Notes
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Une exposition-rétrospective des œuvres de Giorgio Morandi (1890- 1964) a été organisée en 2001 à la Tate Gallery par Donna DeSalvo et Matthew Gale, puis présentée la même année au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Elle avait pour titre : « Dans l’écart du réel ».
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Minutes de la société psychanalytique de Vienne, vol II, 2 Décembre 1908, 86-104.
1 Dans le mot désaffectation on entend la résonnance des bruits dans un local vide – désaffecté – et aussi l’inquiétude de ce qui peut surgir, inattendu.
2 Les manifestations affectives en séance peuvent surgir inattendues ou à l’inverse être étrangement absentes. Elles déroutent l’attention de l’analyste, et alors son activité de construction prend une place particulière dans le destin de la cure.
3 Le patient, un homme jeune à l’allure dynamique est arrivé juste à l’heure. Il est entré dans la pièce du cabinet sans un regard pour le couloir qu’il a traversé avec indifférence. Pas encore assis sur le fauteuil, d’une voix faible et tranquille, comme un commentaire à lui-même adressé il dit : « Je suis à l’heure ?… parce que je n’ai pas de montre ». Assis presque en face de moi, il dit : « Ça va. Ça va mieux ». Ainsi sa voix calme annonce que sa tranquillité est trompeuse, le « mieux » indique qu’une émotion est déjà passée avant d’être dite. Puis un soupir, un coup d’œil rapide alentour et sur le même ton tranquille, il ajoute : « Je suis angoissé. Une horreur. Comment vais-je m’en sortir ? Clochard ? Criminel ? » Un silence, l’émotion n’est pas venue, il continue : « Ça va. Ça va bien » puis plus tard l’inquiétude de nouveau affleure : « Mais les autres. Leur contact… Ils sont trop loin, ils sont séparés. Ils sont exigeants, envahissants. Il faut toujours plus travailler. La solitude ? Elle me sépare. » Puis toujours aussi indifférent, d’une voix à peine adressée : « Ça va. Ça va mieux… Mourir. Comment ça va finir ?… ça va finir… »
4 Une phrase, une autre, une séance, la suivante ce sont les mêmes paroles, les mêmes silences, les mêmes vides et la même angoisse énoncée dans l’indifférence qui déchire l’énoncé tranquille du constat de sa vie quotidienne. Je dis déchire mais rien dans son récit ne conflictualise les deux lignes de représentation. D’un côté « ça va, et la vie se raconte » et de l’autre « la mort, la solitude, l’angoisse » l’une et l’autre énoncées avec indifférence. Mon écoute est écartelée entre ces deux registres que seules mes constructions in petto sur son investissement transférentiel peuvent relier. Par exemple, je me représente que « ça va quand il peut dire à quelqu’un qu’il va mourir » comme le petit garçon des Leçons d’Introduction, (Freud 1916-17) qui effrayé dans la nuit appelle et dit « Quand quelqu’un parle, il fait clair » Pour mon patient, quand quelqu’un écoute aussi sans doute. À moins que l’ennui, le vide ou la frayeur ne gagne l’autre et c’est l’enjeu du travail de l’analyse.
5 L’animation vient de l’attente entre les phrases : il y aura un peu plus ou un peu moins d’espace, il ne dira pas « ça va » mais « c’est bien… » ou bien il ne dira rien, ou au bout d’un long silence : « Comment s’arrêter ? » Et pour moi, dans cette attente, la même et toujours inexplicable, et vague surprise d’aimer écouter, intriguée par la survenue des constructions qui se forment dans cette attente.
6 Un jour, la surprise a pris forme dans mes pensées. Je me suis dit : « Je l’écoute entre ses paroles, c’est comme avec Morandi ». Ce n’était pas une toile particulière de Giorgio Morandi qui me revenait à l’esprit [1], mais plutôt l’ensemble des toiles du peintre accrochées côte à côte pour une exposition. Et plus que le souvenir des toiles, je retrouvais la forte impression ressentie, et la surprise de cette émotion (Suchet, 2003).
7 Ainsi quand le récit d’un patient met en avant l’indifférence et le vide de la pensée qui semble lui être corrélé, cette manifestation particulière d’une perturbation dans les liaisons entre affect et représentation sollicite spécifiquement les capacités de construction du travail d’écoute de l’analyste.
8 Depuis son origine la psychanalyse a porté son intérêt sur les désordres de liaison entre affect et représentation. C’est avec la mésalliance dans le symptôme hystérique que Freud a conçu le traitement psychanalytique. En différenciant des destins, la conversion, le déplacement ou la transformation, il a pu l’étendre à toutes les névroses de transfert. En considérant le processus de perlaboration, le traitement lui-même peut être envisagé du point de vue du destin de l’affect (Freud, 1914). Il correspond au temps qu’il faut pour que le patient revive émotionnellement dans le transfert le refoulé reconnu et se convainque de son existence. Les pathologies dites « d’aujourd’hui » nous confrontent à un désordre instable des mésalliances quand la tonalité affective est l’indifférence avec son envers l’émotion explosive sans qualité. L’indifférence côtoie les évocations dramatiques. Ou alors l’émotion quand elle survient est de qualité indifférente, elle supplante tous les divers affects et se lie indifféremment à toute représentation. Scènes et éprouvés sont séparés. Soit que le monde est le théâtre de violences ou de débordements affectifs que le patient souffre de ne pas éprouver, soit que son moi contienne des mouvements passionnels et d’angoisse que le monde ignore. On pourrait y entendre l’œuvre de la destructivité et se référer à la présence active de la pulsion de mort comme on le voit dans la psychose, quand l’anéantissement destructeur vise le moi ou bien vise le monde. J.-B. Pontalis (Pontalis, 2000) a retenu deux personnages de fiction littéraire pour illustrer ces deux figures antinomiques de la pulsion de mort, destruction de soi ou destruction du monde. Destruction de soi, c’est Bartolby l’employé taciturne dont la destructivité se résume en une phrase répétée inlassablement « I would prefer not to ». La destruction acharnée de l’autre se retrouve incarnée par Michaël Kohlhaas le héros d’une nouvelle d’Heinrich von Kleist. Personnage incendiaire et meurtrier du monde ennemi dès lors qu’il a épuisé ses possibilités de se faire entendre, dès lors qu’il a perdu foi dans le langage. Mais quand la psychose n’a pas submergé la psyché, comme avec mon patient, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais les deux à la fois. Si les points de contact entre la scène du monde et la scène du moi provoquent de violentes émotions, elles ne sont perçues qu’en différé et racontées avec indifférence, alternant et mêlant un effondrement narcissique mélancolique ou une défense paranoïaque. On pourrait dire que j’entends les voix de Bartolby et de Michaël Kholhaas s’entremêler dans ses paroles sur l’entrechoquement indifférent de son moi avec la scène du monde.
9 En séance, pour le patient, la scène psychique de l’activité de pensée de l’analyste est un morceau de la scène du monde. Ses points de contact avec sa propre activité psychique sont le lieu du travail de l’analyse. Dès lors le désordre et la variabilité de l’affectation des affects à leurs représentations sont un défi pour le psychanalyste. L’activité de construction va-t-elle répondre aux questions qui se posent ? Comment maintenir une écoute en égal suspens ? Comment se soutient cette activité de pensée rêvante si spécifique de la vie psychique de l’analyste, dont l’économie entre régressivité et progrédience permet la perlaboration chez le patient. Enfin quelle indication ce désordre donne-t-il sur l’économie psychique du patient ? Et peut-être aussi sur le monde dont il parle ?
10 La métapsychologie construit (fantasme dit Freud) un Moi tenu par ses liens avec les mondes interne et externe et organisé selon les forces de la sexualité infantile reprise dans l’après-coup œdipien.
11 Les fonctionnements psychiques dont nous parlons mettent à l’épreuve cette constellation affective jamais démentie par Freud et lui oppose une résistance. Et je propose de dire que les situations de désaffectation dont nous parlons, avec le vide et le désordre des manifestations des affects, sont à considérer comme des modalités défensives singulières contre l’élaboration œdipienne.
12 Une défense connue est l’attribution projective de la souffrance à la réalité sociale, économique, anatomique ou biologique, lui déniant ainsi une assignation psychique. Dès lors, amour, haine, culpabilité, honte, douleur psychique, angoisse, rage et colère, toutes les manifestations affectives qu’un après-coup œdipien permet de rendre psychique (de perlaborer), sont verrouillées pour laisser place à une sensation manifeste de vide. Elles n’ont plus comme issue qu’à se manifester sporadiquement et elles surviennent anarchiquement sur la scène de la séance d’analyse dans le discours du patient. L’analyste, ou le théoricien, n’est pas à l’abri d’une telle résistance, il pourra lui aussi, à son tour, invoquer la marche du monde réel, son fonctionnement et ses modifications, comme cause des troubles psychiques, voire comme explication des échecs. Ou il pourra incriminer l’inadéquation du moyen de traitement et l’aménager.
13 On peut avoir à l’esprit deux exemples parmi d’autres dans l’histoire de la psychanalyse.
14 Le premier se situe en 1923 quand Rank et Ferenczi (Rank, Ferenczi, 1923) considèrent que pour aborder la question de la répétition et des impasses dans les cures, ils doivent prendre en compte la présence dans le transfert d’un dommage infantile qu’il conviendra de réparer. La répétition et la réparation, supplantent la remémoration et la perlaboration. Alors ils proposent des réponses par la technique active, et la conception d’un traumatisme de la naissance, destitue la castration, son angoisse et son complexe comme organisateurs de la vie psychique.
15 Tandis que, confronté évidemment à la même difficulté, Freud articule la pulsion de mort avec la deuxième topique. Pour cela il traque les conditions du destin psychique de la répétition quand la remémoration défaille ce que la deuxième topique et la pulsion de mort avaient circonscrit, il prend en compte les présentations psychiques de la réalité. Il leur donne une place dans la dernière partie de son œuvre avec le féminin et la mort.
16 L’autre exemple est contemporain. C’est du moins une question qui peut venir lorsqu’on constate un courant de la psychanalyse actuelle qui vise à récuser une théorie unique en l’occurrence la référence au complexe d’Œdipe au profit d’un pluralisme et d’une référence à l’expérience clinique. Pour Wallestein (Wallestein, 2005) par exemple les théories psychanalytiques ne sont que des métaphores qui divisent tandis que la clinique réconcilie tout le monde. Il prétend faire cohabiter les diverses conceptions : ego-psychology, kleinisme, lacanisme, théorie winnicottienne, théorie bionnienne, théorie des relations d’objet, théorie du self de Kohut, théorie de Malher, de Shafer ; toutes ne sont que des points de vue interchangeables, rendant compte d’une clinique elle, consensuelle et partageable. En réalité il s’oppose à une théorie freudienne unique qu’il considère « comme une dépendance au père ».
17 Pour les patients chez qui domine l’indifférence affective, la configuration œdipienne est éloignée par les plaintes narcissiques et abandonniques ; la difficulté est accrue parce que s’ajoute la pauvreté du discours, la faiblesse des associations, le peu d’insight, la prévalence des actes, et le peu de remémoration. Leurs récits découragent l’activité interprétative de l’analyste et sollicitent son activité de construction. Malgré le risque de l’excès quelques fois elle reste une issue à la répétition parce qu’elle opère un déplacement dans un récit e t de ce fait elle engage l’après-coup œdipien.
18 On l’a vu, avec mon patient l’activité silencieuse de construction a fait un détour par les toiles de Morandi. Les toiles du peintre soumettent à la même épreuve que les paroles éparses et taciturnes : ce sont des fragments d’un monde interne proposés avec indifférence et on peut vraiment le dire ici, sans affectation. (C’est une autre acception pour désaffectation.)
19 Morandi a peint des pots, des bouteilles, des petites boîtes, rarement des fleurs, aussi rarement des paysages et, à l’exception d’un autoportrait, pas de personnages. La pauvreté de ses motifs renforce la pauvreté des moyens de sa peinture, une peinture sans histoire, réduite à elle-même : de petits formats, une gamme limitée de valeurs, des couleurs délicates, de la lumière, peu d’ombres. Au fil de l’exposition le regard inquiet se suspend d’une toile à l’autre. Le regard opère un détour, il ne voit plus l’objet représenté, il voit, à travers lui, un objet dont il se souvient.
20 L’écoute suit un semblable détour. Un mot, une phrase ne s’entendent que par l’écho d’autres mots d’autres phrases déjà entendues qui leur donnent de la consistance en leur tissant une histoire. Mais il faut l’admettre, avec ces patients le désordre des liens affect/représentation, l’amnésie infantile majeure, la pauvreté des évocations l’absence de récits de rêves font que les mots entendus ne prennent de l’épaisseur, essentiellement, que par les constructions de l’analyste.
21 Revenons à Giorgio Morandi. On a beaucoup dit que son dispositif de peinture induisait ce désordre entre l’émotion et la représentation et rendait l’amateur témoin d’un secret qu’il ne perce pas vraiment. Entre abstraction et figuration, le sens est troublé en quête d’une justification pour l’émotion ressentie. Il ne lui reste qu’à tenter de rester sensible à ce qui apparaît, jusque-là invisible ou inouï, non pas porté par les objets mais rester sensible au vide entre les objets. C’est comme écouter le patient dans le vide entre ses mots. Les constructions sont à la fois moins aisées et plus nécessaires. Comme si dans le temps de la cure il convenait par cette activité psychique spécifique, non seulement de combler les lacunes de l’amnésie infantile, mais de créer les conditions de son advenue, de créer les conditions d’affrontement, de contenance puis de transformation de la sauvagerie pulsionnelle, de la force des affects et des émotions toujours, et sans cesse esquivée par le désordre et le vide.
22 C’est chercher entre les présentations d’images ou de mots ce qui les lient et c’est faire l’hypothèse que l’on y rencontrera l’énigme de l’actualisation de cette modalité psychique particulière dont le symptôme est l’association dans l’indifférence, du vide et du désordre. Vide et désordre seraient deux figures de la désaffectation.
23 L’une montrerait la perte d’une assignation affective et la prévalence du constat d’indifférence, pas d’affectation d’affect aux représentations ;
24 L’autre indiquerait l’indifférence absolue à la perturbation et à l’instabilité des assignations.
25 Freud (Freud, 1937) redéfinit l’activité de construction de l’analyste en la situant dans la défaillance de la remémoration du patient. L’activité de construction est mentionnée dès le début de la découverte de la psychanalyse et dans Les Etudes sur l’hystérie (Freud, 1894-95) où il convient à partir d’elle de recomposer une organisation mentale supposée, et il compare cela à un jeu de patience c’est-à-dire à un puzzle.
26 Un puzzle, c’est un peu l’effet de l’exposition des toiles de Morandi. Des toiles juxtaposées en attente de la révélation du sens et de l’émotion qui les font tenir ensemble.
27 Morandi écrit que « pour peindre il faut se défaire de toute intention, de tout désir, de pensées, de sentiments, d’images même, et de sens, et de volonté de signifier qui tenterait d’assujettir le monde. » Ce que le peintre énonce est ce que l’analyste met à l’épreuve. On ne peut saisir la réalité d’un monde réel. Il n’est toujours qu’une construction. La psychanalyse le révélant inflige au narcissisme universel ce que Freud a repéré comme une troisième blessure. (Freud, 1917) Après la vexation cosmologique infligée par Copernic, puis la vexation biologique infligée par Darwin, la vexation psychologique vient par la voix de la psychanalyse qui révèle que les processus psychiques, tout comme la perception du monde, ne sont accessibles au moi que par le biais d’une construction incomplète.
28 Ainsi, entre le monde interne et le monde extérieur, entre la réalité psychique et la réalité matérielle, les frontières sont troubles.
29 On sait qu’avant l’établissement d’un principe de réalité le moi se construit selon les lois d’un principe de plaisir et qu’avant l’accès à l’ambivalence il maintient sa stabilité grâce à des mécanismes de projection et de clivage et qu’ainsi les angoisses et la dépression trouvent des représentations. Mais il y a une difficulté à faire coïncider l’indifférence avec ces états psychopathologiques assujettis au clivage et à la projection. Il faut pour la résoudre faire appel à la conception du « moi-réalité du début ». C’est un état, mythique où les pulsions délimitent un moi dépourvu de tout autre principe de fonctionnement que celui de la perception objective de deux mondes, celui du dedans, de tous les éprouvés, plaisants et déplaisants, et celui du dehors, indifférent. Un état établi avant même la différenciation entre le moi-plaisir-purifié et la réalité qui, pour que le moi se soumette au principe de plaisir, s’appuie sur une première expérience de satisfaction.
30 Je verrai dans l’indifférence la marque d’un mouvement régressif de défense contre l’élaboration d’une l’ambivalence qui inévitablement confronte à la constellation affective œdipienne. Les auteurs kleiniens et post- kleiniens ont exploré ces états (Houzel, 2008). Donald Meltzer a montré, en reprenant les positions schizo-paranoïde et dépressives définies par Mélanie Klein, comment il voyait la position schizo-paranoïde comme défensive par rapport à la position dépressive inhérente à la rencontre de l’objet et aux représentations qui lui sont associées. En gardant l’aspect synchronique de ce point de vue où les deux positions sont corrélées et solidaires on peut envisager une régression défensive encore en-deçà, dans l’indifférence, en-deçà de la haine et de l’amour clivés, en-deçà de la dépression, de l’ambivalence, et s’associant à une équivalence dans les représentations. Ce n’est sans doute pas une régression à concevoir avec progression et retour en arrière. Nathalie Zaltzman (Zaltzman, 2007), comme Michel Gribinski (Gribinski, 2011), ont proposé de penser l’existence d’une régression qui ne consiste pas en un retour en arrière mais en un développement hors de la loi et régit par d’autres lois. Et en effet, il est sans doute juste, même si c’est plus pessimiste, d’admettre qu’il y a dans cette modalité psychique une maturation qui s’est effectuée en dehors de la structuration de l’après-coup œdipien et de l’ambivalence avec le monde.
31 C’est ainsi que l’analyste en séance n’a pas d’autres choix que d’offrir une référence et une construction œdipiennes aux récits qui lui sont adressés.
32 Pourtant, tout dans le monde, semble aller contre la reconnaissance de la structuration œdipienne.
33 Dans le champ social, c’est au nom de la réalité qu’Œdipe et le complexe de castration sont mis en cause. La réalité change dit-on. Les attaques contre la psychanalyse se nourrissent des changements des mœurs et des mentalités, des conduites sexuelles et affectives de consommation rapide brève et efficace vis-à-vis d’un besoin omnipotent, des transformations du conflit entre les générations, du conflit entre les sexes. Elles s’appuient sur les généralisations des programmes techniques qui visent à « gérer » les questions des liens affectifs homo- ou hétérosexuels, celles des liens de transmission avec les nouvelles modalités de procréations, d’adoptions où de parentalité. Cette « libération » des conduites dans le champ sexuel semble se doubler d’un accroissement des manifestations de cruauté et de haine. Peut-on encore parler de violence quand les faits divers sont alimentés de scènes de meurtres barbares tels que ceux qui visent les familiers, infanticides, parricide ou matricide, et puis les actes criminels et barbares qui mettent en scène des corps morcelés, démembrés (Loy, 2010). Un monde où, au fur et à mesure que l’individualisme s’accroît, l’intériorité de chacun est mise à mal voire suspecte (Denis, 2010).
34 Il y a presque quelque chose de destinal pour la réalité œdipienne, d’être sans cesse renvoyée à la butée de la réalité. C’est ainsi qu’elle est advenue à la conscience dans le débat interne chez Freud renonçant à la seule réalité de la séduction pour son lien avec un fantasme. Mais la réalité restera toujours engagée dans le destin de ce concept : c’est la réalité de la menace de castration qui ruine le complexe d’Œdipe, c’est la réalité phylogénétique qui vient suppléer une expérience personnelle lacunaire. Cependant nous ne pouvons pas oublier que nous n’entendons que le destin psychique de cette réalité. L’enfant ne retrouve les traces phylogénétiques que lorsque, devenu œdipien, il spécule. Ou encore, on le sait depuis « Actuelle sur la guerre et la mort » (Freud, 1916) la réalité de la mort elle-même est perçue dans un fantasme œdipien. La réalité, la mort ou la culture tout autant, n’existent que par leur investissement pulsionnel, représenté dans un fantasme.
35 En 1908 (Freud, 1908) dans l’article « La morale sexuelle « civilisée » et la nervosité moderne », Freud recense toute les réflexions et théories du moment pouvant rendre la morale sexuelle de la civilisation responsables de la genèse des maladies nerveuses. Son propos est nourri des échanges ayant eu cours dans les réunions du mercredi de la Société de Vienne avec Christian von Ehrenfels [2]. Celui-ci pense aux caractères d’une société organisée par les différences des rôles masculin et féminin et prône l’abolition de la monogamie. À ces réflexions, Freud oppose la pulsion sexuelle et son fantasme inconscient, la libido ; il convoque la pulsion homosexuelle sublimée dans le lien social, l’importance des impressions d’enfance ravivées, et n’hésite pas à voir une complaisance sociale comme il y a une complaisance somatique pour le symptôme hystérique. Dans son intervention Freud admet que la répression est un facteur nocif pour la vie sexuelle, mais il affirme dans une argumentation appuyée sur la sexualité infantile que seul le facteur sexuel est déterminant. Par la psychanalyse on sait que la civilisation prend de l’importance comme obstacle à l’analyse seulement parce que l’activité d’un complexe de représentation refoulé trouve en elle une force d’appoint pour s’exprimer. C’est toujours une opposition au complexe d’Œdipe et à ses voies de déclin. Où en sommes-nous aujourd’hui ? On constate que dans le champ social la diffusion générale de la notion d’Œdipe et la familiarité intellectuelle de sa référence, contraste avec une résistance à la considération de son importance. Le scandale de la psychanalyse reste le scandale œdipien tendu entre l’acceptation de la différence et sa mise en récit fantasmatique. En un siècle la difficulté a peut être changé de présentation mais elle demeure. La confrontation clinique aux défauts de structuration œdipienne nous enseigne l’importance de l’activité de construction pour leur traitement, alors on comprend comment la résistance à l’analyse dont personne n’est exempt, peut nourrir chez les analystes une résistance contre l’activité de construction.
36 Dès le commencement de sa recherche, Freud a fait progresser ses constructions théoriques à partir d’exigences de la réalité et il a régulièrement fait le détour par des œuvres d’art pour conforter ce qu’il nomme fiction théorique voire même fantasmatisation métapsychologique. Freud présente la fiction littéraire et la fiction psychanalytique comme deux voies exploratrices d’un monde à découvrir : l’inconscient. Il dira même que les écrivains et les poètes sont en avance sur le psychanalyste et connaissent facilement ce qui est pour l’analyste une découverte lente et laborieuse. L’écrivain est soumis aux mêmes exigences psychiques mais grâce à des capacités psychiques propres il peut se « détourn (er) de la réalité, trouv (er) en lui-même le moyen d’y revenir en la redonnant, transformée, au monde sensible » (Freud, 1908) et (Freud-Ferenczi, 1914-1919). La mise en récit, la fantasmatisation, est la voie de la perlaboration. C’est le chemin suivi pas la construction en analyse, c’est aussi le chemin suivi pas tout progrès dans la culture. Face à la barbarie et à la sauvagerie de l’indifférence et du désordre des affects dans certains aspects sociaux de notre monde contemporain occidental, les auteurs de fiction sont nombreux à mettre leur talent au service de la compréhension et de la transformation de la cruauté. Dans ce sens Rosetta Loy a publié Cœurs brisés, (Loy, 2005), Il se passe pour elle quelque chose de très particulier quand elle est face à la violence barbare et moderne de deux faits divers survenus en Italie en 2001 et en 2005. Dans le premier une adolescente aidée de son petit ami a poignardé de quarante-quatre coups de couteau sa mère et son petit frère. On peut imaginer le rythme de frappe plus indifférent et mécanique que rageur. Dans le second quatre personnes dont un bébé de deux ans sont mortes égorgées par un couple du même immeuble qui les jugeait trop bruyantes. Rosetta Loy, pour parler de ces deux faits divers a eu recours aux contes de son enfance comme Struwwwelpeter, Pierre l’ébouriffé ou Paulichen. Cette grande philosophe italienne (Loy, 2002) a dû devenir conteuse pour raconter le monde, ses charges violentes et haineuses, et les redonner transformées dans le monde sensible. Nous sommes là en présence d’un héritier du premier poète épique tel que Freud en précise la fonction, comme celui qui par le mythe permet à l’individu de sortir de la répétition (Freud, 1923, p. 74-76).
37 L’activité de construction de l’analyste, en séance s’inscrit dans la même lignée, procède du même héritage.
38 Lorsqu’à partir des mots entendus en séance, la pensée de l’analyste obéissant aux règles des processus primaires opère une régression topique et formelle, forge une construction où ces restes entendus vont à la rencontre de traces transférentielles animées et porteuses des désirs infantiles du patient. C’est ainsi que j’ai pu dire à mon patient : « Quand on peut dire à quelqu’un que l’on a peur, qu’il fait noir et que l’on est seul, il fait moins noir et on a moins peur ou on se sent moins seul, mais quand on croit, ou que l’on sait, que personne n’entend dans le noir ?… Qu’on se sent séparé…? »
39 Ce fut une façon de dire comment j’entendais entre ses mots. Une formulation qui m’est venue avec l’image des toiles de Morandi, et peut être aussi par association d’assonance des mots Morituri/Morandi avec le patronyme de mon patient.
40 La régression formelle fait le détour par l’image. Cependant les images des tableaux de Morandi sont des produits de son travail de sublimation et met celui qui les voit en contact inconscient avec le travail d’une élaboration du fantasme. Ce travail ouvre le chemin du travail psychique du spectateur confronté aux mêmes fantasmes. J’ai pensé après la séance que Morandi créait dans une grande solitude et qu’il avait pour compagnie la lecture de Leopardi. Il s’appuyait, lui aussi, sur la création d’un autre.
41 Leopardi est certes un des grands poètes italien du début du XIXe siècle mais il est aussi un homme dont le destin affectif est très étrange (G. Léopardi, 2011). Érudit, déjà célèbre pour ses chants, son corps malingre, bossu et laid le tiendra loin de l’amour des femmes. Mais pour Leopardi amour et désamour sont hors des passions charnelles et il affirme « que le bonheur de l’homme ne peut consister dans ce qui est réel ». Il fait de l’indifférence une œuvre d’art. Et s’il ne se tient pas loin d’une affection avec l’historien Antonio Ranieri pour autant ce sera dans « l’absence de corps qui permet la relation ».
42 Ranieri (1808-1888), lui, le beau séducteur va l’accompagner durant les sept dernières années de sa vie. Ils vont vivre dans Naples infestée de choléra une relation intense tandis que la pensée de Leopardi est, elle, infestée de la proximité de la mort. C’est moins la proximité circonstancielle de l’épidémie qui sévit au dehors que celle qui est en lui de tout temps. Il mourra de péricardite et non de choléra. Après la mort de Leopardi, Ranieri qui lui survit cinquante ans va assurer sa notoriété. Mais la nature de leur affection reste une sorte de mystère. À l’indifférence affective affichée (Ranieri dira « c’est un ange mort comme il est né ») répond en négatif inverse, une palette de sentiments que le biographe de cette relation René de Ceccatty (de Ceccatty, 2011) explore : valet ou secrétaire, amant, intimité avec une vierge avec un malade, un poète ou un monstre. La passion dépassionnée de ces deux hommes donne un destin libidinal à l’indifférence.
43 Giorgio Morandi lisait chaque jour des pages de Giacomo Leopardi. Peut-être a-t-il lu : « Il n’est d’autre bien que le non-être ; il n’est rien de bon que ce qui n’est pas, les choses ne sont pas des choses : toutes les choses sont mauvaises » ? Mais peut-être aussi : « […] et finalement une voix : ah, voilà la pluie, c’était une légère pluie de printemps, et tous se retirèrent, et l’on entendit le bruit des portes et des verrous ».
44 Entre les objets dérisoires de Morandi comme entre les phrases d’allure dérisoire du patient, on peut entendre le bruit des voix et des pas qui se sont éloignés, comme dans un local désaffecté que la mort a visité en promettant de revenir.
45 La déliaison à l’œuvre dans la vie psychique de mon patient et l’angoisse de la mort qui n’arrive pas à trouver une figuration salvatrice – salvatrice dans la mesure où elle serait la voie d’expression de l’angoisse de castration –, trouve à se manifester, avec l’indifférence, dans le vide entre ses mots. C’est comme si la construction de l’analyste transvaluait les mots du patient en le déplaçant, en le rendant amateur sensible de l’œuvre de Morandi, le rendant lecteur de Leopardi, en le faisant partager l’activité sublimatoire des artistes qui ont pu donner aux angoisses un destin vers la perlaboration. Cela peut se faire par l’élaboration d’une construction qui n’est qu’une fiction, où l’indifférence et le vide ont trouvé une histoire.
Bibliographie
Bibliographie
- CHERVET, B. « Le surmoi et l’impératif d’inscription », Revue française de psychanalyse, 2010/3, Vol. 74, 709-726.
- DE CECCATTY, R. 2011. Noir désir, Paris : Flammarion
- DENIS, P. 2010. « Nouvelles formes de résistance à la psychanalyse », L’inconscient freudien, Recherche, écoute Métapsychologie, Monographies, Paris : PUF, 85-95
- DIATKINE, R. « Affects disparus, affects inattendus », Revue française de psychosomatique
- 2014/1, n° 45, 179-189
- EOCHE-DUVAL, B. « L’énigme, scènes et décors », Revue française de psychanalyse, 2012/5 Vol. 76, 1611-1616
- FERENCZI, S. RANK, O. 1923. Perspectives de la psychanalyse, PUF, 1994
- FREUD, S. 1894-95. « Études sur l’hystérie », OCF II, Paris : PUF, 2009
- FREUD, S. 1908. « Le créateur littéraire et la fantaisie », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, 29-46
- FREUD, S. 1908. « La morale sexuelle « civilisée » et la nervosité moderne », OCF VIII, Paris : PUF, 195-2109
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Mots-clés éditeurs : Cure psychanalytique, Construction du sens, Affect, Construction psychique, Art, Morandi, Indifférence affective
Date de mise en ligne : 09/10/2017.
https://doi.org/10.3917/cpsy2.071.0083Notes
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[1]
Une exposition-rétrospective des œuvres de Giorgio Morandi (1890- 1964) a été organisée en 2001 à la Tate Gallery par Donna DeSalvo et Matthew Gale, puis présentée la même année au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Elle avait pour titre : « Dans l’écart du réel ».
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[2]
Minutes de la société psychanalytique de Vienne, vol II, 2 Décembre 1908, 86-104.