Corps 2007/2 n° 3

Couverture de CORP_003

Article de revue

Corps des hommes, présence des ancêtres : la peinture corporelle aborigène dans le nord de l'Australie

Pages 49 à 55

Notes

  • [1]
    Depuis une loi de 1976, le Northern Territory Land Rights Act, les Yolngu sont reconnus juridiquement comme propriétaires fonciers de la partie orientale de la Terre d’Arnhem.
  • [2]
    Rarrk est le titre d’une rétrospective et d’un catalogue d’exposition consacrée en 2005 à l’artiste John Mawurndjul par le musée Jean Tinguely de Bâle.
  • [3]
    Citation parue dans De Largy Healy & Glowczewski, 2005.
  • [4]
    Depuis la fin des années 80, une série de procès intentés par des artistes aborigènes, dont les œuvres avaient été reproduites sans leur consentement sur des torchons de cuisine et des paillassons, a contribué à modifier la loi australienne sur le copyright et à protéger la propriété intellectuelle aborigène sur leurs motifs sacrés.

1En Terre d’Arnhem, dans le nord tropical du continent australien, les Aborigènes conçoivent les motifs sacrés qu’ils peignent sur leur corps, sur les parois rocheuses, sur le sable et plus récemment sur les écorces destinées aux collections d’art du monde entier, comme les images d’êtres créateurs mythiques qui donnèrent son sens au monde. Au-delà de la simple représentation, ces motifs, qui ornent également les objets rituels secrets, sont chargés d’un pouvoir spirituel qu’il s’agit de canaliser durant les cérémonies au moyen de danses et de chants rituels pour actualiser la présence des ancêtres. Visuellement, l’efficacité d’une œuvre artistique se mesure par sa brillance, son aptitude à éblouir : la réussite d’un tel effet esthétique est perçue comme l’émanation du pouvoir ancestral. Dans ce contexte, le corps peint se fait à la fois support, reflet et manifestation du ce pouvoir ancestral dans le monde sensible. Les peintures corporelles en tant qu’images agissantes ont la capacité exponentielle de s’incarner, de traverser la surface de la peau pour agir sur l’ensemble de la personne et transformer durablement l’individu qui les arbore. C’est le cas notamment durant l’initiation des garçons, cérémonie au cours de laquelle leurs torses sont peints de motifs stylisés – images pénétrantes qui imprègnent les novices de savoir et d’humanité bien qu’ils n’en connaissent pas encore le sens profond.

2La performance des peintures corporelles, leur réalisation, leur efficacité et leur révélation sont des processus liés à une transmission du savoir qui passe par la mise en présence des ancêtres : on peint le corps pour l’empreindre, l’orienter et le relier à l’univers tout entier. Le corps, peint comme un objet sacré, devient lui-même sacré : dans le contexte rituel, il devient emblématique d’une identité qui se conçoit comme l’expression omnipotente de forces éternelles présentes dans la terre.

3Cet article commencera par décrire les grands traits de la cosmologie Yolngu, les Aborigènes de la Terre d’Arnhem orientale, afin de situer leur pratique de peintures corporelles dans une vision du monde qui conçoit le paysage comme un agencement virtuel des corps et des traces ancestrales, une géographie sacrée qui se projette aussi sur le corps des hommes. Il s’agira ensuite de se pencher sur la nature des peintures corporelles autochtones (gamunungu) : les peintures monochromes et les compositions géométriques abstraites appelées « ombres des ancêtres » dont l’impact visuel vise à mettre en présence les ancêtres dans certains contextes rituels. Finalement, la troisième partie s’attachera à illustrer ce processus d’incarnation ancestrale à partir d’exemples de peintures corporelles réalisées aux deux extrêmes du cycle rituel humain : l’initiation et la mort.

Peintures, paysages et le corps des ancêtres

4Des centaines de chants très imagés, de danses et de peintures racontent les parcours fantastiques d’êtres anthropomorphes qui donnèrent vie aux ancêtres des Yolngu, les habitants de la Terre d’Arnhem orientale, une région tropicale côtière située au nord du continent australien [1]. Les performances rituelles relatent comment des êtres nommés Wangarr sillonnèrent la terre pour imprégner l’espace de sens, changeant de dialecte à mesure qu’ils franchissaient les territoires des différents clans, impartissant à chacun un patrimoine rituel singulier et une Loi (rom) qui régit tous les aspects de l’existence (De Largy Healy & Glowczewski, 2005). Les Yolngu, anciennement connus sous le nom de Murrngin (Warner, 1937 ; Lévi-Strauss, 1947), se répartissent en une trentaine de clans patrilinéaires qui, comme tout ce qui existe dans l’univers, appartiennent à l’une ou l’autre des moitiés nommées Dhuwa et Yirritja. Les clans des deux moitiés comportent leurs propres récits cosmogoniques et une myriade d’ancêtres fondateurs dont ils héritèrent leur patrimoine rituel et foncier (Williams, 1986). Ce savoir ésotérique qui met en réseau tout ce qui existe sur les plans physiques et métaphysiques de la réalité est indexé dans un système de représentations graphiques sacrées dont chaque clan détient une partie au nom de connexions spécifiques entre des lieux et des êtres Wangarr.

5La reproduction de ces motifs ancestraux sur le corps ou sur les écorces peintes reste donc strictement régulée et relève d’une affirmation publique de son savoir et de ses droits de propriété sur les sites représentés. Tout au long des cérémonies, les danseurs retracent les itinéraires ancestraux : ils disent « suivre les empreintes » des ancêtres. Leurs corps peints des mêmes motifs que ceux qui recouvraient la peau des êtres Wangarr deviennent investis de leur pouvoir spirituel. L’expérience corporelle vécue à travers la participation rituelle est le moyen d’acquérir et de reproduire le savoir ancestral ; elle en est une des manifestations dans le monde sensible. Le pouvoir ancestral se rend visible sous des formes incarnées comme les traits du paysage, les objets, les danses et les peintures. Ces manifestations sensibles sont perçues comme les « preuves » d’actions mythiques passées et comme les réservoirs des pouvoirs présents qui en émanent (Tamisari, 1998 : 251).

6Au cours de ces trajectoires mythiques, les êtres Wangarr se transformèrent en marques physiques du paysage, collines, carrières d’ocre, points d’eau, ou rochers, leur corps s’incarnant littéralement dans l’espace. La métaphore corporelle est filée sur l’ensemble du paysage : de façon générique une péninsule se nomme le nez, un lagon le ventre, l’embouchure d’une rivière la bouche, l’intérieur des terres le dos, une source d’eau fraîche l’œil (De Largy Healy & Glowczewski, 2005 : 56-57). À un autre niveau, ces noms associés à des territoires précis identifient les êtres Wangarr qui constituent ces sites : tel rocher sera le cerveau du requin, tel cours d’eau son canal digestif (De Largy Healy, à paraître). Une perception organique de l’espace met en relation le corps des hommes, celui des ancêtres créateurs avec le paysage et la terre. Au sein de ce réseau d’affiliations cosmologiques, un système 51 N° 3 – Octobre 2007 – Corps et Couleurs de parenté classificatoire socio-centré relie toutes les parties de la société au monde dans lequel elles existent.

7Cette projection de la parenté sur l’univers se traduit par l’exercice d’un ensemble de droits et d’obligations sur le patrimoine foncier et rituel d’autrui modelé sur celui qui gouverne les relations entre les hommes. La parenté se décline également sur le corps humain. Elle peut s’exprimer par un langage des signes qui permet de désigner sur son corps les membres de son entourage. Ainsi, pour évoquer sa mère on se touche la poitrine, l’époux la hanche, ou les grands-mères maternelles la colonne vertébrale (De Largy Healy, à paraître). Ces correspondances anatomiques sont dramatiquement mises en scènes au cours des rituels, notamment lors des funérailles où certaines relations du défunt se marquent par peinture ou scarification de la partie du corps associée à celui-ci : ainsi, les sœurs se peignent ou se tailladent le tibia, membre désignant la relation affine.

8Les motifs sacrés peints sur les corps des hommes sont la manifestation visible de ces processus de substantiation entre les ancêtres et la terre : comme un négatif photographique, ils continuent d’en porter la trace et le sens. Les Yolngu désignent les motifs sacrés qui condensent les actions ancestrales du terme luku, qu’ils traduisent en anglais par pied, empreinte ou fondation. Luku peut se penser comme un prototype (Glowczewski, 2004 : 309), un concept utile pour saisir la dimension multivalente des peintures corporelles yolngu et leur capacité à toujours être réactivées. Elles manifestent le pouvoir ancestral à trois niveaux : les peintures reproduisent les motifs arborés par les êtres ancestraux ; elles contiennent le sens associé aux événements du passé ancestral et à la création du paysage ; et finalement elles incarnent le pouvoir ancestral et fournissent donc une source inépuisable de pouvoir cérémoniel (Morphy, 1992 : 186).

9Les motifs peints figurent la relation entre la création, la terre et les hommes. Les Yolngu utilisent d’ailleurs une autre métaphore corporelle pour désigner les propriétés connexionnistes des images ancestrales : les motifs sont likan, le coude, terme qui désigne aussi ce qui peut s’articuler, comme le genou, ou les branches d’un arbre autour du tronc. Lors de cérémonies secrètes des objets rituels extrêmement puissants (rangga) sont révélés aux participants. Ces objets sacrés nommés « os du clan » sont conçus comme une transformation localisée du corps ancestral : ils concentrent l’essence spirituelle du clan. De même, les motifs peints dits likan sont dénommés « os des ancêtres » ou os du clan. Le concept de likan connote des connexions ligneuses aussi bien qu’osseuses car les objets rituels rangga sont modelés à partir des arbres et à partir des os des ancêtres (Keen, 1995 : 511). Appliqué aux peintures corporelles comme à celles qui recouvrent les objets rituels, le concept likan exprime l’analogie perçue entre le corps des ancêtres et celui des hommes peints des motifs ancestraux. Dans les deux cas, les peintures sont l’interface visible entre le dedans – les os –, et le dehors – la peau. L’ensemble des dialectes yolngu désigne d’ailleurs la peau humaine et l’écorce du même mot (barrwarn), ainsi que le sont le corps et le tronc (rumbal). La peinture corporelle transforme la peau humaine en peau ancestrale : la personne devient ainsi en quelque sorte contenue dans le corps ancestral (Morphy, 1994 : 109).

Luku gamunungu : les peintures corporelles en tant qu’empreintes sensibles

10Les Yolngu distinguent deux grands types de peintures corporelles (gamunungu) : un style dit « normal », le plus courant, qui consiste à entièrement recouvrir le corps d’une couche monochrome de pigments ; et un ensemble beaucoup plus complexe et varié constitué d’entrelacements de lignes et de motifs géométriques et / ou figuratifs, images sacrées irradiant de pouvoir ancestral et dont chaque clan a hérité un répertoire singulier. L’intitulé « luku gamunungu », les peintures-empreintes, ou peintures-fondations, regroupe ces deux pratiques de marquage du corps et désigne l’articulation fondamentale inhérente à ces peintures entre individus, clans, terres et êtres ancestraux. Les peintures sont préparées à partir de pigments minéraux naturels qui se trouvent disséminés sur plusieurs sites à travers la région (Kupka, 1972). Les ocres occupent une place de marque dans le réseau d’échange cérémoniel, certaines teintes particulièrement appréciées sont même exportées au-delà de la zone culturelle et permettent d’entretenir des relations avec des groupes linguistiques distants (Thomson, 1949). Les couleurs possèdent leurs propres affiliations mythiques – sang, foie ou excrément ancestraux – et les carrières d’ocre demeurent à ce titre la propriété des clans gardiens de la terre sur laquelle elles se situent (Jones et Meehan, 1978 : 30).

11L’application homogène de pigments naturels sur le corps constitue la pratique la plus courante. Ce type de peinture corporelle uniforme offre une protection à l’égard des émanations spirituelles potentiellement dangereuses qui se propagent dans certaines situations : lors de funérailles, alors que l’esprit du défunt s’attarde près de son cadavre, ou à l’approche de certains sites sacrés considérés comme dangereux. De façon générale, les clans de la moitié Dhuwa détiennent des droits de propriété sur l’ensemble des ocres rouges et ceux de la moitié Yirritja sur les ocres jaunes. En se peignant d’une couleur consacrée au nom de connexions rituelles, les membres de clans distincts rejouent des alliances fondées sur des affiliations mythiques. Lors des funérailles d’un homme Gupapuyngu, une délégation Gumatj, de la moitié Yirritja, offrit à ses hôtes des morceaux d’un ocre jaune nommé buthalak provenant d’un gisement sacré situé sur leurs terres à plusieurs centaines de kilomètres de là. Joe Neparrnga Gumbula, dirigeant Gupapuyngu et frère du défunt, explique : « Le partage de la couleur représente notre connexion, la connexion entre les Gumatj et les Gupapuyngu. Nous représentons le même buthalak, l’argile jaune, les rocs. Pour nos peintures et nos œuvres d’art, nous utilisons surtout la couleur jaune. Nous représentons cette ocre jaune durant ces funérailles, nous nous peignons ainsi parce que l’autre groupe a apporté l’argile buthalak de sa terre traditionnelle. C’est sur ce site que se trouve la connexion, c’est aussi ma terre, là où repose la constitution de ma loi à travers la peinture et l’itinéraire de l’histoire (ancestrale). Ces gens (du clan Gumatj) sont venus alors, c’était un moment très important. L’argile jaune buthalak est le fil directeur, nous sommes les gens du buthalak, nous sommes les Gupapuyngu. »

12La peinture corporelle s’entend ici comme la mise en scène d’un acte politique qui vise à manifester dans le présent des relations rituelles anciennes. Les cérémonies servent de cadre formel à l’expression des enjeux diplomatiques. « L’acte de rendre visible des relations sociales et émotionnelles et des liens politiques est central au modelage et à la négociation des identités individuelles et collectives » (Tamisari, 1998 : 251). La peinture apparaît comme un moyen efficace de rendre manifeste les connexions sociales en les dépeignant sur les corps des hommes en mouvement. Cette analyse politique s’étend d’ailleurs à l’ensemble des cérémonies en tant qu’espaces privilégiés d’une négociation rituelle toujours actualisée.

13Les peintures corporelles les plus éblouissantes sont celles qui mettent en œuvre les motifs claniques sacrés (miny’tji). Ces motifs à l’abstraction métaphysique, enfilades de losanges ouverts ou fermés, quadrillages de lignes d’épaisseur et de couleurs variées, constituent un langage visuel propre à chaque clan dont ils concentrent l’identité, l’essence spirituelle, les récits mythiques et les terres. Les motifs peints sont le reflet des êtres fondateurs, l’ombre (mali) des motifs qu’ils arboraient eux-mêmes (Thomson, 1933 : 8). Ainsi, les membres du clan Gumatj, de la moitié Yirrijta, détiennent collectivement un ensemble de motifs en forme de losanges qui sont l’image des écailles du Crocodile ancestral dont le dos fut brûlé lors d’un incendie primordial. Leurs couleurs évoquent le feu : ils sont les braises, les étincelles et les flammes, le charbon, les cendres et la fumée. Au-delà de la représentation, ces motifs manifestent la force dévastatrice du feu et la colère du Crocodile ancestral. Lors du paroxysme de la cérémonie, les danseurs peints sont animés d’une vitalité ancestrale qui les submerge : sublimant la souffrance de la perte, on dit qu’ils deviennent alors le Crocodile enragé et le feu qui se déchaîne.

14Les motifs les mieux exécutés possèdent un miroitement (bir’yun), un éclat que les Aborigènes comparent au chatoiement du soleil ou à la réfraction de la lumière sur l’eau. Cet effet optique est obtenu par l’application d’une technique appelée rarrk qui consiste à remplir les formes géométriques de fines hachures dont chaque clan possède sa propre variante [2]. Cette brillance obtenue par la finesse des maillages et l’application ingénieuse de la couleur manifeste le marr, le pouvoir spirituel des ancêtres dont la présence peut rendre malade ceux qui ne sont pas initiés (Thomson, 1933 : 9). Le concept marr désigne aussi le « sentiment intérieur » qui anime les participants des cérémonies. « Tout se passe comme si le pouvoir ancestral est encrypté dans les peintures au moyen de la réponse émotionnelle qu’elles provoquent chez les spectateurs – un processus qui est sans doute commun dans l’art religieux. » (Morphy, 1992 : 196). Les peintures agissent ainsi à l’interface entre l’intériorité et l’extériorité, une expérience intercorporelle vécue par l’ensemble des participants et caractérisée par l’émergence d’une sensibilité singulière, l’ouverture d’un espace sacré où la présence des ancêtres n’est plus seulement sentie et incarnée mais sublimée à travers l’expérience individuelle.

Peintures corporelles, cycle de la vie et savoir incarné

15Peindre les motifs sacrés sur le torse de l’enfant, c’est lui transférer la discipline, raypirri, le respect pour soi et pour les autres. Nous lui donnons une peinture afin qu’il puisse devenir un homme, un véritable homme. Le corps devient relié par cette symbolisation, cette délégation de l’autorité. Il portera cette peinture pour la vie. Quand la vie s’achève, le corps porte toujours cette peinture. Cela fait partie du respect, du symbole du clan… Cette peinture devient son corps. C’est l’ouverture d’un espace très sacré et secret duquel il aura la responsabilité toute sa vie…[3].

16Richard Gandhuwuy, dirigeant rituel du clan Liyagawumirr, énonce ici son interprétation de l’initiation des jeunes garçons. Devenir un homme et acquérir la connaissance de la Loi (rom) consiste à littéralement incorporer la réalité ancestrale, la recevoir dans son corps. L’empreinte des peintures corporelles permet à un transfert spirituel de s’opérer par la médiation du corps. Au cours de sa vie, un homme Yolngu reçoit une série de peintures corporelles qui lui sont transmises par les anciens de son clan. Il en apprend progressivement la signification lors de rituels durant lesquels il obtiendra petit à petit le droit de les interpréter et de les reproduire. Chaque clan détient ainsi des droits de propriété intellectuelle sur ses motifs ancestraux et les infractions à ce droit, autrefois passibles de la peine de mort, sont toujours sévèrement sanctionnées au nom de la loi ancestrale (rom) [4].

17La première initiation dhapi ouvre aux jeunes garçons âgés entre huit et dix ans l’accès au savoir ésotérique de leur clan. Le terme dhapi signifie le prépuce, la cérémonie de circoncision et désigne aussi le titre du novice. À l’approche de l’initiation, la famille commence à négocier les termes de la cérémonie dhapi avec les clans alliés qui prendront en charge certains aspects du rituel. Cette première cérémonie entérine le processus de transfert de responsabilités rituelles qui marque le passage à l’âge adulte. Les clans apparentés sélectionnent une série de chants à partir de leurs répertoires ancestraux afin d’inventer une narration lyrique propice au garçon dhapi. À mesure que les jours passent et que la performance rituelle recrée les itinéraires mythiques significatifs de son identité, le corps du novice se transforme. Sa peau est d’abord enduite d’ocre, puis ses bras et son front ornés de couronnes de plumes tressées. Le dernier jour, un maître-peintre applique méticuleusement les motifs sacrés convenus sur son torse. Il peut s’agir des motifs de son propre clan, mais aussi ceux de son clan grand-mère maternelle ou sœur, ces choix témoignant du désir de mettre en avant l’alliance rituelle entre les clans.

18Le torse recouvert de motifs likan, emblèmes sacrés de la terre, et les membres ornés de ficelles tressées de plumes, le garçon dhapi ressemble de plus en plus aux objets rituels rangga qui portent les mêmes ornements. Il devient progressivement assimilé à ces objets sacrés qui représentent les « os des ancêtres ». Le novice devient ainsi l’incarnation du pouvoir de son clan, la manifestation visible d’une action ancestrale agissante, d’abord sur lui par l’altération de son être, et sur les autres qui en sentiront collectivement les effets. Cette analogie formelle entre le corps humain et le rangga se retrouve dans les cérémonies de funérailles où le cadavre est traité de la même manière (Keen, 1994 : 178). Effectivement, les Yolngu avaient pour coutume de peindre les cadavres de ces mêmes motifs likan, une pratique qui a maintenant été transposée sur les couvercles des cercueils. Dans ce contexte, les peintures corporelles participaient d’un processus qui consistait à transformer l’esprit du mort en substance ancestrale afin de lui permettre de réincorporer le réservoir spirituel du clan d’où les esprits-enfants allaient pouvoir renaître. Morphy note que les motifs sacrés peints sur le corps sont aussi nommés « os des ancêtres » et suggère que la peinture corporelle mortuaire associe la peau de la personne avec les os des ancêtres, préfigurant un processus de transformation où au terme des funérailles, plusieurs mois après le décès, les os des défunts étaient déposés dans des urnes funéraires de bois représentant le corps des ancêtres (Morphy, 1991 : 108-109). La peinture corporelle, nous dit Richard Gandhuwuy, se porte pour la vie, même après la mort. Le pouvoir qu’elle véhicule et qu’elle manifeste imprègne la peau pour durablement affecter les os, ce qui est considéré comme le fondement de l’identité yolngu.

19La peinture corporelle yolngu se pense comme une articulation de l’homme à l’univers, participant d’un être-au-monde qui ne peut s’appréhender que dans sa dimension ontologique. Le concept de likan qui s’applique aussi bien aux motifs sacrés, aux objets rituels rangga et aux êtres créateurs est révélateur d’une pensée connexionniste qui assimile par analogie la terre, le corps des homme et celui des ancêtres. L’incarnation des motifs ancestraux qui passe par l’expérience corporelle du danseur initie un processus de transformation qui durera jusqu’à la mort. La présence des êtres Wangarr perceptible dans les motifs sacrés relève d’une expérience intercorporelle qui met en jeu la représentation et l’expression singulière du pouvoir ancestral. L’éclat des peintures qui touche l’ensemble des participants engendre une réponse émotionnelle collective : elle révèle la présence des ancêtres en rendant ces articulations visibles à tous.

Bibliographie

  • De Largy Healy J. & Glowczewski B. 2005, Pistes de rêves : voyage en terres aborigènes, Paris, Éditions du Chêne.
  • De Largy Healy J. « “Ma grand-mère, ma colonne vertébrale” : la relation märi-gutharra en Terre d’Arnhem australienne », dans Douaire-Marsaudon (éd.), Grand-mère, grandpère. Liens, figures et exercices de la grandparentalité en Asie et dans le Pacifique, Marseille, Presses universitaires de Provence (à paraître).
  • Glowczewski B. 2004, Rêves en colère : alliances aborigènes dans le nord-ouest australien, Paris, Plon.
  • Jones R. & Meehan B. 1978, “Anbarra Concepts of Colour”, dans Hyatt L. (éd.), Australian Aboriginal Concepts, Canberra, Australian Institute of Aboriginal Studies, pp. 20-39.
  • Keen I. 1994, Knowledge and Secrecy in an Aboriginal Religion : Yolngu of Northeast Arnhem Land, Oxford, Oxford University Press.
  • Keen I. 1995, “Metaphors and Metalanguage : “Groups” in Northeast Arnhem Land”, dans American Ethnologist, vol. 22, n°3 : 502-527.
  • Kupka K. 1972, Peintres aborigènes d’Australie, Paris, Publications de la Société des Océanistes.
  • Lévi-Strauss C. 1947, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF.
  • Morphy H. 1989, “From Dull to Brilliant : The Aesthetics of Spiritual Power Among the Yolngu”, dans Man, New Series, vol. 24, n°1: 21-40.
  • Morphy H. 1991, Ancestral Connections : Art and an Aboriginal System of Knowledge, Chicago, University of Chicago Press.
  • Tamisari F. 1998, “Body, Vision and Movement : In the Footprints of the Ancestors”, dans Oceania, vol. 68: 249-270.
  • Tamisari F. 2004, « Au-delà de la présence. Vers une compréhension de l’expression dansée yolngu (Australie) », dans Bergé C., Boccara M. & Zafiropoulos M. (éds.), Le Mythe : pratiques, récits, théories, 1 : Aux sources de l’expression. Danse, possession, chant, parole, théâtre, Paris, Éditions Anthropos-Economica.
  • Thomson D. 1949, Economic Structure and the Ceremonial Exchange Cycle in Arnhem Land, Melbourne, Macmillan.
  • Thomson D. 1975, “The Concept of “marr” in Arnhem Land”, dans Mankind, vol. 10 : 1-10.
  • Warner L. 1937, A Black Civilization : A Social Study of an Australian Tribe, New York, Harper and Brothers.
  • Williams N. 1986, The Yolngu and their Land : A System of Land Tenure and the Fight for its Recognition, Canberra, Australian Institute of Aboriginal Studies.

Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/corp.003.0049

Notes

  • [1]
    Depuis une loi de 1976, le Northern Territory Land Rights Act, les Yolngu sont reconnus juridiquement comme propriétaires fonciers de la partie orientale de la Terre d’Arnhem.
  • [2]
    Rarrk est le titre d’une rétrospective et d’un catalogue d’exposition consacrée en 2005 à l’artiste John Mawurndjul par le musée Jean Tinguely de Bâle.
  • [3]
    Citation parue dans De Largy Healy & Glowczewski, 2005.
  • [4]
    Depuis la fin des années 80, une série de procès intentés par des artistes aborigènes, dont les œuvres avaient été reproduites sans leur consentement sur des torchons de cuisine et des paillassons, a contribué à modifier la loi australienne sur le copyright et à protéger la propriété intellectuelle aborigène sur leurs motifs sacrés.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions