans ses entretiens, il emploie souvent la métaphore du pirate. Le cœur de son travail narratif repose sur la torsion : tordre la logique ordinaire, la pousser dans ses retranchements ; bousculer le langage ordinaire en pratiquant l’autodérision, l’humour noir, l’antiphrase. Le chapitre « Humour » confirme l’importance de cette stratégie d’opposition : « L’humour est une réaction, une riposte. […] L’humoriste est surpris par la douleur ; il s’étonne d’exister vraiment ; il va lui falloir retourner encore le couteau dans la plaie pour en être bien sûr. L’humoriste est un sceptique » (p. 116 et 117). L’humour chez Chevillard ne relève pas de la fantaisie ou de la légèreté : c’est une stratégie de combat.

27À cet égard, le chapitre « Ennemi » est crucial. Il résume la logique particulière de Chevillard. Et il permet de déployer le thème central du double : « Ennemi, es-tu là ? […] Mon ennemi est assis à la table que je convoitais, dans l’angle, près de la fenêtre. Il mange la dernière part de mon dessert favori en compagnie de la femme que j’aime. Oh comme je le hais ! Est-ce à dire que je me haïrais tout autant si j’étais à sa place ? Alors, tout est bien » (p. 26). L’ennemi incarne le double détesté mais nécessaire : « Quand je suis las de ma personne, je rends visite à mon ennemi et je me réconcilie sur son dos avec moi-même » (p. 27). Cette figure illustre le travail du négatif à l’œuvre chez Chevillard : le renversement des valeurs est sa logique propre. L’ennemi est une « force acharnée à me détruire que je vais, avec un peu d’astuce ou de perversité, mettre au travail pour mon compte, retourner en ma faveur. Le poing qui me visait, si je me baisse à temps, abattra le mur qui faisait obstacle à ma marche triomphale » (p. 28).

Portrait de l’auteur en bouffon

28La stratégie des masques, la torsion de la logique, le retournement de la littérature contre elle-même, la satire mêlée à la fantaisie : de ce « désordre azerty » émerge un portrait composite de l’auteur. Chevillard parle de lui, s’affirme en « je », se donne comme auteur et comme individu, mais sans se dévoiler. On est toujours dans un livre de Chevillard, cohérent avec l’ensemble de son œuvre, comme une miniature de celle-ci. L’auteur devient son propre personnage.

29Cette fantaisie sérieuse, qui joue sur le renversement des valeurs comme dans un carnaval, rappelle la figure du bouffon. Le bouffon est le double nécessaire du prince, son envers grotesque, qui fait partie de la cour mais la critique de l’intérieur. Telle est la position de Chevillard : auteur désormais reconnu, il cède à l’exercice de l’explication, tout en le dynamitant par l’ironie et l’autodérision.

30L’écriture de soi qu’il pratique ne repose pas sur un pacte de sincérité, comme c’est le plus souvent le cas dans les œuvres autobiographiques, mais sur un pacte auctorial fondé sur une « posture d’auteur » : c’est parce que le lecteur sait reconnaître une telle posture que ce livre fonctionne. Parce que l’on sait que, sous nos yeux, Chevillard ne se livre pas mais se construit.

31L’esthétique de Chevillard est celle de la confrontation des contraires : de la farce sérieuse, de la critique constructive, de la satire sans méchanceté. Le roman, le lieu de leur résolution – résolution qui ne les annule pas, mais les renforce. Comme bien des romanciers contemporains, l’auteur éprouve les limites du roman : comment continuer à faire du roman quand tout a déjà été dit ? Ce livre s’inscrit parfaitement dans une époque où nul ne peut se passer d’écriture de soi. Tout repose alors sur la forme à lui donner, sur la manière d’enclore le « je », sur le masque à adopter, la posture à constituer. Le roman en est-il encore le lieu ? Chevillard répond en prônant une littérature de combat, marquée par une indistinction des genres (roman/récit, narration/réflexion, fiction/réel) et un épuisement de toutes les possibilités de la littérature. Un épuisement jamais pessimiste mais toujours paradoxal et dialectique : un épuisement par k-o.


Date de mise en ligne : 09/10/2014

https://doi.org/10.3917/criti.809.0783

Notes

  • [1]
    É. Chevillard, L’Auteur et moi, Paris, Éd. de Minuit, 2012, p. 20.
  • [2]
    Ibid., p. 27.
  • [3]
    Ibid., p. 26.
  • [4]
    Ibid., p. 36-37.

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