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Article de revue

Les cris chez Marguerite Duras

Pages 127 à 136

Notes

  • [1]
    La lettre a été vraisemblablement écrite peu après le 15 juillet 1919, adressée à Jacques Porel, fils de Réjane, auquel Marcel Proust sous-louait depuis le 31 mai 1919 un appartement au 8 bis, rue Laurent-Pichat dans le XVIe arrondissement

En guise de préambule

1 Le 26 avril 2017, se vendit aux enchères une lettre de Marcel Proust jugée « émoustillante ». On connaît l’hypersensibilité de Proust, par ses allergies et son asthme, par les plaques de liège dont il fait recouvrir les murs de sa chambre au 102 boulevard Hausmann, on découvre ici une réactivité au bruit, et plus particulièrement aux cris. Dans cette lettre de seize pages [1], l’écrivain écrit ceci : « Les voisins dont me sépare la cloison font d’autre part l’amour tous les jours avec une frénésie dont je suis jaloux. Quand je pense que pour moi cette sensation est plus faible que celle de boire un verre de bière fraîche, j’envie des gens qui peuvent pousser des cris tels que la première fois j’ai cru à un assassinat, mais bien vite le cri de la femme, repris un[e] octave plus bas par l’homme, m’a rassuré sur ce qui se passait. Je ne suis pas responsable de ce boucan qui doit être entendu jusqu’à des distances aussi grandes que ce cri des baleines amoureuses que Michelet montre dressées comme les deux tours de Notre-Dame. [...] » (Proust, 1919, p. 330-331). Marcel Proust déménagera le 1er octobre de la même année.

Définitions et représentations

2 Si on associe « cri » et expression artistique, on pense nécessairement au Cri de Munch (1893). C’est un défi que de représenter picturalement un son : un visage qui a l’apparence d’un crâne, néanmoins pourvu d’yeux et d’une bouche ouverte, semble tenir sa tête entre ses deux longues mains, à moins qu’elles lui servent à amplifier le son. La silhouette laisse penser qu’il s’agit d’une femme ; elle est famélique. Expression de l’effroi. Visage déshumanisé qui occupe le premier plan du tableau. Un immense ensemble de lignes très colorées, avec notamment un ciel rouge. Sous ce ciel, la mer verte. La personne qui crie s’appuie au parapet. Elle tourne le dos aussi bien au paysage marin avec ses deux bateaux qu’aux deux hommes qui s’éloignent sur le pont. Elle semble se tourner vers nous pour crier son désespoir, mieux sa terreur. Ce tableau peut être mis en relation avec deux autres tableaux de la même époque, Désespoir (1892), Anxiété (1894) qui reprend des éléments du décor et des formes de visage de Cri. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un désespoir collectif. L’angoisse – norvégienne et allemande – constitue un trait d’époque s’exprimant aussi bien dans la littérature, la philosophie que dans la peinture. Un monde sans lien, peuplé d’êtres fantomatiques, un cri qui transforme entièrement l’être, profondément seul, qui semble vouer à se dissoudre ou à sombrer dans la folie extrême. Un hurlement.

3 Cris de joie, d’amour, de douleur... le cri se décline sous de multiples variantes. La première définition qui en est donnée par Le Robert est celle d’un « son perçant émis par la voix ». Un renvoi est fait immédiatement au mot « éclat » ; viendront ensuite « gémissement, grognement, hurlement, plainte » et une gamme riche d’adjectifs sert à le qualifier. On signale le « cri du nouveau-né » que l’on renvoie à « vagissement ». Une deuxième acception fait du cri une ou des « parole(s) prononcée(s) très fort, sur un ton aigu » ; les « cris de Paris » en sont une illustration, désignant les annonces faites par les marchands ambulants.

4 Le cri est omniprésent dans notre univers et pourtant peu d’ouvrages, à ma connaissance, lui ont été consacrés, contrairement à la voix et à la parole. Le Dictionnaire de la Psychologie (p. 172) contient une entrée « cri » écrite par Jean-Claude Ruwet, suivie de l’entrée « cri primal » rédigée par Didier Anzieu. La première se construit sur l’opposition entre « cri » et « chant ». La distinction fonctionnelle et structurelle qui est proposée relève de la physiologie, le cri étant « une production vocale simple » alors que le chant est plus long et varié. Cette distinction se module néanmoins en fonction des cas étudiés. La gamme des cris (d’appel, de contact, de détresse, etc.) est à mettre en relation avec les noyaux cérébraux. Selon Anzieu, dans la théorie primale, le patient « est invité à revivre les cris de détresse et d’appel du nourrisson et à abréagir les émotions traumatisantes qui y correspondent ». À partir du cri du nouveau-né s’est en effet construite la thérapie primale, psychothérapie développée en 1967 par le psychologue américain Arthur Janov, qui serait destinée à guérir les névroses. La préface à l’édition de 2009 écrite par Henri Rey-Flaud (spécialiste de littérature et de psychanalyse) commence elle aussi par définir le cri, en opposant « cris » et « hurlements ». « Le cri marque ainsi le moment où la parole défaille, où le symbolique s’abîme et où le langage se résorbe à la source qui lui a donné naissance. » (p. 12) Il ajoute que « Le cri de la naissance est celui de l’être perdu, du désêtre. »

Les cris de la mère

5 Il faut croire que Marguerite Duras est la romancière du cri ; Henri Rey-Flaud la cite dans sa préface au Cri primal pour la scène centrale d’India Song, en opposant le rugissement du vice-consul de Lahore au chant inaugural de la mendiante pour Le Navire Night où Duras expose que le cri constitue le premier avatar de la parole (p. 105). Je travaillerai personnellement sur Un Barrage contre le Pacifique qui est le roman de la mère, celle qui crie. « La mère » – c’est ainsi qu’elle est nommée par les enfants et par la narratrice – est une femme veuve qui vit en Indochine avec ses trois enfants. Institutrice dans la brousse puis directrice d’école, elle essaie d’améliorer ses revenus en achetant une concession mais celle-ci est envahie par les eaux ; elle estime alors être victime de la corruption de l’administration coloniale. Le roman s’ouvre sur l’acquisition d’un cheval qui va crever, nouvelle « déveine » pour la famille. La première apparition de la mère suscite un portrait physique qui suggère sa pauvreté (elle marche pieds nus). La scène fait intervenir les trois personnages-clés : la mère, son fils Joseph et sa fille Suzanne. Les rapports entre les trois reposent sur la violence, verbale et physique. La mère commence par vouloir gifler sa fille qui vient d’apporter son soutien à son frère puis « La mère se mit à geindre. » (p. 284) Cette phrase laconique dit tout à travers ce verbe « geindre », sans complément et qui exprime une plainte non articulée. Quand elle ne geint pas, la mère crie. La présence du fils modère ses cris et lui y est indifférent. Que crie-t-elle ? Et pourquoi crie-t-elle ? Elle crie sa solitude de femme, elle crie sa colère, elle crie son désespoir malgré sa très grande ténacité. Le cri est la marque de l’agressivité de la mère à l’égard de sa fille et se substitue à tout échange verbal. La narratrice – autrement dit la jeune fille devenue adulte – s’interroge sur cette pratique du cri : « Elle gueulait à la cantonade n’importe quoi, des choses sans rapport avec ce qui se passait dans le même moment. » (p. 285). Elle décrit le phénomène (les cris sans objet, les cris à répétition), essaie de les expliquer, se permettant de prendre ses distances par rapport au diagnostic médical selon laquelle le cri viendrait de l’échec dans la construction du barrage qui devait protéger les terres. La mère n’arrive plus à utiliser la parole, elle « gueule ». Ses « colères » plus anciennes n’inquiétaient pas les enfants mais il y a eu gradation : on parle maintenant de « crises » et ces crises mettent la mère en danger de mort. La crise s’évalue aussi par sa durée : « on pouvait la laisser crier un moment, mais pas trop longtemps. » (p. 287) La colère peut déclencher une crise mais il y a de multiples causes, comme l’affirme la narratrice, et c’est une accumulation de « ressentiment » qui expliquait cet état pathologique. Et ces causes ne sont que des prétextes car certaines sont lointaines ou bien ne devraient pas susciter de telles réactions. Le cri n’est donc pas une réaction ponctuelle ; il correspond à un état. Selon le médecin, elle pourrait « mourir de malheur », alors que rien ne l’y prédestinait, dit la narratrice. C’est alors que cette dernière retrace le parcours biographique de la mère : d’origine modeste (fille de paysans), elle devient institutrice dans le Nord de la France et rêve devant les affiches coloniales, comme celui qui deviendra son mari et avec lequel elle partira en Indochine. C’est du moins ce que nous dit le roman. Laure Adler, dans sa biographie, montre que Duras, celle qui construit son roman sur le dire, a déformé la réalité biographique. Sa mère était mariée et a très vite divorcé avant de partir aux colonies où elle rencontra M. Donnadieu (certains pensent même qu’elle le connaissait déjà) marié et père de deux enfants. Son épouse meurt ; il se marie alors avec celle qui deviendra la mère de l’écrivain. Celle-ci fera disparaître de son autofiction les deux enfants du premier mariage, de même que Marcel Proust a fait disparaître son frère d’À la recherche du temps perdu. La personnalité de la mère jeune n’était sans doute pas aussi univoque que veut bien le dire Duras dans son roman. Après avoir raconté l’aventure du barrage, la narratrice accepte la version du médecin qui voit dans cette destruction la source des crises. Certes, l’espérance de la mère et des indigènes qui l’accompagnaient dans son ambitieux projet est qualifié à deux reprises de « folle ». La mère ainsi que les deux enfants sont qualifiés de « cinglés ».

6 Les crises ont des effets physiologiques : « elle était rouge et larmoyante » et Suzanne conseille à sa mère de « prendre ses pilules » au lieu de gueuler : « Chaque soir après s’être baignés, il fallait qu’ils lui administrent une pilule pour la calmer » (p. 393). Joseph recherche la complicité avec sa sœur dans l’eau et les deux expliquent la réaction de la mère comme une réaction de jalousie – et de condamnation – à l’égard du plaisir qu’ils se donnent. La mère établit un lien entre peur-enfants et crise et explique : « C’est pour vous que j’ai peur, quand j’ai peur d’avoir une crise. » (p. 295). La peur serait déclenchée, dans le cas présent, par la décision de Joseph d’aller chasser la nuit. La mère devient douce quand elle est une mère nourrissante (« quand il s’agissait de les gaver », dit le texte, p. 295). Elle pense à marier sa fille, à la « donner », plus exactement à la vendre.

7 La mère crie et geint, comme nous l’avons vu lors de la première rencontre. Elle se met à geindre à nouveau à la mort du cheval. Et le commentaire de la narratrice est doublement intéressant : d’une part, elle l’entend geindre sans la voir et d’autre part elle établit un parallèle avec la mort d’un enfant qui a fait geindre la mère de la même façon. Nous assistons également au déclenchement d’une crise lors de la rencontre avec M. Jo (intéressée par Suzanne, il représente l’espoir de la mère et de Joseph car il est riche), dans la cantine de Ram tenue par le père Bart. Les réactions physiologiques dans ce contexte sont importantes : le père Bart, célibataire, très attaché à son argent, est apoplectique et obèse, imbibé de pernod, et « en nage ». La mère rougissait, Joseph « hoquetait » entre chaque mot. La limousine de M. Jo suscite une comparaison avec la vieille B12 de la famille de la narratrice et c’est alors que survient une crise de la mère. Elle semble se déclencher en réaction aux propos de Suzanne qui, avec humour, affirme que, grimpé sur la voiture, le caporal (leur employé) leur sert de phare et de radiateur. « Ah ! j’étouffe... tais-toi... tais-toi... dit la mère. » (p. 305). Aux propos du fils, elle réagit simplement par l’oubli du fait décrit. Dès que la fille dit à nouveau quelque chose, la mère est encore plus explicite ! « Tais-toi, dit la mère, je vais avoir une crise. » Première manifestation : la rougeur. Une nouvelle fois, il est fait mention de ses malheurs et apparaît une nouvelle donnée : le rire. Elle réagit mal au rire : il ne lui a jamais permis de mettre ses malheurs à distance ; elle le subit et ce d’une manière convulsive : « le rire en effet, s’emparant d’elle, l’ébranlait dangereusement ». Son rire a quelque chose d’inquiétant, car il lui semble extérieur et fait même douter de sa raison. Le rire de Joseph déclenche celui de sa mère et de sa sœur, et même celui d’une autre personne, Agosti ; s’y ajoute « le sourd glouglou » du pernod avalé par le père Bart. De quoi rit-on ? à la fois d’une gêne et d’un certain triomphe par les mots d’une situation de malheur : Joseph énumère face au riche M. Jo tous leurs déboires, en finissant par celui des barrages. Les points de suspension sont là pour exprimer le non-dit, la déveine, la fatalité qui s’abat sur eux ou leur manque volontaire de lucidité. Malheur rime avec rire : « C’était la grande rigolade du grand malheur. » (p. 306). Le rire permet une mise à distance et, dans la scène présente, il se partage et dure. Il dure jusqu’au moment où Suzanne affirme, en évoquant les barrages dénoncés par Joseph : « Une idée qui ne serait venue à personne... ». La mère lui demande de se taire et menace de la gifler. Elle ne peut accepter que son manque de lucidité, sa folie soient ainsi pointés du doigt. La mère bâille et est très fatiguée d’avoir ri. La vieillesse et les malheurs de la mère reviennent comme un leitmotiv. La mère s’endort partout. Pour appeler le caporal, elle hurle, plutôt que de s’adresser à son épouse qui irait le prévenir. Elle « gueule » toujours ; le seul moment d’apaisement lui est procuré par l’écoute d’une chanson « Un soir à Singapour ». Elle éprouve de la honte, du dégoût, a le sentiment d’être une ratée qui veut vendre sa fille. Surgit une nouvelle crise avec ses effets physiologiques (elle est rouge et congestionnée) ; les remèdes sont d’abord le café qui se révèle insuffisant puis les pilules. Et s’impose l’obéissance silencieuse de la fille.

8 Ses accès de violence peuvent être extrêmes et parfaitement injustifiés : elle est capable de frapper sa fille pendant des heures, sans raison apparente (sans doute par une profonde rancœur contre tous les malheurs de sa vie : elle frappe Suzanne alors qu’elle lui a remis le diamant offert par son soupirant, en voulant lui faire avouer qu’elle a couché avec lui, ce qui est faux). Sa violence est acceptée par les deux enfants : elle ne bat plus Joseph parce qu’il est plus fort qu’elle. Le sourire de Suzanne – donc l’expression du bonheur – suscite une nouvelle manifestation de violence. Joseph la traite alors de « vieille cinglée ». Après ses crises, la mère tombe dans une espèce de coma. La négation de la défaite, de la déveine par le fils face à l’agent cadastral provoque une explosion de joie. La mère insulte l’agent et comme elle le dit elle-même « Ça fait du bien ». Elle est alors « épanouie de colère, libérée, rajeunie » (p. 461).

9 Deux moments sont importants dans ce parcours qui mène au paroxysme de la mort-délivrance, la séparation d’avec le fils, puis la séparation d’avec la fille. Lorsque Joseph quitte la mère, c’est-à-dire au moment où la femme qu’il a rencontrée vient le chercher en voiture, la mère est métamorphosée : « pour une fois, sans geindre, sans pleurer, elle dit “Pars, Joseph.” Sa voix était nette mais éraillée comme si tout à coup elle s’était mise à parler faux. » (p. 453). En effet, sa respiration est rauque et désordonnée, son visage est rouge, ses yeux sont vitreux, sa bouche se tord. Peu après, Suzanne a une première relation sexuelle, ce qui, avec la mort de la mère, fait disparaître en elle l’attente sans but et les rêves sans contenu. La relation entre la mère et les deux enfants est ambiguë. La mère rougit quand sa fille va s’étendre sur le lit de son frère, après avoir rencontré son amant ; d’autre part, Joseph s’étend sur le lit de la mère morte. Une dernière fois, la mère crie : des cris sourds se font entendre au moment de son agonie ainsi décrite : « La grosse crise convulsive était déjà passée et la mère ne remuait plus que par à-coups. Elle avait le visage et les bras parsemés de taches violettes, elle étouffait et des cris sourds sortaient tout seuls de sa gorge, des sortes d’aboiements de colère et de haine de toute chose et d’elle-même. » (p. 485-486)

10 Le roman de Duras est le roman des émotions, où les rires sont l’équivalent des pleurs, constituant l’un et l’autre des éclats, comme le suggère le renvoi du Robert, où l’abattement le plus profond alterne avec l’exaltation la plus intense, où les cris s’accompagnent de rougeurs et de transpiration. La mère crie sa frustration, d’amour, d’argent, de plaisir, d’envies. Les pilules du médecin n’apportent qu’un apaisement passager. Les deux grandes préoccupations de sa vie sont ses deux enfants et l’argent. L’obtention de l’un permet la séparation des autres et la mort. Le cri est, chez la mère, l’expression d’une crise et renvoie à un mal-être profond. Cet état a un lien avec la fonction maternelle qui est mal assumée, avec une relation privilégiée – qui ne fera que se confirmer – avec le fils et un désaveu de la fille. La mère est une femme qui crie. Elle ressemble ainsi au personnage de Munch mais le cri, chez elle, est plus personnel, plus viscéral. Aux cris de la mère s’opposent les doux « piaillements » des enfants quand le cercueil part, et c’est avec eux que se clôt le roman.

Les cris de jouissance et de folie

11 Si Un Barrage contre le Pacifique est le roman du désespoir absolu, L’Amant est celui de la jouissance. Les cris de désespoir de la mère sont devenus les cris de jouissance de la fille : la jouissance que lui procure l’amant chinois et qu’elle voudrait « offrir » à Hélène Lagonelle, sa camarade de pension. Néanmoins, dans ce roman du désir, surgit un personnage à la fois secondaire et central dans l’œuvre de Marguerite Duras, celui de la folle, cette mendiante qui erre. On l’appelle « la folle du poste, la folle de Vinhlong » (Duras, 1984, p. 103). C’est le souvenir d’une peur insurmontable ressentie par la narratrice-petite fille (elle n’a que huit ans), poursuivie par cette femme dans la nuit. Cette dernière effraie par son aspect famélique la faisant ressembler à la mort mais surtout par ses cris dans une langue inconnue. La peur paralyse l’enfant : « J’entends son rire hurlant et ses cris de joie. » (p. 104). Ce qu’elle redoute, c’est d’être contaminée par la femme, si elle la touche ; elle craint de devenir folle à son tour. En état de choc, l’enfant n’arrive pas à parler. L’Amant est un roman du fragment : c’est au lecteur de tisser des liens entre les unités textuelles. Ainsi, sans aucune transition, le paragraphe qui suit le récit de la rencontre avec la folle parle de la séparation d’avec la mère ; le suivant raconte une hallucination dont a été victime la jeune fille. L’image de sa mère se dissout sous ses yeux. Selon ses propres termes, elle est devenue « folle ». Le style se disloque, pour dire l’essentiel et pour traduire l’état émotionnel dans lequel se trouve la jeune fille : « Le temps de crier. J’ai crié. Un cri faible, un appel à l’aide [...] » (p. 106).

12 La mendiante est devenue un personnage emblématique de l’œuvre de Duras. Venant de nulle part, elle est dans l’errance absolue et incarne la féminité violentée : elle donne sa petite fille à la mère de la narratrice et le bébé meurt, dévoré par les vers. On la suit dans sa déambulation infinie ; suivant la piste bordée de rizières, traversant les forêts et autres espaces, « elle crie et elle rit à gorge déployée » (p. 106). Son rire est qualifié de « rire d’or » (p. 107) et lorsqu’elle se retrouve face à la mer « elle crie, elle rit de son gloussement miraculeux d’oiseau ». Elle entraîne la narratrice et le lecteur dans un vertige qui fait passer les frontières ; insensiblement nous nous retrouvons avec elle à Calcutta, alors que l’héroïne est en escale dans cette ville. Le temps, le lieu s’abolissent en compagnie du personnage de la mendiante, effrayante et fascinante. Elle circule d’une œuvre à l’autre, marchant de l’Inde à l’Indochine, figure centrale du Vice-Consul (1966). C’est sur elle que s’ouvre le récit, avec ces premiers mots : « Elle marche, écrit Peter Morgan. ». Elle marche ; elle a faim ; elle crie (p. 551). Et c’est avec elle que se poursuit la narration jusqu’à ce qu’elle arrive à Calcutta et que nous rencontrions l’ex-vice-consul de France à Lahore. Celui-ci est en attente d’affectation car il a tiré sur les lépreux qui étaient dans les jardins de Shalimar, à Lahore. L’ambassadeur tente de comprendre son geste que l’on a expliqué non par la folie mais par une dépression nerveuse : il d’abord été pris pour un maniaque du revolver, il s’est mis à « crier la nuit », puis il a tué. Comme dans le cas de la mère, un témoignage biographique sur son passé n’explique pas son geste, dans son absolu. « Seul fait marquant : l’absence, apparemment, de liaisons féminines. » (p. 562). La tante interrogée conclut par : « Ainsi, chez cet enfant des choses couvaient, [...] des choses qui ne ressemblaient pas à celles que nous attendions de lui, nous qui croyions le connaître. Qui aurait cru ? » (p. 562) On l’entendra à nouveau crier dans India Song (1972).

13 Cris de la mère, cris de la mendiante, cris du vice-consul : le cri parcourt l’œuvre de Marguerite Duras, de ses premières œuvres aux dernières, avec peut-être pour origines la scène traumatisante de la rencontre entre l’enfant et la folle ainsi qu’une identification entre la mendiante enceinte, puis mère d’une petite fille, à sa propre mère.

Bibliographie

  • DORON, R. & PAROT, F. (dir.) 1991. Dictionnaire de Psychologie, Paris : Quadrige/Puf, 2003.
  • DURAS, M., 1984. L’Amant, Paris : Les Éditions de Minuit.
  • DURAS, M., 2011-2014. Œuvres complètes, La Pléiade, t. I-IV, Paris : Gallimard.
  • JANOV, A., 1970. Le Cri primal, thérapie primale : traitement pour la guérison de la névrose. ÉTORÉ, J. & DAUNIC, F. (trad.), Paris : Flammarion, 2009.
  • MESSER, Th. M., 1987. Munch, Paris : Ars Mundi.
  • NATUREL, M. 2016. « colonies » in ZAWIEJA, P. (dir.) Dictionnaire de la fatigue, Genève : Droz.
  • PROUST, M., 1919. Correspondance de Marcel Proust, KOLB, P. (dir.) 1970-1993, t. XVIII, Paris : Plon.

Mots-clés éditeurs : Femme, Désespoir, Folie, Désir, Déréliction

Date de mise en ligne : 28/01/2019.

https://doi.org/10.3917/cpsy2.073.0127

Notes

  • [1]
    La lettre a été vraisemblablement écrite peu après le 15 juillet 1919, adressée à Jacques Porel, fils de Réjane, auquel Marcel Proust sous-louait depuis le 31 mai 1919 un appartement au 8 bis, rue Laurent-Pichat dans le XVIe arrondissement
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