Notes
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En Espagne, en accord avec l’enquête nationale de santé (2003), dans la population adulte (25-60 ans) l’indice d’obésité est de 14,5 alors que le surpoids atteint 38,5 %.
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Traduction de la version espagnole du livre de Bourdieu (1988), La Distinción. Criterios y bases sociales del gusto, Madrid, Taurus.
Poids corporel et alimentation sous surveillance
1Au vu du déploiement des titres de la presse quotidienne relatifs au surpoids et à la profusion d’informations sur les risques sanitaires dérivés, on pourrait conclure que l’obésité est, aujourd’hui, un grave problème de santé publique [1]. Voyons quelques exemples d’échos parus dans quelques-uns de ces médias de communication : « Environ 20 % des Madrilènes sont confrontés à des problèmes d’obésité » (ABC, 29/04/2004). Ou encore : « Une société de poids. Plus de la moitié de la population espagnole est en surpoids. Un phénomène généralisé dans les pays occidentaux » (El País, 20/06/2004). On considère, en général, que le surpoids et l’obésité sont la conséquence directe des mutations des coutumes sociales et plus particulièrement de la dégradation des habitudes alimentaires. Partant de là, les experts de la nutrition des pays occidentaux mettent en évidence l’importance de la relation entre alimentation et santé. Les « guides » et les modèles standards de « la bonne alimentation » prolifèrent et l’on interpelle et avertit la population sur la nécessité d’avoir un « régime prudent » en mangeant moins et en « faisant plus d’exercice » pour conserver une bonne santé. En Espagne, les croisades institutionnelles contre le poids excessif sont paradigmatiques de ces injonctions. Les autorités sanitaires déclarent la guerre contre l’obésité et elles menacent les personnes dont l’IMC dépasse la « normalité » d’hypertension, de diabète ou d’infarctus.
2Parallèlement, la valeur sociale attribuée au corps mince, favorisée par la diffusion d’images culturelles qui nous font admirer et désirer les corps jeunes et sveltes, a constamment augmenté depuis la deuxième moitié du xxe siècle. Les corps réels s’efforcent de s’identifier à ces modèles rêvés et imposés. Les statistiques l’indiquent : dans les pays les plus industrialisés, un grand pourcentage de la population rêve d’être mince, se voit grosse et souffre apparemment de la contradiction. La situation est donc paradoxale : il faut se demander, comme le fait Jean-Pierre Poulain (2002 : 87), pourquoi et à qui profite la minceur, et à qui profite l’obésité.
3La médecine a prescrit à la population, durant des décennies, des régimes amaigrissants et, aujourd’hui, les données épidémiologiques sur l’augmentation du surpoids et l’obésité sont vues par les experts sanitaires et politiques comme des symptômes d’une société industrialisée qui va mal (Gard et Whright, 2005 : 2). Ceux-ci assimilent comme une évidence que la graisse tue, que l’obésité est en elle-même pathologique et que tous les obèses sont ou seront obligatoirement malades (Campos, 2004). Par ailleurs, psychiatres et nutritionnistes condamnent de plus en plus le culte excessif de la minceur féminine suscitée et imposée, selon eux, par la culture de masse et la mode. Ils mettent en garde contre les effets néfastes des régimes. Certains proposent même de réglementer les représentations du corps féminin dans les médias de communication (Fischler, 1995 : 297-298) et plus particulièrement, comme il est arrivé récemment en Espagne, d’intervenir dans la surveillance du poids et dans « l’aspect en bonne santé » des mannequins.
4S’il existe dans l’espèce humaine des mécanismes biologiques de régulation de l’alimentation d’une grande sophistication et d’une extrême précision, comment expliquer alors que les personnes mangent au-delà de ce qui est nécessaire et surtout au-delà de ce qu’exige la santé ? Nous sommes confrontés à une question médicale, ou plus largement biologique, qui semble avoir ses origines dans un phénomène complexe résultant des nouvelles circonstances associées à des facteurs sociaux, économiques et culturels. Les questions fondamentales seraient liées à la perception que notre société actuelle a de la grosseur et de la minceur, à la promotion de la normalisation diététique et à sa relation avec d’autres symboles (distinction, santé, morale) et d’autres intérêts (économiques et sanitaires). Ainsi donc, il serait pertinent d’aborder la question qui se pose à propos des différences de croyances et de pratiques entre les diverses classes sociales, groupes ethniques, religieux, d’âge et de genre ainsi qu’entre les individus eux-mêmes. En tant qu’anthropologues, nous sommes convaincus qu’une perspective comparative et holiste peut nous éclairer sur les contradictions de notre société en général et plus particulièrement sur le problème de l’obésité.
Les antécédents : biologie, culture et histoire
5On considère, traditionnellement, que la quantité ingérée est à l’origine des anomalies alimentaires : on mange peu ou trop, on grossit ou on maigrit suivant la quantité ingérée. La réalité est beaucoup plus complexe. Il semble, selon Harris (1995 : 141-149), que nos organismes soient équipés d’une sorte d’« alimentostat » (genre de thermostat) et le fait que le poids augmente relativement peu, en général, tout au long de la vie le démontrerait. En effet, le poids corporel ne dépend pas exclusivement des quantités d’aliments ingérés. Interviennent aussi des mécanismes hormonaux et neuro-hormonaux, des facteurs génétiques, métaboliques et constitutionnels. De nos jours, il est reconnu que les facteurs héréditaires sont déterminants dans le mode de réaction personnelle face à un environnement d’abondance. Dans les expériences de suralimentation, une partie des individus emmagasine totalement l’excédent, une autre partie n’emmagasine rien et une autre partie emmagasine la moitié et expulse le reste : les résultats sont entièrement génétiques.
6Dans une société dont le principal problème de nutrition est l’obésité, en la reliant souvent, sans grande exactitude, avec la consommation excessive d’aliments, on oublie facilement l’horreur de la dénutrition pour l’organisme humain et l’avantage qu’a pu représenter la capacité humaine à accumuler des graisses à des périodes de prospérité ou d’accessibilité à l’alimentation, dans des contextes de famines successives. Dans ces circonstances, posséder « un gros corps » peut aussi augmenter les possibilités de survie. La nécessité de se nourrir et l’appétence sont, par ailleurs, le résultat de deux millions d’années, au moins, de sélection positive de la capacité, non seulement de manger, mais de manger avec excès. L’estomac le prouve. Quand il est vide, c’est une petite poche mais il s’agrandit rapidement pour donner la capacité nécessaire à 750 g ou 1 kg d’aliments. Partout dans le monde, les festins et les banquets témoignent, pour notre espèce, de l’enthousiasme que provoque la suralimentation, y compris pour les personnes bien alimentées.
7Dans la plupart des sociétés tribales, en dehors de la chasse, la cueillette, la pêche, l’agriculture, l’élevage ou une combinaison de ces activités diverses, l’économie était de subsistance. La majeure partie de l’activité féminine et masculine était liée à la production d’aliments. Une activité physique plus ou moins vigoureuse était la norme pour hommes et femmes quel que fût le type d’économie. Mais, bien que tous aient travaillé plus ou moins à la production d’aliments, la faim représentait une expérience relativement commune, et les périodes de pénurie et même de famine étaient fréquentes. On peut ainsi comprendre que la gloutonnerie, l’un des péchés capitaux de notre société, soit une pratique sociale acceptée et même valorisée dans ces sociétés (Garine et Pollock, 1995). Prévoyant un festin, un Trobriandais disait : « Nous serons contents et nous mangerons jusqu’à en vomir. » Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la robustesse corporelle ou un certain degré d’obésité soient parfois considérés de manière favorable : est gros non pas celui qui veut, mais celui qui peut. Par ailleurs, il ne faut pas oublier la composante esthétique associée à la corpulence. Ceci est particulièrement vrai pour la séduction. « Chez les Banyankole, un peuple de bergers d’Afrique de l’Est, quand une fillette commence à se préparer pour le mariage, dès l’âge de huit ans, on ne lui permet plus de jouer et de courir mais elle doit rester à la maison et boire quotidiennement de grandes quantités de lait pour grossir, de sorte qu’au bout d’un an, elle ne peut marcher que maladroitement. Plus elle est grosse, plus elle est belle ; et sa condition contraste avec celle de l’homme, athlétique et bien formé. Les femmes de la cour, la mère du roi et ses épouses, sont les plus grosses » (Powdermaker, 1997 : 204-205). On peut supposer que la séduction de la grosseur est aussi forte que le rejet de la minceur qui connote la faim, la maladie et la pauvreté. Cette sublimation de la corpulence existe dans la plupart des sociétés sous-alimentées, dans lesquelles la nourriture constitue une préoccupation essentielle pour chacun de ses habitants.
8De plus, constatation faite de l’inclination pour des aliments riches en sucres et graisses, il faut situer l’impopularité actuelle et croissante de ces substances dans un contexte historique déterminé (Flandrin et Montanari, 1996). Curieusement, à d’autres époques, les aliments étaient davantage désirés, aussi bien pour leur contenu en fibres que pour leur contenu élevé en graisse. C’est ce qui ressort, d’une part, du vécu de nos ancêtres mais aussi des enquêtes ethnologiques sur la cuisine du xixe siècle et de quelques données historiques relatives à des époques bien antérieures, qui indiquent que le gras des différentes viandes d’abattage était en moyenne deux fois plus important que la viande maigre (Warman, 1998 : 160-161). Aux xviie et xviiie siècles, les graisses atteignaient des prix élevés, conséquence certainement de leur rareté (Flandrin, 1989) : elles étaient, d’une part, moins produites que de nos jours, et d’autre part, destinées à beaucoup d’autres usages (dont l’éclairage). Cette situation, historiquement très importante, a persisté jusqu’à nos jours dans de nombreux pays développés, dans lesquels le régime voit sa quantité de produits d’origine animale accroître en même temps que le niveau de vie s’élève. Au fur et à mesure que le revenu augmente, les calories provenant des graisses animales se substituent aux graisses végétales et aux hydrates de carbone, et les calories issues des protéines animales se substituent à celles d’origine végétale ; cette relation est valable pour tout le monde (Harris, 1989 : 23-24). Aujourd’hui, en revanche, dans les sociétés industrialisées, le dégoût qu’entraînent les graisses « visibles » est si fort que leur consommation s’associe non seulement à la pauvreté (Chiva et Nahoum, 1981 : 26), mais aussi à la maladie, de sorte que, quand les bouchers préparent la viande, ils éliminent les parties les plus grasses parce que leurs clients n’en veulent plus. Que s’est-il passé pour qu’une valorisation positive des graisses et des aliments énergétiques en général se soit transformée en rejet des produits qui constituaient l’une de ses composantes essentielles ?
Pratiques alimentaires et représentations sociales du corps : les changements et leurs raisons
9Les comportements alimentaires et les soins corporels ont subi d’importants changements dans les sociétés tribales et aux époques antérieures à notre propre société. Le régime moderne est lié à un mouvement plus vaste de régularisation et de contrôle social des conduites humaines, à travers la normalisation diététique qui émerge à partir de l’Europe protestante dès le xviie siècle, et qui est diffusée par les pays occidentaux en coïncidant avec l’expansion du système capitaliste. Elle représente une pratique disciplinaire de gouvernement du corps associée à la rationalisation de la vie quotidienne (Turner, 1992 ; Coveney, 2006). Au début du xxe siècle, alors que pour la majorité de la population la minceur était encore un signe d’un état maladif et de pauvreté, pour le corps médical, la corpulence commença à être entrevue comme pathologique. On conseillait non seulement la consommation modérée de nourriture dans les classes sociales élevées mais aussi les modèles standard de poids et de taille qui furent décisifs dans la canonisation de la figure humaine. Parallèlement, le corps mince, promu par la haute couture qui mettait à la mode une silhouette plus svelte (Brumberg, 1988), obtint une valeur esthétique chez les femmes de l’élite. C’est à ce moment-là que se produisit la convergence des intérêts médicaux et esthétiques autour du corps mince, de sorte que l’obésité fut considérée comme une maladie et stigmatisée, alors que la minceur fut considérée comme synonyme de santé et, dans le cas des femmes, de distinction sociale et de beauté.
10La canonisation du corps mince s’est accompagnée d’un transfert de valeurs qui a profité au corps médical au détriment du clergé. Le Bien, les idéaux de la perfection, de la pureté, qui correspondaient auparavant aux valeurs transcendantes, correspondent à présent à une « bonne santé » corporelle idéalisée et dénoncée depuis un certain temps dans notre société. Le Mal, les péchés tels que l’abandon aux appétits du corps, la gourmandise, la luxure, la paresse… ne sont plus punis par l’enfer après la mort mais conduisent à des enfers beaucoup plus immédiats : la maladie, la mort, l’obésité, les manifestations de la vieillesse… tous signes flagrants de péchés contre l’hygiène corporelle et alimentaire (Apfeldorfer, 1994 : 31). Ainsi, la minceur n’est pas seulement présentée comme attrayante mais elle est aussi associée au suivi d’un régime restrictif et, en conséquence, à la mesure, à l’effort, à la discipline et au soin que l’on porte à soi-même (Ascher : 157-159). En revanche, la grosseur est considérée physiquement et moralement comme peu saine, obscène, propre aux fainéants, aux relâchés et aux gloutons.
11Les évaluations positives et négatives du physique se projettent ainsi sur les références typiques de conduite reliées à des attributs moraux : autocontrôle et auto-indulgence respectivement. Même si cela paraît certain, c’est cependant insuffisant pour expliquer l’idéal de la minceur caractéristique de ces cent dernières années, quand la majorité de la population des sociétés industrielles a eu les moyens et l’occasion d’être grosse. Ce n’est qu’à ce moment-là que les classes sociales élevées, et plus tard les moyennes, choisissent de se distinguer des classes sociales de travailleurs en adoptant un idéal de minceur. Comme le précise Bourdieu (1998 : 188), « […] C’est ainsi que les classes populaires les plus attentives à la force du corps (masculin) qui recherchent des produits à la fois peu onéreux et nutritifs, les membres des professions libérales, préféraient des produits savoureux, bons pour la santé, légers et qui ne fassent pas grossir. Culture convertie en nature, c’est la classe qui incorpore le corps, le goût contribue à faire le corps de la classe. [2] »
12Si, jusque dans les années 50 et même 60, une bonne alimentation était avant tout une alimentation « nutritive » pour les classes de travailleurs, c’est-à-dire saine, mais surtout abondante et rassasiante, aujourd’hui, la plus grande partie de la population pense que « nous mangeons trop ». La préoccupation quantitative, la « peur de ne pas obtenir de nourriture », a régressé et le souci dominant, favorisé par le processus de médicalisation alimentaire, a un caractère beaucoup plus qualitatif (Fischler, 1995) : la question cruciale consiste, de plus en plus, à savoir quoi manger et dans quelle proportion, comment incorporer dans notre vie quotidienne « le régime prudent » (mesuré, varié et de qualité). On assiste ainsi à l’inversion des tendances à travers des stratégies de substitution entre les aliments : à présent, l’attraction des produits d’origine végétale est plus importante que celle des produits carnés et elle est renforcée par le discours des nutritionnistes.
13Il est curieux de voir que ces discours paraissent correspondre de plus en plus aux préférences et aux comportements des classes sociales les plus accommodantes (Lambert, 1997 : 242) et au fait que manger des graisses n’est plus un privilège. La publicité elle-même de ces produits nous offre des clés pour comprendre une partie de ce processus dans lequel l’industrie alimentaire a également joué un rôle important. Il arrive en outre, que de nombreuses innovations alimentaires soient accompagnées de prescriptions d’experts en nutrition ou en santé, montrant ainsi le lien existant entre les intérêts industriels et scientifiques. Les produits « allégés » en sont un des nombreux exemples. « Graisses » et « calories » constituent des sortes d’ennemis publics. Ce sont les ennemis de notre « santé » et de notre « ligne ». Pour la prévention des maladies cardiovasculaires, la réduction du contenu en cholestérol des aliments est une préoccupation apparue récemment qui s’est convertie en obsession. Les produits sans cholestérol représentent aujourd’hui une génération supplémentaire dans la gamme des « produits–santé ».
14Ce que l’on peut véritablement retenir sur l’incidence actuelle de l’obésité, c’est qu’elle a augmenté, en dépit des modes et des canons esthétiques qui favorisent le mépris des gros, en dépit aussi du grand effort éducatif que les autorités sanitaires ont entrepris pour la lier aux maladies chroniques, enfin, en dépit également du développement des industries du secteur de la santé, de la diététique et du contrôle du poids. La réponse apportée au fait que l’obésité a augmenté même dans des contextes discursifs édifiants et idéologiques si peu propices se trouve peut-être, non seulement dans l’apparition d’un « environnement social obésogénique », caractérisé par la profusion alimentaire et la sédentarité, mais aussi dans les effets produits par les recommandations réitérées d’éviter le surpoids et l’obésité. Ces dernières ont amené la population, dès le plus jeune âge, à faire des régimes et à entrer dans un cercle vicieux de perte et de récupération du poids (Campos, 2004 : 16). D’où la nécessité de se demander si la grosseur et la minceur ne se sont pas transformées en un négoce de plus. Comment, sinon, comprendre l’augmentation de maladies, si extrêmes mais si proches, comme l’obésité ou l’anorexie mentale ? Si bien que la nourriture en excès ou la consommation de produits amincissants ou coupe-faim sont bons pour la « santé » de l’industrie alimentaire, cosmétique ou pharmaceutique, mais ne le sont pas autant pour la santé physique et mentale des personnes qui se considèrent ou qui sont considérées « malades », et s’adressent à des spécialistes qui soignent souvent leurs patients/clients dans le réseau des cliniques privées, consultations que la santé publique ne rembourse pas.
15Se référer à l’« environnement social » lorsqu’il s’agit de rechercher les causes et/ou les responsabilités de certains problèmes de santé, comme l’obésité ou les troubles alimentaires, suppose de ne pas le définir comme une espèce de nébuleuse abstraite, complexe et difficilement abordable, mais signifie plutôt le saisir en tant qu’organisation même d’une société (Gracia, 2002 : 353). Dans les sociétés « modernes », cela signifie tenter de comprendre les conditions économiques, culturelles et politiques qui, associées à un capitalisme de consommation, affectent tout le monde : relations de genres, valeurs qui font primer l’individualisme et la consommation systématique, structures familiales, réification du corps ou formes d’interprétation de la maladie et du soin de santé. C’est dans ce contexte que les corps gros sont devenus des corps malades.
16Dans ce système productif où les produits sont créés indépendamment des nécessités ou des demandes, des phénomènes tels que la profusion alimentaire, l’idéal de la minceur et le corps pubère, l’évolution des rôles des genres ou la promotion de l’activité physique entre autres, ont convergé. L’influence exercée par les discours des diététiciens et par le marketing du corps est très importante. Leur rôle, dans la construction du sujet social, est tel que ces dernières décennies, un nombre croissant de personnes et plus spécialement de femmes, mais pas exclusivement, observent les formes corporelles en les comparant avec d’autres corps (idéaux et réels). Elles rejettent une partie importante de l’offre du marché afin d’éviter, de ne pas augmenter ou même de résoudre, leurs « problèmes » de santé, d’esthétique et d’évaluation sociale. Mais, au contraire, elles consomment ces produits qui permettent « d’incorporer » ces corps à présent minces, intemporels et sains à travers l’exercice, les produits alimentaires ou la chirurgie. Cependant, a-t-on cessé de lancer sur le marché de nouveaux produits et de nouveaux services alimentaires, des cosmétiques prorégime, des cliniques esthétiques ? Ou bien a-t-on évité les prescriptions médicales pour inciter les régimes restrictifs, l’exercice physique ou les médicaments en entrevoyant, sans grande difficulté, leurs relations avec l’apparition et/ou l’augmentation de quelques-unes de ces maladies ?
17Tout se rejoint dans un « environnement social » dans lequel se côtoient des milliers de produits alimentaires et des milliers de messages pour les éviter, dans une société qui fait la promotion de la gloutonnerie en permanence en même temps que celle de la minceur la plus rigoureuse. Le capitalisme de consommation vend le « mal » à travers l’abondance, la promotion, la transformation constante et la diversification de la consommation et vend également « le remède » (la restriction ou la consommation de substances et les activités amincissantes). D’autant plus que les marges commerciales du « mal » s’avèrent être, dans de nombreux cas, minimes au regard des caractéristiques des chaînes de distribution, alors que les marges commerciales du « remède », pour le fait d’apparaître comme un « remède », sont infiniment supérieures.
Bibliographie
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- Warman A. 1988, La historia de un bastardo : maíz y capitalismo, Mexico, FCE.
Notes
-
[1]
En Espagne, en accord avec l’enquête nationale de santé (2003), dans la population adulte (25-60 ans) l’indice d’obésité est de 14,5 alors que le surpoids atteint 38,5 %.
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[2]
Traduction de la version espagnole du livre de Bourdieu (1988), La Distinción. Criterios y bases sociales del gusto, Madrid, Taurus.