« J’étais le squat d’une femme que je n’avais jamais vue »
Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic L’Autre | France, film couleur, 97 mn., Ex Nihilo, 2009 / DVD TF1 vidéo, 2009 |
1 « À partir de ce moment, l’existence de cette autre femme a envahi la mienne. Je n’ai plus pensé qu’à travers elle. » C’est une obsession que raconte le film L’Autre, adapté du court roman d’Annie Ernaux L’Occupation (Gallimard, 2002). L’obsession d’une femme pour l’autre femme, la nouvelle femme de son ancien amant. C’est pourtant d’abord Anne-Marie Meyer (Dominique Blanc) qui quitte Alex (W. dans le roman, personnage vide, quasi absent), lui disant qu’il serait mieux avec une femme jeune, comme lui. La scène primitive est ce moment où elle apprend que « l’autre » a 47 ans, le même âge qu’elle : ainsi, elle n’est qu’une dans une série, elle ne fait qu’incarner le fantasme de la femme mûre. « Je trouve ça archi-blessant, en fait. Je croyais que la différence d’âge c’était notre histoire à nous. » Dès lors elle va vivre par procuration, par procuration fictionnelle, en se glissant dans la vie de l’autre. L’autre est une occupation qu’elle se donne occuper le temps désormais libre, occuper l’espace vide, remplir la nuit. Elle pourrait ne pas exister ( elle n’existe pas), n’être qu’une création inventée pour se distraire d’elle-même ( elle n’existe pas). « La seule chose vraie, et je ne la dirais jamais, c’était : Je veux baiser avec toi et te faire oublier l’autre femme. Tout le reste était, au sens strict, de la fiction », écrit Annie Ernaux.
2 La jalousie est créatrice : « l’autre » est, pour l’héroïne, le support de l’invention d’une autre vie, d’un autre moi. La force du film tient à la représentation de l’intériorité par un art fondé en grande part sur l’extériorité : non plus exprimée par le je omnipotent du roman, mais vue par l’ il externe de la caméra. Intériorité et altérité, deux grands ressorts de l’autofiction, sont les enjeux esthétiques du film. Le portrait d’Anne-Marie Meyer, concentrée, ramassée sur elle-même séquences de solitude et d’intimité dans son appartement ; magnifique travelling latéral, dans un parking, où elle fend l’espace, trace sa route ; ses paroles en voix off rend sensible cette intériorité. Et surtout Dominique Blanc elle-même, grande actrice : en témoignent ses premiers rôles et nombreux seconds rôles, dans Milou en mai de Louis Malle (1989) ; Stand-by de Rock Stephanik (2000) ; la trilogie de Lucas Belvaux, Un couple épatant, Cavale, Après la vie (2002) ; et au théâtre dans Phèdre de Racine et La Douleur de Duras mis en scène par Patrice Chéreau (2003 et 2008).
3 Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic la filment riche de tous les rôles qu’elle a tenus : séductrice, inquiétante, folle, calme, banale. L’Autre montre la gamme des personnalités qu’elle peut incarner et des transformations dont elle est capable d’une scène à l’autre. Dominique Blanc, petite banlieusarde. Dominique Blanc, la femme de 47 ans. Perchée sur des bottes noires à talons hauts, serrée dans un imperméable noir vernis, avec ses cheveux blonds gonflés et ses sourcils noirs un peu vulgaire, un peu salope (Salope : c’est le titre qu’avaient envisagé les réalisateurs, approuvé par Annie Ernaux). On ne voit qu’elle. L’autre, on ne la verra jamais, elle ne la rencontrera pas. Elle l’apercevra, sortant de son immeuble au bras d’Alex. Bottes en cuir à talons aiguilles, minijupe le même genre qu’elle.
4 « Je la connais ? Elle est comment ? Elle a quel âge ? », demande-t-elle à Alex. L’autre apparaît d’abord comme une forme vide, à remplir, à occuper. Puis, très vite, comme une deuxième elle-même : au téléphone avec Alex, un jour, elle entend derrière lui la voix de l’autre et se voit au même moment dans le miroir. Identification. Soudain, l’autre est partout. L’obsession et l’occupation commencent. « Tu fais ça très sérieusement. Ils ne savent pas à qui ils ont affaire », répond-elle à sa collègue, à qui elle raconte ses recherches, son enquête. Elle n’a qu’une hâte, rentrer chez elle pour être enfin tout entière à son occupation : chercher qui est cette autre femme. « Je n’étais plus libre de mes rêveries. Je n’étais même plus le sujet de mes représentations. J’étais le squat d’une femme que je n’avais jamais vue », écrit Annie Ernaux. C’est ce squat que met en scène le film : l’intériorité d’une femme qui ne peut plus dire je.
5 Bientôt l’espace est saturé d’elle-même ; elle se rencontre partout, dans toutes les glaces, dans tous les autres : une femme qui parle à son chien l’émeut aux larmes ; une animatrice radio faisant sa dernière émission « Au revoir les voix dans la nuit » ; ses voisins qui font l’amour. Tout la renvoie à elle, parle d’elle. La télévision ne cesse de donner des signes : une publicité qui s’adresse aux femmes de 40 ans (« Osez devenir qui vous êtes »), une émission sur l’agressivité en société (« Quand vous insultez, vous parlez avec les mots de tout le monde. C’est tout le monde qui parle par votre bouche ») elle qui insulte l’autre par téléphone, rêve qu’elle lui tire dessus (« Crève, salope »). Elle qui vit par l’autre. Qui s’invente des scénarios, veut qu’une histoire se crée, qu’au moins quelque chose arrive. Comme lorsqu’elle installe une caméra de surveillance (« la Cyberbox ») qui lui permet de détecter les intrusions dans son propre appartement et les allées et venues dans le hall d’entrée de son immeuble on ne voit que la porte battante, il n’y a jamais personne.
6 Tous, tous ces autres, ce pourrait être elle. Une de ces femmes dans ces voitures (toutes semblables, sur l’autoroute, dans un très beau plan aérien, première image du film). Une de ces femmes sur ces écrans de surveillance. Des gens regardent, ne regardent pas, ces écrans, ce qui s’y passe, ne s’y passe pas. Une de ces femmes dans ces appartements. Whisky, publicité à la télévision, médicaments. Quel genre ? Quel type ? Laquelle parmi tous ces autres ? « Une femme comme toi », lui dit Alex. « C’est quel genre, ça ?, lui demande-t-elle, Quel genre tu dirais ? » Au début, avant la crise, comme après, elle fait elle-même la même réponse : « Je ne suis pas une femme compliquée à trouver. Je suis une femme vraiment tout ce qu’il y a de plus normal », dit-elle à Alex ; puis, à la fin du film, en voix off : « Une femme tout ce qu’il y a de plus normal. Occupée. Envahie par des chagrins qui ne sont pas les siens. Occupée par ça. Ou par des chagrins qui sont aussi dans des tas d’autres gens. »
7 L’Autre est une expérimentation sur l’identité, expérimentation qui passe par la mise en fiction, la capacité à s’inventer des histoires, à s’inscrire dans une histoire, pour exister. L’autofiction se matérialise, visuellement, dans les scènes où son image ne coïncide plus avec elle-même (dans une cabine d’essayage, dans sa salle de bain, dans la vitre du wagon de RER sur la voie parallèle au sien) : dans tout ce qui fait reflet, et écran. À la fin, l’épreuve du miroir a lieu. Pour rompre ce maléfice, le gouffre des possibles, elle obstrue le miroir de la salle de bain avec du papier journal. On la voit de l’autre côté du miroir, de derrière le miroir ; elle crie : « Salope ! salope ! salope ! » à l’autre, à elle-même et brise le miroir à coups de marteau. Puis le coup de marteau sur son crâne, et l’apaisement enfin pouvoir être seulement soi-même. Cette scène fondamentale, qui n’est pas dans le roman, on la voit deux fois, et on l’interprète deux fois différemment : tout au début du film elle illustre la folie, l’obsession de l’autre ; tout à la fin, le salut, la destruction de l’autre en soi, le retour à soi. Assise sur son lit d’hôpital, avec son bandage autour du crâne, elle regarde par la fenêtre, par-delà toutes les vitres qui la séparent, elle, du monde. Elle, comme les autres. Un peu elle-même, un peu autre identité plastique, ouverte à toutes les fictions. « Je ne me souviens plus de quoi j’avais peur. »
8 « J’ai été elle. Je suis elle, encore. Une femme comme toutes les autres. Assez floue à ses propres yeux. » L’autofiction est très exactement cette épreuve du miroir : en passer par la fiction et l’altérité pour parler de soi. Après avoir été l’autre, après s’être inventé cette histoire et l’avoir jouée, elle se redécouvre elle-même aussi banale, aussi simple que les autres, sans histoires, avec des milliers d’histoires. « Nous sommes tous dans ces voitures. Derrière ces fenêtres. Et la pluie tombe sur nous tous. »