« Mon cœur est en fête chaque fois qu’une femme émerge de l’ombre. Je sais mouvant le terrain des acquis, difficile la survie des conquêtes : les contraintes sociales bousculent toujours et l’égoïsme mâle résiste. »
1 L’implantation en Seine-Saint-Denis de la maternité Angélique du Coudray au sein de laquelle se trouve le service de gynécologie nous confronte à une clinique très particulière. En effet, elle accueille une population multiethnique, mais plus particulièrement les populations africaines du Nord et subsahariennes. Nous savons que les mutilations sexuelles féminines sont pratiquées essentiellement en Afrique (dans 28 pays) mais également ailleurs, sur d’autres continents. Dans ce service de gynécologie-obstétrique la question de l’excision devient donc incontournable…
MUTILATIONS ET CONSÉQUENCES
2 L’Organisation Mondiale de la Santé définit les Mutilations sexuelles féminines comme l’ablation partielle ou totale des organes génitaux externes et/ou tout geste pratiqué sur les organes génitaux féminins pour des motifs culturels ou tout autre motif non thérapeutique. Ces mutilations sont une violation des droits fondamentaux des filles et des femmes ainsi qu’une atteinte à leur intégrité physique. L’OMS distingue 3 types d’excision :
3 Celle de type 1 : Excision à minima ou circoncision sunna : résection de prépuce clitoridien. Elle est nommée « sunna » qui signifie « tradition » dans beaucoup de société musulmanes ou d’Afrique du Nord-Est où elle est pratiquée : Égypte, Soudan, Arabie du Sud ou Indonésie.
4 Type 2 : Excision complète avec ablation du clitoris qui s’accompagne souvent de l’ablation d’une partie ou de la totalité des petites lèvres. Elle se pratique dans les sociétés animistes, musulmanes et chrétiennes disséminées en Afrique intertropicale. C’est la forme la plus répandue au Mali.
5 Type 3 : Infibulation ou circoncision pharaonique qui consiste en la fermeture partielle de l’orifice vaginal après incision et ablation d’une quantité variable du tissu vulvaire. Il s’agit d’une forme limitée à certaines sociétés musulmanes d’Afrique orientale et plus rarement en Afrique occidentale.
6 Confronté aux complications médicales liées à l’excision dans le cadre de ses missions pour l’association « Médecins du Monde » en Afrique, le Docteur Pierre Foldès, urologue, a inventé une technique pour reconstruire le clitoris. En partant du principe que si on pouvait intervenir chirurgicalement sur la verge, cela devait être possible sur le clitoris. Il a donc élaboré et développé cette pratique chirurgicale et s’est battu pour qu’elle puisse être prise en charge à 100 % par la sécurité sociale en France (cela depuis 2004).
7 Deux des chirurgiens de notre équipe médicale se sont formés auprès de lui et le service a ouvert il y a un peu plus de trois ans une consultation de reconstruction clitoridienne. L’équipe actuelle se compose d’un chirurgien-gynécologue, d’une gynécologue, d’un sexologue et d’une psychologue. Les patientes rencontrent dans un premier temps le chirurgien qui reçoit leur demande, les informe de l’opération, des suites opératoires et des risques éventuels. Mais surtout, il écoute et entend leurs douleurs physiques et psychiques. L’excision entraîne au plan somatique des conséquences néfastes sur la santé des femmes qui varient selon le type de mutilations et l’âge auquel elles ont été réalisées. Les conséquences immédiates sont une douleur et un choc extrême, une hémorragie pouvant entraîner le décès, des infections et lésions traumatiques des organes de voisinages (vessie, anus…).
8 Ces mutilations ont des conséquences à toutes les étapes de la vie de la petite fille ou de la femme :
- Des infections vulvaires, urinaires, gynécologiques qui peuvent évoluer vers la septicémie et provoquer une stérilité, parfois la mort,
- des accouchements difficiles car une femme mutilée est plus souvent menacée par une déchirure du périnée. Elle et son fœtus sont plus « à risque », voire en danger de mort,
- des rapports sexuels très douloureux et/ou une privation de plaisir.
10 Sur le plan psychopathologique, les répercussions psycho-traumatiques peuvent être gravissimes avec un état de stress post-traumatique, souvent accompagné d’une dépression plus ou moins sévère, et à minima, une atteinte de l’image corporelle et de l’estime de soi.
11 Dès lors, dans notre pratique, selon ce que le chirurgien perçoit de la problématique de la patiente, il peut lui proposer de rencontrer un médecin gynécologue pour écouter et reprendre plus en profondeur son histoire, ses demandes, évaluer ses inquiétudes. Il peut également l’orienter auprès d’un sexologue s’il pense que l’opération n’est pas la première réponse à apporter à une femme qui se plaint de sa sexualité. Et/ou à la psychologue, s’il y a une dimension psychopathologique ou si la patiente évoque des souffrances liées à son histoire.
12 Chaque mois, nous nous réunissons pour débattre et échanger sur les différentes patientes que nous avons rencontrées et discuter de la pertinence ou non d’une chirurgie, et dans ce cas pour choisir le professionnel vers qui la diriger.
13 Le présent article s’inscrit dans une réflexion autour du corps féminin et de la médecine contemporaine. La reconstruction clitoridienne et ses effets me semblent précisément au cœur de cette question. Depuis maintenant 3 ans, j’observe avec émerveillement la révolution corporelle et psychique pour les femmes qui choisissent d’être opérées. J’y reviendrai plus précisément ultérieurement. Mais sans vouloir schématiser le type de consultation, deux catégories se distinguent :
14 Celle où les patientes viennent avec la certitude que cette opération va transformer leur vie. L’entretien est assez lisse, elles exposent avec force leur croyance et leur histoire. Rien n’est interrogeable à ce moment-là. Très souvent, je ne les rencontre qu’une fois (avant l’intervention).
15 En revanche, il en est tout autrement pour les femmes qui ont été excisées plus tardivement et qui en gardent des souvenirs précis. Elles ont toutes une histoire propre, mais nous retrouvons dans leurs récits les mêmes événements traumatiques : celles élevées en France, parties pour les vacances au pays où elles y sont excisées par la famille ou encore celles qui ont fui leur pays après l’excision pour échapper à un mariage forcé. Ces dernières évoquent souvent un parcours ponctué d’expériences de violences et de barbaries extrêmes : mariage forcé, viols, tortures, assassinats de proches dans le cas de pays en guerre, décès d’une enfant suite à une excision trop profonde, etc. L’excision constitue alors une violence supplémentaire dans l’existence fracturée de ces femmes.
UN VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
16 Pour illustrer ce que provoque et convoque la reconstruction clitoridienne, je vous présenterai les cas de trois femmes rencontrées régulièrement en séances avant et après l’intervention. Deux de ces femmes ont une vie marquée par une violence à la limite de l’irreprésentable et portent une souffrance à la mesure de leur histoire. La dernière vignette est intéressante en cela que l’excision n’est pas traumatique à priori pour cette femme et qu’elle oriente cette question différemment. Toutes me sont adressées par le chirurgien du service.
17 Madame D est la plus flamboyante et une femme extrêmement surprenante. Elle est originaire du Mali et promise depuis ses 12 ans à un homme d’environ 35 ans qui vit dans un autre pays d’Afrique. Elle sera mariée à 13 ans et ne reverra jamais ses parents. Après les noces, elle est emmenée à l’hôpital par des hommes de la famille de son mari. Elle y est excisée et violée le soir même par son époux pour éviter une cicatrisation trop rapide. Elle évoque avec une souffrance vive ses souvenirs terrifiants où elle décrit avoir été battue jusqu’à perdre connaissance plusieurs fois par son mari ou par des hommes des maisons avoisinantes quand elle criait ou se débattait trop fort. Madame restera mariée 15 ans, aura des enfants qu’elle laissera pour s’enfuir ne supportant plus ce quotidien empreint de violence et de cruauté.
18 Madame D désire cette opération, c’est un dû. Elle doit retrouver son corps de femme. On « lui a pris son clitoris, sa virginité, sa vie ». Maintenant, c’est elle qui décide de ce qu’elle veut pour elle. D’ailleurs, elle « fréquente » un homme sur internet qu’elle compte épouser. Cet homme restera en Afrique et c’est elle qui ira le voir quand elle le décidera ! Elle a presque 40 ans et exprime avec force vouloir connaître une sexualité harmonieuse, épanouissante et pourquoi pas l’orgasme.
19 Quand je la revois après l’opération, alors qu’elle a eu des complications (phénomène rare) qui provoquent des douleurs importantes, elle vient malgré tout, bravant la souffrance et le long trajet en transport pour venir jusqu’à l’hôpital, elle est radieuse. Elle entre dans le bureau conquérante quoique en claudiquant. Alors que je m’assois, elle reste debout face à moi et soulève sa jupe devant mon nez pour me montrer son nouveau clitoris. Il n’y a pas de mot, il faut que je voie, que je voie « comme il est beau ». Elle pleure et rit de bonheur, me remerciant, remerciant le médecin de l’avoir opérée et de lui avoir rendu son corps de femme.
20 La séance suivante, après s’être assise, elle me parle d’emblée de ses sensations et me demande si ce qu’elle ressent est « normal ». Elle me dit alors avoir ressenti un désir fou de sexualité et elle ajoute qu’elle aurait pris n’importe quel homme dans la rue pour faire l’amour. Elle se cache le visage à demi en me révélant son trouble. Elle ressemble à une enfant qui ne sait pas si ce qu’elle a fait est une bêtise ou pas. Elle manifeste cette contradiction entre son bonheur personnel et ce qu’elle a toujours entendu au pays : le plaisir est coupable et défendu. On sent qu’elle est partagée par ce double regard qui la scinde encore. Qui est-elle devenue ? Et comment s’approprier des sensations « naturelles » mais si profondément combattues dans sa culture ?
DU RÉEL À LA COMPLEXITÉ DES SENTIMENTS
21 Madame J vient de la Côte d’Ivoire. Elle a une trentaine d’années. Elle se présente au premier entretien dans un grand mutisme. Elle est assise, ne parle presque pas. Elle me jette furtivement de petits regards, son corps est prostré, elle est presque en apnée. Je tente de la rassurer lui expliquant que je ne suis pas là pour incarner une autorité par rapport à cette opération mais pour penser, réfléchir avec elle.
22 Elle se détend un peu. Puis, la parole se libère, devient logorrhée comme si tout ce qui n’était jamais sorti s’exprimait enfin. Madame J. ne cesse de parler, prise dans un élan où tout s’enchaîne : l’abandon de ses parents pour des raisons qui lui resteront inconnues jusqu’à ses 15 ans (âge où elle rencontrera sa mère pour la première fois depuis leur séparation, quand elle avait quelques mois), son excision à 5 ans organisée par sa grand-mère, la maltraitance par celle-ci, etc. Madame J sanglote. Elle revient, au cours des entretiens, sur son excision et la brutalité qui entoure cette pratique. Elle m’explique avoir été conduite avec d’autres filles dans un village voisin. Là s’enchaînent les excisions, les hurlements et les pleurs des fillettes. Elles doivent y rester jusqu’à la cicatrisation complète de la plaie. Madame J, alors enfant, est battue car elle cicatrise moins rapidement que les autres et comme elle gratte les croutes, la guérison est difficile. On lui attache les mains et l’animosité s’aggrave, car les filles sont parties ensemble et ne peuvent retourner qu’ensemble au village. Madame J reste traumatisée par cette excision et toute la maltraitance quotidienne vécue au pays. Elle rencontre un homme peu après sa majorité. Il est un plus âgé qu’elle, il est touché par sa condition et lui propose de l’épouser. Elle se marie donc et décrit une sexualité douloureuse et sans plaisir. Madame J a deux garçons et décrit des accouchements qui se seraient compliqués avec l’excision. Monsieur vit dans un pays d’Europe et organise l’arrivée de Madame J et des enfants. Madame J le quitte peu après, vient s’installer en France avec ses fils chez une parente. Elle m’explique qu’elle avait honte de son corps, qu’elle se sentait inutile auprès de lui. Elle pensait avoir une telle dette auprès de cet homme qui l’avait sauvée d’une vie d’esclavage, ce qu’elle ne pourrait jamais lui rendre n’étant pas une « bonne épouse ».
23 Madame J sera opérée. Le travail thérapeutique se poursuit. Elle a repris contact avec son époux, lui proposant de la rejoindre en France et de reprendre une vie commune. Il a accepté. Quand je lui demande ce que cette opération lui a apporté, elle me répond « la vie ». « Avant, je ne vivais pas, j’étais comme un fantôme qui observe. Une chose qu’on frappait, qu’on utilisait, qu’on torturait. J’ai tellement souffert, j’ai désiré mourir si souvent. Pourquoi vivre si on ne fait que souffrir. On te coupe, on te torture, on te tape, tu ne travailles jamais assez bien, assez vite. Je n’avais pas de parents, personne pour me protéger. Aujourd’hui, j’ai retrouvé mon mari. Je peux lui rendre ce qu’il m’a donné. L’opération a changé tellement de choses en moi. Jamais je n’aurais imaginé, si je ne vous avais pas rencontrée, que la vie pouvait être belle. Le quotidien est toujours dur mais je suis heureuse d’être avec mon mari, d’avoir envie de lui, d’avoir du plaisir avec lui. Je suis une femme ! » Quand on aborde la question de la sexualité, Madame J rougit mais en parle avec pudeur et bonheur.
QUEL RAPPORT AUX TRADITIONS ?
24 Madame L se présente à la consultation très désemparée. C’est une femme d’à peine 30 ans, elle a fui la Guinée il y a deux ans pour protéger sa fille de 18 mois d’une excision. Elle a fait des études universitaires de Droit, elle s’exprime bien et se révolte contre la condition des femmes en Afrique. Elle m’explique son histoire avec fougue. Tout d’abord, me dit-elle, je dois comprendre comment les femmes là-bas se représentent l’excision. C’est un passage obligatoire, non contestable, non pensable. Elle insiste pour m’expliquer que petite fille, elle attendait avec ardeur son excision, car c’était la première étape du devenir femme, puis le mariage le concrétise encore un peu plus et l’aboutissement est de devenir mère. Ces trois étapes font la femme et ce sont des passages obligés. Bien sur, son excision à 8 ans a été très douloureuse mais elle était sublimée à ses yeux parce qu’elle avait une signification forte et que cela lui permettait de rejoindre la communauté des femmes. Puis, elle m’explique que c’est à son entrée au collège que son regard a évolué petit à petit, année après année grâce au débat sur l’excision à l’école. Elle a « pris conscience de l’abomination de cet acte sans fondement. On nous mutile pour le plaisir des hommes et pour contrôler notre sexualité. Ce qui se dit depuis 27 siècles, c’est qu’une femme excisée est sage, elle n’a pas de plaisir donc ne cherchera pas à tromper son mari. Seulement, ce que les hommes ne comprennent pas, c’est qu’on n’a pas envie non plus d’une sexualité avec son mari. J’ai mal à chaque rapport, je n’ai pas envie de souffrir donc je n’ai pas envie de faire l’amour. Remarquez, ils ont trouvé la solution : ils en épousent plusieurs ! » Madame L est indignée et continue sa diatribe pendant tout l’entretien. Lors des suivants, elle exposera son combat pour ses filles. Madame a fui son Pays, aidée par son mari après que sa belle-mère ait mis dans son alimentation des médicaments traditionnels pour que la raison lui revienne (madame refusant l’excision de leur fille). Elle était enceinte alors et les médicaments l’ont rendue très malade. À son arrivée en France, elle a été prise en charge par une CAFDA [1] et a déposé une demande de protection subsidiaire pour sa fille à l’OFPRA [2]. Elle a accouché d’une deuxième fille. Elle peut encore moins retourner dans son Pays. Sa famille, sa belle-famille et son mari ne lui parlent plus. Tous lui en veulent d’avoir mis en péril leurs traditions et coutumes. Madame L désire cette opération parce qu’elle me dit « être passée à côté de sa vie pendant plus de 20 ans. Je n’ai plus un corps de femme, je n’apporte rien à mon mari. »
25 Madame L a été opérée. Elle me dit, avec beaucoup d’émotion, « avoir remercié Dieu et le chirurgien après l’intervention. J’ai retrouvé ce qu’on m’a enlevé. »
UN AUTRE REGARD SUR L’EXCISION
26 Mon propos, ici, n’est pas de calomnier une société ou des traditions. J’ai conscience que l’excision, historiquement, a un sens très fort pour les peuples qui la pratiquent. Elle a valeur d’un rite de passage « où la maîtrise de la douleur restait l’élément pédagogique central. L’enfant doit donc apprendre à surmonter une douleur, même très forte sans jamais se plaindre. Il faut comprendre que l’avenir de l’enfant dans la société dépendait de son attitude devant la souffrance. Sa capacité d’endurance était en quelque sorte évaluée et permettait en quelque sorte de prédire quel adulte il allait devenir. Cette souffrance imposée aux enfants n’était pas gratuite, elle avait une fonction. Il faut d’abord comprendre qu’en Afrique de l’Ouest, dans la société traditionnelle, l’individu existe essentiellement par la place qu’il occupe à l’intérieur du groupe dont il est à la fois l’élément et le tout. » (C. Bellas Cabane, 2008, p.56-57). Ce que souligne également l’auteure, c’est qu’on ne peut pas lire la société africaine avec nos codes et valeurs d’européens. « Ce n’est pas un acte de maltraitance comme on le dit en France, mais une marque de « bientraitance ». Le plus souvent, elles (les femmes) étaient conscientes des conséquences possibles. Tous leurs propos consistaient à me dire que dans la société africaine, nul ne se s’appartient réellement. Le respect de la règle définie par le groupe est absolu, car la peur d’en être exclu domine toute autre considération. » (C. Bellas Cabane, 2008, p.44). Madame L éclaire parfaitement comment certaines filles adhèrent et revendiquent les codes qui structurent la société dans laquelle elles évoluent. Ne pas être excisées les confronte à du mépris, des injures, une disqualification mais également à l’exclusion. Madame L, en partant de son pays et en dénonçant des pratiques qu’elle juge abominables, perd sa place au sein de la communauté. On la pense folle ou maraboutée. Elle n’a pas le droit de s’opposer ni même la possibilité de penser autrement.
FORCE DE LA LIBIDO
27 Ma pratique de psychologue, au sein de cette maternité, me permet de rencontrer lors de mon activité dans le service des Suites de couche, des femmes excisées qui n’ont aucune revendication autour de leur excision. Je les reçois au moment de la naissance de leur enfant pour diverses autres raisons. Beaucoup ont de l’excision un regard « dépassionné » : c’est leur norme. Il n’y a pas de contestation, de revendication mais plutôt une acceptation qui les définit à une place. L’excision a un sens qui structure le monde dans lequel elles se reconnaissent. Je m’intéresserai donc à celles qui ne se reconnaissent pas dans cette pratique et qui se trouvent désorganisées par elle.
28 Ce qui fait l’unanimité des consultations de reconstruction clitoridienne, c’est que ces femmes ne se sentent pas Femme. Toutes clament qu’il leur manque quelque chose. Dans la constitution de leur identité de femme, il y a un trou, une béance. Ce qui revient régulièrement également quand elles évoquent leur sexualité, c’est que la tendresse, les préliminaires sont très agréables et investis mais dès qu’il y a pénétration, tout s’arrête. J’entends par là qu’il y a comme une anesthésie de la zone (la patiente décrit qu’elle ne sent plus rien) ou une hyperesthésie (tout est douleur). « Il est établi que la fonction sexuelle des patientes mutilées est altérée par rapport aux patientes non mutilées en terme d’excitation, de lubrification, de plaisir, d’orgasme et de satisfaction globale. » (S. Bounan, 2015). Une étude échographique démontre également l’importance du clitoris dans le plaisir ressenti pendant la pénétration. La zone agréable appelée le « point G » serait provoquée par le contact du clitoris interne et la paroi vaginale antérieure. La forte innervation du clitoris expliquerait la sensibilité particulière de cette zone. (P. Foldes, 2009). Le clitoris, au niveau anatomique et physiologique, contribue indéniablement au plaisir féminin.
29 Mais dans ce temps de la pénétration, qu’est-ce qui se passe psychiquement pour qu’une femme se coupe de son corps ? Il y a bien évidemment plusieurs lectures et hypothèses. La très grande majorité des femmes que nous rencontrons, dans cette clinique, sont nées et ont grandi en Afrique, dans des pays où parler de la sexualité est encore souvent très tabou. Certains mots liés au sexuel comme « viol », « clitoris », etc. n’existent pas dans plusieurs langues. Les transmissions autour de la sexualité se parlent à minima le jour des noces, et encore… C’est comme si cette coupure physique, dans la chair entrainait une coupure dans la pensée.
30 Seulement, si une zone du corps n’est pas pensée, libidinalement investie, comment une femme peut-elle y ressentir quelque plaisir ?... Le docteur Bellas Cabane nous offre la possibilité, à la lecture de son ouvrage, de constater dans ses enquêtes menées auprès des femmes excisées en Afrique comment celles-ci se la représentent. Ce qui en ressort majoritairement, c’est que l’excision canalise et contrôle les débordements pulsionnels dans la sexualité. La privation du clitoris entraine une sorte de court-circuit. La sexualité devient le devoir d’une bonne épouse. La femme fait plaisir à son mari. Aussi, quand une petite fille grandit dans une société où la sexualité est taboue, présentée comme un devoir conjugal, est-ce simplement possible pour elle de s’autoriser à éprouver du plaisir, de l’envie, du désir ?... Quand la castration symbolique devient castration dans le réel du corps, comment se pense le sexe de la femme ? Comment se forme la représentation, l’image du corps d’une petite fille ? « Tout vécu affectif et corporel intense, conscient ou non, laisse toujours sa trace indélébile dans l’inconscient. Ainsi, affirmerons-nous que l’Image Inconsciente du Corps est à proprement parler une mémoire, la mémoire inconsciente des vécus de notre corps d’enfant. C’est-à-dire qu’elle a le pouvoir de faire coïncider les sensations que nous éprouvons aujourd’hui, adultes, avec celles éprouvées au tout début de notre vie. » (J. D. Nasio, 2007, p.38) Ainsi, l’image du corps serait la substance même de notre moi. Un corps que l’on sent et un corps que l’on voit. Le moi est l’idée intime que nous nous forgeons de notre corps, une représentation mentale de nos ressentis corporels, représentation fluctuante et influencée sans cesse par notre image du miroir. « Le moi est donc composé de deux images corporelles de nature différente mais indissociables : l’image mentale de nos ressentis corporels et l’Image spéculaire de l’apparence de notre corps. Le moi est un sentiment, le sentiment d’exister, le sentiment d’être soi. Un sentiment éminemment subjectif parce que fondé sur le vécu tout aussi subjectif de nos images corporelles. » (J. D. Nasio, 2007, p.80) On peut donc supposer que cette coupure dans le réel du corps efface également dans les champs symbolique et imaginaire la zone génitale, la libido la désinvestissant et s’en retirant. « Sur chacun des souvenirs et des situations d’attente qui montre que la libido est rattachée à l’objet perdu, la réalité prononce son verdict : l’objet n’existe plus ; et le moi, quasiment placé devant la question de savoir s’il veut partager ce destin, se laisse décider par la somme des satisfactions narcissiques à rester en vie et à rompre sa liaison avec l’objet anéanti. » (S. Freud, 2012, p. 118) Les fillettes n’ont pas le choix, elles coupent et subliment. Excepté pour les enfants chez qui cet acte ne fait pas sens, l’excision se pare alors d’une valeur traumatique. « Le travail de désinvestissement dont parle Freud à propos des endeuillés n’est pas réalisable chez les personnes en trauma. Dans les cas de trauma, en effet, les traces des événements destructeurs remplacent les souvenirs liés aux objets d’attachement. » (J. Roisin, 2010, p.141)
31 Le traumatisme psychique se produit suite à une menace grave pour la vie ou pour l’intégrité psychique ou physique. Cette menace faisant effraction dans le psychisme, la personne y réagit avec effroi et dans un sentiment d’impuissance. Cet événement effrayant reste non intégré au psychisme, revenant de façon compulsive dans des cauchemars, dans des souvenirs, dans des sensations de reviviscence ou comme menace imminente. Cette description du traumatisme apporte un éclairage important. Comment une femme qui n’a pas intégré son excision, qui la vit comme une destruction de son corps, pourrait-elle investir la zone génitale et la sexualité ? Combien de femmes, en entretien, ont évoqué que la sexualité leur rappelait invariablement le jour de leur excision, la reviviscence de cette scène s’imposant immanquablement. « Lorsque mon mari entre en moi, je les revois me saisissant. J’hurlais, je me débattais. Une femme s’est alors assise sur moi. J’ai cru mourir étouffée. Dès que mon mari monte sur moi, je ressens l’oppression et je pars. Je ne suis plus là, je quitte mon corps et j’attends que ça se passe. » Les récits changent, mais l’effroi reste identique. Les femmes coupées se coupent de leur corps. Je ne développerai pas ici le traumatisme qui se surajoute pour les femmes qui ont une sexualité imposée dans le cadre d’un mariage forcé.
LENDEMAINS...
32 Quelles que soient les femmes que j’ai rencontrées après la reconstruction clitoridienne, toutes expriment un avant et un après opération, c’est pourquoi je parlais d’une révolution. Ces femmes ne sont plus les mêmes après tant sur le plan corporel dans l’image du corps mutilé, castré qu’elles avaient d’elles-mêmes que psychiquement. Quelles que soient les raisons qui les aient poussées à choisir cette opération, toutes évoquent un changement dans leur manière d’être au monde et de percevoir le monde. C’est un geste très fort pour ces femmes que de braver un code qui structure la communauté des femmes dans leur pays d’origine. Elles sortent d’une emprise de plusieurs siècles qui les astreignent à une place de soumission et de passivité face à une règle qui ne se discute pas. « Quand elle a demandé à sa mère et à sa grand-mère pourquoi on excisait les filles, elle avait reçu en guise d’explication : « On a trouvé la route comme ça, alors on continue ! » Mais vous n’avez pas demandé pourquoi ? Non puisque c’est normal ! » (C. Bellas Cabane, 2008, p.35)
33 « L’avoir ou pas » change tout ! Je les ai beaucoup entendues me parler des petits noms qu’on donne aux femmes non excisées au Pays. On les traite d’escargot, on les menace de leur couper la « pine ». Le sexe féminin est considéré comme laid et sale, il faut le nettoyer et tout couper, le clitoris s’apparentant au sexe masculin. Que se passe-t-il psychiquement, d’un point de vue économique pour celles qui osent cette reconstruction ? C’est comme si la libido re-circulait de nouveau, « érogénéisant » sur son passage cette zone génitale oubliée. Le corps de ces femmes restait érogène puisqu’elles décrivent bien que les préliminaires conservaient toutes leurs sensorialités. Sensorialité et plaisir disparaissait au contact de la zone génitale lors de la pénétration. Est-ce qu’en re-créant cette « pine », on ne ré-injecte pas symboliquement du « masculin », dans le sens d’un pouvoir, d’une autorité, d’une confiance. Je reste stupéfaite de la transformation de ces femmes, alors phallicisées, qui reviennent me voir éblouissantes, conquérantes, mutines et désirantes...
34 Je les laisse conclure, ces bribes d’entretien éclairent à elles seules la révolution opérée…
35 « Je suis fière d’avoir pris cette décision. Je me suis sentie si courageuse d’aller jusqu’au bout », « C’est un séisme dans la sexualité avec mon mari, je pense que c’est moi qui vais le fatiguer maintenant ! », « Avant, j’avais honte d’aller chez le gynéco, avec mes partenaires, je me sentais monstrueuse. Maintenant, je sens qu’il y a de la chair là-dedans, je ne peux pas regretter ça », « Vous vous rendez compte, je fais pipi normalement (pour une femme qui avait eu des lésions urinaires suite à l’excision), je regarde mon pipi couler et je trouve ça tellement merveilleux d’être comme toutes les autres, être une femme normale », « J’ai retrouvé ce qu’on m’a enlevé, je suis de nouveau une femme », « L’opération a changé beaucoup de choses en moi. Avant, l’amour avec mon mari ne m’intéressait pas. Maintenant, j’ai du désir et du plaisir. », « Vous savez, j’ai perdu mon premier mari qui s’est lassé de mon désintérêt pour la sexualité. Je ne voulais pas que le soir arrive, j’avais mal au ventre à l’idée qu’il vienne me chercher. Je l’ai perdu, il est parti alors que je l’aimais tant. Aujourd’hui, je suis avec un autre homme, que je désire et avec qui j’apprends ce qu’est le plaisir. Mais je ne peux m’empêcher de me dire, quel gâchis… », « Vous rendez-vous compte que j’aurais pu passer ma vie à éviter la sexualité, tant ce moment était pour moi synonyme de douleur et d’écœurement… Me voilà à l’aube de la quarantaine, et je découvre comme une ado les joies d’être au lit avec mon homme ! Je suis comme un papillon enfin libéré de sa chrysalide. »
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- ROISIN, J., De la survivance à la vie – Essai sur le traumatisme psychique et sa guérison. Paris : P.U.F., 2010.
Mots-clés éditeurs : Traumatisme psychique, Reconstruction clitoridienne, Image du corps, Excision, Libido
Mise en ligne 23/08/2016
https://doi.org/10.3917/cpsy2.069.0031