Notes
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[1]
http://stephanus.tlg.uci.edu
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[2]
Le chamanisme awajun est aujourd’hui éclaté en une pléthore de spécialistes, qui investissent les pratiques de leurs aînés à partir d’éléments empruntés aux guérisseurs andins et métis, aux chamanes shipibo et ashaninka, comme aux discours des églises chrétiennes ou à la biomédecine. Les logiques initiatiques y sont tout autres.
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[3]
Toute plante dont le nom a été oublié ou récemment introduite dans la pharmacopée familiale sera appelée tsuak et déterminée par son usage, à l’exemple du yagkumak tsuak pour guérir l’hépatite ; le médicament allopathique est appelé ampi, terme emprunté au quechua et dont la traduction est « remède ».
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[4]
Au cours de l’ivresse, la personne voit deux médecins vêtus de blanc, de taille moyenne, dotés d’un nez comme une trompe (comme le tapir ou pamau) et d’un menton proéminent, fumer, projeter de la buée lorsqu’ils parlent et opérer son corps, allongés devant elle. C’est le maître (pamuk), celui qui sait et conseille, l’esprit de la plante (bikuti aentsi).
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[5]
Juwaekit est une chouette mythique, qui vole les yeux des personnes, leur vitalité (jii wincha, l’iris, littéralement « le brillant de l’œil »).
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[6]
Il existe un kaag ajeg (un gingembre), dont les rhizomes sont broyés et mélangés à cinq litres d’eau, à boire au lever du jour, à jeun, dans le but de nettoyer l’estomac, de rejeter les graisses (wiya) et autres résidus qui en tapissent les parois et manquent de fluidité (wiyaaku).
1 De la naissance à la mort, le rituel, comme l’interdit mais à un autre niveau, est un moyen privilégié de préserver et de pérenniser la société. Il en est ainsi de la quête visionnaire awajun, comme de l’accès à la fonction chamanique dans cette société de langue jivaro, établie sur le haut Marañón, en Amazonie occidentale (Pérou). Ces « expériences spirituelles » (Baud, 2017) témoignent de deux logiques, bien différenciées par mes interlocuteurs, dans les usages de quelques substances végétales et chamaniques, ou pharmaka, entendu ici au sens de « moyen de produire quelque chose [1] ». Ces logiques définissent chacune à leur manière une dialectique entre identité et altérité au moyen de constructions continues et de métamorphoses corporelles, le devenir chamane pouvant être considéré comme un processus exacerbé et inversé de la quête visionnaire. Cette dernière est le fait de tout un chacun, quoique beaucoup plus rarement aujourd’hui. Elle mêle deux pratiques : l’épuration corporelle d’une part, qui a pour fonction de rendre alerte ; l’ivresse d’autre part, qui a pour finalité une rencontre spirituelle et l’acquisition d’une nouvelle vitalité. Conjointement, l’ingestion de plantes purgatives et psychotropes rend propre et lumineuse la personne, synonyme d’abondance matérielle future. Elle permet de se construire en tant que chasseur, mari, père (et guerrier hier, pour « prendre une tête », au sens propre du mot, source de vitalité alors transmise aux femmes et aux essarts) ou horticultrice, potière, épouse, mère (et bénéficiaire hier de la vitalité arrachée à celui qui parle une langue jivaro mais n’est pas Awajun).
2 L’accès à la fonction chamanique est réservé aux hommes. Il passe [2] par une apathie, induite par l’isolement, l’inactivité, le jeûne, l’inhalation du tabac et la fermentation dans le corps d’une substance, qui vient « souiller » ce dernier. Ce pharmakon conditionne et définit le devenir chamane : sans lui, assurent les plus vieux de mes interlocuteurs, la personne serait bien incapable d’interagir dans l’invisible avec les intentionnalités humaines et non humaines impliquées dans le malheur ou sa réparation. Cette « altérité constituante » (Erikson, 2003) du chamane est un poison pour toute autre personne, puisqu’elle blesse ou attrape et éveille le désir de tuer. Elle transforme en « sorcier » celui qui la possède sans y être préparé. En d’autres termes, si tout un chacun peut, à l’aide de quelques végétaux, voyager en esprit ou percevoir au-delà de l’opacité des corps (tel « dard » brillant et pathogène), comme au-delà de la transparence du monde (tel autre qui « vole » autour des participants au rituel), il n’en est pas pour autant chamane ; si tout un chacun, comme l’écrit Esteban Arias (2018) à propos des Matsigenka (Amazonie), peut vouloir s’intoxiquer, il ne devient pas pour autant un bon être à transformation, un « homme esprit ».
3 Ces substances végétales et chamaniques, les Awajun les appellent tsuak. Elles produisent des métamorphoses et ont à voir avec nos émotions, la joie, la colère, la fureur guerrière comme la frayeur, ce qu’a fort bien montré Patrick Deshayes (2002). Elles participent d’une même catégorie indigène, définie par les notions de prédation et de fermentation, que j’aborde dans cet article dans son rapport à l’idée de construction de soi, celle de tout un chacun, dite najanet, entendue au sens de « se fabriquer », et celle du chamane, dite yapajinat, au sens d’un devenir autre, d’un être en métamorphose. Ces logiques différentes me permettent de montrer que le recours au tsuak, que je rends ici par la notion de « substance modificatrice », est à considérer comme un mode spécifique de rapport à la substance ingérée.
Le tsuak, pharmakon awajun
4 Mes interlocuteurs se définissent linguistiquement comme Awajun, socialement comme shuag, « gens connus » – le Jivaro inconnu, ennemi potentiel, est appelé shiwag – et ontologiquement comme aents. Shuag, c’est la personne connue, objet de la rencontre ; aents, c’est la personne qui vient debout. Aents désigne tout existant avec lequel le locuteur peut établir une relation, c’est-à-dire tout existant doté d’une intentionnalité. En ce sens, il est utilisé pour nommer l’image de la personne comme l’esprit végétal ou animal « qui apparaît telle une personne » (aentsmagau) dans le rêve ou dans l’expérience psychotrope, comme wakan (« ombre ») l’est pour le défunt et ajutap (« vieille chose usée ») pour le pouvoir, qui se donne à voir et à entendre dans les traits d’un parent décédé suite à l’absorption d’un tsuak, terme fort intéressant par les oppositions qu’il porte en substance.
5 Lorsque nous marchons pour aller au jardin, parfois fort éloigné de la maison, je ne manque pas d’interroger mes hôtes sur les plantes que nous rencontrons en chemin, surtout sur une catégorie d’entre elles, celle de tsuak, terme construit sur le radical tsu-, de même que les verbes tsuwamat (« nettoyer, guérir ») et tsuwapat (« souiller, ensorceler »). Tsuak désigne toutes les plantes, dont les usages ne les classent pas (ou pas seulement) du côté des cultigènes alimentaires et des plantes sauvages comestibles (yumain), dont la sève (yumiji) ou le bouillon qu’on en fait est doux (yumimitu), comme peut l’être le miel (dapa yumiji). La catégorie tsuak comprend les remèdes [3] et prophylaxies (contre les agressions ou la malchance, celle du chasseur notamment, dite shimpagkamu), les poisons de pêche et de chasse, les plantes-bijoux, les peintures corporelles et les plantes psychotropes, toutes ces plantes qui vont avoir un effet sur son corps ou sur le corps d’autrui, et modifier la relation de la personne à son environnement, social et naturel. Ces plantes sont préparées et données par des personnes savantes, appelées tsuajatin, « celle avec le tsuak », ou wawekjatin, « celle avec le waweamu, ce qui pénètre, le dard ou la sorcellerie ». Elles le sont dans un dessein prophylactique, thérapeutique, de séduction, de prédation ou encore agressif ; des plantes qui nécessitent de fait certaines précautions au moment de leur cueillette et leur utilisation, comme un régime alimentaire particulier.
6 Ces plantes sont dites shiig ou tseas, « biens » ou « vénéneuses », des pharmaka donc, dont la toxicité est question de nature, à l’exemple du tseas kunakip (Tabernaemontana macrocalyx), ou de dosage, à l’exemple du shishim (Couroupita subsessilis), utilisé pour se débarrasser de parasites intestinaux et dont la sève est fatale pour la personne qui l’ingère à quelques millilitres près. Autrement dit, bien que remède, le shishim peut agir « comme un poison » (tseana aanin). Pour mes interlocuteurs, la toxicité peut aussi être contagieuse, en l’occurrence par l’alimentation. La chair du tatou par exemple est vénéneuse (tseajintin) en raison d’un régime alimentaire constitué de mille-pattes (kagkag) et fourmis (yutui), deux insectes qui entrent avec différentes plantes dans la préparation du curare. Vénéneuse, elle ne l’est pas pour tout un chacun, mais pour celui qui a ingéré un tsuak : une interaction négative se produit dans le corps, avec pour conséquence la maladie, voire la mort. Le terme tseas est d’ailleurs construit sur le même radical que le verbe tseet, « lancer un liquide, cracher avec force », soulignant ainsi le lien entre venin et agression. Tseas, c’est aussi ce qu’extrait par la succion le chamane du corps malade.
7 Ces plantes sont de façon explicite dotées d’une intentionnalité, plutôt prédatrice ; leur sève, essence ou vitalité, précisément appelée puag, agit comme celle du jaguar (puagkat). Elle est mise à profit par les hommes au cours d’une quête de vision pour être chasseur et guerrier ; dès lors qu’ils se côtoient, pharmakon et humain sont le produit d’un processus de transformation parallèle (Deshayes, 2013), la plante devenant tsuak et affectant (fermentant dans le corps), la personne affectée devenant autre.
La quête d’Ajutap
8 Par le passé, plus rarement aujourd’hui, filles et garçons allaient en quête d’Ajutap, un esprit individué et rattaché au territoire d’un groupe local, passant de corps en corps qu’il transforme alors par la présence qu’il y dépose. Entre chacune de ses manifestations, Ajutap erre dans l’espace ou au-dessus des montagnes et des forêts, telle une chaîne lumineuse et clignotante (appelée payag). Plusieurs chemins (jinti wainbau) sont possibles pour le rencontrer. L’un profite de la mort de l’aïeul, grand buveur de plantes, et demande de veiller à proximité de la tombe les trois premières nuits suivant le décès. Un autre est de boire la préparation d’une plante : la décoction du datem (Banisteriopsis caapi) lors d’un rituel collectif ; la macération de feuilles fraiches de tsaag (Nicotiana tabacum) ou la sève extraite des tiges du baikua (Brugmansia suaveolens) lors d’une retraite solitaire (Baud, 2018). Ce dernier est aussi appelé tsuak ou bikut, du nom d’un guerrier et héros culturel du cadavre duquel poussa les deux premiers Brugmansia domestiques ; selon l’usage qui en est fait, bikut est synonyme de fureur guerrière ou d’apaisement (bikipat, « ce qui calme la douleur »).
9 Après avoir demandé la permission à la plante en y accrochant un bout de tissu, trois à six tiges sont coupées à l’aube et à jeun, enveloppées dans de grandes feuilles, puis râpées juste avant le rituel pour en extraire la sève, qui est filtrée à l’aide d’un tissu. Après avoir bu, la personne s’allonge, les tiges restantes, toujours enveloppées, sont placées à côté de sa tête pour inviter l’esprit végétal à se présenter. Les premiers effets apparaissent rapidement. La personne tombe dans un profond sommeil, dont elle se réveille trois heures plus tard, en proie à une très forte fièvre et à un asséchement des muqueuses buccales. Ces premières heures sont les plus critiques. Elles demandent toute l’attention et le savoir-faire du tsuajatin, qui prend soin (shiig anentut) de la personne ; il humecte régulièrement bouche, poitrine, nuque avec du coton mouillé.
10 La rencontre visionnaire avec Ajutap interrompt aussitôt l’ivresse, alors qu’il est autrement nécessaire de la couper, c’est-à-dire d’arrêter la fermentation (kajimamu) du tsuak dans le corps et empêcher la souillure coïncidente, avec pour conséquence un état de torpeur ou d’abattement (kajakajak). Pour cela, au petit matin, après la quête vaine d’Ajutap, l’ingestion du bikut dans un but thérapeutique [4] ou sa participation à la cure chamanique (pour attester la réalité du tseas extrait du corps), la personne avale une préparation piquante : soit le mélange de sampap (Eryngium foetidum) et de piment (jima) écrasés dans un peu d’eau salée ; soit la macération d’un gingembre appelé ajeg wakenchatai (de wake, « estomac »). Le parent (ou le tsuajatin), qui a donné la plante psychotrope, chante alors un esasaktu (de esakaut, « effacer, nettoyer une tache » ; et esamat, « soigner ») :
- Esasaktu naamkita, Que le nettoyage se fasse (que la plante soit rejetée du corps et que cesse l’ivresse)
- Pegkejush naamkita, Que la personne se rétablisse (littéralement qu’elle devienne belle)
- Amega chaatu egkemtakme, Toi à entrer à l’instant (avec cette idée de fulgurance, celle de l’éclair, chaajip)
- Ibau ajeg asamega, Comme bon gingembre
- Amega amega tsuak asamega, Toi toi qui est médecine
- Esasaktu naamkita (bis)
- Pegkejush naamkita (bis)
- …
12 Si le terme pegkeg utilisé ici est communément traduit par « beau », il exprime précisément l’idée d’être « correct », dynamique et pleinement ce pourquoi la personne est faite, chasseur ou horticultrice et potière. Par opposition, l’ivresse psychotrope, qui chauffe le corps comme la fièvre (tsuwemu), est une intoxication paralysante (utsujatbau). La couper à la fin du rituel (sakapat ou mayumat, littéralement « enlever le pouvoir d’une chose ») permet de retrouver un état sain (jaachu). Le tsuak est bien une substance, qui modifie l’identité de la personne pour produire un devenir autre. Il n’y a que deux possibilités, écrit Patrick Deshayes (2013) à propos du muka chez les Huni Kuin : se faire extraire cette substance pour pouvoir retrouver son humanité pleine et entière, ou en maîtriser l’intentionnalité et la retourner à son bénéfice et à celui de sa parentèle en devenant chamane.
13 Une même nécessité conditionne l’ingestion collective du datem waimatai, « pour avoir une vision ». Le rituel se tenait dans une maison débarrassée de son mobilier, l’expérience visionnaire (kajamat, littéralement « rêver ») étant éprouvée dans une hutte (ayamtai) construite à cet effet. Celle-ci était située à deux ou trois kilomètres dans la montagne, ce qui demandait pour la rejoindre de la volonté aux jeunes gens après qu’ils ont bu cinq ou six litres de la décoction amère. Aujourd’hui, c’est quelque peu différent, puisque ceux qui s’y soumettent se retirent dans leur foyer ou dorment sur le lieu de l’ingestion, à l’écart des maisonnées. Ajutap se montre dès lors bien plus difficilement racontent les aînés ; dans leurs récits, cet esprit apparaissait au milieu d’une tempête, comme dérobé à la transparence du monde, sous la forme d’un animal, jaguar miniature ou boa géant par exemple. Si le candidat à la rencontre maîtrisait sa frayeur et frappait à l’aide d’un bâton (payag) l’apparition terrifiante, celle-ci explosait en un grondement sourd pour être remplacée par la vision apaisée dans le sommeil qui s’ensuivait d’une personne bienveillante, l’aïeul décédé.
14 A l’origine d’un effroi ou d’un saisissement – tout à la fois le fait d’être saisi par l’expérience et de saisir le monde, l’attention se situant au cœur même de cette émotion –, le tsuak l’est de façon concomitante d’une ivresse que les Awajun appellent une danse (nampeamu). Le terme, construit sur le même radical que le verbe nampet, « être saoul », est utilisé pour décrire aussi bien les effets de la bière de manioc que ceux des psychotropes. Mais si les effets sont semblables, boire le nijamanch, acte collectif, est une expression de la sociabilité awajun. Il évoque le plaisir, à l’opposé du datem, vécu comme une contrainte nécessaire, qui renvoie toujours à la solitude et à l’éprouvé d’une détresse ou d’une peine (najaimamu), nécessaire pour construire l’échange avec Ajutap, comme le chante un tsuajatin au début du rituel.
- Washi aishmag asanu Washi aishmag asanu, Je suis (comme) l’homme atèle (singe araignée)
- Tuwigki, tuwigki kajegkamu ataja, Où, où serai-je haï
- Waita anenmain minajai, Vois, je viens comme un pauvre hère
- Chupichupiki minajai, Je viens trempé
- Chapikchijun takaku minjai, Tenant ma corde (entre mes mains serrées contre ma poitrine)
- Yumii yutugmunumaa, Après une forte pluie
- Dase dasejaen tuukasua waitkamugmaa, Après avoir été effrayé et tourmenté par un vent violent
- Chuu chuu chuut minajai, Chuu, chuu, chuu, avec courage je viens, avec courage (chuu, idéophone « pour se donner du courage »)
16 Répondant à l’appel, par compassion (wait anentut), Ajutap descend de l’espace et transmet à la personne une force vitale animatrice, celle-là même que l’aïeul, dont il a pris l’apparence à cet instant, avait acquise de son vivant. L’énoncé reçu et intériorisé est synonyme d’une modification qualitative de la conscience de soi, d’une vie sans heurt ou d’un puissant sentiment guerrier, qui encourage la bravoure et le meurtre d’un ennemi (Taylor, 1997)… comme en écho à la nature prédatrice de la plante ingérée. L’énoncé apparaît comme une lumière brillante (etsantin, de etsa, la lumière solaire) ou ardente (kegantin) dans le cœur (anentai), siège de la pensée (anentaimat). La personne est reconnue comme étant une visionnaire (waimaku), « celle qui possède un rêve » (kajintin) et un futur (nagkaemaktin). L’expérience réalisée est le moment d’une transition, un devenir au sens d’une potentialité à actualiser, pour les hommes, par une chasse fructueuse, une prise de parole forte et potentiellement fatale ou encore le meurtre d’un ennemi, un geste qui fait de l’homme un kakajam.
17 Le fermenté (kajiau), le rêve (kaja), la colère (kajet), le fait de tuer (kajeet) et d’être courageux (kakajam) participent d’un même ensemble de signifiants. Si par le passé les hommes allaient en quête d’Ajutap pour tuer, aujourd’hui, il est dit que la colère des kajintin tue leur interlocuteur. La fureur est, dans la société awajun, valorisée comme une émotion propre au guerrier et un état semblable à l’ivresse, cette fermentation de la plante dans le corps comme cette expression d’un devenir autre réversible. L’ivresse est produite par le murmure de l’esprit végétal, tandis qu’il se tient invisible dans le dos de la personne. Elle entre et prend possession du corps par le sommet du crâne, là où les cheveux dessinent un tourbillon, appelé epemush, un terme qui désigne la feuille qui couvre l’ichinak, ce grand récipient dans lequel fermente le manioc pour devenir bière (nijamanch) ; ou chichibuuk, « crâne serpentin », porte d’entrée corporelle de la lumière fortifiante (chichiit) du soleil. Si l’ivresse s’avère trop forte ou si la personne se désespère, le tsuajatin crachote de l’eau fraiche (après l’avoir préalablement mis en bouche) sur le sommet du crâne, un agir dit yumigkit (de yumi, eau), « bénir ou maudire quelqu’un ». Il tient alors du chamane ou iwishin, « ?celui qui chante sur un liquide » et dont la nature ambivalente, entre être humain et esprit, comme le statut ambigu, entre norme et déviation, tiennent de sa lente familiarisation avec quelques tsuak.
Devenir chamane
18 Ce qui distingue le chamane de tout un chacun, c’est une double qualité en ce qui concerne la condition de vivant ou de mort, c’est-à-dire d’esprit (Viveiros de Castro, 2009), laquelle est rendue par la présence dans son corps d’un pharmakon. Cette intentionnalité chamanique est nourrie de l’ingestion régulière de deux tsuak, chacun renvoyant à un au-delà. L’un, à un au-delà du vivant : le chamane réhydrate de sa salive ou avec l’eau d’une cascade les feuilles sèches de tabac (tsaag), exposées au soleil pour qu’« elles pleurent ». L’autre, à un au-delà du visible : le chamane mélange au datem, le yaji (Diplopterys cabrerana) pour atteindre à la transparence du monde (tsaaptin), de même que les feuilles mâchouillées de cette liane l’aident à se rendre invisible au wawekjatin intoxiqué. Le mélange est appelé datem wainmatai, « pour voir ce qui est invisible » ou simplement yaji, ce qui transporte « de l’autre côté » (yaja). Pour « se transformer » (yapajinat) selon le terme désignant le devenir chamane, la personne se retire en forêt, accompagnée ponctuellement d’un instructeur (pamuk). Débute alors une période marquée par des proscriptions alimentaires et une épuration du corps, au cours de laquelle la personne a faim (yapajawai) et oublie sa condition de vivant (sakapat, « oublier une expérience, un souvenir »), jusqu’à ressembler à un squelette (sakaju).
19 Le premier soir, le pamuk, ivre d’une macération de tabac inhalée par les narines, chante longuement ses esprits auxiliaires, puis régurgite dans sa main une substance amère (yapau) et grasse (wiyagtin), la mélange au tabac et la donne au candidat chamane qui l’absorbe alors par les narines. Celle-ci fermente (kajiit) dans l’estomac et altère (yapajit) « la personne, dont le corps est contaminé » (aents iñashin ebeseamu ; ebeset, « blessé ») et « souillé » (tsuapau). Cette même nuit, puis les suivantes, le pamuk introduit différents dards ou tsentsak en les soufflant sur le sommet du crâne, dans la bouche et sur la poitrine de son élève ; le geste même de piquer constituant un moyen privilégié de transférer de l’énergie (Erikson, 2003). Ce tsuak, conservé dans l’estomac et dans lequel baignent les dards, est entendu comme le pouvoir du chamane. Il est appelé juak ou kaag. Si le premier terme souligne la nature prédatrice de cette substance [5], le second désigne la fleur mâle du palmier chapi (Phytelephas macrocarpa), en raison d’une ressemblance certaine entre celle-ci et l’apparence que prend cette substance régurgitée par la bouche [6].
20 Après les trois ou quatre premières nuits et durant de longues semaines, le candidat chamane ne fait rien d’autres que fumer et dormir. Le tabac (tsaag) a pour fonction de favoriser un état d’équilibre corporel avec ces substances chamaniques et d’endurer la fermentation (tsagkun, littéralement « calmer la colère »). Tout au long de cette période, la personne s’abstient de se plonger tout entier dans l’eau froide, parce que le juak est « comme un bébé », il s’effraie facilement. De même, elle n’a pas de relation sexuelle et ne mange que manioc, plantain et petits poissons bouillis, sans sel ni sucre, parce que cette substance chamanique est considérée comme étant particulièrement jalouse. Il n’en faut pas plus pour qu’elle abandonne la personne, tout comme les tsentsak, arsenal indispensable d’un chamanisme agressif, qui retrouveraient alors leur ancien propriétaire.
21 A la fin de cette période, le pamuk lave son élève amaigri et lui coupe les cheveux. Puis, il l’emmène auprès d’un malade et l’autorise à prendre le datem concentré, c’est-à-dire le mélange des deux malpighiacées, tout à la fois pour voir la maladie et réveiller le juak endormi. La réussite de la cure, réalisée dans un état paradoxal, qui mêle souillure du corps (iñash tsuwapaamu) et capacité de voir avec clarté (wainmat), témoigne que la personne est finie (amut) et devenue autre (yapajinat). Elle témoigne de sa capacité à changer de vêtements (yapagmamat) pour se revêtir de tsentsak hérissés comme des épines (tsaja) et partant d’une énergie, synonyme de puissance comme peuvent l’être les crocs, ceux du jaguar surtout. La lexicographie pano en témoigne de même, puisque aux termes matis musha, « épine, tatouage » et demush, « épine nasale, moustache du jaguar », prétextes à une transmission d’énergie entre parents au cours du processus de fabrication de la personne (Erikson 2003), correspond le huni kuin muka, une substance amère qui peut métamorphoser un humain et plus généralement tout ce qui allie puissances vitales et létales, le chamane étant huni mukaya, « l’homme avec le muka » (Deshayes, 2013).
22 Une telle métamorphose, en devenir, est donnée à la fois par l’absence de coupure après le rituel, par la consommation régulière de tabac ou de datem qui nourrissent le juak et par les interdits alimentaires auxquels s’astreint le chamane et qui en soulignent bien le risque intrinsèque. Un iwishin raconte : « Je ne peux manger ni oignon, toute ma vie, ni tatou car il est vénéneux. Si j’en mange, le poison qu’il possède provoquerait une contre-réaction et je perdrais mon pouvoir… ni larve non plus [de différents coléoptères], ni conserve. Si je ne respecte pas [ces interdits], je meurs en raison de mon pouvoir […]. Voilà pourquoi aujourd’hui, quand une personne ne mange pas de tatou, les gens disent qu’elle est chamane [et veulent la tuer]. »
Discussion
23 Deux logiques parfaitement opposées structurent la construction de la personne dans la société awajun, selon qu’elle soit ou non iwishin. Devenir chamane (yapajinat) passe par une apathie contraire à la norme sociale, un état continuel de somnolence (uut) induit par l’isolement, l’inactivité, le jeûne et la fermentation d’un tsuak introduit délibérément dans l’estomac (wake). Comme si, pour employer une image, la personne était cachée au fond de l’eau (uut) et apprenait à voir le monde à travers l’ondulation de la lumière à la surface de celle-ci (winchamtin). En d’autres termes, pour atteindre à la transparence du monde, pour réparer un désordre et/ou protéger de l’envie d’autrui – pour soigner (etsagat) et apaiser la colère (etsagket), littéralement « rendre à nouveau lumineux » – le chamane souille délibérément son corps. Cette notion de souillure n’est pas à entendre au sens d’un manque d’hygiène, encore moins d’une impureté, mais au sens que les Awajun donnent au terme iwashit. Souillée, comme l’est la personne attrapée par l’iwanch (le fantôme), prise par son cauchemar (beseeg), affligée (wake besemag) et puante (de cette odeur de putréfaction, bejeaju), exact contraire de l’état consécutif à l’épuration corporelle expérimentée par tout un chacun au quotidien, attachée à l’idée relative et passagère d’une peine nécessaire pour aller à la rencontre d’Ajutap.
24 La notion de propreté est exprimée par un ensemble de mots, selon le contexte et l’objet ainsi qualifié. L’état consécutif à l’épuration corporelle suite à l’ingestion de quelques plantes émétiques est appelé pegkejamu ou encore iwajamu, « être propre, beau, lumineux », « être paré » aussi, avec l’idée concomitante d’être iwaaku, « réveillé, vif » et iwajut, « capable de plaisanteries ». C’est là une pratique de l’attention au sens de « tendre vers quelque chose », une at-tension. Associée à une quête de vision, celle-ci favorise un élan vital, disposition nécessaire au chasseur comme au guerrier pour être tajimat, « avoir en abondance » et « acquérir un futur » (nagkaemaktin ; nagki juta, « se préparer à la guerre, emporter la lance et la lancer ») ; disposition nécessaire aussi pour être alerte (aneaku) et se préserver d’une morsure de serpent, d’un iwanch ou d’un ennemi… pour ne pas être surpris, c’est-à-dire pris dans ce qui les définit : venin, cauchemar, juak ou fureur guerrière.
25 Peintures corporelles, colliers, pendants d’oreille et coiffes dont se parent les Awajun définissent la personne, la constituent comme être socialement accompli autant qu’elles l’ornent. Les parures ressortent dans cette logique comme la condition sine qua non de l’accès au pouvoir, et les ornements comme sa manifestation concrète (Erikson, 2003). Elles témoignent aussi d’une potentialité actualisée par certains de façon plus complète que d’autres. Par le passé, simples visionnaires et administrateurs d’un bassin fluvial (kujak) se distinguaient par la richesse d’une parure se croisant sur la poitrine, expression matérielle et esthétique de cette brillance intérieure (etsanbau), située juste là, après leur rencontre avec Ajutap. Celle-ci était réalisée, soit avec les graines de tajep (Ormosia sp.), communes, pour dire l’état d’être tajimat ; soit avec le duship, une galle séchée présente sur les feuilles de Licania cecidiophora, dont la valeur excédait celle de plusieurs chiens et fusils. Elle disait de l’homme qu’il était fort (najanet), courageux et bon orateur (najawenat), c’est-à-dire capable d’animer autrui (un état d’être appelé waisam), notamment pour aller au combat et capter à son profit la vitalité étrangère.
26 Au sein de l’ensemble jivaro, la chasse aux têtes (tsantsa) perpétuait « une asymétrie fondatrice enracinée dans le caractère chroniquement déficitaire du stock des virtualités de personnes » (Taylor, 1985 : 165). Elle s’inscrivait dans une intentionnalité prédatrice, corrélative de l’idée d’enfantement. La tsantsa assumait « tous les rôles sociaux d’une procréation symbolique » (Descola, 1993 : 305), l’altérité y définissant l’identité commune plutôt que la différence. Le visage détaché du crâne, séché et paré, était l’objet d’un traitement rituel complexe (nampeg), image de l’acte sexuel (tsaniit), dans le dessein de détourner l’esprit du chemin des morts afin de l’attacher à un nouveau territoire dans une logique réversible d’inversion entre le meurtrier et sa victime, le prédateur et sa proie (Taylor, 1985). Le fruit très réel était un enfant à naître dans la parentèle du meurtrier au cours de l’année qui suivait le rituel.
27 Parallèlement, le visionnaire-guerrier qui s’est déplacé d’un monde à un autre au risque de perdre son humanité, celui qui est pris par sa fureur – et est semblable en cela au chamane pris par un tsuak –, devenu meurtrier et bientôt parent, était isolé et lavé (tsuwamat) au travers d’un long jeûne et d’une stricte abstinence sexuelle. La personne se soumettait à ce processus, non pas tant en raison de la souillure du sang (si tant est qu’un lien ait traditionnellement été fait), mais de cette articulation entre équilibres et excès, affinités et antinomies entre substances corporelles et acquises, mobilisée à l’occasion de tous les états de bouleversement physiologique. Puis, pour ne pas mourir, car devenu vulnérable (chichigmachu), il lui fallait provoquer, à l’aide d’un pharmakon, la rencontre avec un nouvel Ajutap et acquérir de l’incorporation de cette « altérité constituante » une nouvelle vitalité – l’ancienne, celle qui l’avait autorisé à tuer, étant consumée.
Bibliographie
- Arias E. 2018, « Des traces d’intoxication dans cette histoire. L’invisibilité et l’ayahuasca au fil des siècles chez les Matsigenka (Amazonie péruvienne) », dans Baud S. (ed.), Histoires et usages des plantes psychotropes, Paris, Imago, pp. 349-378.
- Baud S. 2017, « Expériences hors du corps, Un voyage en esprit à la rencontre d’un autre de soi », dans Intellectica, n° 67 : 347-368.
- Baud S. 2018, « À propos de Brugmansia suaveolens et de ses usages parmi les Awajun », dans Baud S. (ed.), Histoires et usages des plantes psychotropes, Paris, Imago, pp. 213-247.
- Descola P. 1993, Les Lances du crépuscule, Relations jivaros, Haute-Amazonie, Paris, Plon.
- Deshayes P. 2002, « Frayeurs et visions chamaniques : le malentendu thérapeutique », dans Psychologie française, vol. 47, n° 4 : 5-14.
- Deshayes P. 2013, « Agentivité, devenir-chasseur et affects », dans Ateliers d’anthropologie, vol. 39 [En ligne, https://journals.openedition.org/ateliers/9503#quotation].
- Erikson P. 2003, « Comme à toi jadis on l’a fait, fais-le moi à présent… », dans L’Homme, vol. 167-168 : 129-152.
- Taylor A.-C. 1985, « L’art de la réduction : la guerre et les mécanismes de la différenciation tribale dans la culture jivaro », dans Journal de la société des Américanistes, vol. 71, n° 1 : 159-173.
- Taylor A.-C. 1997, « L’oubli des morts et la mémoire des meurtres, Expériences de l’histoire chez les Jivaro », dans Terrain, vol. 29 : 83-96.
- Viveiros de Castro E. 2009, Métaphysiques cannibales, Paris, Presses universitaires de France.
Notes
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[1]
http://stephanus.tlg.uci.edu
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[2]
Le chamanisme awajun est aujourd’hui éclaté en une pléthore de spécialistes, qui investissent les pratiques de leurs aînés à partir d’éléments empruntés aux guérisseurs andins et métis, aux chamanes shipibo et ashaninka, comme aux discours des églises chrétiennes ou à la biomédecine. Les logiques initiatiques y sont tout autres.
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[3]
Toute plante dont le nom a été oublié ou récemment introduite dans la pharmacopée familiale sera appelée tsuak et déterminée par son usage, à l’exemple du yagkumak tsuak pour guérir l’hépatite ; le médicament allopathique est appelé ampi, terme emprunté au quechua et dont la traduction est « remède ».
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[4]
Au cours de l’ivresse, la personne voit deux médecins vêtus de blanc, de taille moyenne, dotés d’un nez comme une trompe (comme le tapir ou pamau) et d’un menton proéminent, fumer, projeter de la buée lorsqu’ils parlent et opérer son corps, allongés devant elle. C’est le maître (pamuk), celui qui sait et conseille, l’esprit de la plante (bikuti aentsi).
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[5]
Juwaekit est une chouette mythique, qui vole les yeux des personnes, leur vitalité (jii wincha, l’iris, littéralement « le brillant de l’œil »).
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[6]
Il existe un kaag ajeg (un gingembre), dont les rhizomes sont broyés et mélangés à cinq litres d’eau, à boire au lever du jour, à jeun, dans le but de nettoyer l’estomac, de rejeter les graisses (wiya) et autres résidus qui en tapissent les parois et manquent de fluidité (wiyaaku).