Corps 2021/1 N° 19

Couverture de CORP1_019

Article de revue

« Sauve-souris » – poison. Précis de décomposition d’un interdit sanitaire en Afrique de l’Ouest

Pages 341 à 351

Notes

  • [1]
    On peut visualiser cette fiche sur un site internet de l’agence des Nations Unies à Dakar, voir : https://dakar.sites.unicnetwork.org/2014/09/09/ebola-prevention/
  • [2]
    L’investigation ici présentée repose sur plusieurs missions d’enquête réalisées au Burkina Faso en 2016 et en 2018 ainsi qu’en Guinée en 2019 et en 2020. Nous tenons à remercier particulièrement pour leur relecture attentive, Alice Desclaux, médecin et anthropologue, et Martine Peeters, virologue à l’unité TransVIHMI de l’Institut de Recherche pour le Développement. Les dernières corrections apportées à cet article en février 2021 coïncident avec la déclaration officielle d’une nouvelle épidémie d’Ebola dans la région forestière guinéenne. Une attention particulière à la communication sanitaire proposée et à ses effets permettra d’éclairer les leçons apprises de la précédente épidémie.
  • [3]
    L’anagramme fut largement partagée sur les réseaux sociaux après sa médiatisation dans un article sur « les secrets de la chauve-souris » de Nathaniel Herzberg pour le journal Le Monde du 13 avril 2020 (Herzberg 2020).
  • [4]
    L’initiative « Une seule santé – One Health », portée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation Mondiale de la Santé Animale (OIE) et l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), vise à concevoir la préparation aux épidémies de manière unifiée et systémique en associant la santé humaine, animale et environnementale (Hattendorf, Bardosh, et Zinsstag, 2017).
  • [5]
    Ces pratiques ont été décrites par des interlocuteurs et interlocutrices appartenant à diverses cultures présentes en Guinée (notamment Peul, Soussou, Kissi ou encore Landouma). Notons qu’hors-Afrique, dans sa revue ethno-médicale des usages de la chauve-souris à travers le monde, Marco Riccucci évoque les bienfaits curatifs contre les morsures de serpent, de son sang dans l’Europe romaine, ou encore de ses déjections dans la médecine traditionnelle chinoise (Riccucci, 2012 : 252 et 261).
  • [6]
    Les « Forestiers », selon le nom couramment utilisé pour désigner les habitants de la région forestière guinéenne, regroupe diverses cultures ethnolinguistiques (Guerzé, Toma, Mano, Kissi, Kono, etc).
  • [7]
    Cette interprétation accusant les acteurs investis dans la réponse à Ebola (notamment les équipes scientifiques de capture et d’échantillonnage de la faune sauvage) d’inoculer le virus dans les chauves-souris rejoint celles d’une maladie qui serait issue d’un complot destiné à décimer les populations africaines, mêlant les autorités et les mondes politiques et scientifiques occidentaux. Certaines rumeurs pendant l’épidémie soupçonnaient également les produits désinfectants, les traitements médicamenteux ou encore les denrées alimentaires distribuées par le gouvernement de contenir le virus (Desclaux et Touré, 2019).
  • [8]
    Un cahier de dessins réalisé en 2018 par Diniaté Pooda, ex-devin du pays lobi burkinabè, aujourd’hui planteur en Côte d’Ivoire, rend compte avec une précision confondante d’un tel scénario qui atteste de la diffusion d’une théorie du complot permettant de donner un sens à ce qui relève du difficilement compréhensible. La chauve-souris ici frugivore, jugée en principe « bonne à manger » devient un poison à l’issue redoutable. Elle donne la maladie Ebola à ceux qui s’en sont, hélas, délectée. Nous y reviendrons dans un prochain écrit.
  • [9]
    Voir par exemple au Gabon (Becquart et al., 2010), en République Démocratique du Congo (Mulangu et al., 2018) ou en Ouganda (Smiley Evans et al., 2018). L’hypothèse d’une immunité croisée, conséquence d’une exposition humaine à des coronavirus animaux, trouve également écho dans les recherches actuelles sur le SARS-CoV-2 (Gozlan, 2020).
  • [10]
    Lors de l’épidémie Ebola en Guinée, Sylvain Faye note par exemple qu’il était fait le choix au départ de ne pas expliquer aux communautés le fonctionnement interne des Centres de Traitement Ebola (CTE) « sous prétexte que c’était trop technique. Or cette attitude renvoie à une absence de reconnaissance de l’expertise des populations et de leur capacité à comprendre ce qui se passe » (Faye, 2015 : 6).

Figure 1 :Extrait d’une affiche UNICEF [1]

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Figure 1 :Extrait d’une affiche UNICEF [1]

1 Une chauve-souris se trouve arrêtée en plein vol par deux traits rouges explicites. Le logo figure sur de nombreuses affiches sanitaires, pour signifier que la consommation et même la manipulation des chiroptères sont prohibées. Sur l’une de ces affiches de l’UNICEF, recueillie sur le terrain en pays lobi, au Burkina Faso, en janvier 2016, donc juste après la déclaration par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de la fin de l’épidémie Ebola en Afrique de l’Ouest, il est précisé qu’il faut éviter de toucher - outre les personnes malades ou suspectées d’être atteintes par la fièvre Ebola - les animaux sauvages : rat, singe et chauve-souris. En 2016, en zone rurale burkinabè, cette affiche se trouvait placardée dans les centres sanitaires et les classes des écoles. Dans la région forestière guinéenne, lieu d’émergence de l’épidémie, on pouvait encore voir en 2019 sur les murs de certaines des habitations les traces de pochoirs réalisés au temps d’Ebola reprenant les consignes de distanciation avec la « viande de brousse ».

2 Si ce logo se veut explicite, à chacun pourtant de le lire et de l’interpréter. Ce message se révèle brouillé en dépit de son apparence simple. Dans cet article, cet interdit sanitaire sera analysé sous la forme d’un précis faisant écho à des observations de terrains conduites au Burkina Faso et en Guinée visant à rendre compte de sa réception en contexte post-Ebola [2].

La quintessence du poison à l’ère des zoonoses

3 Il était une fois une anagramme, ô combien d’actualité avec la pandémie de Covid-19, dévoilant par un renversement des lettres le fonctionnement complexe de l’organisme de la « chauve-souris », devenue incomparable « souche à virus » [3]. Les recherches scientifiques ont révélé chez ce mammifère volant un système immunitaire si performant qu’il serait capable d’inactiver d’innombrables virus (Rodhain, 2014 ; Moutou, 2015). Mais si les virus ne semblent pas rendre malades les chauves-souris, ils peuvent s’avérer particulièrement pathogènes pour leurs nouveaux hôtes une fois franchie la barrière des espèces. Bien que les investigations virologiques ne soient pas encore parvenues à identifier le réservoir animal du virus Ebola, la détection d’ARN viral et d’anticorps anti-Ebola chez plusieurs espèces de chauves-souris africaines suggèrent qu’elles ont un rôle à jouer dans la transmission du virus (De Nys et al., 2018). De telles découvertes participent à l’évaluation des risques d’émergence des zoonoses et influencent la construction des programmes de préparation aux épidémies (Peeters, Desclaux et Frerot, 2021). Lors de l’épidémie Ebola de 2013-2016 en Afrique de l’Ouest, une équipe de recherche allemande a émis l’hypothèse de l’émergence de l’épidémie suite à la manipulation par un enfant d’une petite chauve-souris insectivore dans la région forestière guinéenne (Marí Saéz et al., 2015). Sur le modèle des épidémies passées en Afrique centrale, c’est ainsi au tour de l’Afrique de l’Ouest de se recouvrir d’affiches de sensibilisation insistant sur les risques de transmission lors des « contacts » directs ou indirects avec la faune sauvage (Seytre, 2016 ; Figure 2).

Figure 2 : Extrait de l’affiche « Stopping Ebola Outbreaks » avec sur le même plan les mesures de prévention à suivre lors des contacts interhumains et l’interdiction de consommation de viande de brousse.

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Figure 2 : Extrait de l’affiche « Stopping Ebola Outbreaks » avec sur le même plan les mesures de prévention à suivre lors des contacts interhumains et l’interdiction de consommation de viande de brousse.

© Centers for Disease Control and Prevention (CDC), 2015.

4 Cette focalisation des discours et des graphismes préventifs sur les chauves-souris représente ces dernières comme de dangereux vecteurs de virus, quand bien même, outre les incertitudes sur leur rôle dans la contamination première, il est scientifiquement avéré qu’aucune autre transmission de la faune aux humains ne s’est produite en dehors du premier cas. Une telle mise à l’index des chiroptères comme des « vilains épidémiques » (Lynteris, 2019) prend alors le risque de générer des craintes, se transformant parfois en violences à leur égard. Les colonies urbaines notamment, où s’expriment de fortes proximités entre les espèces, s’en trouvent particulièrement menacées comme cela a pu être décrit lors du passage de l’épidémie dans la capitale guinéenne (Frerot, 2020 : 50-58) ou encore à Yaoundé au Cameroun en 2016 (Schneeberger et Voigt, 2016 : 281).

One Health, One Bat 

5 Devant l’efficacité du système immunitaire des chiroptères, les scientifiques s’intéressent aux mécanismes de transmission et aux conditions susceptibles de provoquer le débordement des pathogènes aux frontières entre les espèces (Smith et Wang, 2013). Il s’avèrerait notamment que la charge virale contenue dans l’organisme de certaines chauves-souris augmente lorsque celles-ci sont soumises à un stress. Il pourrait être d’ordre biologique, comme la période de mise-bas, de rivalités entre mâles lors de l’accouplement, une blessure, d’autres maladies fragilisant le système immunitaire ; mais aussi écologique, avec la fragmentation forestière, la diminution de la biodiversité, la destruction des perchoirs ou encore une chasse intensive. Toute activité anthropique constituant une menace pour les chauves-souris ou celle de leur habitat serait donc envisagée comme un risque de provoquer le fameux point de passage. Dans une perspective One Health invitant à penser ensemble les santés humaine, animale et environnementale [4], l’infectiosité du virus apparait comme le résultat d’un processus relationnel dans lequel les chauves-souris ne seraient plus coupables de l’émergence de la maladie mais bien vulnérables du fait des actions humaines (Fairhead, 2018). Les humains deviennent les propres instigateurs du mal qui les affecte. Cette inclusion des animaux dans les stratégies de préparation aux épidémies réinterroge le sens et la pathogénicité des rencontres. Comment protéger à la fois les humains des chauves-souris et les chauves-souris des humains ?

6 Les manières de cohabiter sont appelées à être redéfinies dans une logique préventive et la plupart des messages de sensibilisation invitent ou obligent, selon les contextes et urgences sanitaires, à rompre le continuum écologique reliant les protagonistes humains et animaux, avec une insistance sur les pratiques de chasse et de consommation. La diversité des manières de penser et de vivre avec les chauves-souris s’en trouve simplifiée par des messages se focalisant uniquement sur les retombées pathogènes qu’entraîneraient de telles proximités. Ils en viennent à dresser à partir d’une seule et même focale du risque le portrait d’une chauve-souris singulière, réservoir de virus à protéger, que l’on pourrait conceptualiser comme « une seule chauve-souris » (One Bat), et qui s’exprime graphiquement à travers la représentation de cet animal générique barré d’un signe d’interdiction.

7 Hannah Brown et Alex Nading prennent le contre-pied de cette posture : « si nous voulons échapper aux logiques temporelles unilinéaires qui dominent dans les cadres de biosécurité, nous devons accepter que la séparation des espèces est non seulement ontologiquement impossible mais indésirable. » (Brown et Nading, 2019 : 11, notre traduction). Ouvrir ainsi la réflexion sur les possibles conditions de coexistence s’impose comme l’un des défis de l’approche One Health. En effet les interventions de santé globale ne peuvent absorber l’ensemble des pratiques et des perceptions derrière une définition homogène de la chauve-souris, et l’on comprend dès lors que ces deux approches, One Health, One Bat, ne peuvent être que des idéaux-types, des outils conceptuels qui, dans la poursuite vaine d’un risque zéro, imaginent des scénarios que l’on ne peut retrouver empiriquement. Il faudrait apprendre à vivre avec les chauves-souris et, sur ce point, les populations qui les côtoient depuis longtemps ont des connaissances et des expertises à apporter à la réflexion, comme on en a déjà rendu compte au Burkina Faso (Cros, 2020a).

Chauve-souris ou « sauve-souris » ?

8 A l’instar de l’anagramme soulignant les capacités des chauves-souris à contenir et inactiver des virus potentiellement pathogènes, une autre étrangeté linguistique révèle en toile de fond leurs possibles insertions dans une optique thérapeutique. Dans certains parlers français d’Afrique de l’Ouest, la chauve-souris devient en effet une « sauve-souris », dévoilant par-là même ses qualités de pharmakôn. On ne peut ici s’appesantir sur l’étymologie de ce mot composé en langue française. Cette appellation qui frise le constat d’une vague forme de déchéance capillaire serait en fait corrélée à la difficulté de cerner l’identité de cet animal qui ressemble à une souris tout en ayant des ailes (Strivay, 2007 : 25). Cette hésitation se retrouve dans de nombreux récits ouest-africains. La chauve-souris y arbore les caractéristiques d’un animal liminaire en ce qu’elle ne se contente pas de passer d’une espèce à l’autre, du jour à la nuit, de l’endroit à l’envers, mais elle vit entre les mondes et les espèces, dans les interstices et les coins sombres, se forgeant une place propice à toutes sortes d’histoires, d’alliances et même de métamorphoses. Tandis que sous la plume d’Amadou Hampâté Bâ, « la chauve-souris aux ailes membraneuses, l’être volant aux dents pointues mais qui allaite son poussin » est issue d’une « union hybride » entre un renard et un oiseau (Hampâté Bâ, 1999 : 95‑97) ; dans les mots d’un griot peul camerounais, la chauve-souris se présente comme un être de « sang-mêlé », aux frontières entre l’oiseau et la souris (Tourneux, 2011 : 214‑15). Il en va de même en Guinée et au Burkina Faso où, selon d’aucuns, sa position incertaine au sein du règne animal explique parfois son rejet par les autres animaux. La chauve-souris à l’identité plurielle peut tout autant jouer de son apparence inclassable pour s’extraire aux obligations de la société (Frerot, 2020 : 77-81). Ainsi en est-il des tribulations d’une petite chauve-souris, ici renommée « sauve-souris », dans le conte togolais écrit par Gnimdéwa Atakpama et illustré par Nicolas Hubesch : d’abord rejetée injustement par la souris qui lui refuse l’accès à sa bananeraie, la « sauve-souris » rusée fera preuve de malice et finira par avoir gain de cause en profitant de son apparence « bizarroïde » pour libérer la souris des griffes d’un chat apeuré et s’attribuer ainsi les qualités d’une véritable sauveuse (Atakpama et Hubesch, 2011)…

9 Une telle interprétation est peut-être aussi conditionnée par la prononciation du graphème ch qui se prononce comme un s en Afrique francophone. La chauve-souris devient donc « sauve-souris » et s’écrit même de la sorte au dos de l’affiche de l’UNICEF déjà évoquée au début de cet article. Autre exemple, en octobre 2014, un journaliste guinéen titre sur un site d’actualité en ligne : « des sauves-souris sèment la terreur à Kanfarandé » (Bah, 2014). L’article évoque les incertitudes quant au risque de contracter le virus Ebola depuis l’arrivée de plusieurs milliers de ces « sauves-souris », également appelées « oiseaux sauvages », dans cette petite ville côtière du pays alors traversée par la crise sanitaire et les consignes de prévention. Si l’erreur typographique de la transcription du mot composé est susceptible de s’expliquer par sa prononciation, elle peut tout autant refléter – même inconsciemment – la conception selon laquelle la chauve-souris, à l’instar du conte venant d’être évoqué, est un animal qui peut sauver. Ainsi en est-il dans des chambres des esprits du pays lobi burkinabè où de petites insectivores aident à « balayer » ou à « aspirer » le mal de quelques consultants. L’erreur typographique relevée au dos de l’affiche de l’UNICEF se révèle ici prémonitoire (Cros, 2020b et c).

Un interdit à l’épreuve de l’expérience

10 « C’est en agissant dans le monde que le sorcier, le thérapeute ou le chasseur le connaît », indique Andréa-Luz Gutierrez Choquevilca dans son introduction à une anthropologie du pharmakôn, « l’acquisition du savoir médical est donc indissociable de la pratique productive ou rituelle » (Gutierrez Choquevilca, 2017 : 15). La viande de chauve-souris, et plus particulièrement celle des espèces frugivores, relève du comestible pour de nombreuses populations, et des préparations thérapeutiques sont confectionnées à l’aide de parties spécifiques de son corps en Afrique et bien au-delà (Mickleburgh, Waylen et Racey, 2009 ; Riccucci, 2012). Pour celles et ceux qui vivent quotidiennement au contact des chauves-souris, les messages sanitaires présentant ces dernières sous l’unique aspect d’un potentiel réservoir de virus ne rendent pas compte de la position plurielle qu’elles ont dans les perceptions zoologiques émiques. Une insuffisante reconnaissance des populations et de leurs savoirs est susceptible de s’exprimer par (ou de venir renforcer) un rejet de la version biomédicale du rôle des chauves-souris dans la transmission du virus. Plusieurs utilisations thérapeutiques relevées lors de l’enquête ethnographique en Guinée présentent la chauve-souris comme un véritable remède contre les morsures de serpent, et ce au-delà des appartenances culturelles [5]. Pour des devins-guérisseurs, marabouts et autres thérapeutes consultés, elle peut être utilisée de manière préventive, lorsque la transformation de son corps en poudre vient servir d’amulette ou de pommade répulsive, mais aussi curative lorsque la poudre est insérée dans la saignée qui sera effectuée au niveau de la morsure.

11 La liminarité de la chauve-souris la rend à la fois puissante et dangereuse, porteuse de remèdes comme de poisons. Cette ambivalence statutaire se retrouve dans des cohabitations quotidiennes où l’issue d’interactions avec certaines chauves-souris reste bien souvent incertaine, apportant tantôt bénéfices ou malheurs. Quelques chiroptères insectivores pour des Lobi du Burkina Faso ne seraient pas de véritables animaux. Il s’agirait d’humains transformés en chauves-souris afin de se livrer à des attaques en sorcellerie...

12 L’ensemble de ces représentations et savoirs, issus d’une étroite cohabitation et d’expériences sans cesse réactualisées, permettent à des habitants de rejeter le rôle assigné aux chauves-souris dans la transmission du virus Ebola. Ainsi l’exprime Isaac, étudiant guinéen, qui revendique le maintien de ses pratiques de chasse et de consommation des chiroptères jusque dans la capitale :

13

« Les parents, les grands-parents ont toujours mangé et on n’a jamais parlé de la maladie [Ebola]. Ils sont venus jusqu’en forêt pour nous dire à nous, les Forestiers [6], de ne plus en manger. Ceux qui disent ça, c’est ceux qui ne connaissent pas les chauves-souris, c’est ceux qui ne vivent pas avec les chauves-souris. Ou bien ils mentent, ou bien c’est eux qui ont mis le poison dedans [7]. Nous, on vit avec les chauves-souris et on voit ce qu’elles mangent […], des fruits et des feuilles qui sont déjà des médicaments, donc manger leur viande c’est forcément bon pour la santé, ça te rend plus fort, c’est bon si tu veux devenir un homme, ça donne l’énergie ».

14 On retrouve au Burkina Faso cette idée d’un empoisonnement qui se serait effectué en Guinée au moyen d’insecticides utilisés dans des plantations de palmiers à huile afin de dépeupler la zone en éliminant par ricochet ceux qui mangent ces chauves-souris, autrement dit les populations locales. Dans ces conditions la ou les chauves-souris-poisons ne le sont ou ne le seraient qu’après avoir elles-mêmes été empoisonnées [8].

Des remèdes aux anticorps

15 Quoi qu’il en soit, on s’accorde plutôt pour souligner leur caractère « vivifiant ». Pour nombre d’autochtones des Philippines, « elles sont bonnes pour la santé, et c’est grâce à elles qu’ils ne tombent jamais malades. Elles aident à prévenir les maladies, et à l’image des anticorps, elles rendent le corps humain fort et résistant » (Laugrand et Laugrand, 2020 : 53). Mais ne serait-ce qu’une image ? Il n’en est rien pour Donna Haraway qui emprunte à la biologie les concepts de « coévolution » et de « symbiogénèse » pour penser des histoires de vie entre les espèces au cours desquelles les génomes humains se voient investis « d’une grande quantité de traces moléculaires laissées par les pathogènes de leurs espèces compagnes » (Haraway, 2019 : 62). Et si des relations continues et rapprochées avec les chauves-souris nous permettaient d’acquérir des anticorps contre certaines maladies ? Cette conception d’une chauve-souris-remède semble aller à l’encontre de la figure de l’animal-poison véhiculée en temps d’Ebola et de la Covid-19, et pourtant elle fait figure de véritable hypothèse dans certaines investigations virologiques. En effet plusieurs études émettent la possibilité d’une potentielle protection contre le virus Ebola suite à la transmission d’agents peu ou a-pathogènes lors d’une exposition directe ou indirecte aux animaux porteurs du virus [9].

16 De telles incertitudes scientifiques tranchent radicalement avec les certitudes affichées dans les messages préventifs présentés jusqu’alors et prennent le risque d’exacerber les contradictions et de susciter des doutes à l’égard des mesures biosécuritaires appelant au respect d’une distance avec les chauves-souris. Faut-il pour autant les taire [10] ? Tout comme le soulignait Isaac quelques lignes plus haut, les connaissances scientifiques n’excluent pas complètement les gains pour la santé d’une cohabitation avec les chauves-souris. Ces dernières font donc figure de véritable pharmakôn en prenant selon les configurations interspécifiques les qualités d’un poison (en provoquant la maladie à virus Ebola) ou d’un remède (par le partage d’anticorps potentiellement protecteurs contre cette même maladie). Une telle situation, mise à jour par un dialogue entre les formes de vérité scientifique et vernaculaire, invite à réinterroger ce que cela signifie de vivre avec les chauves-souris à l’heure d’une époque troublée par les émergences épidémiques.

Un animal-pharmakôn en conclusion

Figure 3 : Extrait de l'affiche « Prendre des précautions avec la viande de brousse », et notamment avec les chauves-souris lors d'activités ludiques ou lors de la consommation de fruits entamés. ©OIE, 2018.

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Figure 3 : Extrait de l'affiche « Prendre des précautions avec la viande de brousse », et notamment avec les chauves-souris lors d'activités ludiques ou lors de la consommation de fruits entamés. ©OIE, 2018.

17 Ce précis de décomposition d’un interdit sanitaire invite à aller au-delà des logos stigmatisant toute mise en relation avec ces espèces-compagnes. Si l’univocité du message est censée garantir son efficacité, encore faut-il qu’il ne contredise pas l’expérience quotidienne d’une cohabitation non mortifère, sauf situation exceptionnelle. Dans cette récente affiche de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) sont détaillées les relations les plus à risque de transmission avec les chauves-souris et la consommation de viande de brousse n’est pas prohibée, excepté lorsque l’animal est retrouvé mort ou malade (Figure 3). Dans la deuxième partie de l’affiche (non reproduite ici), les logos rouges laissent place à un graphisme bleu encourageant la personne à se protéger les mains avec des gants lors de la manipulation et du découpage de l’animal chassé ou encore à bien cuire la viande en la séparant des autres aliments. Ainsi, plutôt qu’une stricte interdiction, cette invitation à « prendre des précautions » avec la faune sauvage est-elle susceptible de mieux passer ?

18 Impossible de l’affirmer à ce stade de l’investigation. La recherche est à poursuivre sur la production et la réception de ces images qui, au nom de la raison biomédicale, interdisent ce qui s’est toujours fait, ignorant les multiples facettes de cette « sauve-souris »-poison ou véritable animal-pharmakôn. L’issue de cette décomposition se voudrait constructive au regard de la mise en place des matériaux graphiques destinés à contrer l’expansion des pandémies d’aujourd’hui et dans lesquels la condamnation de la faune sauvage, sans autre forme de procès, constitue une impasse (Morand, 2020).

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Date de mise en ligne : 11/03/2022

https://doi.org/10.3917/corp1.019.0341

Notes

  • [1]
    On peut visualiser cette fiche sur un site internet de l’agence des Nations Unies à Dakar, voir : https://dakar.sites.unicnetwork.org/2014/09/09/ebola-prevention/
  • [2]
    L’investigation ici présentée repose sur plusieurs missions d’enquête réalisées au Burkina Faso en 2016 et en 2018 ainsi qu’en Guinée en 2019 et en 2020. Nous tenons à remercier particulièrement pour leur relecture attentive, Alice Desclaux, médecin et anthropologue, et Martine Peeters, virologue à l’unité TransVIHMI de l’Institut de Recherche pour le Développement. Les dernières corrections apportées à cet article en février 2021 coïncident avec la déclaration officielle d’une nouvelle épidémie d’Ebola dans la région forestière guinéenne. Une attention particulière à la communication sanitaire proposée et à ses effets permettra d’éclairer les leçons apprises de la précédente épidémie.
  • [3]
    L’anagramme fut largement partagée sur les réseaux sociaux après sa médiatisation dans un article sur « les secrets de la chauve-souris » de Nathaniel Herzberg pour le journal Le Monde du 13 avril 2020 (Herzberg 2020).
  • [4]
    L’initiative « Une seule santé – One Health », portée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation Mondiale de la Santé Animale (OIE) et l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), vise à concevoir la préparation aux épidémies de manière unifiée et systémique en associant la santé humaine, animale et environnementale (Hattendorf, Bardosh, et Zinsstag, 2017).
  • [5]
    Ces pratiques ont été décrites par des interlocuteurs et interlocutrices appartenant à diverses cultures présentes en Guinée (notamment Peul, Soussou, Kissi ou encore Landouma). Notons qu’hors-Afrique, dans sa revue ethno-médicale des usages de la chauve-souris à travers le monde, Marco Riccucci évoque les bienfaits curatifs contre les morsures de serpent, de son sang dans l’Europe romaine, ou encore de ses déjections dans la médecine traditionnelle chinoise (Riccucci, 2012 : 252 et 261).
  • [6]
    Les « Forestiers », selon le nom couramment utilisé pour désigner les habitants de la région forestière guinéenne, regroupe diverses cultures ethnolinguistiques (Guerzé, Toma, Mano, Kissi, Kono, etc).
  • [7]
    Cette interprétation accusant les acteurs investis dans la réponse à Ebola (notamment les équipes scientifiques de capture et d’échantillonnage de la faune sauvage) d’inoculer le virus dans les chauves-souris rejoint celles d’une maladie qui serait issue d’un complot destiné à décimer les populations africaines, mêlant les autorités et les mondes politiques et scientifiques occidentaux. Certaines rumeurs pendant l’épidémie soupçonnaient également les produits désinfectants, les traitements médicamenteux ou encore les denrées alimentaires distribuées par le gouvernement de contenir le virus (Desclaux et Touré, 2019).
  • [8]
    Un cahier de dessins réalisé en 2018 par Diniaté Pooda, ex-devin du pays lobi burkinabè, aujourd’hui planteur en Côte d’Ivoire, rend compte avec une précision confondante d’un tel scénario qui atteste de la diffusion d’une théorie du complot permettant de donner un sens à ce qui relève du difficilement compréhensible. La chauve-souris ici frugivore, jugée en principe « bonne à manger » devient un poison à l’issue redoutable. Elle donne la maladie Ebola à ceux qui s’en sont, hélas, délectée. Nous y reviendrons dans un prochain écrit.
  • [9]
    Voir par exemple au Gabon (Becquart et al., 2010), en République Démocratique du Congo (Mulangu et al., 2018) ou en Ouganda (Smiley Evans et al., 2018). L’hypothèse d’une immunité croisée, conséquence d’une exposition humaine à des coronavirus animaux, trouve également écho dans les recherches actuelles sur le SARS-CoV-2 (Gozlan, 2020).
  • [10]
    Lors de l’épidémie Ebola en Guinée, Sylvain Faye note par exemple qu’il était fait le choix au départ de ne pas expliquer aux communautés le fonctionnement interne des Centres de Traitement Ebola (CTE) « sous prétexte que c’était trop technique. Or cette attitude renvoie à une absence de reconnaissance de l’expertise des populations et de leur capacité à comprendre ce qui se passe » (Faye, 2015 : 6).

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