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Article de revue

L’empathie, l’intersubjectivité et le couple

Pages 113 à 128

« J’avouerai de bonne foi que j’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend. »
François COUPERIN, compositeur baroque (1668-1733)
« Je n’aime pas beaucoup le mot amour qui est usé et frelaté. Parlons d’une prise sur soi du destin d’autrui. »
Emmanuel LEVINAS, 1991, p. 113

1 L’empathie est définie comme le retentissement émotionnel chez un sujet de l’état émotionnel d’un autre. En partageant ce vécu, le sujet se sent concerné par la souffrance ou la joie de l’autre et finit par se vivre impliqué psychiquement avec lui. L’empathie se développe sur le terrain émotionnel mais dans la mesure où il est question de compréhension et de solidarité avec ce qu’autrui ressent, elle se déploie ensuite sur le terrain cognitif. L’empathie concerne le lien analyste-patient mais elle se manifeste dans de nombreux liens. Je le préciserai chaque fois afin de souligner leurs singularités. Pour plus de clarté également, je parlerai de « sujet empathique » et « d’autrui-objet d’empathie ». Ce texte se divise en deux parties, l’étude de l’empathie est suivie par son application au fonctionnement du couple et sa thérapie.

2 Beres et Arlow (1974), qui se réfèrent uniquement au lien analyste-patient, entendent l’empathie comme un processus qui évolue à partir du partage d’affects, mobilise ensuite une identification, l’établissement d’une relative distance entre sujet et autrui, et plus tard la reconnaissance du sens des vécus du dernier. L’identification manifestée ici est néanmoins singulière ; elle se restreint à l’affect. L’expression qui convient le mieux est « se mettre à la place d’autrui ». Chez le sujet, l’implication est conséquente mais elle ne change pas son identité.

3 Le travail de pensée peut aboutir à une action spécifique, visant à soulager autrui, le cas échéant à le secourir. La curiosité s’en trouve aiguisée se dirigeant vers l’autre et son environnement. Ainsi l’empathie peut s’adresser à des tiers ayant un lien avec celui-ci.

4 En amont de l’empathie, dans l’exemple de l’analyste, celui-ci mobilise sa capacité négative (Bion, 1960) : aptitude à la réception, disponibilité, page en blanc sur laquelle pourraient s’écrire le saisissement et le malaise (Grinspon, 2015).

5 En amont, chez le patient, un désir l’agite ; c’est le désir d’analyse, de trouver une solution à l’énigme qui l’habite, une pensée qui lui permette de penser l’impensable. Sa propre capacité négative se met au travail. D’autres situations d’empathie suivent ce parcours.

6 L’expression « Je suis touché par ce que tu ressens », « … par ce qui t’arrive » dit beaucoup sur l’engagement du sujet ; il le vit « en chair propre ». La métaphore corporelle évoque le sensoriel sollicité et la profondeur de la répercussion affective chez celui-ci. On peut parler de résonance et de vécu à l’unisson. Autrui est sensible à la façon dont le sujet est touché. Il est significatif que nombre de ces expressions s’inspirent de l’acoustique, la science de l’audition. Allusion à l’écoute ? Un autre terme, être en synchronie, entérine l’accordage entre les deux sujets, avec une nuance intéressante : le mot souligne le manque d’écoulement du temps ou l’harmonie entre leurs tempo (syn : sans ; chronie : temporalité). Être au même moment ; « sur la même longueur d’onde » (Greenson, 1960). Cf. synchroniser : harmoniser.

7 Dans le lien analyste-patient, l’empathie fait partie de nombreux vécus de l’analyste, il convient de le prendre en compte : parmi ces autres sentiments, certains peuvent la favoriser, d’autres au contraire l’entraver. Ces vécus sont rattachés au contretransfert, qui est, comme on le sait, lié au transfert, mais aussi à d’autres formations de son inconscient non moins rattachées au fonctionnement psychique du patient : distractions, affects, pensées récurrentes, etc. (Eiguer, 2017).

Une précision et un parti pris

8 Je souhaite m’attarder un instant sur le titre choisi : « Empathie, intersubjectivité, couple » ; il peut surprendre mais il est justifié dans la mesure où il sous-entend une précision et un parti pris. L’empathie invite à un rapprochement émotionnel entre les deux sujets : le sujet empathique va déclencher une réaction chez l’autre, qui réagit émotionnellement à son tour et ainsi de suite, réciprocité qui anime leur intersubjectivité. Des identifications projectives de communication (Bion, 1962) évoluent en identifications projectives réciproques (Winnicott, 1971), qui interviennent afin de produire un impact, faire réagir et mobiliser le psychisme de l’autre. Les psychismes des deux protagonistes interagissent ; ils cherchent à accorder leurs affects, fantasmes et gestes, les réajustant et les modifiant si besoin. Dans la mesure où un interfonctionnement s’installe, une unité psychique se constitue : on l’appelle lien.

9 Au commencement, il est juste question de vouloir comprendre autrui.

10 Mais ensuite, l’empathie fera inconsciemment naître des sentiments qui prédisposent au rapprochement ; elle est liante par nature. Toutefois chacun des deux sujets du lien se protège de l’envahissement de l’autre ; chacun essaie de préserver son identité, sa pensée et son autonomie. En même temps, l’empathie est sans conditions, elle n’attend pas de retour. S’il y a contrepartie, ce n’est pas du fait du sujet empathique, mais d’autrui et de sa propre empathie. Spontanément, ils sont en asymétrie. Souhaiter la changer en symétrie ou encore la modifier, l’inversant par exemple, suppose l’utilisation de mécanismes d’emprise : intentionnalité, calcul et au fond volonté de tirer bénéfice de la situation. En réalité, l’emprise conspire contre l’empathie ; elle la dissout même.

11 Le parti pris. Contrairement à bon nombre d’analystes qui réduisent la problématique de l’empathie au champ du lien analyste-patient, j’essaie de montrer que son application dépasse largement ce lien pour se manifester dans tout autre lien. Elle a été étudiée dans le lien primaire mère-nourrisson (pris comme référence souvent), le lien familial (Kaës, 2007 ; Eiguer, 2008), le lien amical, le lien maître-élève (Eiguer, 2017), le lien social (Bouvier, 2005), en psychopathologie, dans la psychose, dans les perversions, etc. Au niveau du couple, comme on le verra, l’aménagement du lien intersubjectif joue un rôle singulier dans l’engagement amoureux, dans la constitution du couple, dans son organisation, dans son éventuelle mésentente et sa dissolution. L’empathie configure une sorte de fil rouge parcourant toute la trajectoire du couple, ce qui suppose des changements structuraux qui permettent aux conjoints de s’adapter aux contingences multiples et variées de leur existence.

12 En d’autres termes, ces précisions et ce parti pris ne se réduisent pas à l’étude de la psychologie individuelle. Pour Kohut (1957), la tâche du psychanalyste prend source dans son empathie ; il ne travaille que sur son empathie. Toute autre approche serait artificielle. Ainsi est-il que Kohut parle d’une révolution dans l’analyse qui relativise les idées de neutralité, d’identité, de séparation, d’indépendance, d’individuation, d’adaptation au milieu. À propos de ce parti pris, on peut faire deux remarques sur la scientificité de l’analyse :

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  1. La méthode analytique privilégie la vie affective, loin des modèles et stéréotypes intellectualistes.
  2. Mais ce sera le vécu propre de l’analyste singulier, de cet analyste, dans cette séance, à ce moment de sa vie et du processus, et avec ce patient. Avec d’autres, obtiendrions-nous les mêmes effets émotionnels ? Certainement pas. Mais auprès d’autres analystes et avec d’autres patients, les mécanismes d’interaction émotionnelle seront similaires.

Diversification des empathies

14 Ces considérations apportent une nuance utile à souligner. Si habituellement l’empathie se repère dans l’instant (Greenson, op. cit.), elle a tendance à évoluer dans un enchaînement de moments, fût-ce par l’effet de l’invitation inconsciente au partage qu’elle favorise, ce qui est probablement une des caractéristiques de l’empathie dans le couple.

15 Partant de l’empathie, l’intersubjectivité fait travailler une réciprocité ; les fantasmes de l’un stimulent ceux de l’autre. C’est le propre du fantasme, disait Anzieu (1975), d’éveiller ceux d’autrui, étonné même que son interlocuteur ait pu identifier en lui des impressions qu’il ressent lui-même et n’arrive souvent pas à bien définir. Un certain respect s’installe entre eux. L’empathie conduit à la reconnaissance d’autrui : reconnaître chez autrui la portée de ses sentiments, son désir, ses besoins, ses goûts, ses qualités, ses particularités.

16 S. Bolognini (2002) souligne que l’empathie de soi ou auto-empathie représente une plaque tournante de ce devenir : être sensible à ses propres malaises sans banalisation ni complaisance. Un peu plus loin et par l’effet de son auto-empathie, il saura reconnaître ses points forts et faibles, sentir ce qui atteint son estime de soi, in fine, savoir se protéger. L’empathie débouche alors sur la reconnaissance de soi, complétant le cycle des reconnaissances : d’autrui, de soi, par autrui, réciproque, mutuelle.

17 Un éclaircissement. La différenciation entre reconnaissances réciproque et mutuelle est due à P. Ricœur (2004). Elle mérite notre attention : les notions de réciprocité et de mutualité soulignent une progressivité incontournable. La réciprocité parle d’interaction fantasmatique, d’influence, d’inférence, entre deux ou plusieurs psychismes (de leurs fonctionnements, de leurs comportements, de leurs contenus psychiques, dont les fantasmes). Par contre, la mutualité pointe une stabilisation ; elle instaure un « néo fonctionnement » qui se dégage de l’ensemble et qui a les attributs d’une réalité psychique : chacun des participants du lien se vit et se fantasme dans un groupe, un collectif. Il bonifie ce qui vient du collectif et peut, hélas, jeter un regard dédaigneux sur ce qui vient d’ailleurs. Le collectif devient une référence, entérine une appartenance, cristallise une identité propre au groupe, qui s’intègrera dans celle de chacun. Ces deux procédés, réciprocité et mutualité, s’expriment au niveau de la reconnaissance, qui alimente la vie du lien, et qui se retrouve dans les liens naturels. Toutefois la mutualité advient grâce aux engagements qui la précèdent.

18 Revenons à l’empathie de soi ou auto-empathie. Ce qu’éprouve le sujet empathique avertit l’autre, qui se dit : « Pense à toi » ; « Ce qui t’arrive mérite que tu t’en occupes. » Elle éveille une auto-considération. L’autre s’affirme. Il est tentant de souligner à cet endroit le retentissement de l’auto-empathie sur la réflexivité et sur l’équilibre narcissique. L’absence de ce retour sur soi risque de fomenter sa propre dévalorisation, parfois jusqu’au masochisme (Bolognini, 2002, 2004).

19 En parallèle, chez chacun, la responsabilité pour autrui s’aiguise. Réciprocité, respect, reconnaissance mutuelle et responsabilité pour autrui constituent ce que l’on appelle les quatre R de l’intersubjectivité (Eiguer, 2008).

20 Le concept d’empathie a une place singulière en philosophie. Je cite Martin Heidegger (1927) qui parle d’un être sensible aux états émotionnels d’autrui. Ce vécu se précise évoluant en souci pour autrui, qui est celui de sa mort ; il est mortel, donc faillible. Levinas (1961) est parti de cette idée pour construire son système de pensée : la responsabilité pour autrui devient un principe éthique universel ; il intervient avant l’avènement du sujet, avant tout lien avec autrui. Même si l’on a des réticences à imaginer un psychisme naissant qui se développe sans qu’il y ait eu de relation affective, proche, charnelle entre le nouveau-né, sa mère et son père (Levinas, 1991), on doit admettre que la responsabilité pour autrui s’inscrit dans une conception où le lien intersubjectif met au travail l’incontournable dépendance envers un être qui est distinct, un autre désirant ; il a un visage (Levinas, 1987).

Au-delà de la relation d’objet

21 Il convient également de différencier empathie et représentation d’objet. J’ai souligné la nature émotionnelle de l’empathie. Par la représentation d’objet, le sujet intériorise autrui, il se le représente, selon la manière dont il l’imagine ; autrement dit, cette représentation suppose un fantasme et un désir. Nous sommes habités par les représentations des autres ; elles configurent notre monde intérieur (Klein, 1952) où les objets internes interagissent selon ce que nous avons perçu de l’interfonctionnement de nos proches. Pichon-Rivière (1971) va plus loin : il parle de groupe intérieur. Winnicott (1962) avance l’idée d’espace transitionnel entre le sujet et autrui.

22 Malgré leur tentative de souligner l’importance accordée à l’objet, ces approches de la relation d’objet restent intérieures, la relation d’objet est façonnée par des fantasmes inconscients de l’individu, modifiée selon eux (Klein, 1952). Par contre, l’empathie et l’intersubjectivité sont à la fois intérieures et extérieures, intériorisées et externalisées. Autrui n’est pas qu’une image, mais une vitalité qui palpite, une pensée qui crée ; il a une intériorité. La pulsion du sujet aura à (af) faire avec la pulsion d’autrui-sujet, l’une doit compter avec l’autre, voire se laisser entrainer par cette dernière. C’est la suite logique de la formule de Lacan « Le désir est le désir d’un autre » (1966). Le sujet ne désire pas tant que l’autre le désire, mais que celui-ci reconnaisse qu’il est désiré par lui.

La composante narcissique

23 Dans mon analyse, je n’ai pas trop fait allusion au narcissisme. À vrai dire, il se trouve partout mais dans sa forme trophique, au service de la croissance. Là où il y a partage, il y a du narcissisme : se mette à la place d’un autre, c’est le trouver un peu comme soi. Cela dit, le narcissisme trophique intervient plutôt du côté de l’autre-objet d’empathie et dès l’origine. Celui-ci lance un appel au sujet empathique cherchant à lui faire éprouver un sentiment analogue au sien. Dans ce « du même » il y a du narcissisme. S. Freud (1905) parle peu de l’empathie dans son œuvre bien que de façon remarquable, quand il évoque le mot d’esprit et l’artiste. Le spectateur ou le lecteur d’une œuvre d’art est saisi par sa contemplation esthétique. Il se voit dans la situation du personnage, se sent en résonance avec son drame, ses réjouissances, s’identifie à lui ; il s’émeut, pleure ou rit comme si l’action se passait à ses côtés. Même chose pour celui qui entend un Witz ou le spectateur de théâtre. L’auteur, le comique ou l’humoriste créent les conditions pour que le spectateur-auditeur entre en empathie avec leur message. Ils savent récréer à distance la trame, l’ambiance et le vécu qu’ils souhaitent transmettre. On dit que l’écrivain doit rapporter dans son récit « des effets de réalité », quelques détails qui appuient cette impression chez le lecteur.

24 C’est peut-être proche de ce que désire l’autre-objet d’empathie. Dans tous les cas, l’appel au même entre en ligne de compte. Et c’est le fait du narcissisme trophique.

25 Quoi qu’il en soit, dans le champ de l’empathie tout n’est pas rose. Elle suppose un fonctionnement mental plus ou moins développé où autrui puisse être reconnu. L’empathie n’est qu’un chaînon dans une chaîne complexe de productions. Par ailleurs elle est fragile comme une belle de jour qui se flétrit au crépuscule.

Dérives de l’empathie

26 Comme thérapeutes, nous sommes en position de repérer les entraves à l’empathie. Leur étude peut nous faciliter la transition entre la définition de l’empathie de notre première partie et son expression dans le couple dans la seconde. Au préalable, citons que nombre d’auteurs précisent ce qui ne devrait pas se confondre avec elle : la sympathie, la clémence, la philanthropie, la pitié, la mansuétude, l’oblativité (Greenson, op. cit., Beres et Arlow, op. cit., Widlocher, 2004 ; Tisseron, op. cit.). En mobilisant notre sensibilité, nous devrions éviter tout sentimentalisme ou histrionisme. L’empathie est peu compatible avec la théâtralité, le faire comme-si, le faire semblant. Sans authenticité, pas d’empathie.

27 Les difficultés de l’empathie proviennent du sujet, de l’autre et des deux. Elles peuvent être :

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  1. Absence d’empathie envers autrui. Situation utopique par son extrémisme, qui se retrouve chez les pervers, les psychopathes, des délinquants, insensibles aux conséquences de leur violence sur les autres. L’emprise tend ici à remplacer l’empathie ; elle devient le nerf du lien. Les « attaches » entre ces personnes sont nombreuses, très serrées, enchevêtrées.
  2. Attaques contre son auto-empathie ; l’individu est sous l’influence de son hostilité envers l’autre, son ressentiment, sa rancune, son vœu de vengeance et autres expressions passionnelles : jalousie, rivalité ou envie. Dans cette ligne, le soupçon, le sentiment de persécution, sont anti-empathiques et encore plus si autrui est vécu comme le persécuteur.
  3. La pitié évite, d’un certain point de vue, le développement de l’empathie, qui normalement aiguise l’écoute ; elle est éveil. La pitié apparaît comme étant au service de l’égocentrisme, voire de l’arrogance du sujet. Autrui le ressent ; il vit comme humiliant le don qu’il peut recevoir.
  4. L’autre ne pense pas mériter l’affect qui lui est adressé. Il le sanctionne. Cela est particulièrement présent chez le masochiste, qui peut tenter de l’annuler afin d’éviter de se sentir rassuré et valorisé par le geste empathique. Le dépressif, quant à lui, ne supporte pas d’être (re)narcissisé, pris en compte, considéré. Il lui est insupportable que sa façon pessimiste de voir le monde soit remise en cause.
  5. Cela touche une autre situation, le scepticisme, qui n’est pas exactement semblable au pessimisme, quoique le sceptique soit aussi rétif à changer sa conception négative des rapports humains que le pessimiste. Le cynique est encore plus radical ; il pourfend les êtres humains qu’il considère par définition comme faux, calculateurs ; il dit qu’ils ne donnent « jamais rien pour rien ». Ils seraient en conséquence incapables d’empathie (Eiguer, 1995).
  6. Quand l’auto-empathie manque à l’appel, dans certains cas c’est que les processus secondaires sont bloqués ou que la capacité de subjectivation est défaillante.

29 De ces situations, on peut déduire que l’intégration des liens intersubjectifs permette que l’empathie évolue et soit suivie d’effet. Encore un point. Dans l’histoire de la psychanalyse contemporaine, l’intersubjectivité aura permis que l’idée d’empathie survive malgré ses faiblesses et ses limites.

Faire lien

30 Au début de la formation du couple, l’engagement amoureux a une part active ; arc en ciel de manifestations sentimentales, l’empathie bonifie l’autre, l’exalte et l’idéalise. Tout ce qui peut gêner, dévaluer cet état ou susciter le soupçon, est écarté au bénéfice du ravissement. L’état amoureux parait ouvrir la porte au bonheur. Le temps parait court lors des rencontres ; cet état ne parait jamais s’éteindre (Eiguer, 1997).

31 L’état amoureux est alimenté par l’empathie. En parallèle opère une mise au banc des difficultés, de ce qui pourrait l’entraver : la dés-idéalisation. Dans ces conditions, la diversification des empathies trouve une synthèse dans le partage, dès lors la réciprocité et la mutualité sont envisageables.

32 Progressivement, se développe un autre sentiment, l’attachement. Bien que l’état amoureux lie et exalte, sans attachement les raisons qui justifient la continuité du lien s’émousseraient. L’attachement est moins spécifique de la liaison sentimentale que l’amour, bien que plus à même de permettre d’endurer les tempêtes passionnelles. Les amoureux deviennent couple grâce à deux forces : celle de l’attachement et celle du montage d’un projet. L’un est dans le présent, l’autre est promesse d’avenir ; ils assurent la durée. Ces deux forces s’esquissent tôt dès lors que les modèles des couples parentaux servent d’appui. Propos entendus en séance :

33 « Je rêve d’un couple qui dure comme celui de mes parents, uni pour faire face à toutes les éprouves. Malgré leurs malheurs, leur attachement n’a pas été ébréché. »

34 « Je tiens à former un couple opposé à celui de mes parents s’étripant pour un oui ou un non. Je ne sais qui peut me l’inspirer, mais j’en ai envie. »

35 Avec la continuité, on parle aussi de faire famille ; avoir des enfants peut devenir un des projets du couple :

36 « Quand je t’ai connu et t’ai vu si débrouillarde, devinant si bien et vite ce dont j’avais besoin, je me suis dit que tu ferais une bonne mère pour mes enfants. »

37 « Ce qui m’a le plus impressionné chez toi, c’est ta famille. Ils ne m’aiment pas trop, je le vois, mais ils sont si sympas entre eux, si solidaires et si affectueux que je me suis dit que si des gens comme eux t’ont élevé tu sauras récréer une famille. Je n’ai pas connu une famille si chaleureuse ; dans la mienne, tous rancuniers, tous tordus. »

38 Ces différentes manifestations d’empathie et d’adhésion favorisent l’attachement des partenaires : le couple y trouve des raisons pour s’organiser. Quant aux différends et autres expressions de ce qui fait problème, la voie de leur dépassement sera le compromis sous forme de contrats et d’alliances le plus souvent implicites, quoique les pourparlers assurent leur efficacité et instaurent un mode relationnel qui entrera dans les mœurs et dans la culture de l’entité « notre couple ».

39 J’ai pu repérer des fonctionnements simultanés du destin de l’empathie et ses formations les plus avancées : 1. réciprocité et mutualité, 2. intersubjectivité et groupe, 3. état amoureux et attachement, ces deux dernières formations structurant le couple. À ce propos, quelques remarques :

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  1. Le couple adopte ses couleurs propres (aucun autre lien ne prend ses traits)
  2. Deux lignes se dégagent. D’une part, réciprocité-intersubjectivité-état amoureux, et, d’autre part, mutualité-groupe-attachement. Ces deux axes conservent une certaine indépendance, tout en entretenant des relations. À ce titre,
    1. la réciprocité et l’intersubjectivité exaltent les sentiments qui lient les partenaires,
    2. la mutualité intervient dans la structuration groupale et favorise l’attachement.

41 Dans le couple, la groupalité est essentielle pour créer le soi du couple, ses habitudes, ses lois, son style, sa mentalité, sa mythologie. L’attachement est d’autant plus solide que l’empathie rassure concernant la délégation et la distribution des fonctions entre les conjoints. On l’a noté par l’expérience thérapeutique : ce ne sont pas les faiblesses au niveau individuel qui déstabilisent le lien, mais les angoisses de même nature éprouvées par chacun des conjoints. Leurs fantasmes deviennent ceux du groupe-couple : ils se potentialisent.

42 Au niveau conscient, nombre de conjoints se disent heureux d’être souvent d’accord ; ils célèbrent leurs convergences, certes plus plaisantes à vivre, mais, au niveau inconscient, les divergences les rendent plus opérants, et, s’ils les acceptent, ils peuvent se nourrir l’un de l’autre. Ce n’est pas la discorde qui complique la tâche de la groupalité, mais c’est lorsque l’on présente son point de vue comme une vérité unique, autrement dit on se place sous la bannière du narcissisme égotique.

43 Plus un couple apprécie ce qui l’a fondé, plus chacun se rassure que son autonomie est acceptée et même vécue comme un patrimoine dont le partenaire tire également profit. On peut ainsi compter sur la bienveillance de l’autre. À chaque tournant et pendant chaque étape, l’empathie bonifie le lien, atténue les angoisses d’abandon, d’emprise par l’autre et son corollaire la persécution.

44 Je présenterai ici un cas où l’empathie est malmenée et qui en illustre les dérives pathologiques.

Hannibal et Hortense

45 Une séance de couple de deux conjoints de 40 ans, ayant deux enfants de 3 ans et 1 an. Ils se sont dernièrement disputés sur un sujet qui les met régulièrement en colère. Hortense est très attachée à la célébration des anniversaires, le sien, celui de son conjoint, ceux des enfants, ainsi que de la fête des mères, des pères, mais Hannibal, pas de tout ! En plus, il les oublie régulièrement. Elle laisse passer la journée et vers la fin, constatant qu’il a oublié ce que l’on célèbre, elle provoque un grand scandale. Dimanche dernier, c’était la fête des mères… Hannibal rappelle que sa mère est décédée l’an passé, trois mois avant la fête des mères. Pour ce jour, il a dit qu’il ne pouvait pas se réjouir parce que sa mère était morte. Toutefois, l’année suivante, cette année-ci, il a assuré à Hortense qu’il voulait la célébrer, mais il y a eu un si grand cafouillage dans la maison qu’il n’a pas pu réaliser son projet : il comptait acheter des fleurs et préparer un petit déjeuner complet. Hortense lui a fait un tel esclandre qu’il est parti fâché de la maison sans acheter les fleurs ni préparer le petit déjeuner.

46 Je me suis senti pendant un bon moment solidaire d’Hortense, négligée dans sa fonction de mère, alors que je la trouvais très attentionnée et affectueuse avec ses garçons. J’ai jugé l’attitude d’Hannibal injuste. Mais au cours de la séance, en travaillant sur leurs familles d’origine, mon empathie a évolué.

47 Les différences de leur origine jouent un rôle dans leur mésentente : Hannibal est un enfant adopté alors qu’Hortense a été « éduquée par ses parents biologiques ». Hannibal n’a jamais rien su à propos de ses parents biologiques. Il en est très affecté, mais il est toutefois bien intégré : l’adoption a été un « succès », dit-il, car ses parents adoptifs lui ont témoigné beaucoup d’amour, et contribué notamment à ce qu’il devienne un sportif professionnel de haut niveau.

48 Pourtant, au fond de lui, demeure un noyau d’ambivalence et de sentiment de marginalité. Il ne se sent pas comme les autres et il en souffre. Justement lors des anniversaires ou lors de la fête des mères, émerge son conflit avec sa mère « qui ne s’est pas occupée » de lui et l’a « abandonné ». (Il fait allusion à sa mère biologique mais parfois, par son discours, on n’arrive pas à savoir s’il s’agit de la mère biologique ou adoptive.) L’épouse ne peut pas entendre cela. Sa famille d’origine véhicule d’autres valeurs : « Chez moi, dit-elle, l’année était parsemée de célébrations. » Le jour de son anniversaire, toute la famille se mettait à sa disposition pour célébrer sa fête. Elle se sentait la princesse, la reine du jour. Hortense a du mal à se mettre à la place d’Hannibal, elle n’entend rien en ce qui concerne sa filiation ni sa douleur. Même quand ils se disputent, elle lui fait des remarques ; elle peut dire : « Si tu ne sais pas bien me traiter, c’est parce que tu es un garçon abandonné puis adopté. » Entendre cela est terriblement blessant pour lui. Elle le sait. Malgré tout, elle le dit. Pour Hannibal c’est un thème qu’il peut à peine aborder.

49 Hortense veut imposer son modèle, et configurer sa famille actuelle selon ce modèle. À son tour, Hannibal veut que son modèle soit accepté par son épouse. Il aime dire : « Ce qui compte, c’est le quotidien, pas les fêtes et les cadeaux. » Cela dit, le modèle de chacun ne sert-il pas de prétexte pour entretenir un conflit de pouvoir ?

50 Certaines analogies me frappent, qui sollicitent chez moi mon empathie. Hannibal a eu un modèle de parents adoptifs auquel il s’est identifié plus ou moins bien, et dans le cas d’Hortense, son père biologique a été exclu de la maison par sa propre mère du fait de sa violence à son encontre. Elle n’a pratiquement pas vu ses parents cohabitant. Sa mère a rapidement trouvé un autre conjoint avec qui elle s’est mariée et qui a fini par adopter Hortense. Son père biologique a, semble-t-il, régulièrement demandé à réintégrer le foyer mais il a toujours été écarté. On lui a même interdit de rencontrer Hortense. Le récit qui s’est imposé à tous les membres de sa famille entérinait l’idée qu’il était « infréquentable », voire « dangereux ».

51 Quand une personne veut se conformer de manière rigide aux modèles familiaux, c’est sans doute qu’il y a certains problèmes qui n’ont pu être résolus et qui conduisent à l’adoption d’une attitude dogmatique déplacée dans ce cas sur Hannibal : désigné comme incapable de se souvenir des dates de célébrations, de participer aux rituels et comme insensible à ces symboles qui sont vitaux pour sa partenaire. Hortense a incorporé une explication concernant les violences conjugales de ses parents ; elle ne pouvait que l’admettre compte tenu de sa solidarité avec sa mère, et de l’amour que celle-ci lui manifeste.

52 Sur ce terrain, ni l’un ni l’autre des conjoints ne paraissent éprouver d’empathie. Le soupçon de négligence tombe sur Hannibal. Celui d’incompréhension, sur Hortense. Ils sont porteurs de drames liés à leur petite enfance et leur filiation. Le manque d’empathie renvoie-t-il à une autre situation ? Il y a comme une alliance consensuelle entre conjoints pour jeter dans la bataille les ressentiments rivés au fond de leurs inconscients.

53 J’ai été très sensible aux problèmes de filiation de ces patients que j’avais tendance à vivre comme des enfants privés d’amour et de sécurité bien plus qu’ils ne le considéraient eux-mêmes. J’accordais peu d’attention à leurs défenses que je pensais comme contingentes et réactionnelles à leur honte. C’est comme si je ressentais le côté pénible et dépressif de leurs enfances alors qu’ils paraissaient vouloir le dénier se montrant en forme et fiers, sauf que leurs disputes étaient très usantes et parsemées de coups-bas et de cruautés. Entrait en jeu dans ces disputes une survalorisation de leurs familles respectives alors que l’autre partenaire était désigné comme « un enfant opposant, revêche », insensible ou qui ne voulait pas faire la fête. Hannibal vantait les succès professionnels de son père « plus retentissants » que ceux des deux pères d’Hortense (père géniteur et beau-père).

54 Ma sensibilité pour leur fonds abandonnique trouve un sens singulier dans cette perspective. Elle m’a montré dans quelle direction je devais aller pour analyser les soubassements de leur ambivalence, leur intolérance et leur orgueil, ces derniers entravant leur propre capacité d’empathie.

55 L’empathie m’a aussi permis de faire l’économie de prendre parti pour l’un ou l’autre, ce qu’en toute vraisemblance ils souhaitaient.

Conclusions

56 Le concept d’empathie devient d’autant plus intéressant qu’il est compris dans son évolution et notamment dans la formation du lien intersubjectif. Ainsi se dégage la possibilité de le considérer comme ayant une fonction notable dans la dynamique du couple. J’ai pu aborder dans mon exemple clinique le tréfonds inconscient de l’intolérance de ces conjoints.

57 L’empathie peut être envisagée comme un ingrédient clé de l’organisation du couple, active dans l’engagement sentimental, la configuration de l’attachement entre conjoints, etc. En thérapie psychanalytique, le destin de l’empathie de ceux-ci se croise et se combine avec l’empathie du thérapeute. Le concept se montre fertile en découvertes.

58 Il sert essentiellement à comprendre ce qui fait groupe dans le couple et notamment dans la tenue du lien.

59 L’empathie peut néanmoins apparaître comme un concept terne, trop imprégné de bienveillance et de ce fait risquant de passer à côté des tendances antisociales du patient. À ce propos, pensant à la thérapie des pervers-narcissiques, je me demandais (Eiguer, 2017) si l’on peut aimer un monstre. Mais c’est sans compter sur le fait que le concept d’empathie nous apporte une note d’optimisme et de confiance dans l’humain se cachant derrière les apparences. À ce titre, il véhicule l’idée que les humains aspirent au bien-être et bonheur. Dans tous les cas, on devrait compter avec l’esprit de l’analyste qui est attaché à sa méthode et sait faire usage d’un scepticisme scientifique en quête de ce qui est le plus juste pour analyser, voire surmonter les possibles dérives.

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Mots-clés éditeurs : Empathie, intersubjectivité, lien, emprise, couple, relation objectale, sa dynamique et sa pathogénie, reconnaissance réciproque et mutuelle

Mise en ligne 03/05/2018

https://doi.org/10.3917/cpsy2.072.0113

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