Notes
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[1]
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants sera désormais abrégé PLB, et Des éclairs, DE.
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[2]
M. Schwob, Vies imaginaires [1896], Paris, Éd. Gérard Lebovici, 1986 (aussi disponible en poche, Flammarion, coll. « GF », 2004). Parmi ces vies : « Cratès, cynique », « Lucrèce, poète », « Pétrone, romancier » mais aussi « Katherine la dentellière, fille amoureuse » ou « Walter Kennedy, pirate illettré ». Le portrait de Michel-Ange par Mathias Énard est très proche de celui que fait Schwob d’Uccello, tous deux inspirés des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Vasari (1550-1568).
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[3]
M. Schwob, op. cit., Préface, p. 9.
-
[4]
Ibid., p. 15.
-
[5]
À la manière de la microhistoire, méthode à l’œuvre dans Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324 de Le Roy Ladurie (Gallimard, 1975) et plus récemment dans le livre d’Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) (Flammarion, 1998).
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[6]
Ainsi chez Éric Chevillard, notamment dans Démolir Nisard (Éd. de Minuit, 2006) : « démolir Nisard », c’est démolir le « grand homme », celui des livres d’histoire littéraire. Voir dans ce même numéro notre entretien avec Éric Chevillard.
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[7]
Le film qu’Alain Corneau en a tiré, la même année, avec Gérard Depardieu, a eu un très grand succès populaire, remarquable pour un film fondé sur un sujet érudit.
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[8]
Ce jeu sur les biographies imaginaires a été mené magistralement par Frédéric Pagès, créateur du philosophe Botul. La biographie est prise comme modèle de récit : on croit à une biographie réelle, car le récit obéit à ce genre, alors qu’il s’agit d’un récit fictionnel. Le nombre des lecteurs ayant cru à une biographie réelle prouve la réussite de l’exercice.
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[9]
Il est à noter qu’Emmanuel Carrère a publié un essai sur l’Histoire contrefactuelle, Le Détroit de Behring. Introduction à l’uchronie (P.O.L., 1986) : Histoire-fiction, Histoire hypothétique (Que se serait-il passé si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo ?), autre genre mélangeant biographie et fiction.
-
[10]
Ainsi affirme-t-il dans un « Préambule », signé de ses initiales : « Dans ce livre, je m’enfonce dans un crime. Je le visite, je le photographie, je le filme, je l’enregistre, je le mixe, je le falsifie. Je suis romancier, je mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni morts, ni leur réputation, ni la morale. » Mais il ajoute : « Personne n’est jamais mort dans un roman. Car personne n’existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d’espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l’air. Ils sont imaginaires, ils n’ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée. Si certains s’y reconnaissent, qu’ils se fassent couler un bain. La tête sous l’eau, ils entendront leur cœur battre. Les phrases n’en ont pas. Ils seraient fous ceux qui se croiraient emprisonnés dans un livre. »
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[11]
Procès que lui a toutefois intenté une partie de la famille Stern, pour « atteinte à la vie privée », en demandant le retrait du livre. Tout l’enjeu du procès sera de définir les limites de l’utilisation du réel, les limites de la fiction, et les droits du romancier.
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[12]
J. Echenoz, Ravel, Paris, Éd. de Minuit, 2006, p. 18.
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[13]
« On a dû insister pour qu’Émile se mette à courir. Mais quand il commence, il ne s’arrête plus. Il ne cesse plus d’accélérer. Voici l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre », dit le résumé de quatrième de couverture de Courir (Éd. de Minuit, 2008).
Mathias Énard Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants | Paris, Actes Sud, 2010, 160 p. |
Jean Echenoz Des éclairs | Paris, Éd. de Minuit, 2010, 176 p. |
1Un roman, pense-t-on, est fait pour tenir à distance le réel, la lourdeur du réel, le présent qui s’offre à nous. Pour s’en saisir et le faire passer du côté du rêve. Parler du réel sans être terre à terre. C’est tout l’enjeu des récits de vies, ces romans qui mettent en fiction des biographies. Genre immédiatement problématique : à la frontière de deux grands ensembles, la biographie et le roman, le récit factuel et le récit fictionnel. Mais après tout, pourquoi ne pas traiter de manière fictionnelle des vies réelles ? Quels problèmes cela pose-t-il ? Le mélange des genres intrigue, inquiète. Le lecteur aime savoir où il se situe. C’est non seulement le statut du texte qui est en jeu, mais plus encore la partition entre fiction et réel. Peut-on mélanger les genres à l’envi ? Peut-on faire un roman de personnes réelles ?
2Il s’agit ici de mettre au jour l’actualité éditoriale d’un genre ancien : la vie rêvée. Écrire une vie rêvée, c’est raconter dans une fiction des événements réels. La biographie est réelle, mais traitée comme un roman. Les journalistes littéraires parlent souvent, à ce propos, de biographie romancée. Mais cette expression ne convient pas : car même si la biographie, réelle, est la base du récit, c’est le roman qui prime. Ce n’est pas une biographie que l’on romance, mais un roman que l’on fait à partir d’une biographie.
3Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants de Mathias Énard et Des éclairs [1] de Jean Echenoz sont des romans. Des fictions infusées par des personnes réelles : leur portrait, quelques traits saillants de leur biographie, sont le support d’une rêverie. Tout le reste est fiction.
4*
5Mathias Énard se fonde sur un point aveugle de la vie de Michel-Ange : son séjour à Constantinople en 1506. On sait qu’il a été invité par le sultan Bajazet pour construire un pont. On sait qu’il a fait des croquis, des plans, le Projet d’un pont pour la Corne d’Or. Et c’est tout.
6Tout commence par le dépit et la rivalité. Dépit que le pape Jules II, qui l’emploie, soit mauvais payeur ; rivalité avec Léonard de Vinci, de vingt ans son aîné, qui a lui aussi fait un projet pour ce pont, qu’il s’est vu refuser. Petite revanche, donc, que d’être engagé par le Grand Turc.
7Voyage initiatique pour le sculpteur italien, qui découvre la culture musulmane, l’art ottoman. Le désir et l’attrait de la volupté, aussi. Michel-Ange, qui ne boit pas, n’a pas connu l’amour, est attiré par ce qu’il ne connaît pas, pris entre l’amour de Mesihi le poète, son guide, et l’attirance pour une chanteuse, une danseuse, dont longtemps il ne sait si elle est un homme ou une femme, qui danse et chante pour lui, se couche auprès de lui sans qu’il ose la toucher, une Andalouse qui lui parle à l’oreille une langue qu’il ne comprend pas, qui lui raconte les histoires des anciens vizirs. Son discours est rapporté en voix directe, dans un souffle, qui tranche avec le ton du récit, comme une confession murmurée :
Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d’éléphants et d’êtres merveilleux.
9Ces passages où la chanteuse parle à l’oreille de Michel-Ange sont des pauses enchantées dans le récit.
10Il y a quelque chose de très touchant dans la description de cet homme, que tous appellent maestro, qui dessine et conçoit de manière géniale, et qui est comme un enfant face à son désir, timide et maladroit dans le lit aux côtés de l’Andalouse, face à ce qu’il découvre, l’art ottoman, le vin, l’amour : « Le souvenir de la beauté andalouse, de ses murmures dans la nuit, du contact de ses mains revient le hanter souvent » (PLB, p. 114). Le mélange de la biographie et de la fiction se fait aussi autour de la figure de Mesihi le poète, Mesihi de Pristina, l’un des plus grands poètes ottomans, qui pratiquait la calligraphie et fréquentait les tavernes, comme le raconte et le met en scène l’auteur : « peintre anonyme, Mesihi ne signe que ses vers, qui sont peu nombreux ; il préfère les plaisirs, le vin, l’opium, la chair, à l’austère tentation de la postérité. On le retrouve souvent ivre, adossé au mur de la taverne, à l’aube » (PLB, p. 64). Y a-t-il entraîné Michel-Ange ? Pourquoi pas. C’est de ce « et si » que part le roman ; c’est le tremplin qui fait passer le texte de la biographie au roman, par le biais de l’imaginaire. Mathias Énard fait de Michel-Ange un personnage de roman. Et pourquoi pas ?
11*
12Et pourquoi ne pas raconter la vie, de la naissance à la mort – dès avant la naissance et un peu après la mort, même –, d’un ingénieur en électricité, Nikola Tesla, dit Gregor dans Des éclairs de Jean Echenoz. Gregor a tout inventé, d’abord et surtout le courant alternatif. Ou plutôt, il a posé les bases d’inventions futures (le radar, la radio, les rayons X…). Et on lui a tout pris. Edison, Bell : tous les noms connus ont éclipsé le sien. Car ce Gregor est un rêveur, qui néglige de déposer ses brevets ; aime être seul, travailler seul, vivre seul. Qui plaît aux femmes. Mais que sa timidité empêche d’aller plus loin. Et puis il préfère quand même les oiseaux.
13Echenoz met en scène l’ascension fantastique d’un type comme il les aime : un rateur de génie, séduisant et imbu de lui-même, fantasque et caractériel. Gregor-Tesla est à la fois cabotin (il aime à mettre en scène ses inventions quand il les présente au public) et misanthrope (il terminera sa vie entouré des pigeons new-yorkais qu’il recueille et soigne). Millionnaire qui finira clochard. « Caricature idéale d’extravagant » (DE, p. 107), qui a la manie de tout compter (ses pas, ses coups de fourchette, et surtout les pigeons) et la phobie de la saleté (il lui faut vingt-et-une serviettes à chaque repas pour essuyer ses couverts).
14Echenoz a le chic pour exhiber des personnages historiques un peu oubliés (qui connaît la vie de Nikola Tesla ?) et pour mettre en scène leurs bizarreries. Son roman a la nonchalance élégante de son héros, le « à quoi bon ? » désinvolte et supérieur de l’artiste.
15Le premier chapitre de Des éclairs entame une réflexion sur la biographie, qui donne d’entrée de jeu des indices sur la nature du texte qu’on va lire. Gregor naît dans un énorme orage, dans des éclairs, qui empêchent que l’on sache précisément l’heure de sa naissance : « Naissance hors du temps, donc, et hors de la lumière car on ne s’éclaire qu’ainsi à cette époque, à la cire et à l’huile, on ne connaît pas encore le courant électrique. Celui-ci, tel qu’aujourd’hui nous en possédons l’usage, tarde encore à s’imposer dans les mœurs, il ne serait pas trop tôt qu’on s’en occupe. Comme s’il s’agissait de régler cette autre affaire personnelle, c’est Gregor qui va s’en charger, c’est à lui qu’il reviendra de le mettre au point » (DE, p. 9-10). Le roman commence par un lieu commun de la biographie : « Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c’est possible » (DE, p. 7). Une mise en abyme du genre biographique.
La tradition des vies imaginaires
16Ces deux romans s’inscrivent dans la tradition des vies imaginaires, selon l’expression de Marcel Schwob dans son livre de 1896, où il trace vingt-deux portraits ou microrécits de personnes connues ou inconnues, et brosse leur vie en cinq pages [2]. Schwob affirme se situer contre l’Histoire, qui est selon lui celle des grands hommes. Les vies imaginaires sont tout sauf des « vies des hommes illustres ». Il souhaite mettre en avant l’individu, l’unique, le petit fait qui réinscrit le personnage historique dans la réalité humaine : « C’est Aristophane lui-même qui nous a donné la joie de savoir qu’il était chauve, et si le nez camard de Socrate n’eût servi à des comparaisons littéraires, si son habitude de marcher les pieds déchaussés n’eût fait partie de son système philosophique de mépris pour le corps, nous n’aurions conservé de lui que ses interrogations de morale [3]. » Pour lui, l’historien s’intéresse aux grands hommes, tandis que le biographe, comme l’artiste, s’attache indifféremment aux petits comme aux grands : « Aux yeux du peintre le portrait d’un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le portrait d’Érasme. Ce n’est pas grâce au nom d’Érasme que ce tableau est inimitable. L’art du biographe serait de donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare [4]. » C’est dans cette perspective que se situe Pierre Michon quand il écrit les Vies minuscules (Gallimard, 1984), opposées aux Vies majuscules que racontent les livres d’Histoire. Mais là où Michon fait le portrait de petites gens qu’il a rencontrées dans son enfance [5], dans un récit de type autobiographique, Echenoz et Énard traitent des vies majuscules comme de vies minuscules. Le roman se pose contre la biographie officielle, contre la grande Histoire.
17La première caractéristique de ces romans est la désacralisation qu’ils opèrent. Les personnages historiques sont traités comme des personnages de roman, c’est-à-dire comme des personnages réels, avec leurs faiblesses, leurs angoisses, leurs petites manies – ils sont, paradoxalement, humanisés par la fiction. Tesla n’est plus seulement le nom d’une unité de champ magnétique. Mathias Énard montre l’autre face du génie Michel-Ange : celui qui doute, l’amoureux maladroit. Les héros sont fatigués. Nombre de ces vies rêvées font rire ou sourire, et ont un caractère transgressif [6].
18Le genre de la vie rêvée produit un grand nombre de textes, et permet souvent de dépoussiérer un personnage historique. C’est le cas de Marin Marais dans Tous les matins du monde de Pascal Quignard [7] (Gallimard, 1991) ou de Cyrano de Bergerac qui, grâce au succès de la pièce d’Edmond Rostand (1898), est plus connu comme personnage que comme auteur. Preuves de la réussite de ce genre. Plus encore, les vies rêvées peuvent donner lieu à des jeux littéraires, ce qui montre combien le genre est établi, puisque les lecteurs le connaissent et le reconnaissent. C’est ce que fait Michon dans Les Onze (Verdier, 2009) : le peintre qu’il évoque, François-Élie Corentin, et son tableau Les Onze, censé se trouver au Louvre, n’existent pas [8]. Là où on attend de Michon une autre vie minuscule, on lit une vie rêvée : le récit d’une vie fictive comme si elle était réelle.
Du fait à la fiction, et retour
19Le genre biographique se prête aisément à la fiction : la forme même de la vie est celle d’un récit classique, d’un début à une fin, avec des péripéties, des conflits, des revers. L’un des premiers à avoir mêlé biographie et fiction est Truman Capote en 1965 avec son roman In Cold Blood (De sang-froid), inventant ainsi le « non-fiction novel » (le roman de non-fiction, la fiction non fictionnelle), expression dont l’alliance de mots dit la configuration problématique des deux registres, fictionnel et factuel. Ce n’est pas de ce genre que relèvent les livres d’Énard et d’Echenoz, qui se fondent sur des événements non pas contemporains mais au contraire lointains voire historiques, et qui ne sont pas journalistes comme l’était Capote en écrivant son livre. Mais la différence entre contemporain et historique est-elle si importante ? Au point de faire passer le texte d’un genre à un autre, d’un régime de discours à un autre ?
20Le genre de la vie rêvée « prend » car le lecteur peut reconnaître le fait biographique sous la fiction. Il a la tentation de lire en travers des lignes, de débusquer le réel quand ce réel lui est connu et contemporain. Le lecteur n’a donc pas le même rapport à des récits fondés sur des événements historiques et à ceux qui reposent sur des événements contemporains. C’est pourquoi le livre d’Echenoz Jérôme Lindon (Éd. de Minuit, 2001), écrit juste après la mort de l’éditeur, est un portrait et un livre d’hommage, Jérôme Lindon étant trop réel, trop proche pour que l’auteur fasse de lui un personnage de fiction.
21Lorsque Emmanuel Carrère écrit L’ Adversaire (P.O.L., 2000), roman portant sur l’affaire Romand, cet homme qui a fait croire durant une vingtaine d’années qu’il était médecin, et a fini par tuer sa famille au moment où il allait être découvert, il le fait en journaliste – comme Truman Capote avant lui –, après avoir suivi le procès pour Le Nouvel Observateur [9]. Plus récemment, Régis Jauffret s’est inspiré d’un fait divers, l’assassinat du banquier Stern par sa maîtresse lors de jeux sexuels sadomasochistes, dans Sévère (Éd. du Seuil, 2010) ; mais à la différence de Carrère, qui à la fin du livre parle de son travail journalistique, Jauffret a souligné le fait qu’il n’avait pas lu les rapports d’enquête ni les minutes du procès, et qu’il écrivait bien de la fiction [10], afin de se mettre à l’abri d’un éventuel procès en diffamation [11]. Avec ce dernier livre, on est très exactement à la frontière entre non-fiction novel et roman ; l’insistance de Jauffret (dans le « Préambule » comme dans les interviews qu’il a données) révèle cette position délicate. La fiction doit s’exhiber comme telle ; le roman doit se justifier, se fonder, s’autoriser : l’auteur doit s’affirmer comme auteur de fiction. C’est à ce genre de problématique que sont confrontés les auteurs de vies rêvées, même si celle-ci se pose en des termes légèrement différents, puisque l’Histoire rend les sujets moins brûlants que l’actualité.
De la porosité des genres
22On le voit, biographie et roman « flirtent ». Ce flirt est passionnant parce qu’il révèle ce qu’est la fiction : un jeu avec le réel, avec ce qui est la réalité pour chaque lecteur. C’est au lecteur de décider ce qui relève de la fiction, de la biographie, de l’autobiographie ou de genres mixtes.
23Si une telle lecture est possible, c’est en raison de la porosité de ces régimes de discours, comme le souligne Gérard Genette (dans le chapitre « Récit fictionnel, récit factuel » de Fiction et Diction, Éd. du Seuil, 1979) : « Si l’on considère les pratiques réelles, on doit admettre qu’il n’existe ni fiction pure ni Histoire si rigoureuse qu’elle s’abstienne de toute mise en intrigue et de tout procédé romanesque ; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l’un de l’autre, ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu’on peut le supposer. » Ce qui distingue ces deux régimes est principalement le fait que le récit factuel, au lieu d’être délégué à un personnage, est assumé par un narrateur, en général l’auteur ; mais c’est surtout le paratexte qui indique le genre du texte, et lui donne son statut (véridique ou fictionnel).
24Le fait qu’Echenoz, s’inspirant d’une biographie de Nikola Tesla, en remercie l’auteure, Margaret Cheney, et qu’Énard cite ses sources dans une « Note » finale (deux procédés qui relèvent de la pratique journalistique à l’œuvre dans le non-fiction novel, et de la méthode historique), montre que les auteurs assument la base factuelle de leur récit. Ils la revendiquent même, ou l’affirment pour se protéger de toute attaque : c’est sans doute la raison du court texte de quatrième de couverture de Des éclairs : « Fiction sans scrupules biographiques, ce roman utilise cependant la destinée de l’ingénieur Nikola Tesla (1856-1943) et les récits qui en ont été faits », allant même jusqu’à révéler rétrospectivement le statut des deux livres précédents : « Avec lui s’achève, après Ravel et Courir, une suite de trois vies. » Deux des espaces paratextuels analysés par Genette, la première et la quatrième de couverture, montrent l’imbrication du fictionnel et du factuel : le mot « roman » en première de couverture des livres d’Echenoz et Énard entre en contradiction avec les quatrièmes de couverture qui affirment le caractère historique des événements narrés (les éditions Actes Sud évoquent pour le livre d’Énard « la chronique de ces quelques semaines oubliées de l’Histoire »). C’est aussi un pacte de lecture passé avec le lecteur : l’auteur lui révèle la clé du mystère de la vie rêvée, mystère qui tient dans le mélange des genres.
25Mais le genre auquel le texte appartient peut aussi être rappelé dans le texte même, par un subtil glissement, l’auteur donnant des indices du tracé de la frontière entre les registres fictionnel et factuel. C’est le cas dans Tous les matins du monde de Quignard : « L’homme n’était pas si froid qu’on l’a décrit » (p. 14) ; « “Je mettrai une descente chromatique dans votre tombeau, Monsieur.” / C’est ce qu’il fit en effet, des années plus tard » (p. 64). Ces deux dernières phrases contiennent le passage de la fiction à la biographie. Marin Marais n’a sans doute pas dit : « Je mettrai une descente chromatique dans votre tombeau », du moins on n’en sait rien, mais il l’a bel et bien fait. C’est comme si l’auteur souhaitait rappeler que l’on n’est pas uniquement dans un roman, mais que ce qui est dit retrace bien des faits réels.
26Tel est le rôle du premier chapitre de Ravel d’Echenoz, qui, pour installer la situation spatio-temporelle, multiplie les signes, les effets de réel : en douze pages sont évoqués la date (1927), la mode féminine de l’époque, des femmes « en cheveux », des hommes coiffés de feutres, des voitures (Panhard-Levassor et Rosengart) ; Ravel fume des Gauloises et lit Le Populaire et L’Intransigeant. Tous ces indices sont massifs, comme si Echenoz voulait se débarrasser au plus vite de l’ancrage historique et du genre de la biographie historique. Il annonce à la fin de ce chapitre : « Il part en direction de la gare maritime du Havre afin de se rendre en Amérique du Nord. C’est la première fois qu’il y va, ce sera la dernière. Il lui reste aujourd’hui, pile, dix ans à vivre [12]. » Il sème également des indices de réalité dans Des éclairs, des dates au détour d’une phrase, évoquant par exemple cette année que Gregor « a passée à la montagne – et qui est accessoirement la dernière du dix-neuvième siècle » (DE, p. 107).
27On peut reconnaître ces récits de vies rêvées au fait qu’ils mettent en lumière les registres fictionnel et factuel : ils exhibent le genre mixte auquel ils appartiennent. Dans Parle-leur de batailles…, Mathias Énard glisse des raccords entre fiction et biographie : « Bien sûr, Michel-Ange ne pense pas encore à ces fresques qu’il réalisera trois ans plus tard [celles de la chapelle Sixtine] et qui lui vaudront une gloire encore plus immense ; pour l’heure il n’a qu’un pont en tête, un pont dont il souhaite achever le dessin au plus tôt afin de toucher ses gages et de quitter cette ville troublante, à la fois familière et résolument autre, dans laquelle il ne se lasse pas pourtant de se promener et d’engranger des images, des visages et des couleurs » (PLB, p. 78). Cet aller-retour, en une même phrase, entre le présent contingent de la fiction et le futur nécessaire de la biographie, se trouve aussi dans Des éclairs : « Même si, quarante-deux ans plus tard, la Cour suprême reconnaîtra l’antériorité des travaux de Gregor en matière de transmission radio, en attendant, quarante-deux ans plus tôt, c’est encore un sale coup pour lui » (DE, p. 121).
Des rêves, des contes
28Ce type de récit appelle une écriture particulière, des caractéristiques stylistiques, une langue pour dire cet écart (entre biographie et fiction, et entre petite et grande Histoire). Chez Echenoz et chez Énard, la phrase courte. L’écriture au présent, qui donne un effet d’actualité. C’est cet effet de « comme si on y était » appliqué à un sujet « noble », historique, qui crée un décalage, une transgression. Un présent historique, un présent d’actualité, sur lequel se greffent des « flashs » au futur qui permettent de situer le récit dans le réel de la grande Histoire.
29La description est précise et factuelle, sans commentaires superflus du narrateur. Les livres sont courts (160 pages environ). Même si c’est tout une vie qui est décrite, comme chez Echenoz, on a l’impression de lire un microrécit ; l’objet est circonscrit. Le ton nonchalant, désinvolte, dit une volonté de ne pas s’appesantir sur les choses, ne pas les expliquer, une pudeur. Un sentiment de vitesse se dégage ; la destinée est vue en un instant, en un éclair, dans une anticipation du futur : « Les saints ne se préoccupent pas du pont de Michel-Ange, dont on a déjà érigé les piles, la butée et les premières arches : ébranlé, l’ouvrage s’effondre ; ses gravats seront charriés vers le Bosphore par les eaux que le séisme a rendues furieuses, et l’on n’en parlera plus » (PLB, p. 147).
30Comme dans un conte, une histoire racontée encore et encore, on connaît la fin : « Il en ira ainsi avec Gregor : les autres vont s’emparer discrètement de ses idées pendant que lui passera sa vie en ébullition » (DE, p. 81). Une sorte de fuite en avant se dégage : l’auteur a envie d’aller vite, presque envie d’en finir, car la fin est connue d’avance. La vie telle que la raconte Echenoz se conçoit comme un éclair, comme une course [13]. Le narrateur ne s’embarrasse pas de réalisme, il « expédie » ce qui est par trop évident : « Ayant ainsi appris en cinq minutes une bonne demi-douzaine de langues, distraitement expédié son parcours scolaire en sautant une classe sur deux » (DE, p. 13).
31Faire de personnages historiques des hommes comme tout le monde induit une attention aux détails, un type de description particulier : le modèle du genre de la vie rêvée pourrait être « Ravel dans son bain », dans la première scène du roman d’Echenoz. Chez Énard, c’est Michel-Ange qui n’a pas envie de se mettre au travail, qui n’a pas d’idées – alors il dessine des éléphants, il se promène ; « Michel-Ange soupire » (PLB, p. 14), « Michel-Ange regrette » (PLB, p. 18), comme tous les héros de romans. Les personnages de ces récits semblent choyés par leurs auteurs, qui sont en empathie avec eux, les font vivre par un regard bienveillant et légèrement amusé. Echenoz appelle son héros par son seul prénom, Gregor (comme il appelle Zatopek Émile, dans Courir, et dit Ravel tout court, jamais Maurice Ravel). Par leur nom même, qui n’est pas leur nom réel, ils deviennent immédiatement des personnages. Des personnages de conte : on a le sentiment qu’ils flottent, alors même qu’ils font partie de l’Histoire.
32*
33Il y a pour le lecteur un plaisir de carnaval à voir un personnage historique devenir personnage de roman. Et un plaisir à voir l’envers de la création : le doute, les hésitations, les échecs. Ce type de roman, le lecteur peut le voir comme un exercice de style : comment la grande Histoire, connue, va-t-elle être traitée par un romancier ? C’est un petit défi lancé à la fiction.
34Le genre de la « vie rêvée » explore les frontières de la biographie et de la fiction, en jouant sur nos attentes de lecteurs, créant ainsi un nouveau genre fictionnel, un nouveau mode de récit. L’auteur assume l’idée que l’on n’écrit jamais à partir de rien, mais toujours en prenant ce que l’on connaît et en y incorporant des éléments inventés. La vie est inscrite dans le rêve qu’autorise la fiction.
35Énard, en donnant le fin mot de l’énigme de son texte – et ce sont les derniers mots du livre –, en révélant la part de véridique et celle de fiction, définit le geste narratif propre à ce genre littéraire de la vie rêvée : « Pour le reste, on n’en sait rien. » Tel est l’espace de liberté ouvert par l’Histoire au romancier.
Notes
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[1]
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants sera désormais abrégé PLB, et Des éclairs, DE.
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[2]
M. Schwob, Vies imaginaires [1896], Paris, Éd. Gérard Lebovici, 1986 (aussi disponible en poche, Flammarion, coll. « GF », 2004). Parmi ces vies : « Cratès, cynique », « Lucrèce, poète », « Pétrone, romancier » mais aussi « Katherine la dentellière, fille amoureuse » ou « Walter Kennedy, pirate illettré ». Le portrait de Michel-Ange par Mathias Énard est très proche de celui que fait Schwob d’Uccello, tous deux inspirés des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Vasari (1550-1568).
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[3]
M. Schwob, op. cit., Préface, p. 9.
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[4]
Ibid., p. 15.
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[5]
À la manière de la microhistoire, méthode à l’œuvre dans Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324 de Le Roy Ladurie (Gallimard, 1975) et plus récemment dans le livre d’Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) (Flammarion, 1998).
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[6]
Ainsi chez Éric Chevillard, notamment dans Démolir Nisard (Éd. de Minuit, 2006) : « démolir Nisard », c’est démolir le « grand homme », celui des livres d’histoire littéraire. Voir dans ce même numéro notre entretien avec Éric Chevillard.
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[7]
Le film qu’Alain Corneau en a tiré, la même année, avec Gérard Depardieu, a eu un très grand succès populaire, remarquable pour un film fondé sur un sujet érudit.
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[8]
Ce jeu sur les biographies imaginaires a été mené magistralement par Frédéric Pagès, créateur du philosophe Botul. La biographie est prise comme modèle de récit : on croit à une biographie réelle, car le récit obéit à ce genre, alors qu’il s’agit d’un récit fictionnel. Le nombre des lecteurs ayant cru à une biographie réelle prouve la réussite de l’exercice.
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[9]
Il est à noter qu’Emmanuel Carrère a publié un essai sur l’Histoire contrefactuelle, Le Détroit de Behring. Introduction à l’uchronie (P.O.L., 1986) : Histoire-fiction, Histoire hypothétique (Que se serait-il passé si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo ?), autre genre mélangeant biographie et fiction.
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Ainsi affirme-t-il dans un « Préambule », signé de ses initiales : « Dans ce livre, je m’enfonce dans un crime. Je le visite, je le photographie, je le filme, je l’enregistre, je le mixe, je le falsifie. Je suis romancier, je mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni morts, ni leur réputation, ni la morale. » Mais il ajoute : « Personne n’est jamais mort dans un roman. Car personne n’existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d’espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l’air. Ils sont imaginaires, ils n’ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée. Si certains s’y reconnaissent, qu’ils se fassent couler un bain. La tête sous l’eau, ils entendront leur cœur battre. Les phrases n’en ont pas. Ils seraient fous ceux qui se croiraient emprisonnés dans un livre. »
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Procès que lui a toutefois intenté une partie de la famille Stern, pour « atteinte à la vie privée », en demandant le retrait du livre. Tout l’enjeu du procès sera de définir les limites de l’utilisation du réel, les limites de la fiction, et les droits du romancier.
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J. Echenoz, Ravel, Paris, Éd. de Minuit, 2006, p. 18.
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« On a dû insister pour qu’Émile se mette à courir. Mais quand il commence, il ne s’arrête plus. Il ne cesse plus d’accélérer. Voici l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre », dit le résumé de quatrième de couverture de Courir (Éd. de Minuit, 2008).