Notes
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« La grossesse suivant une IMG, traces et remaniements du deuil », s’est déroulée entre 2012 et 2018 à la maternité de Necker-Enfant Malade. La recherche a été menée par Bérengère Beauquier-Maccotta, Sylvain Missonnier, Marie-José Soubieux, Diane de Wailly, Marie-Emmanuelle Meriot et Jessica Shulz.
1Le récit commence sans encombre : madame D est enceinte, c’est une grossesse désirée par le couple et qui se déroule bien. Mais à sept mois de grossesse, lors de la dernière échographie, le médecin diagnostique une malformation très grave. Vraisemblablement, le bébé s’il venait à naître, vivrait sa courte vie dans un état végétatif. La législation française permet aux couples de demander une interruption médicale de grossesse (IMG) si une pathologie grave et incurable est diagnostiquée chez le fœtus, et ce peu importe le terme de la grossesse. Le couple décide alors de procéder à une IMG. Suite à quoi, les parents demandent une investigation génétique en vue d’une future grossesse. En effet, la maladie dont était porteur l’enfant pouvait provenir, soit des parents par hérédité, soit être une mutation de novo. Cette recherche génétique va prendre un an et pendant cette année ils se demandent chacun s’ils sont porteurs de cette pathologie, et si la maladie va se déclarer un jour chez l’un d’eux. Après avoir perdu son bébé, Madame D est en proie au doute : va-t-elle perdre son mari précocement ? Va-t-elle, elle aussi, déclencher la maladie ? Il y a, dans l’histoire familiale de Mme D, un « trou » générationnel. En effet, personne ne sait qui est son grand-père. Cette suspicion de maladie génétique vient alors interroger ce manque : le grand-père inconnu avait-il cette maladie ?
2Après un an d’attente ils apprennent finalement que la maladie s’est déclenchée de novo chez l’enfant. Lorsque je rencontre Mme D elle est de nouveau enceinte. Elle est très angoissée et éprouve un fort sentiment d’insécurité. Tout peut s’écrouler à n’importe quel moment, rien n’est plus certain. La confiance qu’elle pouvait avoir dans la vie et dans son corps est abrasée.
3Malgré les résultats des analyses génétiques, la suspicion et le doute causés par le diagnostic anténatal ont mis en péril les fondations narcissiques de Mme D entrainant un sentiment de perte de contrôle et des failles de l’emprise la renvoyant à des éléments précoces de son histoire. Nous allons explorer de quelle façon le diagnostic anténatal d’une pathologie potentiellement génétique ébranle les liens entre le corps et l’idéal du moi et comment la honte se fait alors sentir. Nous convoquerons pour ce faire les paroles de femmes rencontrées au cours d’une recherche [1] sur la grossesse suivant une IMG et détaillerons le cas de Mme D.
4Grunberger (1965), dans son étude sur le narcissisme montre qu’à chaque étape de sa maturation pulsionnelle, l’enfant cherche à rétablir le sentiment de complétude narcissique perdu. Il y a donc à la fois la satisfaction pulsionnelle proprement dite obtenue grâce à l’acte qui réduit la tension et « l’investissement narcissique de ce même acte qui lui confèrera valeur et dignité, concourant ainsi à l’établissement du sentiment d’estime de soi » (Dessuant, 1983, p. 87). Par exemple, au stade anal, l’exercice musculaire procure à l’enfant une satisfaction pulsionnelle motrice à laquelle s’ajoute « la satisfaction narcissique d’avoir un corps propre à accomplir des exploits, qui fonctionne bien et obéit parfaitement » (Grunberger, 1971, cité par Dessuant, 1983, p.87) et augmente chez l’enfant son sentiment de valeur. C’est Chasseguet-Smirgel qui met en lien ce même mécanisme avec l’idéal du moi. La pulsion cherche dit-elle, un abaissement de la tension mais aussi la diminution de l’écart entre le moi et l’idéal du moi. L’idéal du moi étant la réserve de la libido narcissique, lorsque l’écart entre le moi et cette instance se creuse, c’est la baisse de l’estime de soi et la crainte de la perte de l’amour des objets qui surviennent. Les échecs dans l’apprentissage de la propreté sont ainsi source de vivances de honte, à l’inverse son succès entraîne la satisfaction narcissique. Nous avons vu qu’au cours de la grossesse, les différentes étapes du développement psycho-sexuel sont revisitées, en permettant une confirmation narcissique et une réélaboration. La pulsionalité anale, retenir et expulser, est fortement en jeu au cours de la grossesse dans la dialectique rétention/expulsion du fœtus/bébé. Les vomissements gravidiques ou les menaces d’accouchement prématuré (MAP) pouvant alors être pensés comme des mises à l’épreuve de cette dualité.
5En parallèle à cette dialectique pulsionnelle, la grossesse, et particulièrement le ventre de la grossesse qui grandit de semaine en semaine, peut être pensé comme un équivalent phallique, une annulation du manque fondamental de la différence des sexes. Pendant plusieurs mois, certaines femmes exhibent fièrement leur ventre rond, en faisant un objet de fierté. N’est-ce pas ce manque à nouveau envisagé que questionne Mme S à propos de l’accouchement lorsqu’elle dit « ce week-end aussi je me suis dit… que c’est pas forcément facile le tout début, c’est vrai que ça doit être bizarre de… enfin qu’il y a quand même deux changements. D’une part, on doit apprendre à connaître quelqu’un et d’autre part, apprendre à se re-connaître nous enfin… vide ». La grossesse, avant d’être une voie d’accès à la réalisation du désir de maternité, est une confirmation que le corps fonctionne, peut procréer aussi bien que celui de sa propre mère. Être enceinte concoure ainsi à la satisfaction narcissique d’un corps qui fonctionne bien, obéit, et peut faire des exploits, ne dit-on pas que la femme accomplit alors « le miracle de la vie » ? Dans les mémoires inédites de Marie-France Adrien, une femme du début du 20ème siècle, celle-ci raconte qu’elle a perdu Jean-Philippe, son enfant âgé de trois ans, d’une maladie fulgurante. Plusieurs années après, alors qu’elle est enceinte, Philippe, un puîné, tombe malade, elle revoit devant elle l’image de Jean-Philippe mourant. Le choc est tel qu’elle perd le bébé qu’elle attendait. « C’était un petit garçon ; je suis bien triste ; c’est chaque fois une impression d’échec qui me navre et m’humilie un peu » écrit-elle parlant des nombreuses fausses-couches faites auparavant.
6Nous avons repéré à plusieurs reprises dans le discours des femmes que lorsque la grossesse survient rapidement, après peu de tentatives, elle est source pour elles d’un regain narcissique. Mme M l’exprime ainsi : « elle [la grossesse] est intervenue rapidement donc ça pour le coup j’étais très contente, j’étais très fière de moi. Un sentiment de plénitude et de satisfaction qui n’a duré que deux jours, j’étais contente, j’étais soulagée, j’étais confiante aussi ! ».
7Par ailleurs, si la fille renonce, en choisissant le père comme objet d’amour, à l’incesteavec la mère, et par là à la réduction totale de l’écart entre le moi et son idéal, la maternité est une façon de retrouver cette illusion de fusion primitive avec la mère (Chasseguet-Smirgel, 1975). Or, lorsque le sujet ne reçoit pas de confirmation narcissique à l’exhibition d’un objet idéalisé, la blessure narcissique entraîne un affect de honte se manifestant par un renversement de l’exhibition phallique en exposition anale, avec tout ce que cela comprend de retournement de l’activité en passivité (Chasseguet-Smirgel, 1973).
Mme D, du corps sacré au corps défaillant
8« Je me suis toujours dit que si je tombe je suis à la montagne, si je tombe dans une crevasse et que je dois rester deux jours je sais que mon corps – je sais c’est débile de se dire ça – je sais que mon corps tiendra le choc parce que j’ai un corps bien fait qui est en tout cas résistant quoi. Je ne suis pas malade, je suis en confiance physique ». Mme D a grandi avec une mère qui lui a enseigné l’importance de la maîtrise du corps « un corps ça doit bien fonctionner, on doit pouvoir faire confiance à son corps » lui répète-t-elle. Elle lui apprend aussi que si le corps est défaillant c’est qu’il y a une raison, psychique et inconsciente, à cette défaillance « les maladies font sens ». Les enjeux de l’emprise sont d’emblée perceptibles dans son discours. Emprise sur son corps, en tant qu’objet assurant la satisfaction narcissique, Madame est fière d’être enceinte, l’annonce d’emblée, sans aucune crainte qu’il puisse arriver malheur tant elle a confiance en son corps. Mais aussi emprise sur nous par un flux de parole qui nous amène à avoir avec elle des entretiens de plusieurs heures. Mme D nous apprend que sa mère a fait une dépression lors de sa naissance et l’a laissée pendant trois semaines à sa belle-mère pour partir en voyage, alors que Mme D n’avait pas encore un mois. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur l’expérience de dé-cramponnement précoce de Mme D bébé, lorsqu’elle a été brusquement séparée de sa mère puis, à nouveau de sa grand-mère lorsque sa mère est rentrée de voyage trois semaines après. Nous pourrions émettre l’hypothèse que les fondations de la force de son emprise actuelle sont réactionnelles à ce défaut initial d’emprise sur sa mère déprimée.
9Lorsqu’elle apprend la malformation et qu’elle décide d’interrompre la grossesse elle prépare beaucoup de questions, a besoin de connaître chaque détail. Puis arrive l’IMG, le jour même elle est « shootée » elle a pris beaucoup de médicaments, l’accouchement est très long, elle s’endort, se réveille, ne se sent pas consciente. Dans les mois qui suivent l’IMG elle sent soudainement qu’elle ne maîtrise rien, elle a peur de mourir, peur que son conjoint meure « tout peut se casser la gueule à n’importe quel moment… ». Elle tombe dans les pommes lors de la biopsie du trophoblaste mettant en corps ce sentiment de « se casser la gueule ». Les mondes externe et interne deviennent dangereux, immaîtrisables : « tout à peu près pouvait arriver à n’importe quel moment. Un truc de précarité quoi sur ma santé même sur la santé des miens, sur ma relation avec mon compagnon. L’impression que tout pouvait se terminer à n’importe quel moment, sans qu’il y ait de justification, sans qu’il y ait de raison, comme si y avait un piano qui allait me tomber dessus dans la rue. (...) j’ai l’impression d’être une cocotte-minute quoi comme si je pouvais exploser… comme si je menaçais de… de faire un truc fou encore et inattendu ». Elle a le sentiment que pour contrer ce vécu d’effondrement il faut qu’elle accepte la passivité, qu’elle puisse se « laisser balayer par l’entourage comme une feuille dans l’eau » au lieu d’être « active, il faudrait que je maîtrise tout ». Néanmoins, elle convoque de multiples scénarios catastrophes, dans une tentative de se préparer à toute éventualité et de désactiver ses craintes. Dans son discours, l’écoute associative nous permet de mettre en lien ce sentiment violent de perte d’emprise avec le sentiment d’échec de son corps dans l’expérience valorisante de la maternité. Nous l’entendons au travers d’un récit de rêve : « J’ai rêvé au moins 3-4 fois qu’avec mon compagnon tout explosait, je me retrouvais seule avec l’enfant… vraiment dans un truc de vulnérabilité, paumée dans une espèce de truc miteux à Marseille avec des trous. Il y avait des trous dans les murs et dans le sol ». Ce récit exprime son sentiment de ne pas être contenante, le « truc miteux plein de trous » pouvant être une représentation de son image du corps. Il exprime aussi le sentiment de ne pas mériter l’amour de son conjoint, amour dont elle se dit si fière.
10Quand elle apprend le diagnostic de la pathologie et le risque qu’elle en soit porteuse elle se sent trahie par son corps : « Comment mon corps peut héberger cette maladie-là. Comment il a pu ne pas faire rempart. Laisser la maladie s’implanter, se développer, l’accueillir. Surtout par rapport à tout ce truc le corps doit être fiable, tu dois être en bonne santé tu dois faire du sport. Ca ne pouvait pas m’arriver ». La possible transmission génétique ne semble pas s’inscrire pour elle dans une thématique de filiation. En effet, le « trou » générationnel que nous avons déjà évoqué semble rendre la dimension génétique difficilement saisissable. Ses représentations se dirigent alors plutôt vers un sentiment de faille narcissique.
11Dans un mouvement de confusion avec le bébé qu’elle a dû porter mort pendant de nombreuses heures elle se sent elle-même contaminée par la mort et incapable de faire des enfants vivants « il y a un an j’avais l’impression que j’étais, que je ne portais que la mort, je donnais naissance qu’à la, qu’à un truc dysfonctionnel ». Elle exprime nettement le sentiment d’indignité : « j’ai un vrai déficit de fierté. Donc ce n’est pas la honte mais c’est quand même pas loin. C’est sur le fait que je sentais que j’avais besoin d’avoir l’impression d’être fière de moi, d’être fière d’un truc que je faisais. Que la plupart des mères trimballent leur enfant avec vachement de fierté « mon fils regarde comment il est beau », et que moi j’étais dans un truc où j’avais l’impression que la vie était devenue insupportable, j’avais envie de faire des beaux trucs, d’être fière de ce que je faisais. Ce qui était le cas du coup quand j’ai balancé mon boulot et que j’en ai trouvé un autre, c’était ce que c’était, mais je suis hyper fière d’avoir fait ça, et que c’est un truc qui m’a… vachement réconcilié avec la vie, vachement remis en selle. Le fait d’avoir un sujet de fierté. Parce que j’ai vraiment senti qu’il y avait une béance en fait de, de pas pouvoir être fière de son enfant, parce que je n’avais pas d’enfant... ». Le sentiment d’échec se renforce, et la dimension de comparaison avec les pairs apparaît : « Il y a une sensation de... C’est à dire qu’en fait vous voyez… l’inverse de la honte c’est la fierté, vous voyez que vos copines qui ont eu des enfants etc. en sont extrêmement fières, et je ne me sentais pas fière de moi. Mais je me…, mais je n’avais pas la sensation d’avoir honte pour autant ». Le sentiment d’échec se prolonge lorsque je la rencontre « je crois qu’on est dans une telle peur que ça foire à nouveau, qu’on n’ait pas cet enfant à nouveau », elle a peur d’être une mauvaise mère pour l’enfant à venir du fait de l’antécédent d’IMG. Alors qu’elle était fière de se montrer enceinte à la grossesse précédente, elle « rase les murs », ne l’annonce que très peu : « J’ai pas eu ce truc de fierté de « je suis enceinte », pas du tout ».
12Arrêtons-nous sur le concept d’emprise. L’emprise est un terme utilisé par Freud dès 1905 (Freud, 1905), elle est d’abord une pulsion non sexuelle, permettant à l’enfant de se rendre maître de ses propres membres corporels. Plus tard, elle est mise en lien avec le couple activité-passivité et est appelée sadisme lorsqu’elle est au service de la pulsion sexuelle. Dans les « Trois essais », Freud désigne la musculature comme support à la pulsion d’emprise. Enfin, il met plus tard en lien l’emprise avec la pulsion de mort, elle devient une forme que prend la pulsion de mort quand elle est rattachée à la pulsion sexuelle. L’emprise semble pouvoir se déployer entre un versant pathologique de neutralisation du désir d’autrui et de son altérité (Dorey, 1992) et un versant courant permettant la réorientation du désir de l’autre sur soi (Denis, 1997). Ferrant propose une réflexion métapsychologique rigoureuse et novatrice sur la notion d’emprise. Reprenant les travaux de Freud, il dégage la théorisation d’appareil d’emprise, souvent négligée au profit de la psychopathologie de l’emprise. Le travail de l’emprise construit un appareillage de la psyché qui se défini comme « un ensemble de conduites motrices puis relationnelles qui visent à modeler autrui de telle sorte que les conditions de satisfactions soient assurées » (Ferrant, 2001, p. 193). « L’emprise de vie » ou « bien tempérée », se construit dans les relations précoces par des emprises croisées entre le bébé et son entourage, faisant fonctionner le moi dans ses trois exigences (celles du surmoi, du ça et de la réalité externe). Il remarque que l’échec précoce du travail d’emprise conduit le plus souvent sur l’intensification des conduites d’emprise. Il distingue cependant des situations qui conduisent le sujet à la perte de ses possibilités d’emprise sur lui-même, plus forte que la perte de contrôle, la « déflation » d’emprise entraîne une désorganisation de la place médiatrice du moi. Il formule alors l’hypothèse que « l’insuffisance d’emprise est accompagnée de l’émergence de la honte » (Ferrant, 2003, p. 1782). « La honte surgit précisément dans la perte de ce qui a été d’abord tramé et organisé. Elle accompagne et signe la déchirure de cet accordage d’emprise basal » (Ferrant, 2003, p. 1785). Cette situation peut toutefois être transitoire et réversible avec l’aide « d’un cadrage thérapeutique et relationnel spécifique, le sujet peut mettre en travail ce qui a radicalement, mais provisoirement, bouleversé son organisation psychique ». La honte qui accompagne la déflation de l’emprise est aussi reliée par l’auteur (Ciccone & Ferrant, 2009) à la perte du sentiment de sécurité. Ce que nous retrouvons très fortement chez Mme D. Lorsque j’appelle Mme D pour la première fois, afin de lui parler de la recherche (elle en avait été informée auparavant par la sage-femme), elle me demande si je serai à même de lui dire si elle « part en vrille » et de lui indiquer, le cas échéant, une prise en charge adaptée. Mme D ne se sent plus en mesure de juger elle-même de sa capacité à faire face. La fonction médiatrice du moi a été mise à mal et elle cherche des moi auxiliaires chez le chercheur et dans son entourage. Elle a été particulièrement marquée par le désarroi de sa mère qui n’a pas su comment l’accompagner : « après la naissance dans le, ma mère elle a passé un an elle savait plus comment me parler. C’était très étrange… de devenir complètement étrangère à votre mère, elle sait plus comment vous aborder elle ne sait pas quoi dire. (…) Je pensais qu’il y avait un truc instinctif, pas instinctif mais inconditionnel. Un truc de mère-fille qui fait que bon… elle savait, elle sait toujours comment se comporter. Et là je deviens un peu indéchiffrable pour elle… c’était hyper déstabilisant pour moi ». Nous pouvons également nous questionner sur la difficulté pour sa mère à accompagner sa fille alors qu’elle peut être elle-même en proie à l’angoisse face à la possibilité qu’elle ait transmis une pathologie à sa descendance.
13Ciccone et Ferrant mettent en lumière les procédés d’enfouissement de la honte qui viennent en lieu et place du refoulement et se rapprochent du caveau décrit par Torok et N. Abraham (1987). L’enfouissement implique une opération qui place en profondeur, sous d’autres couches, le noyau honteux, qui n’est pas transformé et garde son potentiel blessant. Ils décrivent un phénomène à première vue paradoxal, qui accompagne le procédé d’enfouissement « la situation honteuse enfouie, est souvent visible pour autrui, comme si ce qui était caché d’un côté était montré ou exhibé de l’autre » (Ciccone & Ferrant, 2009, p. 80). Cette exhibition peut aller jusqu’à un retournement en son contraire, le sujet « revendique le trait honteux comme une spécificité originale et d’une certaine façon admirable, qui exige la reconnaissance et convoque le regard (…) en ce sens il est une tentative de ‘re-cramponnement’. (…) on relève aussi, dans ce type de démarche, la dimension d’un forçage et d’une exhibition » (Ciccone & Ferrant, 2009, p. 86). Nous souhaitons citer Annie Ernaux qui parle de son Interruption Volontaire de Grossesse :
14Il n’y avait pas de berceau dans ma chambre, mais j’avais mis bas moi aussi. Je ne me sentais pas différente des femmes de la salle voisine. Il me semblait même en savoir plus qu’elles en raison de cette absence. Dans les toilettes de la cité universitaire j’avais accouché d’une vie et d’une mort en même temps. Je me sentais, pour la première fois, prise dans une chaîne de femmes par où passaient les générations. (Ernaux, 2000, p. 114). Et plus loin : Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au 21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté. J’éprouvais de la fierté. Sans doute même que les navigateurs solitaires, les drogués et les voleurs, celle d’être allés jusqu’où les autres n’envisageront jamais d’aller. C’est sans doute quelque chose de cette fierté qui m’a fait écrire ce récit. (Ernaux, 2000, p. 118-119)
15Mme D traverse des vivances de honte particulièrement intenses et s’en défend à plusieurs reprises par des dénégations. Alors qu’elle vient de nous raconter de façon éloquente son malaise face au sentiment de dévoilement de son intimité quand elle doit parler de la mort de son bébé – « j’ai une forme de malaise parce que je trouve que perdre un enfant, les, comme ça dans ces conditions-là c’est un truc hyper intime. Mais vraiment hyper intime. Je trouvais ça, assez, je trouvais ça un peu violent de… que tout à coup ce soit exposé à un entourage professionnel (…) c’est un deuil particulier et du coup, il y a un truc un peu exposé à tout le monde, parfois j’avais l’impression d’être à poil devant les gens » – elle poursuit en disant qu’elle ne ressent pas de honte. À l’entretien suivant elle dit d’emblée être choquée par l’idée que des femmes qui ont vécu un deuil prénatal puissent ressentir de la honte. Pourtant, elle se sent guettée par son entourage, observée, elle se met à l’écart de ses amis pendant plusieurs mois suite à l’IMG : « tous les jeunes parents étaient en même temps, je sentais que je les glaçais. Que toutes les femmes enceintes me regardaient apeurées. Il y avait plein de gens qui ne savaient pas comment m’approcher, je sentais leur malaise ». Elle déploie alors des mécanismes d’exhibition pour contrer cette vivance de honte, cette perte d’emprise, ce sentiment d’échec. La honte n’est pas refoulée, elle nous en parle ouvertement mais elle est en même temps déniée, dans le discours et dans ses attitudes. Elle parle en permanence de la mort, sur son lieu de travail, en public... ; elle se sent différente des autres femmes, « plus expérimentée, en tout cas d’avoir expérimenté un truc un peu limite, un peu… qui fait que pour moi c’est différent… je me sens pas seule pour autant… mais c’est vrai qu’on vit pas du tout les mêmes choses ». Elle suscite, dit-elle, la curiosité pour avoir côtoyé la mort de si près. Contre-transférentiellement, lorsque je finis les entretiens avec Mme D je suis exténuée (ce sont à chaque fois entre 2h30 et 3h30 d’entretien alors qu’habituellement les entretiens de recherche duraient maximum 1h30) et me rends compte que j’ai été captivée par son discours, la trouvant passionnante (mot inscrit dans mes notes après chaque entretien), discours constitué de longs monologues où elle dévoile ses pensées et ses fantasmes. Les entretiens sont pour elle des temps d’élaboration, elle se montre très sensible à la dynamique de l’entretien avec de nombreux mouvements introspectifs. Dans la continuité de notre théorie sur l’emprise de Mme D, nous pouvons penser qu’elle m’a fascinée, me prenant ainsi en emprise.
16Mon vécu contre-transférentiel va dans le sens de la confirmation des mécanismes de retournement de la honte en son contraire. Ciccone et Ferrant soulignent le caractère psychopathologique de ce processus. Il nous semble que Mme D a pourtant eu recours à des mécanismes plus adaptatifs pour recouvrer la déflation d’emprise. Durant la période de l’IMG, elle fait preuve d’une certaine créativité : elle dessine et écrit sur des carnets – qu’elle nous montrera lors de notre troisième rencontre – mettant ainsi en place des mécanismes de sublimation « terme trop généraliste cependant qui ne convient pas adéquatement aux destins de la honte dans la mesure où il relève davantage des destins du sexuel » (Ciccone & Ferrant, 2019, p.103). « Toute œuvre d’art, fût-elle la plus anonyme, implique l’emprise c’est à dire la saisie de l’objet, sa transformation et son modelage » (Ferrant, 2001, p.194). Mme D a recours à l’humour dans sa vie en général et en particulier dit-elle pendant la période qui a suivie l’IMG. Humour dont elle peut aussi se servir à certains moments pour se sortir de situations embarrassantes avec ses collègues. L’humour étant, selon Tisseron (1992) un des aménagements structurant de la honte. Si elles ne permettent pas de traiter la honte, ces créations et publications, permettent à Mme D de maintenir le cours de sa vie.
17Pour conclure et élargir notre propos nous pouvons dire que le diagnostic d’une pathologie fœtale potentiellement génétique etla décision subséquente d’interrompre la grossesse est un événement potentiellement traumatique mettant à mal les assises narcissiques des femmes et exposant aux fantasmes de toute puissance, aux sentiments de transgression des interdits œdipien et aux désirs infanticides inconscients. Dans ce contexte, les vivances de honte et de culpabilité s’activent à la fois dans une tentative de différenciation d’avec l’enfant mort et en réaction au dévoilement violent de ces fantasmes et désirs (Shulz et al., 2016). Ces vivances, d’une origine commune dans la psychogénèse, constituent ensuite les deux polarités d’un axe permettant de saisir les achoppements intrapsychiques et intersubjectifs, toujours singuliers, chez les femmes que nous avons rencontrées. L’écoute de la honte et de la culpabilité, de leur intensité, de leurs modalités d’expression et de leur liaison ou confusion, permet ainsi de mieux appréhender certains mouvements psychiques du sujet dans ses aspects progressifs, régressifs et figés.
- ABRAHAM, N., & TOROK, M. (1987). L’écorce et le noyau (2008e éd.). Paris : Flammarion.
- CHASSEGUET-SMIRGEL, J. (1973). Essai sur l’idéal du moi. Contribution à l’étude de la « maladie d’idéalité ». Revue Française de Psychanalyse, XXXVII(5), 735-929.
- CHASSEGUET-SMIRGEL, J. (1975). L’idéal du Moi, Essai psychanalytique sur la « maladie d’Idéalité ». France : Tchou.
- CICCONE, A., & FERRANT, A. (2009). Honte, culpabilité et traumatisme. Paris : Dunod.
- DENIS, P. (1997). Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion. Paris : Puf.
- DESSUANT, P. (1983). Le narcissisme. Paris : Puf.
- DOREY, R. (1992). Le désir d’emprise. Revue Française de Psychanalyse, 5 (56), 1423-1432.
- ERNAUX, A. (2000). L’évènement. Paris : Gallimard.
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- FREUD, S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. In OCP, Vol. VI. Paris : Puf, p. 59-183.
- GRUNBERGER, B. (1965). Le narcissisme. Revue Française de Psychanalyse, 19 (5-6).
- SHULZ, J., BEAUQUIER-MACCOTTA, B., SOUBIEUX, M.- J., MÉRIOT, M.-E., DE WAILLY, D., & MISSONNIER, S. (2016). Entre honte et culpabilité, stigmates de la femme enceinte après une Interruption Médicale de Grossesse. Champ psy, (68), 67-83.
- TISSERON, S. (1992). La Honte : Psychanalyse d’un lien social. Paris : Dunod.
Mots-clés éditeurs : Honte, Corps, Diagnostic anténatal, Emprise, Deuil prénatal
Date de mise en ligne : 28/02/2020
https://doi.org/10.3917/cpsy2.075.0125Notes
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« La grossesse suivant une IMG, traces et remaniements du deuil », s’est déroulée entre 2012 et 2018 à la maternité de Necker-Enfant Malade. La recherche a été menée par Bérengère Beauquier-Maccotta, Sylvain Missonnier, Marie-José Soubieux, Diane de Wailly, Marie-Emmanuelle Meriot et Jessica Shulz.